1L’urbanisme est un instrument déterminant du développement d’une ville, instrument qui donne sa forme à l’espace construit. En général, l’urbanisme permet un bon aménagement de l’environnement et favorise les communautés viables au développement durable. Dans certains cas extrêmes, cependant, les conflits territoriaux priment sur l’urbanisme. C’est le cas notamment dans le Moyen Orient, avec le conflit israélo-palestinien en particulier. L’intérêt international soutenu et la couverture médiatique depuis cette région placent les questions géopolitiques locales sous les feux des projecteurs ; les conditions qui sous-tendent l’émergence de ce contexte mouvementé sont néanmoins rarement analysées. Cet article soutient que l’urbanisme a un impact fondamental sur le bon développement social et spatial des espaces urbains mais que dans certains cas extrêmes, comme celui de Jérusalem, les politiques de conflit donnent naissance à des conditions d’urbanisme différentes.
2Plusieurs facteurs distinguent Jérusalem d’autres villes. Tout d’abord, c’est un centre religieux important pour trois religions monothéistes mondiales ; deuxièmement, deux ennemis la revendiquent comme capitale nationale, plaçant cette dernière au cœur du conflit israélo-palestinien. Les désaccords sur cette ville concernent plusieurs dimensions et Jérusalem se retrouve alors dans une situation symbolique particulièrement difficile lorsqu’il s’agit de résoudre ses tensions internes et externes. Aujourd’hui, Jérusalem est la ville la plus grande et la plus pauvre d’Israël. Fin 2010, elle comptait 789 000 habitants. La population « juive et autres » de la ville se montait à 504 000 habitants et on y comptait 285 000 « Arabes » (Choshen et al. 2012). Les documents et les analyses ne manquent pas sur le tournant important dans les conditions géopolitiques du pays après juin 1967, Israël occupant alors Jérusalem-Est ainsi que les autres territoires. Malgré les objections de la communauté internationale, le gouvernement publiait alors le décret sur les municipalités (le Municipalities Ordinance [Amendment No. 6] Law, 5727-1967), étendant la loi israélienne à Jérusalem-Est (Lapidoth 2006). Ainsi, Israël annexait le territoire palestinien et déclarait Jérusalem capitale unifiée du pays.
3La surface totale annexée par Israël à Jérusalem en 1967 était de 71 km² (soit 18 000 hectares environ), dont 6,5 km² appartenait – avant 1967 – à la municipalité de Jérusalem-Est (sous autorité jordanienne) et incluait la Vieille ville. Le reste de l’espace fut pris sur les juridictions de vingt-huit villages palestiniens des alentours de la ville. Du fait de l’occupation et de l’annexion de ces territoires en 1967, les frontières municipales triplèrent, passant de 38 km² à 109 km². Cette surface municipale élargie s’agrandit encore d’avantage en mai 1993 pour atteindre 126 km² (environ 32 000 hectares) (pour plus de détails, voir Rokem 2010).
4Toutes les villes du monde connaissent une fragmentation à différents niveaux puisque les circonstances locales et globales produisent des divisions socio-économiques, culturelles et ethniques. Ce phénomène a fait l’objet d’étude dans quelques-unes des œuvres phare sur les villes. L’observation de la classe laborieuse de Manchester par Friedrich Engels en est l’un des exemples les plus anciens (cf. Engels 1844). Des analyses contemporaines analogues abondent, tel le « Fortress Urbanism » [l’urbanisme forteresse] de Mike Davies à Los Angeles (1990), la notion de « vivre ensemble dans la différence » de Marion Young ou l’analyse de l’exclusion sociale dans les villes européennes par Ali Madanipour (1998), pour n’en citer que quelques-unes. Cependant, ces chercheurs se focalisent sur des villes qui ne connaissent pas de divisions religieuses et ethno-nationalistes véritablement extrêmes. Ces caractéristiques n’existent que dans une minorité d’espaces urbains définis par Hasson et Kouba (1996 : 14) comme polarisés et politiquement divisés. Selon eux, les conflits dans ces villes sont pluridimensionnels et les grandes divisions ethnico-religieuses contiennent elles-mêmes des divisions nationales, une ségrégation géographique et une stratification économique. Pour Bollens (1998, 2000), bien qu’il existe des dynamiques de conflit complexes et fluctuantes dans les villes polarisées ethniquement parlant, les questions d’identité ethnique et de revendication de souveraineté nationale sur un territoire sont courantes dans ces mêmes villes. Kotek (1999 : 228) appellent ces espaces urbains des « villes frontières », différentes des villes « pluriethniques » ou « multiculturelles ». Par « frontière », Kotek veut dire que les divisions ne sont pas seulement ethniques ou économiques mais que ces villes se trouvent placées sur un ensemble de lignes de fracture entre diverses entités ethniques, religieuses et idéologiques. Cet ensemble de lignes de fracture pose un défi important aux politique et planification urbaines (Sharkansky 1996 ; Bollens 1998, 2000 ; Hasson 2002, 2005 ; Kmihi 2005 ; et al.).
