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La culture visuelle du XIXe siècle
Nouvelles techniques pour nouvelles visualités

Vertus et vices de l’édition

La sculpture à l’époque de sa reproductibilité technique
Élodie Voillot

Résumés

Dans la première moitié du xixe siècle, les perfectionnements apportés aux techniques de réduction mécanique, ainsi que la généralisation de la fonte au sable, transformèrent en profondeur la reproduction de sculptures. La sculpture d’édition, à l’instar de la gravure pour la peinture, permit à la sculpture antique, moderne et contemporaine de pénétrer dans les intérieurs. Cette sculpture à la taille des appartements bourgeois participait ainsi pleinement du projet d’inspiration républicaine d’éducation et d’élévation du goût de la population par la fréquentation rapprochée des chefs-d’œuvre de toutes les époques.
Toutefois, reconnaître à la sculpture d’édition ce pouvoir présupposait de tenir ses productions dignes d’une telle mission. En d’autres termes, que les artistes et les œuvres choisis par les fabricants de bronzes pour être édités étaient ceux-là mêmes dont la connaissance était indispensable, mais surtout que la reproduction de ces œuvres permettait d’en jouir – presque – comme de l’original. Or, pour nombre de critiques de l’art industriel, cette ambition était, par essence, impossible. La reproduction mécanique d’une œuvre, dans des dimensions et un matériau différents de l’original, ne permettait pas de traduire, d’en préserver, la valeur et le sens. Loin de participer à un projet social, la sculpture industrielle mettait en péril l’œuvre originale, dont l’appréciation était dévoyée par les visées mercantiles de cette nouvelle figure qu’était le fabricant-éditeur.
En confrontant ces deux points de vues, nous étudierons les conséquences que purent avoir, pour les contemporains, la connaissance et l’appréhension d’une œuvre au travers de sa reproduction, et comment l’édition de sculptures engendra un nouveau mode d’appropriation et de perception d’œuvres qui n’étaient pas destinées, à l’origine, à la décoration des intérieurs.

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Texte intégral

  • 1 Barbedienne, Ferdinand, « Considérations générale », Exposition universelle de 1867 à Paris. Rappor (...)

1Dans son rapport sur l’Exposition universelle de 1867, le fabricant de bronzes parisien Ferdinand Barbedienne faisait, non sans plaisir et fierté, le constat suivant : « […] la statuaire antique et la moderne occupent depuis quelques années une grande place dans nos habitations. La présence de ces chefs-d’œuvre dans notre intimité n’a pas peu contribué à vivifier le goût du beau, et à le répandre dans toutes les classes de la société.1 »

  • 2 L’Artiste, 1re série, 1832, t. 4, p. 53.
  • 3 Blanc, Charles, « Le procès Barbedienne », Gazette des Beaux-Arts, avril 1862, p. 49.

2Cette présence nouvelle de la sculpture dans les intérieurs a été rendue possible par le développement et le perfectionnement des techniques de reproduction mécanique. Présentée en 1839 à l’Exposition des produits de l’industrie, la machine à réduire fit de la sculpture, à l’instar de la gravure, un art de la reproduction permettant de multiplier et de diffuser les chefs-d’œuvre de toutes les époques. La révolution technique et industrielle se faisait ainsi l’auxiliaire de l’autre Révolution. En effet depuis, comme on pouvait le lire dans les colonnes du journal L’Artiste en 1832, l’accès à la création artistique, à son appréciation mais aussi à sa possession, n’était plus réservé à une élite privilégiée : « La Révolution française, en appelant aux jouissances de la civilisation une plus grande masse d’individus, a propagé le goût des beaux-arts, privilège exclusif autrefois d’une seule classe ; il s’est formé un public plus nombreux, plus éclairé, dont il a fallu satisfaire les besoins élevés et délicats2 ». La conjonction de ces transformations, politiques, culturelles et techniques, ouvrait une voie royale à l’édition. Le théoricien et critique d’art républicain Charles Blanc ne disait rien de moins quand il déclarait que les sculptures réduites mécaniquement par Barbedienne étaient « une révélation et une révolution ». Désormais, l’Antiquité pouvait enfin se faire voir et se laisser comprendre. Et bientôt, à force de regarder ses étalages, « les Parisiens s’initièrent peu à peu à l’intelligence des grandes et belles choses3», selon une idée héritée de l’empirisme de John Locke et du sensualisme de Condillac. Le rêve républicain d’élévation de l’individu et de l’esprit du peuple tirait les bénéfices de la révolution industrielle ; la technè, mise au service de la praxis, apportait les moyens de satisfaire les ambitions politiques et sociales contemporaines.

