Positions divergentes des prélats catholiques sur le baptême des enfants Finaly
Résumé
Catholic Prelates’s Differing Positions on the Finaly Children’s Baptism (1945-1953). – The affair of the Finaly children is the most famous example of the problems encountered by a number of Jewish families in getting back their children who had been hidden by Christians during World War II. The legal proceedings brought by the family, who settled in Israel after the war, against the nanny who had saved and converted Robert and Gérald Finaly, were an exception because in 1953 they went all the way to the French Supreme Court. An enormous press campaign erupted when the two children were kidnapped in February 1953 by members of the clergy who refused to hand them over, on the grounds that they had been baptized as Catholics. The investigation undertaken in 2003 –50 years after the “Finaly Affair”– came up with unexpected revelations about the key role played by Cardinal Gerlier in this abduction. The article examines the positions of Pius XII, the Holy Office and many members of the French episcopate over the validity of this belated baptism.
Plan
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1En février 1953, éclate en France une énorme campagne de presse autour de l’enlèvement de deux enfants juifs convertis au christianisme. Certains membres de l’Église catholique sont impliqués directement dans cet acte délictueux, comme des supérieures de Notre-Dame de Sion et une dizaine de prêtres basques. Mon enquête1 m’a permis de dévoiler le rôle plus occulte du cardinal Pierre Gerlier à Lyon et de montrer que nombre de prélats français furent concernés. L’affaire traînant en longueur, Pie XII fut, lui aussi, conduit à prendre position, comme Mgr Roncalli (futur Jean XXIII), alors nonce à Paris, et Mgr Montini (futur Paul VI), substitut à la Secrétairerie d’État2, donc le second personnage du Vatican. Suivre le déroulement de ce procès à scandale va nous permettre d’éclairer les positions de chacun et de démontrer que, décidément non, l’Église catholique ne parle pas d’une seule voix, comme on le croit trop souvent. L’enlèvement du 4 février 1953 est l’aboutissement d’une longue bataille judiciaire qui doit être rappelée car, conduite par une grande procédurière, Antoinette Brun, elle va conduire la hiérarchie catholique dans un guêpier dont elle mettra des mois à sortir.
I- Les faits, les dates
Négociations et procédure judiciaire (1939-1952)
1939-1948
2En 1939, le docteur Fritz Finaly (1906-1944), chef de clinique à Vienne (Autriche), s’est réfugié, avec son épouse Anni (1915-1944), à La Tronche près de Grenoble. Là naissent deux garçons : Robert (Ruben) le 14 avril 1941, et Gérald (Guédalya) le 3 juillet 1942. Ils sont circoncis, détail important qui permettra à la famille d’affirmer, sans équivoque, la volonté des parents de les élever dans le judaïsme. Le 7 juin 1941, le père fait une déclaration de nationalité française pour Robert. Gérald est donc autrichien. Le 14 février 1944, les deux époux Finaly sont arrêtés par la Gestapo et déportés, le 7 mars, de Drancy vers Auschwitz avec le convoi n° 69. Ils ne reviendront pas. Ils ont eu le temps de cacher leurs enfants chez une voisine qui les confie aux religieuses de Notre-Dame de Sion, à Grenoble. Le couvent de Lyon est alors dirigé par Mère Antonine, supérieure musclée, qui cache des membres de l’Armée juive, fabrique des faux papiers et appartient elle-même à l’Amitié chrétienne dirigée par le père Pierre Chaillet. Elle héberge souvent une grande résistante, Germaine Ribière. Nous allons retrouver ces trois personnages en 1953, tous membres du même réseau de résistance, et utilisés par le cardinal Gerlier : Mère Antonine pour cacher les enfants Finaly et Chaillet et Ribière pour les chercher…
3Les religieuses confient les deux enfants à la crèche municipale de Grenoble dont la directrice est Antoinette Brun (1894-1988). Celle-ci, qui a déjà recueilli d’autres enfants, juifs ou non, accepte, fin février 1944, de les cacher. À peine un an plus tard, le 9 février 1945, la sœur du Dr Finaly, Mme Margarete Fischl écrit au maire de La Tronche qui l’informe de la déportation de son frère et de sa femme et lui indique comment retrouver ses neveux. Ayant obtenu le 15 mai 1945 un permis d’immigration pour les deux enfants vers la Nouvelle-Zélande où elle s’est installée, elle se rapproche de Mlle Brun pour lui dire sa reconnaissance et son désir de récupérer ses neveux. Celle-ci répond en novembre qu’elle pense que ce retour est prématuré mais assure : « Vos neveux sont juifs, c’est-à-dire qu’ils sont restés dans leur religion ». Détail important car l’affaire Finaly est regardée a posteriori comme le procès emblématique du refus par l’Église de rendre les enfants juifs cachés et baptisés pour les sauver, or, les deux protagonistes n’ont jamais été dans ce cas. Mlle Brun ne les fera baptiser que le 28 mars 1948, par l’abbé Pichat, en l’église de Vif (Isère).