5De plus, ces villes jouant un rôle dans des conflits nationaux, les événements qui les concernent ont des répercussions bien au-delà de leurs portes. Parmi les villes les plus connues, il faut citer Belfast, Nicosie, Berlin, Sarajevo, Beyrouth, Bruxelles ; mais toutes les études s’accordent à dire que Jérusalem représente l’un des territoires où l’urbanisme est des plus complexes et où l’espoir de résoudre le conflit reste ténu (Sharkansky 1996 ; Sennett 1999 ; Bollens 1998, 2000 ; Safier 2001 ; Sorkin 2002 ; Hasson 2003, 2005). Jérusalem est divisée à plus d’un titre : historiquement (Israël et Palestine), ethniquement et religieusement (Juifs et Arabes), d’un point de vue ethnico-national (Palestiniens et Israéliens) et sur le plan linguistique (hébreu et arabe). Les désaccords sur cette ville concernent plusieurs dimensions et Jérusalem se retrouve alors dans une situation symbolique particulièrement difficile lorsqu’il s’agit de résoudre ses tensions internes et externes. Les importants travaux effectués récemment sur les villes au cœur de conflits ethnico-nationaux ont surtout porté sur les questions de contrôle national et sur le territoire sans vraiment chercher à percer les dynamiques urbaines cachées sous les problèmes nationaux plus évidents (Benvenisti 1996 ; Dumper 1997 ; Bollens 2000 ; Yiftachel et Yacobi 2004).
- 1 Guerre d’indépendance (nom israélien) ou Naqba « le Désastre » (nom palestinien) ; pour simplifier, (...)
6Afin de mieux comprendre la complexité du tissu spatial et social de Jérusalem, il convient de dresser un petit historique de cette ville au xxe siècle. En 1917, l’autorité sur Jérusalem passait de l’Empire ottoman au Mandat britannique. Ce changement de gouvernement allait modifier radicalement le statut de la ville qui, d’une bourgade provinciale aux confins du vaste Empire ottoman devenait la capitale du Mandat britannique en Palestine. La politique d’urbanisme du Mandat britannique renforça la position de la Vieille ville tout en développant la ville nouvelle en relation avec son cœur historique. Les Britanniques établirent de nouveaux plans d’urbanisme et firent construire plusieurs grands édifices dans Jérusalem. Ces plans d’aménagement pour le développement urbain étaient préparés par certains des plus grands urbanistes de l’époque : parmi les plans d’aménagement, il faut citer le Plan Ashbee et Geddes (1922), le Plan Holliday (1934) et le Plan Kendall (1944). Après trente années de Mandat britannique, à la création de l’Etat d’Israël suite à la guerre de 19481, Jérusalem fut divisée en deux : l’Est (du côté jordanien) et l’Ouest (du côté israélien). Lors des dix-neuf années qui suivirent, les deux parties de la ville se développèrent de manièrent indépendante, comme deux entités complètement séparées de chaque côté d’une zone-frontière militarisée située le long de la ligne de cessez-le-feu, au cœur historique de la cité, près des murs de la Vieille ville.