3Cependant, derrière autant de qualités se cachaient bien quelques défauts. Et parce que l’édition n’est pas seulement une pratique artistique mais aussi et avant tout une activité commerciale, les présupposés sur lesquels ces valeurs éducatives et morales lui ont été attribuées doivent être interrogés et réévaluer à l’aune de ses vices techniques, économiques et esthétiques.

  • 4 Anonyme, « Bronzes. Maison Barbedienne », Bulletin de la librairie, des arts, de l’industrie et du (...)

4Dans le sillage des publications vantant les mérites de l’art industriel, le Bulletin de la librairie, des arts de l’industrie et du commerce de 1855 se faisait le promoteur de la sculpture industrielle : « […] par l’application des procédés de Collas, la réduction des bronzes les plus fameux, des marbres les plus célèbres, s’accomplit avec la plus fidèle exactitude, sans que cette oeuvre de réduction altère la pureté du modèle.4» La fidélité et le respect de l’original constituaient le premier et principal point d’achoppement entre partisans et détracteurs de l’édition, une pierre angulaire qui structura à la fois sa défense et sa critique dont nous analyserons certains aspects. Il est en effet très intéressant de voir comment les deux discours se construisirent en miroir, chacun reprenant à son compte, et en les renversant, les arguments de l’autre. Sans prendre parti, force est de reconnaître que la réduction, si elle ne se voulait une altération du modèle, n’en était pas moins une transformation évidente.

  • 5 Deherain, P.-P., « Les industries d’art », dans Alcan, Becquerel, Boquillon, et al. (dir.), Études (...)
  • 6 Busquet, Alfred, « L’Industrie des Bronzes d’Art, Ve groupe, classe XVII, huitième section », Le Tr (...)

5En premier lieu, le passage du marbre au bronze pouvait être perçu comme une véritable trahison envers la matérialité de l’œuvre. Les critiques étaient du même ordre que celles reprochant à l’estampe sa monochromie. Choisissant un exemple célèbre et un succès commercial, le rapport de l’Exposition universelle de 1862 déclarait que la Vénus de Milo, une fois fondue en bronze, changeait « d’accent » et n’avait plus la même grâce que la statue admirée au Louvre5. Un changement d’accent accentué par les changements d’échelles, car les œuvres dans lesquelles les fabricants pouvaient aller puiser leurs modèles avaient été pensées et exécutées en « grand », et les modifications de dimensions et de proportions pouvaient révéler certains défauts passés inaperçus dans l’original. Mais surtout, ces réductions étaient incapables de traduire les « effets » des originaux ; « les passions » animant des figures grandes comme nature, voire colossales, ne se comprenant plus une fois réduites6.

  • 7 Lebon, Elisabeth, Dictionnaire des fondeurs d’art. France 1890-1950, Perth, Marjon, 2003, p. 44.

6Par ailleurs, la fonte au sable, qui se développa parallèlement à l’industrialisation du secteur, divisait la sculpture en autant d’abattis que nécessaires, faisant du montage une opération délicate. Plus le nombre d’éléments à assembler était grand, plus nombreux étaient les risques de déformations, soit autant de trahisons possibles envers l’original. Pour parer ces dangers, le fabricant pouvait recourir à des subterfuges tels que le déplacement d’une draperie ou l’ajout d’un accessoire derrière lequel il était possible de dissimuler une jointure. Comme l’a mis en évidence Elisabeth Lebon7 dans son Dictionnaire des fondeurs d’art, le ciseleur – auquel était confié les dernières opérations de reparures pour effacer ou atténuer le « gauchissement » de la pièce lors de l’assemblage – pouvait en plus modifier telle ou telle partie délicate. Le processus de fabrication dans son ensemble éloignait à chaque étape la reproduction de l’original. Nous voyons ici pourquoi la reproduction n’est pas une duplication, elle est une transformation de l’œuvre dont les conséquences sont à interroger.