4Pourquoi ? Pour échapper aux pressions de la famille. Au lendemain de la lettre de Mme Fischl, le 12 novembre 1945, Mlle Brun s’est fait nommer tutrice provisoire par un conseil de famille composé par ses soins (n° 1), dont tous les membres sont juifs et amis des parents Finaly de leur vivant, mais aucun n’appartient à la famille, laquelle n’est même pas informée. Pendant trois ans donc, Mme Fischl tente de récupérer ses neveux en s’adressant même au ministre des Affaires étrangères qui, soutenant sa démarche, se tourne le 16 mars et le 9 août 1946 vers le ministre des Anciens combattants et des Victimes de la guerre. Elle supplie le maire de La Tronche et la Croix-Rouge qui fait un rapport favorable à la famille le 5 octobre 1946. Elle écrit à l’évêque d’Auckland qui transmet à l’archevêque de Westminster, lequel s’adresse à Mgr Alexandre Caillot, évêque de Grenoble. Le 25 juillet 1948, Mgr Caillot répond à l’évêque d’Auckland qu’il a eu un « long entretien avec Mlle Brun […] qui s’est terminé par une opposition très nette de sa part à la demande de la tante des enfants ». Il ne parle cependant pas du baptême qui a eu lieu trois mois plus tôt. Le 27 septembre, Madame Rosner, sœur de Mme Fischl, demande depuis Israël à Moïse Keller, entrepreneur ami résidant à Grenoble, de bien vouloir être son mandataire. Celui-ci se met en rapport directement avec Mlle Brun qui refuse de rendre les enfants et déclare : « Je les ai fait baptiser catholiques, si ce renseignement peut vous être agréable ».
1949
5Il n’y a plus d’autre recours que la voie juridique. Le 7 janvier 1949, Moïse Keller, accompagné de l’avocat de la famille, maître Maurice Garçon, dépose une plainte auprès du procureur de la République de Grenoble qui ordonne une enquête. Le 24 janvier, Antoinette Brun constitue un autre conseil de famille (n° 2) au prétexte que certains membres du conseil n° 1 avaient quitté Grenoble. Il est composé cette fois uniquement de catholiques. Ce conseil mandate Mlle Brun aux fins de demander la nationalité française pour Gérald. Elle ne fera jamais la démarche. Le 15 février, le procureur de la République convoque Moïse Keller pour lui signifier que le conseil de famille est seul habilité à prendre des décisions en matière de tutelle d’enfants. Le 28 juillet 1949, sur plainte de Keller qui prouve qu’aucun ami des parents Finaly ne figure plus au conseil de famille n° 2, le juge de paix du canton Sud constitue officiellement un troisième conseil (n° 3). Ce dernier décide de remettre les enfants dans un délai d’un mois à Madame Rosner ou à son mandataire. Mlle Brun refuse d’obtempérer et, le 9 août, attaque en nullité la décision du conseil de famille n° 3 pour vice de forme. Le 28 août, Moïse Keller se présente chez Mlle Brun, accompagné d’un huissier, pour se faire remettre les enfants. Refus catégorique de Mlle Brun.
1950-1951
6Le 7 juin, le tribunal civil de Grenoble constate le décès des époux Finaly à la date du 7 mars 1944 : ce détail, toujours passé inaperçu, est le nœud de l’affaire du point de vue juridique. Les enfants ne sont plus des enfants de déportés sous tutelle provisoire dépendant de l’ordonnance du 20 avril 1945, mais des orphelins dépendant du droit civil. La Cour de cassation statuera sur cette situation. Suivent deux ans de procédure où les tribunaux statuent de façon contradictoire, soit en faveur de la famille, soit de la nourrice.