7Deux objectifs d’urbanisme très différents dominèrent l’aménagement israélien de la ville jusqu’en 1967. Dans un cas, Jérusalem était conçue comme une ville-frontière vulnérable à la limite du royaume hachémite de Jordanie, hostile à Israël. L’aménagement urbain devait donc s’effectuer vers l’ouest, sans prendre en compte le vieux centre historique alors divisé. L’autre objectif préconisait le renforcement de la partie ouest de la ville, centre de Jérusalem, qui symboliserait alors la capitale d’Israël. En général, la division de la ville était une réalité immuable : « la ligne de séparation s’installa dans l’esprit des gens » (Schwied 1986 : 109). Officiellement, Jérusalem devint une ville divisée. De chaque côté de la frontière, Israéliens et Jordaniens développèrent leur part de la ville. Les Jordaniens s’attachèrent à étendre leurs banlieues en dehors des murs de la Vieille ville, notamment vers le nord (Sharon 1973 : 132). En Israël, le Plan de 1950 – premier plan d’urbanisme israélien pour Jérusalem – prévoyait l’extension et le développement de la ville. Le Plan de 1959 (plan directeur) qui lui succéda reprit la plupart des règlements du Plan de 1950 ; ce plan est le dernier plan d’urbanisme autorisé faisant force de loi pour Jérusalem, jusqu’à aujourd’hui (des détails supplémentaires à ce sujet seront fournis dans le rapport concernant la période actuelle présenté plus loin dans cet article). Durant les dix-neuf années qui suivirent, les urbanistes s’attachèrent à développer de nouveaux quartiers à l’ouest de la ville, qui connut alors une croissance bien plus importante que le côté jordanien. Les zones proches de la frontière étaient des quartiers pauvres considérés comme dangereux à cause des tirs de sniper et de l’hostilité des Jordaniens. Les plans de 1950 et 1959 reflétaient bien la conviction des urbanistes que la ville resterait divisée sans aucune indication ni espoir de changement dans le statu quo.
8Le plan d’urbanisme de 1968, préparé par Hashimshoni, Schwied et Hasimshoni en 1966-67, avant l’issue de la guerre de 1967, prévoyait une Jérusalem unifiée à un moment où cela défiait tous les espoirs et les objectifs d’urbanisme ; ce plan allait ainsi à l’encontre de la vision généralement admise que Jérusalem resterait divisée à jamais (Hashimshoni et al. 1972). Lorsque le plan d’urbanisme de 1968 fut enfin prêt à être soumis à la municipalité, la guerre de 1967 avait pris fin et l’espace urbain se retrouvait à nouveau sous une seule autorité. La réalité géographique augmentait donc la potentialité du plan d’urbanisme : « Jusqu’en 1967, Jérusalem était une ville où il ne se passait rien. Ses problèmes étaient surtout des problèmes locaux, municipaux – des problèmes importants, certes, mais locaux. Après 1967, les problèmes étaient différents ; les problèmes devinrent politique nationale » (Schwied 1986 : 112).
- 2 La guerre des Six Jours en 1967 entre Israël et ses voisins arabes prit fin avec l’occupation israé (...)
9Avec la guerre de 19672 entre Israël et ses voisins arabes, le contrôle de la ville de Jérusalem repassa à une seule entité politique : Israël. Par l’intermédiaire du ministère de l’Intérieur et la municipalité de Jérusalem, le gouvernement israélien s’efforça sans attendre de façonner le tissu urbain au gré de ses besoins et de ses aspirations politiques. Ces quarante-cinq dernières années, Israël – par le biais du ministère de l’Intérieur et de la municipalité de Jérusalem, ses principales structures législatives – a été responsable de la planification et de la politique d’urbanisme à Jérusalem, conservant une nette séparation entre les zones d’habitation israéliennes et palestiniennes, comme le montre clairement la carte de 2008 présentée ci-dessous (fig. 1).
Fig.1
Carte des frontières municipales de Jérusalem (les quartiers palestiniens apparaissent en brun et les quartiers israéliens en bleu).
Source : Société des études arabes – Service de cartographie et de système d’information géographique, 2008.
10Après la guerre de 1967, la politique d’urbanisme israélienne eut pour but une « réunification » générale de la ville en mettant l’accent notamment sur le centre historique dont les deux parties venaient d’être réunifiées. « Les premiers projets d’urbanisme envisageaient une réorientation qui mènerait, à terme, à relier les deux grands centres d’affaires de l’Est et de l’Ouest de Jérusalem » (Romann et Weingrod 1991 : 41). Le Plan de 1968, mentionné ci-dessus, comptait « établir la structure urbaine d’une ville unifiée, d’accès libre tant sur le plan national qu’international, et qui puisse faire office de capitale de l’Etat d’Israël » (Sharon 1973 :135). Le Plan de 1968, tout aussi sensible aux caractéristiques uniques de Jérusalem que les plans dessinés par les urbanistes du Mandat britanniques, limitait la construction autour de la Vieille ville afin d’y laisser des espaces ouverts. Il portait une attention particulière au cœur historique de la ville et, comme les plans précédents, il contrôlait la hauteur des bâtiments édifiés autour des murs de la Vieille ville.