  • 8 Busquet 1855, p. 216.
  • 9 Delaborde, Henri, « Le photographie et la gravure », La Revue des deux-mondes, 1er avril 1856, p. 6 (...)

7Il est intéressant de constater, en lisant les critiques, comment l’argument de la défaillance de l’ouvrier chargé de la réalisation du bronze cohabite avec celui de la déshumanisation de la création. La reproduction était aporétique car elle était mécanique. Alfred Busquet, rapporteur du jury de l’Exposition universelle de 1855 et grand défenseur de l’art industriel, pouvait néanmoins écrire que les chefs-d’œuvre antiques étaient des modèles inimitables, dotés « de [ces] lignes grandioses et sublimes qu’aucun compas humain ne retrouvera8». Dans un article de la Revue des deux mondes consacré aux techniques de reproduction, le critique d’art Henri Delaborde se demandait pourquoi les procédés actuels pour la réduction des statues et des bas-reliefs, qui donnaient des résultats mathématiquement exacts, étaient incapables de donner des répétitions ayant la même beauté que les originaux. C’était parce que celles-ci formulaient « une ressemblance servile au lieu d’une image en correspondance avec le type choisi.9 » Que la lettre venait avant l’esprit. En somme, il était indispensable d’intervenir avec intelligence et sens artistique sur la reproduction pour suppléer aux manques de la machine.

8Ce point de vue était largement partagé et gouvernait même une certaine conception de la reproduction. En effet, ses déficiences étaient bel et bien connues, faute d’être acceptées comme telles. Cette négation fut néanmoins fructueuse : elle devint le ressort d’un discours non plus sur l’objet, mais sur son créateur. Pour remédier aux imperfections de la technique fut propagée l’idée d’un talent, non de la seule main de l’ouvrier, mais de l’œil du fabricant, capable de juger des œuvres les plus aptes à être reproduites, et des modifications à faire pour conférer à celles-ci, qualités esthétiques et valeurs plastiques. Cette idée offrait également la meilleure défense à l’argument de déshumanisation du processus de création. On voit très bien ainsi que, ce qui était alors en jeu dans ce renversement, dans ce passage d’une sclérosante perfection théorique à une imperfection créatrice, c’était la définition même de la reproduction, de son statut artistique et esthétique. Les défenseurs de l’art industriel avaient parfaitement conscience de ces enjeux et de la nécessité d’instaurer une nouvelle dialectique entre l’objet et son producteur. Lorsque Charles Blanc écrivait dans la Gazette des Beaux-Arts que : « Sans être une œuvre du génie, la réduction de Collas est à sa manière une œuvre d’art par les difficultés qu’elle présente, par l’intervention qu’elle exige d’un artiste habile – il parlait de Barbedienne –, et surtout par l’influence qu’elle peut avoir sur la civilisation future », qu’elle était « une œuvre d’art comme une traduction de Virgile est une œuvre littéraire », il faisait des spécificités de la reproduction les motifs de son basculement dans le monde de l’art, et lui reconnaissait dès lors une fonction civilisatrice.

  • 10 Blanc 1862, p. 389.

9Cette reconnaissance artistique avait des retombées juridiques et économiques. Ainsi pour Blanc la réduction « [devait] être considérée comme une novation et elle [devait] être protégée, non pas seulement dans l’intérêt de M. Barbedienne ou de tout autre, mais dans l’intérêt de tout le monde » – dans cet article, il prenait la défense du fabricant victime de contrefaçon par des boutiquiers italiens. Et Blanc de poursuivre « C’est aux juges d’appliquer une loi du xviiie siècle suivant le génie du xixe siècle, et de suppléer au vague de la lettre par l’intelligence précise de l’esprit.10» La position de Blanc est révélatrice d’une conception complexe, voire antagoniste de la reproduction, qui articulait le désir de rendre chacun possesseur des chefs-d’œuvre universels et la défense de la propriété artistique individuelle du créateur.