1952 : Non-présentation des enfants
7Le 31 mai, séance du tribunal civil de Grenoble à huis clos pour une audition des deux enfants qui déclarent vouloir rester avec « maman Brun » tout en affirmant qu’ils la voient deux ou trois fois par an. Le même mois, Mère Antonine, alors supérieure de Sion à Grenoble, indique à Mlle Brun une colonie de vacances pour les deux enfants en Alsace. L’arrêt de la cour d’appel de Grenoble du 11 juin oblige enfin Mlle Brun à rendre les enfants à la famille. Le 15 juillet, elle se pourvoit en cassation, mais l’arrêt de la cour d’appel de Grenoble est exécutoire. N’en tenant aucun compte, elle fait disparaître les deux garçons. Le même jour, Moïse Keller se présente à la crèche municipale pour récupérer les enfants, en vain. Le 18 juillet, la famille porte plainte et, le 16 septembre, Mlle Brun est traduite devant le tribunal correctionnel de Grenoble pour « non-présentation d’enfant » (et non pour « enlèvement de mineur »). Elle ressort libre.
8Après un séjour aux Ancelles de Notre-Dame de Sion à Paris, Mère Antonine fait entrer, fin septembre, les deux garçons comme pensionnaires au collège Notre-Dame de la Viste à Marseille sous les noms de Louis et Marc Quadri. Le 18 novembre, Mlle Brun comparaît devant le tribunal correctionnel de Grenoble. Le 28 novembre, la cour décide que le délit de non-présentation d’enfants ne peut être retenu : il n’y a point de délit, conclut le tribunal, aucune décision judiciaire n’a jamais confié « la garde » des enfants à Madame Rosner. Mlle Brun est relaxée. Le parquet interjette appel sur le champ et la famille, partie civile, s’associe à cet appel. La cour fixe son audience au 8 janvier 1953. Alexis Danan de Franc-Tireur alerte le premier le grand public avec une série d’articles parue entre les 19 et 29 novembre 1952. L’opinion juive, en particulier, est visée directement par Wladimir Rabinovitch alias Rabi, juge de paix à Briançon et éditorialiste réputé de l’entre-deux-guerres. Il entame une campagne vigoureuse par le biais d’un article paru dans le journal du Fonds national juif, La Terre retrouvée, le 15 décembre.
L’affaire publique (1953)
29 janvier-3 février
9Le 8 janvier, audience devant la chambre des appels correctionnels de la cour de Grenoble avec une grande plaidoirie de Me Maurice Garçon, qui sera reproduite en plaquette. Le Consistoire central demande alors aux grands rabbins de France par intérim, Henri Schilli et Jacob Kaplan, de suivre la question de très près. Le 29 janvier, la cour d’appel invite le procureur à demander le renvoi d’Antoinette Brun devant la cour d’assises. L’arrestation immédiate de Mlle Brun est ordonnée. Écrouée à la prison de Grenoble, elle en sortira le 12 mars.
10Suite à des photographies des deux enfants parues dans la presse, Mère Antonine craint qu’ils ne soient reconnus dans le collège marseillais, aussi décide-t-elle de les confier du 19 au 29 janvier à l’abbé Mollard, curé de la paroisse de Saint-Michel Archange à Marseille. Le 30, elle les faire conduire à Bayonne par sa sœur Denise Bleuze née Jannot. Ils sont inscrits sous le faux nom d’Olivier et Robert Martella au collège Saint-Louis de Gonzague où enseigne l’abbé Barthélémy Setoain (ou Setoan), frère d’un professeur de Notre-Dame de Sion à Grenoble. Les enfants sont reconnus par le directeur du collège, l’abbé Silhouette, qui prévient le parquet de Bayonne, lequel alerte celui de Grenoble. Le 1er février. Moïse Keller est averti. En attendant son arrivée, le procureur Laffond les laisse à la garde du directeur du collège. Le 2 février, Mère Antonine arrive à Biarritz, elle informe de l’affaire l’évêque de Bayonne, Mgr Léon-Albert Terrier. Elle a une brève entrevue à Notre-Dame de Sion avec l’abbé Setoain et repart le soir même pour Paris. Le 3 février, on apprend que les enfants ont disparu.