11Le Plan de 1968 avait comme directive d’intégrer les infrastructures et le développement de la ville par le biais de sa politique d’urbanisme et de l’expansion de l’aménagement. Dans les jours qui suivirent la réunification de Jérusalem en 1967, la municipalité entreprit « l’intégration des services et des infrastructures » des deux côtés de la ville (Dumper 1993 : 81).
12Teddy Kollek, le maire de Jérusalem qui deviendrait, en vingt-cinq ans, la personnalité phare de la gestion et du développement de Jérusalem, réunit au début des années soixante-dix un panel d’experts chargé de revoir le Plan de 1968 et de poursuivre la construction d’une « Jérusalem réunifiée » (Wasserstein 2001 : 217). Le maire nourrissait de grands espoirs quant à l’aménagement et au développement du centre de Jérusalem :
Nous sommes complètement plongés dans l’aménagement de la ville afin d’en améliorer la qualité de vie. Actuellement, nos projets concernent la Vieille ville et ses proches environs. C’est à grands frais que nous aménageons une ceinture verte autour de la Vieille ville. Je crois que Jérusalem est la seule ville moderne dans laquelle une surface est achetée pour y créer un grand espace vert central, à l’image de ceux qui ont été préservés dans d’autres villes depuis plus d’un siècle : le Boston Common, Central Park à New York, Hyde Park à Londres et le Bois de Boulogne à Paris (Kollek1980 : 12).
13L’un des architectes impliqués dans l’aménagement du centre historique de la ville après 1967, David Guggenheim, remarque à propos des plans d’urbanismes du Mandat Britannique : « Ils cherchaient clairement à développer l’espace central, autour de la Vieille ville, pour en faire un pont entre l’Est et l’Ouest de Jérusalem et effacer la vieille ligne de fracture entre les deux côtés » (entretien avec David Guggenheim le 11 juin 2006). Les urbanistes avaient conçu l’aménagement du centre de la ville en tenant compte de la spécificité de Jérusalem et de la centralité de cette ville sainte, espérant créer une zone tampon sous la forme d’un espace archéologique ouvert autour des murailles de la Vieille ville (Turner 2003 : 97). Cependant, comme nous l’avons noté plus haut, la politique d’urbanisme israélienne de Jérusalem été largement influencée par le conflit politique national et, depuis 1967, cette politique d’urbanisme s’est caractérisée par la volonté d’unifier la ville sous la souveraineté israélienne, comme l’indique le Plan de 1968 (voir les détails dans la suite de cet article).
14Comme nous l’avons dit dans l’historique de l’urbanisme ci-dessus, depuis 1967, la politique d’urbanisme a servi d’instrument pour asseoir la domination de la municipalité israélienne sur l’espace urbain et mieux affirmer la souveraineté de cette dernière. Malgré la rhétorique israélienne déclarant Jérusalem « ville unifiée », les politiques d’urbanisme ont été celles d’une ville coloniale : tant le gouvernement national que le gouvernement municipal ont suivi la même politique de judaïsation de la ville – c’est-à-dire l’expansion du contrôle politique, territorial, démographique et économique israélien sur Jérusalem (Yacobi 2012). Plus précisément, ces quarante-six dernières années, Israël a utilisé sa force militaire et sa puissance économique pour déplacer des frontières et en établir d’autres, accorder et refuser des droits et des ressources, déplacer des populations et donner une nouvelle forme aux territoires occupés afin d’assurer le contrôle juif. Dans le cas de Jérusalem-Est, Israël a eu recours à deux stratégies complémentaires : d’une part, la construction massive de quartiers juifs encerclant cette zone, dans lesquels réside actuellement plus de la moitié de la population juive de la ville ; d’autre part, le freinage du développement palestinien en démolissant les habitations, en interdisant légalement les constructions et le développement palestiniens et en empêchant l’immigration palestinienne vers la ville.