  • 11 Chevillot, Catherine, « Artistes et fondeurs au xixe siècle », conférence, musée du Louvre, 13 févr (...)

10Cette loi du xviiie siècle que Blanc avait à l’esprit était le décret de la Convention des 19-23 juillet 1793, texte juridique de référence pour toute la période qui nous occupe, dont l’article premier indiquait que : « Les auteurs d’écrits en tout genre, les compositeurs de musique, les peintres et dessinateurs qui feront graver des tableaux ou dessins, jouiront, durant leur vie entière, du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages dans le territoire de la République, et d’en céder la propriété en tout ou en partie ». Ce texte, non pensé pour la sculpture, était donc laissé à l’entière interprétation des juristes, et les plus malins des fabricants eurent tôt fait de voir le parti qu’ils pouvaient tirer de ce vide. Contrefaire une œuvre permettait d’échapper aux coûts d’établissement du modèle et de détourner à son compte la réputation ou le succès commercial d’une reproduction. Au xixe siècle, deux niveaux de contrefaçon se distinguaient : le surmoulage et l’imitation-inspiration. Si le surmoulage produit véritablement une copie, l’imitation-inspiration se cerne avec plus de difficulté et pouvait même être autorisée au gré des aléas de la jurisprudence11. En effet, introduire un changement dans la reproduction d’une œuvre permettait de créer un nouvel original placé sous la protection de la propriété intellectuelle et artistique. Dès lors, il devenait possible d’attaquer tout contrefacteur qui, faute de recourir au modèle original, aurait pris son inspiration directement sur le bronze d’un fabricant.

  • 12 Le sculpteur Clésinger se livra particulièrement à ce travail de complément ; voir Th. Gautier, art (...)
  • 13 Archives nationales, 106/AS 6.

11Fondée à Paris en 1817 par un groupe de fabricants et de fondeurs, la Réunion des fabricants de bronzes avait pour mission de concilier les litiges pour contrefaçons, surmoulages et imitations, et d’éviter, autant que possible, le recours à une instance juridique. Un grand nombre des affaires que nous avons pu étudier au cours de notre dépouillement des archives de la Réunion illustrent cette injonction à varier sur la variation, et à sans cesse réinterpréter un modèle. Barbedienne était un fervent adepte de cette pratique, n’hésitant pas à restituer leurs membres aux antiques amputés ou, au contraire, à supprimer certaines parties ou accessoires. Par exemple, dans sa réduction du Monument du cœur d’Henri II, il décoiffa les trois Grâces de leur urne, et les fit descendre de leur piédestal12. Autre exemple : le conflit qui opposa les fabricants de bronzes Salvator Marchi et Berquet à propos de la contrefaçon par le second d’une statuette représentant Notre-Dame de Fourvière éditée par le premier13. Lors de l’apparition de l’affaire devant le bureau de la Réunion, le 21 août 1868, Berquet soutint que sa statuette avait été faite sans aucune pensée d’imitation de celle de Marchi, et que son auteur, sans avoir celle-ci sous les yeux, n’avait imité que la Notre-Dame qui est à Fourvière. Dans sa délibération rendue le 27 novembre 1868, le bureau de la Réunion considéra que, si le modèle de Notre-Dame de Fourvière exécuté par Berquet n’était pas une contrefaçon par voie de surmoulage de celui de Marchi, elle n’en était pas moins une parfaite imitation, un trompe-l’œil tel que même l’acheteur qui, ayant choisi l’une, pourrait recevoir l’autre des mains du vendeur sans la reconnaître. Une imitation de ce genre valait un surmoulage, puisqu’elle avait pour résultat de faire son profit de la propriété d’autrui. À ce jugement, Berquet répondit que lui comme Marchi n’avait fait qu’imiter l’image de Notre-Dame de Fourvière se trouvant en l’église de ce nom sauf que pour la Réunion, le modèle crée par Marchi n’était point la simple reproduction d’une image se trouvant dans le domaine public mais son œuvre propre, sa création et devait être protégée en tant que telle.

  • 14 Jakobson, Roman, Essai de linguistiques générales. 1. Les fondations du langage, Paris, Les Édition (...)