Le rapt des enfants (4 février-3 mars)
11Si l’enlèvement des enfants est donc effectif depuis le 18 juillet 1952, la France tout entière ne découvre l’Affaire Finaly que le 4 février 1953 avec une photographie qui fait scandale puisqu’elle montre l’arrestation de Mère Antonine. Une campagne de presse s’enclenche aussitôt pour ou contre le rôle de la religieuse qui garde obstinément le silence. On soupçonne cependant un passage des enfants vers l’Espagne. La police enquête et arrête en février et mars 1953 une dizaine de religieux qui ont organisé une véritable chaîne d’évasion vers le pays basque espagnol.
12Le rapt prend alors une réelle dimension publique et religieuse. Les grands rabbins s’adressent au ministre de l’Intérieur. Le 5 février, Jacob Kaplan rend visite à Mgr Thouvet, secrétaire particulier de l’archevêque de Paris. Il craint de devoir entrer en conflit avec l’Église si les enfants ne sont pas rendus et le regrette. Dans la nuit du 10 au 11 février, l’agence France-Presse diffuse un appel de Mgr Caillot, l’évêque de Grenoble, en accord avec le cardinal Gerlier. Il demande « formellement » à « toute personne ou groupement religieux ou laïque qui connaîtrait le lieu de séjour des enfants Finaly ou serait susceptible de donner un renseignement à ce sujet de se faire connaître soit à l’autorité judiciaire, soit de tout autre façon ». Maître David Lambert adresse alors un communiqué à l’AFP, le 12 février, pour une mise au point au nom de la famille. Les grands rabbins ont fait de même la veille, tant la presse nationale a pris parti pour Mlle Brun.
13Le 18 février, André Weil, membre du Consistoire central et trésorier du Comité des oeuvres sociales de la Résistance (COSOR), organisme dirigé par le père Chaillet, informe Kaplan que ce dernier désire le rencontrer. Au nom du cardinal Gerlier, le religieux lyonnais, résistant et ami du rabbin, cherche à parvenir à un accord sur ces bases : restitution des enfants par l’Église et retrait des plaintes de la famille contre les religieux auteurs du rapt. Kaplan discute avec les comités Finaly et le Consistoire central ; tout en craignant l’opposition de sa base, il accepte, tandis que le cardinal Gerlier dit consulter sa hiérarchie.
14Le 19 février, arrestation des deux passeurs basques à Bayonne : François Etchecaharetta, commerçant radio-électricien, et Joseph Susperreguy. Ils ont dénoncé l’abbé Laxague, professeur au grand séminaire de Bayonne. Le 21, arrestation de ce dernier, de l’abbé Ibarbaru, curé de Biriatou, de l’abbé Dominique Irigoin, vicaire à Saint-Jean de Luz, de l’abbé Jean Aritzia, aumônier de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) et de Jean Falgade, administrateur de société. Ils restent dix jours en prison, puis sont mis en liberté provisoire, sauf l’abbé Laxague qui reste enfermé jusqu’au 15 mars. Seul possesseur d’une voiture, avec Falgade, la police sait qu’il a assuré le transport des enfants de Bayonne à Guétary.
15Le 3 mars : inculpation de Mère Marie-Dominique, supérieure de Notre-Dame de Sion à Marseille, du chanoine Augustin Lemoine, supérieur du collège du Sacré-Cœur à Marseille, d’Isaure Luzet, pharmacienne à Grenoble et de Georges Le Moine, supérieur du collège Notre-Dame de la Viste à Marseille.
L’accord du 6 mars
16Depuis début février, à la demande du cardinal Gerlier, le père Chaillet négocie. Le 6 mars, ce dernier pour l’Église et Madame Rosner pour la famille Finaly signent un compromis en six points, censé rester secret car, s’engageant à rendre les enfants, l’Église craignait des difficultés du côté des religieux espagnols. La famille patientera quatre mois. Le cardinal Gerlier envoie alors Germaine Ribière, en Espagne, le 24. Au moment de Pessah (la Pâque juive), le grand rabbinat de France demande symboliquement de réserver à la table familiale, comme dans les repas communautaires, deux places non occupées à l’intention des enfants Finaly.
17Le retour des enfants se fait attendre. Les rumeurs courent : le 17 avril, L’Aurore annonce qu’ils ont été enlevés par des « groupements fanatiques » israéliens, puis que les deux garçons sont héritiers d’une fortune de 13 milliards de francs… Le Monde, le 15 mai, s’inquiète de l’état de santé d’un des enfants et Combat, le 21, écrit qu’il est mort et enterré. Germaine Ribière qui fait des voyages incessants, entre Madrid, Saint-Sébastien, Lyon et Paris, certifie qu’il n’en est rien au grand rabbin Kaplan et au père Chaillet.