15Depuis la construction du mur de séparation (appelé également « barrière de sécurité »), Israël a annexé 160 km² des territoires occupés, en plus des 70 km² annexés immédiatement après l’occupation de Jérusalem-Est en 1967. Il s’agit des colonies de Maalé Adoumim et de Givat Zéev, du bloc d’implantations du Goush Etzion et de la colonie de Bétar Illit. Le mur renforce, dans les faits, les limites israéliennes de Jérusalem et en fait la plus grande ville d’Israël, d’un point de vue géographique. Par contre, ce mur nuit à la continuité géographique et à l’intégration fonctionnelle des quartiers palestiniens qui se retrouvent complètement détachés de leur hinterland (Yiftachel et Yacobi 2002).
16D’après Israël, ce mur a été érigé pour empêcher les auteurs d’attentat-suicide de pénétrer dans la ville depuis la Cisjordanie. Ce mur a fortement perturbé la vie quotidienne des populations palestiniennes qui résident en Cisjordanie et dépendent de Jérusalem-Est pour leur travail ou pour leurs activités commerciales. Aussi a-t-on assisté à une immigration en masse des Palestiniens qui ont quitté la Cisjordanie pour s’installer dans la municipalité de Jérusalem (du côté israélien du mur). La construction de ce mur a donc transformé l’équilibre démographique puisque le pourcentage d’habitants palestiniens de Jérusalem a augmenté ; ironiquement, cela va à l’encontre de l’objectif principal de la politique d’urbanisme israélienne de ces quarante-six dernières années : conserver une majorité juive dans la ville. Après l’expansion de la ville suite à la guerre de 1967, la population totale de Jérusalem se montait à 266 000 habitants, dont 74 % de Juifs et 26 % d’Arabes et autres (Chosen 2005 : 11). Depuis, contrairement à la population juive, la population palestinienne est en augmentation constante. On prévoit que d’ici 2020, la population juive tombera à 62,2 % tandis que les Arabes et autres constitueront 37,8 % de la population de la ville (Chosen 2005 : 15). L’équilibre démographique de Jérusalem n’a cessé de changer. L’augmentation de la population palestinienne contrecarre la politique du gouvernement israélien et de la municipalité de Jérusalem de conserver une majorité juive dans la ville et s’inscrit dans ce qu’on appelle la « bataille démographique » (Fenster 2004 : 96).
- 3 La Cisjordanie, dans laquelle se trouve Jérusalem-Est, a été prise par Israël à la Jordanie lors de (...)
17Une autre question problématique se pose, à Jérusalem : celle de la souveraineté (Benvenisti 1985 et al. : 1 ; Baskin et Twite 1993 : 16 ; Klein 2003 : 54). La souveraineté est une des notions les plus complexes et les plus controversées du droit constitutionnel et du droit international. « La souveraineté fait généralement référence à une situation d’autorité politique absolue sur un territoire donné » (Baskin et Twite 1993 : 11). La plupart des pays du monde et la plupart des organisations internationales – y compris l’ONU – montrent une certaine réticence à reconnaitre Jérusalem comme capitale d’Israël. Cela est dû au fait que la partie est de la ville est considérée comme un territoire occupé ne faisant pas partie d’Israël mais de la Cisjordanie3. Après la guerre de 1967, Israël accorda un statut particulier et la citoyenneté israélienne à la population de Jérusalem-Est, l’objectif déclaré étant d’intégrer cette population à la ville tout en soutenant qu’elle recevrait les mêmes droits que la population israélienne. Techniquement, ces habitants de Jérusalem-Est, ainsi différenciés de ceux de la Cisjordanie, ont le droit de vote pour les élections municipales et ont accès aux services sociaux de la ville. Dans l’ensemble, les Yérosolomitains de l’est soutiennent que la municipalité est illégitime et, depuis 1967, ils marquent leur opposition en s’abstenant de participer aux élections municipales (Romann et Weingrod 1991 : 193 ; Hasson et Kouba 1996 : 120).
- 4 Plan d’urbanisme de Jérusalem de 2000 – Service d’urbanisme de la municipalité de Jérusalem (hébreu (...)