12En marge de la création, l’art de la reproduction trouvait une définition ainsi qu’une reconnaissance juridique et esthétique. S’éloignant de la copie, la reproduction pourrait relever de ce que, dans le domaine linguistique, Roman Jakobson a défini comme le « rewording », la traduction intralinguale ou reformulation14.

13Si cette nouvelle dialectique entre original et reproduction, dans laquelle le second n’est pas l’avatar sans aura du premier, mais une création faisant de la reproduction sa voie d’invention, est très stimulante, elle soulève néanmoins de nombreuses questions, voire des contradictions. En effet, l’on peut se demander si accepter une part de transformation dans la reproduction – tant créatrice que falsificatrice – ne revenait pas à liquider le discours faisant de l’édition une pratique pédagogique et vertueuse. Mais, la question n’est peut-être pas de savoir si elle l’était, ou non, mais pour qui elle pouvait bien l’être.

  • 15 Pour toutes les citations de ce passage : Planche, Gustave, « L’art et l’industrie », Revue des deu (...)

14Dans les colonnes de la Revue des deux mondes, Gustave Planche, détracteur de l’art industriel, se fit naturellement un des principaux accusateurs de l’édition. Si, concernant la réforme du goût public, il reconnaissait le caractère tout à fait louable de ce dessein, il ne pouvait s’accomplir selon lui « en multipliant par des procédés économiques les plus belles œuvres de la sculpture » car « vulgariser les conceptions les plus élevées de l’art antique et de l’art moderne » ne permettrait pas de propager le sentiment du beau. Considérant à son tour Ferdinand Barbedienne, Planche concédait que celui-ci réussissait plus souvent que ses confrères la vulgarisation des œuvres de l’art antique, mais loin de lui l’idée que « [le] Moïse de Saint-Pierre-aux-Liens, les figures allégories de la chapelle des Médicis [puissent être] mieux compris de la foule depuis qu’ils [avaient] été réduits par le procédé Collas et [décoraient] les appartements de la bourgeoisie opulente […]. » Au contraire, il considérait la découverte des statues consacrées par l’admiration des connaisseurs à travers leurs reproductions comme un réel danger pour le goût public. Ce jugement lui permettait par ailleurs d’introduire une distinction entre les différents types de publics, avec d’un côté l’amateur, le connaisseur véritable qui savait discerner et reconnaître les œuvres dignes de ce nom des médiocres productions, et de l’autre, le tout venant, le « large public », ou plus exactement le public élargi de l’art, dont l’absence d’expérience et de formation adéquate du goût le rendait incapable de séparer le bon grain de l’ivraie. Un public qui prenait les magasins des fabricants pour de véritables musées, car c’était « public opulent », comme le soulignait Planche, l’accès à l’art de reproduction ayant néanmoins un coût suffisamment important pour maintenir les clivages sociaux. Pour lui, la clairvoyance et la sagacité nécessaires à l’appréciation des chefs-d’œuvre ne s’acquéraient pas en regardant le plus grand nombre d’œuvres possibles, mais en voyant et revoyant celles « qui [avaient] un sens déterminé, qui [marquaient] dans l’histoire de l’imagination un moment décisif ». D’autant que, de ces copies plus ou moins fidèles, « la foule » ne recueillait que des « notions confuses » qui ne lui permettaient en aucune façon de se forger un goût sûr et de se prononcer sur le mérite d’une œuvre. Plus regrettable encore, elle perdait dans cette vaine tentative la seule qualité naturelle de son opinion – dire ce qu’elle sentait – pour dire ce qu’elle croyait savoir15. L’apprentissage de l’art ne pouvait se contenter de sa démocratisation.

15Dans la capacité à jouir ou non des beautés de la reproduction, à se satisfaire de ses vertus et à oublier ses vices, se dessinait en filigrane la ligne de partage séparant le simple « consommateur » d’art du véritable amateur.

  • 16 Debray, Régis, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, 1992, p. 252.