18Le 23 avril, la chambre criminelle de la cour de cassation renvoie Mlle Brun devant la chambre correctionnelle de la cour de Riom pour être jugée du chef d’enlèvement de mineurs sans fraude ni violence. La hiérarchie de l’Église catholique s’adresse fin mai directement au rabbin Kaplan pour l’informer des difficultés rencontrées et lui demande de prendre encore patience, mais l’opinion juive le pousse à agir rapidement.
Dénonciation de l’accord du 6 mars
19Le 5 juin, Kaplan convoque la presse et dénonce l’accord conclu le 6 mars entre l’Église et la famille : les hauts dignitaires ecclésiastiques n’ont jamais condamné officiellement le baptême des enfants et la plupart des théologiens catholiques soutiennent dans la presse, et sans jamais être blâmés, la légitimité canonique de ce qui est considéré par les juifs comme « un enlèvement rituel ». Il craint le zèle de prêtres fanatiques sur la santé psychique des deux garçons, s’élève contre les lenteurs de l’enquête judiciaire et contre l’indulgence administrative. Il s’étonne de l’immunité particulière accordée par la République à des prêtres et des religieuses qui savent, il en est certain, où se trouvent les enfants. Kaplan affirme enfin que le cas Finaly n’est pas unique en Europe et exige que ce baptême, offense à la mémoire des martyrs du judaïsme, soit annulé par une restitution pure et simple.
20Le cardinal Gerlier assure aussitôt, toujours par voie de presse, de la bonne foi des négociateurs catholiques, mais l’Église affirme aussi, pour la première fois, qu’elle veut rendre les enfants : les prélats français, toujours par la voix de Gerlier, expliquent qu’ils n’acceptent plus la doctrine selon laquelle des enfants juifs baptisés à l’insu de leurs parents ne peuvent être rendus à leur famille (raison invoquée depuis de l’affaire Mortara3). Le 17 juin 1953, les prêtres basques Ariztia et Laxague, auteurs du rapt côté français, déclarent au journal Côte basque-Soir qu’ils demandent que les enfants soient rendus par leurs coreligionnaires qui les détiennent dans la région de Saint-Sébastien.
21Germaine Ribière tente une dernière négociation, aidée par le père Inda, abbé de l’abbaye Notre-Dame de Belloc. Elle écrit alors dans ses carnets : « Les abbés basques français ont prévenu l’évêque de Saint-Sébastien que les enfants étaient au monastère de Lazcano, en pays basque espagnol et celui-ci a prévenu le Gouverneur de la province, qui a prévenu le ministre des Affaires étrangères, qui a prévenu Franco. Ce dernier décréta que les enfants ne devaient pas être rendus ». Elle rend compte de l’hostilité montrée par le corps diplomatique espagnol à partir de ce diktat.
22Le 23 juin, la chambre civile de la cour de cassation rejette le pourvoi engagé par Mlle Brun et confirme l’arrêt de la cour d’appel de Grenoble du 11 juin 1952, donc la nomination de Mme Rosner comme tutrice définitive. Le 26 juin 1953, les deux frères passent la frontière espagnole avec Germaine Ribière et arrivent dans la soirée du 27 à Saint-Léonard (Oise) dans la propriété d’André Weil.
23Le 13 juillet, cinq prêtres basques sont arrêtés après interrogatoire des enfants. Ils sont remis en liberté le 16 juillet. Le 18 juillet, Mme Rosner retire toutes ses plaintes. L’affaire judiciaire est close : il n’y aura, selon l’accord du 6 mars, aucune poursuite contre les auteurs du rapt immédiatement relâchés. Le 25 juillet, Robert et Gérald s’envolent avec leur tante pour Israël.
