Notes sur Charles Grivel. « Alexandre Dumas. Le parler noir »
Texte intégral
1Il y a façon et façon de suivre des traces, de relever les signes d’un passage recouvert par le temps, de redécouvrir un sentier tellement peu battu que rien ne serait plus facile que de venir à douter de son existence. Et il faut, justement, tout d’abord et avant toute autre chose, croire que le sentier existe, être capable de le sentir, de le deviner, et ensuite de le voir et de le montrer là où, selon une tradition bien établie, respectée, réitérée, indiscutée, il n’y a, par définition, que croissance désordonnée, chaotique, insensée, victime de sa propre exubérance. Il faut pour cela un œil d’un genre tout à fait particulier, de ceux qui ne se contentent pas de rester ébahis et grands-ouverts devant les beautés déjà chantées par d’autres. Un œil un peu ironique, à moitié caché par une paupière pensive toujours prête à se lever d’un coup pour laisser passer un regard pétillant de malice et de subtilité. Le type de regard qu’avait Charles Grivel.
2On s’imagine peut-être mal maintenant, avec ce qui reste de poussière au monde qui fut une fois Alexandre Dumas installé pour l’éternité – on aime à le croire – au Panthéon, qu’il ait pu être encore il y a si peu longtemps si difficile, si impensable, de pouvoir parler intelligemment de l’œuvre du grand romancier. Si cela est devenu possible (avant, peut-être, si nous n’y sommes pas déjà, de devenir banal), on le doit (aussi ?) au travail patiemment mené par Charles Grivel sur un temps très long, avec méthode, avec calme et avec originalité. Il est des dettes qu’il fait grand plaisir de pouvoir repayer. Et celle-ci se trouve tout en haut de la liste de quiconque ait fait son métier de s’intéresser à l’œuvre foisonnante de celui qui fut le père, avant que d’un dramaturge bourgeois, d’une légion de personnages à faire envie aux plus prolifiques des polygraphes.
3Mais il ne suffit pas de vouloir parler, il faut pouvoir, il faut savoir organiser sa réflexion selon des axes susceptibles de persuader le lecteur le moins porté à accepter le fait, à se rendre à l’évidence de l’existence dans l’œuvre de Dumas d’une épaisseur de sens, d’une véritable richesse de renvois, d’une cohérence tout aussi délibérée qu’instinctive (cette dernière pouvant parfois être admise quoique à regret). Et pour illustrer une excellente façon d’y parvenir, prenons donc le texte qui va suivre, « Alexandre Dumas : le parler noir », porte d’entrée idéale à la fois dans le monde de l’écrivain et dans l’univers mental du critique.
4Il faut garder à l’esprit que, pour les deux, le chemin le plus long est toujours le meilleur. Mais la longueur n’implique pas le vagabondage du sens. Des balises claires sont là pour guider le voyageur, à partir de cet incipit tranquillement catégorique : « La littérature – populaire aussi bien... », affirmation préalable d’une appartenance du sujet traité, en dépit d’une doxa à l’époque essentiellement imbue de supériorité légèrement méprisante, à ce grand tout que Grivel se refuse de découper en tranches, de diviser en prés carrés, d’organiser selon quelque hiérarchie figée censée être toujours valable, tel ce lit de Procuste que Dumas aime citer. Il y a des préalables obligés : « Que ces textes passent pour populaires, peu importe ». Mais ce que de revendicatif ils peuvent et doivent avoir est solidement soutenu par une démarche incantatoire qui, à partir d’un simple mot, tisse une large toile de sens, qui épouse les formes du sujet traité mais ne se prive guère de s’étendre plus loin encore. Jusqu’à commettre l’impensable, et pour parler de celui dont on ne parle pas, évoquer des noms dont le voisinage frise le blasphème : Mallarmé !
5N’allez pas croire qu’il s’agit de vulgaire « name dropping », de quelque stratagème au rabais pour illuminer l’un, guère méritant et trop lu, de la lumière reflétée de l’astre très cité si ce n’est fréquenté. C’est une façon de rentrer « dans l’étoffe du mythe », de montrer sa pénétration, sa diffusion, de s’approcher par de vastes et savants détours du centre de l’argumentation. On évoque d’abord non les prémisses, mais d’emblée les conclusions, encore ébauchées, suggérées mais suffisamment explicites pour que déjà dans l’esprit du lecteur puissent commencer à se former les images que l’on désire. Le noir. L’autre. La pensée exposée. La pensée cachée. Le « présupposé négrophile et négrophobe » – présence contemporaine des deux tableaux sur lesquels on va jouer, et sur lesquels, il nous prévient, « j’insisterai ». Car c’est l’insistance qui est au cœur de l’argumentation. Le retour persistant sur le même, abordé sous tous les angles qui se présentent légitimement à l’observateur. Mais par degrés. L’assurance, venant de l’autorité bien comprise (« J’ai beaucoup lu Dumas ») : « Il faut prendre cette déclaration au sérieux », « On corrigera le dit-on »…
6Dans un rythme régulier, avec une systématicité tranquille de métronome, les sections et sous-sections numérotées se suivent, débutant le plus souvent par quelque formule à la fois simple et surprenante, où les italiques ajoutent parfois un ton de sibylle. On suggère, on anticipe, on résume déjà, avec juste ce qu’il faut de savante imprécision poétique pour que la force de la démonstration qui suivra n’en soit pas désamorcée. On dit un peu, pas trop, juste assez, amoncelant les intuitions les unes sur les autres en petit tas bien ordonnés. La parole procède aimablement tout au travers des jugements désenterrés des contemporains, Goncourt, Nodier, jusqu’ au misérable Mirecourt, anti-Dumas mercenaire, âme noire sous une peau blanche, adversaire irréductible d’une âme blanche sous une peau à laquelle le passage du temps rend le hâle que le critique pourchasse et retrouve tout au travers de l’œuvre.
