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Colloques, rencontres

Atelier : Politique, science et religion : Français et Allemands au Levant (XIXe-XXe siècles)

Organisé à l’Institut historique allemand de Paris, lundi 3 décembre 2001
Dominique Trimbur
p. 107-111

Texte intégral

1Dans une actualité marquée par le « choc des civilisations », il est intéressant de se pencher sur le passé de la prétendue incontournable confrontation entre Occident et Orient.

2Le Levant, partie orientale de la Méditerranée, est depuis longtemps placé sous le signe de l’ingérence directe ou indirecte des grandes puissances. Si aujourd’hui on parle surtout des États-Unis comme partie prenante aux affaires moyen-orientales, l’Europe ne cesse de manifester son propre intérêt pour la région. Cette entreprise commune, parfois difficile à réaliser, repose sur un héritage méconnu : une présence nombreuse et diverse, en Palestine notamment, qui s’établit dans les années 1840 et demeure particulièrement visible jusqu’à la création de l’État d’Israël, en 1948. Si nombre d’éléments de cette présence (établissements religieux de toute nature, représentant les diverses confessions) se maintiennent jusqu’à aujourd’hui, dans l’ensemble leur valeur d’instruments politiques et scientifiques, servant directement aux rivalités entre les puissances, appartient au passé.

3Il importe donc d’éclairer certaines traditions et de contribuer à expliciter la lente, délicate, mais bien réelle rencontre entre Orient et Occident, sous ses multiples aspects. Pour ce faire, ne serait-ce que partiellement, l’atelier « Politique, science et religion : Français et Allemands au Levant (XIXe-XXe siècles) » a été divisé en deux étapes.

4La matinée a été consacrée à une présentation historique et à l’évocation de cas d’étude.

5Dans un premier temps, pour préciser les données générales de la région dans la période considérée, Dominique Trimbur (alors boursier francophone de l’IHAP) a proposé un « Aperçu historique du Levant, 1840-1948 » . Ce long siècle est marquée au Levant par l’arrivée des grandes puissances de ce temps : qu’il s’agisse de la mise en place de consulats (notamment en Palestine à partir du début des années 1840), ou de celle d’institutions religieuses (notamment charitables, de toutes confessions, avec même l’établissement d’un évêché anglo-prussien à Jérusalem). La rivalité entre ces puissances, chacun ayant une idée relativement précise du devenir de la région, aboutit à la fin du XIXe siècle à une répartition en zones d’intérêt. Partage de l’« homme malade de l’Europe », cela se traduit par un jeu d’influences économiques mais aussi l’exercice de protections sur les populations locales : la France prenant en compte les catholiques et les chrétiens unis à Rome, la Grande-Bretagne s’attachant à la protection des protestants et des Juifs, la Russie portant son intérêt aux orthodoxes ; répartition disputée par les puissances rivales : l’Italie désireuse de s’approprier quelques droits envers les catholiques, l’Autriche-Hongrie considérant les catholiques et les Juifs, l’Allemagne s’attachant principalement aux protestants et aux Juifs. Cette répartition, virtuelle d’abord, puisque le démembrement de l’Empire ottoman n’est pas à l’ordre du jour, aboutit à des plans plus concrets au moment de la Première guerre mondiale. Si l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, alliées de la Turquie, peuvent envisager une présence plus grande au cours du conflit, elles sont expulsées de la région suite à la défaite ottomane. La France et la Grande-Bretagne s’entendent au cours de la guerre pour se diviser la région, ce qui est progressivement, mais difficilement, réalisé entre 1917 (prise de Jérusalem) et 1922 (mise en place définitive des mandats SDN).

6La période suivante est la résultante de mouvements de fonds entamés au cours du XIXe siècle et accrus pendant la Première guerre mondiale : les populations locales, clientes des puissances, développent leurs identités nationales, et le système des mandats SDN promet, à l’instar des pays de l’Entente qui le prennent en charge, la réalisation de ces projets. Ce qui n’est pas forcément compatible avec les idées proto-coloniales des puissances en question ; ni avec celles de populations locales rivalisant entre elles : la période 1922-1948 est ainsi celle de revendications accrues de la part des différentes parties, avec montée de la violence, incidents multiples, répression de la part des pays tutélaires, mais aussi obligation de réaliser certains engagements. Si la France, désireuse de demeurer présente au Moyen-Orient, peut s’entendre avec les Syriens et Libanais et leur accorder, nolens volens, leur indépendance, la Grande-Bretagne doit rendre compatibles des promesses faites dans toutes les directions. Si dans l’ensemble la Deuxième guerre mondiale est synonyme d’apaisement des tensions, la fin du conflit permet l’éclatement des revendications : 1946 est l’année de la souveraineté, chèrement acquise, en Syrie-Liban, elle est celle d’une agressivité de plus en plus marquée contre le mandataire britannique en Palestine ; ce qui conduit Paris à quitter les lieux, et Londres à faire de même, laissant le sort de la région aux Nations-Unies, et in fine aux populations locales. Les Juifs proclament l’indépendance d’Israël en mai 1948, les pays arabes attaquent immédiatement le jeune État, une nouvelle spirale de la violence se met en route.