16Ni complètement vertueuse, ni parfaitement vicieuse, l’édition de sculptures est un entre-deux instable et stimulant. En lieu et place d’un partage démocratique des beautés universelles, elle prolongea au xixe siècle l’opposition entre les classes et leurs cultures respectives, entre la culture d’élite et celle qui, sous la plume de Theodor Adorno et Max Horkheimer, deviendra culture de masse ou culture populaire. Elle fut un instrument de la transformation fondamentale inaugurée au xixe siècle : le passage du regard esthétique au regard commercial, de l’œuvre d’art à l’image, d’une culture artistique à une culture visuelle. En instaurant un nouveau rapport dialectique et mimétique entre la reproduction et l’original, elle reprend à son compte et donne un nouveau sens à cette « idée sacrilège » que, selon le mot de Régis Debray, c’est quand il peut y en avoir plus dans la copie que dans l’original, que l’art devient possible16.

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Notes

1 Barbedienne, Ferdinand, « Considérations générale », Exposition universelle de 1867 à Paris. Rapports du jury international, Tome 3. Groupe III, classe 22, Paris, Imprimerie administrative de Paul Dupont, 1868.

2 L’Artiste, 1re série, 1832, t. 4, p. 53.

3 Blanc, Charles, « Le procès Barbedienne », Gazette des Beaux-Arts, avril 1862, p. 49.

4 Anonyme, « Bronzes. Maison Barbedienne », Bulletin de la librairie, des arts, de l’industrie et du commerce, Paris, Claye, 1855, p. 181.

5 Deherain, P.-P., « Les industries d’art », dans Alcan, Becquerel, Boquillon, et al. (dir.), Études sur l’exposition universelle de 1862 : renseignements techniques sur les procédés nouveaux manifestés par cette exposition, Paris, E. Lacroix, 1863, p. 862.

6 Busquet, Alfred, « L’Industrie des Bronzes d’Art, Ve groupe, classe XVII, huitième section », Le Travail Universel, Revue Complète des œuvres de l’Art et de l’Industrie exposées à Paris en 1855, t. 2, Paris, 1855, p. 216.

7 Lebon, Elisabeth, Dictionnaire des fondeurs d’art. France 1890-1950, Perth, Marjon, 2003, p. 44.

8 Busquet 1855, p. 216.

9 Delaborde, Henri, « Le photographie et la gravure », La Revue des deux-mondes, 1er avril 1856, p. 621-622.

10 Blanc 1862, p. 389.

11 Chevillot, Catherine, « Artistes et fondeurs au xixe siècle », conférence, musée du Louvre, 13 février 2002, Revue de l’art, 162, 2008-4, Paris, 2008, p. 52-53

12 Le sculpteur Clésinger se livra particulièrement à ce travail de complément ; voir Th. Gautier, art. cit., p. 7-8, repris dans Fl. Rionnet, art. cit., p. 310.

13 Archives nationales, 106/AS 6.

14 Jakobson, Roman, Essai de linguistiques générales. 1. Les fondations du langage, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003 (1963), p. 79.

15 Pour toutes les citations de ce passage : Planche, Gustave, « L’art et l’industrie », Revue des deux mondes, 1er juillet 1857, p. 191-192.

16 Debray, Régis, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, 1992, p. 252.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Élodie Voillot, « Vertus et vices de l’édition »Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [En ligne], 24 | 2013, mis en ligne le 20 juin 2013, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bcrfj/7084

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Auteur

Élodie Voillot

Diplômée de l’École du Louvre, Élodie Voillot est chargée d’études à l’INHA depuis novembre 2009. Après un master 1 consacré à l’emploi du ciment dans la sculpture du xixe siècle et du début du xxe siècle et un master 2 sur le portrait sculpté en médaillon (1770-1830), elle poursuit ses recherches sur la sculpture du xixe siècle dans sa dimension industrielle et sérielle. Sa thèse de doctorat, Créer le multiple ? La Réunion des fabricants de bronzes 1839-1870, a été réalisée sous la direction de Ségolène Le Men et Catherine Chevillot (Paris X/École du Louvre).
Son master 1 a donné lieu à un article publié dans le catalogue de l’exposition Oublier Rodin ? La sculpture à Paris, 1905-1914 (Paris, musée d’Orsay, 2009) et elle a également collaboré à l’exposition Renoir au xxe siècle (Paris, Grand Palais, 2009).

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