7La démonstration se fait en deux temps, et sa construction renverse adroitement les schémas traditionnels. Longue et agréable promenade dans le jardin des impressions d’abord, rhétorique séduisante qui suggère, plus qu’elle n’affirme une cohérence de fond de la littérature entière, une présence tout au travers des siècles et des pays et chez les écrivains et les philosophes les plus divers de manifestations de cette même opposition – passée du particulier à l’universel – que l’on pourchasse chez Dumas. Discours tout en dérivations, en méandres, en détours, au milieu duquel les affirmations qui structurent la démonstration entière s’érigent épisodiquement, piquets qui marquent le chemin, ou alors, si on veut, éclats inopinés de trompette. Et ensuite, massivement, systématiquement, l’avalanche des preuves, la lecture indiscutable, logique et exemplaire des œuvres. La démonstration par A + B, le dévoilement de l’omniprésence jusqu’alors minimisée ou ignorée de la tension constante, dans l’œuvre entière, de ses « hantises », de sa « fantasmatique », de sa « compulsion ». Un discours clair, classique, qui démonte les mécanismes, voit au-delà des apparences et convainc avec une calme force de persuasion par la simple liste de toutes les évidences que l’on n’avait pas vues, de tous les indices que l’on avait ignorés.
8Et le tour est joué. L’« irreprésentable » ne l’est plus. Le secret du quarteron est dévoilé, comme dans un bon roman populaire, où le mystère au cœur de l’intrigue a été révélé et rerévélé tant de fois de suite que ce n’est en tout cas pas la surprise qui compte, et qui créé le plaisir, mais bien la réitération de ce qu’on est maintenant pleinement disposé à croire. Et le critique réitère tout son saoul, tout à sa joie de montrer dans les recoins les moins fréquentés de cette œuvre si multiple les traces devenues transparentes de cette présence encombrante qu’on ne savait, avant lui, pas voir : « Ce n’est que parce que le blanc se trouve constamment menacé de dériver et de passer au noir, et parce que celui-ci, principe instable, désire, pour ainsi dire, de lui-même cesser, que l’histoire trouve à être dite et fait sens. » L’exploration finit de persuader par son évidente exhaustivité. Grivel pioche allègrement dans tout Dumas, avec une familiarité qui peut laisser quelque peu ébahi. Des œuvres communément considérées secondaires trouvent dans son discours la place qu’elles méritent et se montrent tout aussi porteuses de sens – tout aussi bien agencé, logique, persuasif – que les grands romans, comme Monte-Cristo, qui ont longtemps été les seules îles émergées du continent Dumas. Au fil du discours, insensiblement, deux voix ne finissent plus que par en faire une. Et Grivel de dériver vers un pronom sujet, à la première personne, qu’il a au fond bien mérité : « J’élabore une lutte… », « je fais advenir… », « je profile dès le début… », « je ferme le livre et recommence ». Et on ne sait plus, et on ne voudrait même pas distinguer, qui des deux parle.
9Cet article fournit une démonstration – honnête, dans le sens le plus authentique et naturel du terme – de ce que la critique peut faire quand elle décide d’allier la perceptivité, l’étude humble et attentive, et l’absence de préjugés. Combinaison plus rare qu’on le croit, et certainement peu courante lorsque Charles Grivel, parmi les tout premiers, a commencé sa longue plongée dans les profondeurs de l’œuvre d’Alexandre Dumas père. Ainsi que Dumas l’a fait selon lui, mais cette fois-ci dans un autre domaine, celui des études littéraires, il s’est acharné « à retourner la symbolique […] pour détruire la servitude (mentale et sociale) qu’elle signifie. » Les études sur la littérature populaire lui auront beaucoup dû.
Pour citer cet article
Référence électronique
Vittorio Frigerio, « Notes sur Charles Grivel. « Alexandre Dumas. Le parler noir » », Belphégor [En ligne], 16-1 | 2018, mis en ligne le 04 juillet 2018, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/1216 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/belphegor.1216
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