7C’est dans ce cadre que doivent se replacer les activités et rivalités entre puissances, le plus souvent illustrées par les institutions religieuses établies depuis le milieu du XIXe siècle.

8Dans son intervention, « Les Lazaristes français à Damas et l’Allemagne, du voyage de Guillaume II (1898) à 1914 », Jérôme Bocquet (doctorant, Paris IV-Sorbonne) présente le cas d’une congrégation installée à la fois en Palestine et en Syrie. Son étude permet de mettre l’accent sur plusieurs aspects intéressants. L’école mise en place à Damas par la congrégation est l’incarnation idéale de la mission « catholique » et « française » exercée en ce temps par les religieux. Institution élitiste, elle diffuse un savoir en français et développe par là les valeurs civilisatrices de la France, contre le protestantisme germano-anglais et l’orthodoxie russe. Mais par là aussi elle accorde aux indigènes la capacité à se prendre progressivement en mains : à la fois luttant contre et accompagnant le réveil national syrien, l’établissement forme sans le savoir les futures élites locales. En ce sens, il les rend plus dépendantes de l’esprit français, contre la puissance ottomane ; en ce sens aussi il les fait plus indépendantes et les tourne inéluctablement contre toute puissance étrangère ; ce qui conduit directement à la situation postérieure à l’établissement de l’État syrien souverain (quand au nom de l’épanouissement national l’établissement est nationalisé, en 1967). Par ailleurs, les Lazaristes au Moyen-Orient présentent de nombreuses facettes : très française en Syrie, elle reste cantonnée là à une action favorable à la France, les religieux se coupant des réalités locales ; alors que de tonalité allemande en Palestine, par la connaissance de l’arabe elle y pénètre mieux l’esprit des lieux. Des divergences qui entraînent inévitablement des oppositions au sein même de la congrégation : lorsque les Allemands sont soupçonnés de pangermanisme au moment de la visite de Guillaume II en Orient. Mais ces oppositions font aussi s’affronter les Français entre eux : lorsqu’entre gaullistes et pétainistes il faut prendre un difficile parti, en 1940-41.

9L’aspect catholique et français est également très présent dans l’intervention de Bertrand Lamure (doctorant, Centre André Latreille, Lyon 2) : « Les pèlerinages français en Palestine au XIXe siècle, croisade catholique et patriotique ». Accompagnant la redécouverte de la Terre Sainte, ces caravanes sont la version moderne et pacifique des anciennes croisades. Organisées à partir de 1853, elles amènent en Palestine des laïques mais surtout de nombreux religieux (dont certains optent pour une installation sur place). C’est sous la conduite des Assomptionnistes, à partir de 1882, que les pèlerinages prennent une grande ampleur : avec la construction d’un établissement propre à les accueillir, les pèlerins français se multiplient pour porter aux Lieux saints le pavillon français. Mais leurs prières dépassent les dimensions de la seule Terre Sainte. De fait, il ne s’agit pas seulement pour eux de réaliser le vœu d’un nouveau Royaume franc et de s’affirmer face aux autres pays et confessions. En un temps où se manifeste de plus en plus l’anticléricalisme français (1880 : expulsion des religieux ; 1901-1904 : législation antireligieuse ; 1904 : rupture des relations France/Saint Siège ; 1905 : Séparation de l’Église et de l’État), leurs pensées vont à la restauration d’un ordre catholique en France même. Pour la France, mais aussi pour les autres pays pratiquant cette entreprise, 1914 mène à la fin de ce qui peut-être qualifié d’âge d’or des pèlerinages.