18Depuis 1967, la politique municipale de Jérusalem a été marquée par le discours de la politique nationale israélienne. Ce dernier a principalement visé à « réunifier » Jérusalem sous la souveraineté israélienne alors que la population palestinienne de l’est de la ville voit l’intégration de Jérusalem-Est comme une « annexion » illégale. Dans les villes ethniquement divisées, la politique d’urbanisme joue un rôle prépondérant dans le renforcement des divisions spatiales et sociales (Bollens 2000). Le financement pour l’urbanisme et les projets de constructions est inégalement réparti entre l’est et l’ouest et la ville reste de ce fait divisée en deux pôles de croissance différents tandis que les quartiers-charnières et les vieilles zones frontalières, délaissés, constituent toujours autant de lieux de division entre les deux côtés. Jusqu’à aujourd’hui, l’urbanisme et le développement de Jérusalem ont suivi les directives du dernier plan d’urbanisme autorisé faisant force de loi à Jérusalem, plan qui remonte à 1959. Ce Projet de 1959, établi à une époque où la ville était divisée, ne concerne que la partie ouest de la Jérusalem d’avant 1967. Il ne peut donc pas véritablement déterminer l’urbanisme et le développement de la ville dans les conditions actuelles. Ainsi, en absence de mise à jour, pendant près de cinquante ans, la municipalité, le ministère de l’Intérieur et divers services gouvernementaux se sont occupé d’urbanisme et de développement sans plan ayant force de loi. Le « Plan d’urbanisme 2000 » (analysé plus en détail ci-dessous) a été publié en 2004 ; jusqu’à aujourd’hui, il n’a pas été autorisé. Si aucun plan d’urbanisme n’a été autorisé, au fil des ans, c’est à cause des désaccords entre les responsables politiques. Par conséquence, le développement de Jérusalem s’est effectué sans grand rapport avec ce qui était prévu dans le Projet de 1959 et la ville s’est construite suivant des plans de quartier détaillés mais sans coordinations globale. D’où une incohérence et une ambiguïté dans la politique d’urbanisme qui n’a produit aucun plan général permettant de continuer d’aménager la ville. Comme nous l’avons dit, le nouveau plan d’urbanisme de Jérusalem – le « Plan d’urbanisme de Jérusalem de 2000 »4 (fig. 2) – est le premier plan exhaustif qui prend en compte l’Est et l’Ouest de Jérusalem et qui aborde la question du maintien de l’équilibre démographique dans une ville non divisée, suivant la politique du gouvernement israélien. Le principe sous-jacent à la politique d’urbanisme à Jérusalem est le développement d’une grande ville unifiée à majorité juive. L’objectif du plan est d’atteindre une population juive à 60 % et arabe à 40 %, et de conserver cet équilibre dans l’avenir.
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Fig. 2

Plan d’urbanisme de Jérusalem de 2000.
Source : Service d’urbanisme de la municipalité de Jérusalem
20Ce Plan d’urbanisme de Jérusalem de 2000 représente une amélioration par rapport aux plans existants. Néanmoins, les bénéfices que les Palestiniens pourront en tirer restent symboliques. En effet, si le plan offre de nouvelles possibilités en matière de projets résidentiels, il introduit en même temps un certain nombre de règlements de construction qui empêchent les résidents de profiter de ces possibilités.
21Ce plan d’urbanisme ne donne pas d’indication quant à l’utilisation des terrains et ne peut donc pas être utilisé pour délivrer des permis de construire, par exemple. Pour aménager les zones comprises dans ce projet, il faudrait un plan local plus détaillé réglementant l’utilisation des divers terrains, conformément à la loi, afin de délivrer des permis de construire. Or pour la plupart des quartiers palestiniens de Jérusalem-Est, il n’existe aucun plan local et ces zones resteront inexploitées.
22La ratification de ce plan d’urbanisme de Jérusalem de 2000 a provoqué des dissensions entre divers responsables politiques. En 2004, la première version du plan était publiée afin d’être examinée. Dans cette version, une surface totale d’environ 11,8 km² était dévolue au développement de nouveaux quartiers de Jérusalem. Seuls 2,3 km² de cette surface (soit moins de 20 %) revenait aux quartiers palestiniens (alors que 9,5 km² étaient réservés aux quartiers israéliens).
23En avril 2007, le comité local de l’urbanisme de Jérusalem ratifiait le plan et le transférait au comité d’urbanisme régional pour qu’il l’approuve également. De 2007 à mai 2008, le plan fut l’objet de vives discussions au sein du comité d’urbanisme régional qui finit par le publier afin de le soumettre aux objections du public. Ensuite, les urbanistes devaient apporter au plan les modifications demandées avant de le soumettre à un examen final. Cela ne s’est pas encore fait.