10L’évocation de la facette allemande et protestante a été inaugurée par l’intervention de Markus Kirchhoff (doctorant, Simon-Dubnow-Institut für jüdische Geschichte und Kultur, Université de Leipzig) : « La palestinologie protestante au XIXe et au début du XXe siècle : le rôle du Deutscher Palästina-Verein ». À l’instar de la présence lazariste allemande en Palestine, les protestants allemands semblent plus se plonger dans la vie locale que certains religieux français par exemple. Mais il en va ici d’un plongeon scientifique. Le Deutscher Palästina-Verein est la conséquence logique d’un mouvement historico-scientifique : redécouverte de la Terre Sainte, mais également rigueur scientifique protestante qui ne veut pas s’embarrasser d’apports légendaires a priori propres aux catholiques. C’est en ce sens qu’agit cet organisme privé, directement lié aux plus hautes sphères politiques allemandes. L’intérêt initial de l’entreprise est parallèle et consécutif à l’indépendance de la Grèce : comme le philhellénisme de l’époque se fonde en grande partie sur Homère, la palestinophilie doit se fonder sur la Bible. Mais l’utilisation de la Bible doit se faire de manière scientifique : la piété doit s’accompagner d’une topographie réelle. En parallèle aux travaux du britannique Palestine Exploration Fund, on passe ainsi à une scientifisation de la Palestine, avec notamment l’établissement de cartes très précises. Dans le devenir de l’œuvre du Deutscher Palästina-Verein, le plus intéressant probablement est l’appropriation contemporaine et ultérieure du savoir acquis. Lié à une approche chrétienne de la Bible et de la Palestine, sans portée politique réelle, ce savoir a en effet non seulement été admis par les Juifs religieux, mais aussi par les sionistes : preuve éloquente, l’utilisation stricto sensu des cartes établies par le Deutscher Palästina-Verein, avec simple traduction en hébreu moderne des noms de lieux.

11Roland Löffler (doctorant, Philipps-Universität Marburg) quant à lui s’est intéressé de près à « Une  institution protestante allemande à Jérusalem : l’orphelinat syrien de la famille Schneller ». La comparaison avec une institution catholique et française comme le collège lazariste de Damas est évidemment importante et intéressante. La mise en place de l’orphelinat suit la logique de l’intérêt occidental croissant pour le Levant, dans sa version protestante et allemande. Après l’évêché anglo-prussien, il s’agit en effet de développer le réseau des institutions s’adressant directement aux populations locales. Johann Ludwig Schneller est le représentant type des missionnaires protestants de la moitié du XIXe siècle : débuts difficiles, choix délicat d’une vocation, réalisation confrontée aux problèmes locaux. C’est un événement local, les massacres de chrétiens libanais en 1860, qui donne son sens à la mission de Schneller : à partir de là son activité réside dans l’accueil et l’éducation complète des orphelins syriens. Notamment connu pour la formation professionnelle qui y est dispensée, l’orphelinat prépare aussi les plus doués à l’Université américaine, protestante, de Beyrouth. L’histoire de l’établissement est celle d’un succès. Privilège de l’élément minoritaire, à l’inverse des Lazaristes ou Assomptionnistes sus-mentionnés, les membres de l’orphelinat Schneller ne semblent pas percevoir leur environnement comme source de danger : ils s’accommodent en effet bien de la présence d’autres institutions de ce type et parviennent sans trop de problème à surmonter les conséquences de la Première guerre mondiale. Mais à l’instar des missions catholiques, l’établissement Schneller est aussi une reproduction à petite échelle de la nation d’origine et de ses développements politiques : fortement attachés à l’Allemagne impériale, les Schneller n’acceptent que difficilement l’avènement de la République de Weimar ; ils repoussent vivement le socialisme, incarné notamment par les formateurs auxquels leur succès les obligent à faire appel et présent en partie dans le national-socialisme ; mais par réalisme, ou par option idéologique, ils s’alignent sur la majeure partie des Allemands de Palestine en s’inscrivant à la section locale NSDAP-AO. Leur attachement à une Allemagne traditionnelle ne les détourne toutefois pas de leur fidélité à un protestantisme tolérant incarné par l’Église confessant (part de l’Église protestante allemande opposée au national-socialisme). Mais c’est leur attachement à l’Allemagne qui est le motif de la déportation et du non-retour en Palestine des Schneller après 1945. L’établissement n’existe plus aujourd’hui, mais l’esprit consciencieux de la maison Schneller subsiste encore parmi ses anciens.

12Dans l’après-midi, l’atelier a proposé un élargissement des débats. Sur la base du thème : « L’Europe au Levant : rencontres, réceptions, héritages - Nouvelles contributions à l’histoire politique, religieuse et scientifique », le but fixé était à la fois d’aborder d’autres aspects et de donner leur sens aux cas d’études évoqués plus tôt.

13L’ouverture de la discussion a ainsi permis de mentionner des cas pas ou peu évoqués lors des présentations. Barbara Haider (doctorante, Académie autrichienne des sciences, Vienne) a ainsi exposé le cas autrichien : proche du cas français par l’esprit (aspect catholique, pratique de pèlerinages très organisés dont l’impact est à la fois intérieur et extérieur), il s’en distingue toutefois, ne serait-ce que par la rivalité que Vienne exerce à l’égard de la présence française en Terre Sainte. Philippe Boukara (Paris) a, quant à, lui précisé les aspects juifs français de la contribution française à la redécouverte de la Palestine (notamment par le biais de l’Alliance israélite universelle) : exercice de la charité au profit de la mission civilisatrice française, à laquelle correspond d’ailleurs en Allemagne le Hilfsverein der deutschen Juden, au bénéfice du Reich et de la République de Weimar (comme a tenu à le souligner le professeur François-Georges Dreyfus, Paris). Le cas russe, dont une présentation neutre est désormais indispensable pour peser la réalité des représentations occidentales (avec la suspicion d’un poids considérable sur le devenir de la région), n’a pour le moment pas pu être étudié plus avant. Il a aussi été intéressant d’entendre l’évocation de la présence religieuse française dans une autre région : la Bulgarie. Alain Fleury (université d’Orléans) a ainsi pu montrer l’étroite implication dans la vie politique et religieuse de ce pays de la part d’Assomptionnistes français, dans les faits très différents de leurs collègues établis en Palestine.

14Au-delà des parallèles et des comparaisons possibles sur la base de points précis, il a aussi été possible d’esquisser une théorisation. Sur la base d’une constatation de Walter Laqueur parue peu de temps avant la journée d’étude, relative à l’échec de l’orientalisme américain, qui s’est selon lui, trop appuyé sur l’œuvre ravageuse d’Edward Saïd, il a en effet été intéressant de retourner aux sources : quel a été l’apport des présences européennes au Levant pour les échanges Orient/Occident ? que nous apporte en général leur étude ? quelle est la validité des constatations effectuées sur place par ces missionnaires ? servent-elles effectivement à mieux connaître l’Orient - but majeur qu’ils se fixent ? ou contribuent-elles plutôt à une meilleure connaissance des missions elles-mêmes, connaissance religieuse étroitement mêlée à la politique et la science proto-coloniales ?

15Au total, l’atelier a rempli efficacement plusieurs objectifs : faire un point bibliographique transnational ; prendre en compte l’état actuel de la recherche et son renouvellement ; faire se rencontrer de jeunes chercheurs d’origines et de formations différentes, travaillant sur une même région, sur des sujets proches et suivant des approches grosso modo similaires. Par là on a mis en avant la similitude de résultats, mais également l’écart qui peut encore exister entre perceptions et réceptions : qu’il s’agisse des apports divergents des acteurs/observateurs de l’époque, mais aussi des décalages pouvant subsister entre « écoles » et pays différents. Cette rencontre a imposé l’idée d’échanges accrus de connaissances et de méthodes, au niveau franco-allemand, mais aussi à une échelle européenne. Premier pas dans ce sens, elle doit permettre à terme de contribuer à une histoire de la présence européenne au Moyen-Orient, avec l’étude des moyens, réceptions et héritages de cette présence, des points de vue politique, scientifique et religieux. Par là, elle doit permettre de mieux comprendre les ressorts des différentes entreprises décrites, avec l’imbrication étroite d’éléments a priori séparés : où la politique, la science et la religion s’entremêlent au service d’une rencontre et confrontation entre mondes.

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Pour citer cet article

Référence papier

Dominique Trimbur, « Atelier : Politique, science et religion : Français et Allemands au Levant (XIXe-XXe siècles) »Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, 11 | 2002, 107-111.

Référence électronique

Dominique Trimbur, « Atelier : Politique, science et religion : Français et Allemands au Levant (XIXe-XXe siècles) »Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [En ligne], 11 | 2002, mis en ligne le 13 novembre 2007, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bcrfj/862

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Auteur

Dominique Trimbur

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