24Les membres du conseil municipal de Jérusalem sont responsables de ce retard. Ils ont fait parvenir au ministère de l’Intérieur un document détaillé dans lequel ils soutiennent que le plan ratifié constitue une discrimination contre les Israéliens en faveur des Palestiniens. (Le ministère de l’Intérieur, en haut de la hiérarchie en matière d’aménagement du territoire, est le responsable général de la politique d’urbanisme.) Le ministère de l’Intérieur a demandé au directeur du bureau régional d’urbanisme de ne pas donner son accord tout de suite. Ainsi, si le Plan d’urbanisme de Jérusalem de 2000 n’a pas encore été ratifié, c’est à cause des désaccords entre les responsables politiques israéliens.
25Il faut noter que la plus grande mobilisation populaire israélienne contre la construction d’un projet de logements à Jérusalem (comptant 16 000 objections soumises à la commission d’urbanisme) a été organisée contre le « Plan Safdie » (Ebauche 37/1, prévoyant la construction de 20 000 logements sur une surface non bâtie de 26,6 km² à l’ouest de Jérusalem), notamment par des associations de protection de l’environnement ; depuis 2006, cette mobilisation a réussi à saborder le plan. La crise du logement à l’ouest de la ville pousse à l’exploitation des terrains à l’est pour y bâtir des habitations israéliennes ; le gouvernement a d’ailleurs approuvé les ébauches de plan concernant la zone « E 1 » (contestée) – un terrain relativement vide aux environs de Jérusalem-Est, en Cisjordanie. Cette zone est décisive car elle relie le nord et le sud de la Cisjordanie et peut jouer un rôle prépondérant dans la création d’un Etat Palestinien viable.
26La politique d’urbanisme de Jérusalem détermine la sphère sociale de manière explicite et donne forme à des pratiques sociales spécifiques. Ces pratiques sociales permettent à certains « locuteurs privilégies » (les responsables politiques israéliens) de gérer et de dominer la politique d’urbanisme et le développement de la ville.
27La recherche dans notre domaine véhicule la vieille idée que Jérusalem a peu de chance de devenir une ville réellement ouverte et unifiée. Dans cet article, nous admettons que dans les circonstances politiques actuelles, les espoirs de voir une véritable solution au problème de Jérusalem restent minces. Malgré tout, à propos de cette ville, il convient de citer Scott Bollens (2000), qui affirme que la politique d’urbanisme ne devrait pas attendre l’avènement d’un processus de paix global mais peut au contraire constituer un instrument important dans la gestion du conflit à l’échelle locale tout en jouant un rôle de facilitateur pour trouver des solutions politiques plus approfondies. Dans ce sens, il faudrait voir la politique d’aménagement et l’urbanisme comme des outils essentiels, à part entière, pour parvenir à une plus grande coopération, en l’absence de solutions politiques plus générales. Pourtant, durant ces quarante-six dernières années, la politique d’urbanisme de Jérusalem, sous l’égide de la municipalité soutenue par le gouvernement israélien, a servi à implanter et à maintenir une majorité juive dans la ville. Mais dans les faits, cet objectif est loin d’avoir été atteint.
28Le développement des quartiers juifs de Jérusalem continue, grâce à l’expansion des secteurs de logements, de commerce et de l’emploi, expansion qui se base sur des ébauches de plans locaux dans les parties est et ouest de la ville. Il n’existe par contre aucune ébauche de plan local ratifié en ce qui concerne les quartiers palestiniens et l’économie de Jérusalem-Est, sans perspective d’amélioration, dépendra toujours de celle de Jérusalem-Ouest.
29Il faut sans tarder faire appel à la politique d’urbanisme afin de promouvoir de véritables solutions à Jérusalem. Cela signifie que la politique d’urbanisme unilatérale israélienne actuelle doit faire place à une politique localisée et partagée. Dans un Moyen-Orient tourmenté, cela semble relever de l’utopie. Malgré tout, avant d’espérer une quelconque résolution générale, il faut se détourner d’objectifs d’aménagement unilatéraux et mettre en œuvre un urbanisme qui favorise le changement au profit de tous les résidents de la ville.