Épilogue
24Le 7 juin 1955, non-lieu général dans l’affaire Finaly. Voilà, en quelques pages, ce que sait la presse qui en informe l’opinion publique française. Je ne peux ici rapporter l’énorme scandale que provoqua l’arrestation de tous ces religieux et comment la France se coupa en deux, pour ou contre les droits de la nourrice et ceux de la famille, antisionistes contre sionistes, anticléricaux contre cléricaux, tenants du respect du droit républicain contre le droit canon. Nous ne répondrons qu’à quelques questions : Où étaient réellement cachés les deux enfants Finaly ? Par qui ? Pourquoi ? Mon enquête commence ici, grâce aux papiers personnels de Monseigneur Gerlier, du grand rabbin Kaplan et de Germaine Ribière, comme aux confessions de Mère Antonine et aux fonds d’archives du Quai d’Orsay enfin accessibles depuis 2003, cinquante ans après l’affaire. Je ne dévoilerai donc, dans le présent article, que mes découvertes concernant la hiérarchie catholique, les motivations de ses membres importants et leurs conflits internes.
II. Difficile récupération des enfants juifs
convertis au catholicisme avant l’affaire Finaly
25Les tentatives des familles et des associations juives pour retrouver les enfants sauvés par l’Église catholique durant la Seconde Guerre mondiale furent précoces4. Il semble que, durant les années 1944 et 1945, les restitutions se soient déroulées sans trop de problème. Puis on note un raidissement en 1946, certaines « difficultés » sont mises en avant, certains cas semblent particulièrement ardus, il s’agit, en général, de la restitution d’enfants juifs baptisés. Une lettre, adressée au grand rabbin Kaplan par le père Braun, ancien aumônier général adjoint des camps d’internement français et des Groupement des travailleurs étrangers (GTE), depuis Toulouse, le 30 août 1946, montre que le cardinal Gerlier est déjà concerné par une affaire compliquée dont il suit le déroulement directement. L’intermédiaire parle de compromis : « J’ai vu le cardinal Gerlier, il y a une dizaine de jours. Nous avons beaucoup parlé (…), il est très désireux de voir résolue la difficulté. Il a déjà agi et demandé de la documentation. » Puis en bas de page : « J’oubliais de vous dire que le cardinal, qui se rappelle fort bien de vos visites, veut trouver le plus tôt possible la solution la meilleure5. » Les deux hommes s’étaient côtoyés et appréciés pendant l’Occupation, lorsque le prélat avait couvert de son autorité des organisations catholiques, comme justement l’Amitié chrétienne.
26La « difficulté » du moment semble, soit être déjà la restitution des deux petits Finaly – car le grand rabbin a classé cette lettre dans le dossier les concernant –, soit le refus du père Théomir Devaux, supérieur de Notre-Dame de Sion, de rendre des enfants placés par ses soins chez des nourrices. Ce grand sauveteur, qui a caché plus de 400 enfants, n’est pas aussi dénué de prosélytisme que certains historiens le croient6. Le dépouillement d’archives nouvelles, déposées par Germaine Ribière, m’a permis de consulter le dossier personnel du père concernant 95 enfants cachés par ses soins. Si le baptême n’est pas systématique, loin de là, et si on prend soin de demander l’accord des familles juives, les rapports des nourrices envoyés directement au religieux montrent bien que la conversion est recherchée : elles donnent régulièrement des informations sur l’évolution des enfants encore placés chez elles après-guerre (de 1945 à 1947) et sur leur acceptation progressive du sacrement7. Mes recherches m’ont permis d’établir qu’il faut attendre 1953, donc le scandale public du procès Finaly, pour voir résolue la dite « difficulté ». Le 20 mars, on signale au Consistoire que des enfants juifs convertis au catholicisme ont enfin été rendus et placés à l’École d’Orsay8. Il s’agit de trente enfants réclamés depuis 1946. Revenons sur ce cas qui nous permettra de préciser les positions de l’Église catholique dans l’immédiat après-guerre.
27Le Consistoire central s’est inquiété de l’attitude du supérieur de Notre-Dame de Sion au point d’écrire au Nonce apostolique à Paris, Mgr Roncalli, le 19 juillet 1946, en citant nommément le père Devaux. La lettre est signée par le président Léon Meiss et le grand rabbin de France, Isaïe Schwartz. Il est rappelé que le grand rabbin Herzog de Palestine a, au cours d’une audience, remercié les prêtres et tous les catholiques qui n’ont pas hésité à sauver des vies juives mais, il a aussi exprimé : « son douloureux étonnement provoqué par le fait que, deux ans bientôt après la Libération de la France, des enfants israélites sont encore dans des institutions religieuses non juives qui se refusent à les rendre aux œuvres juives9 ». Et d’ajouter : « Nous venons d’apprendre par une lettre envoyée par le Révérend père Devaux à la Commission de reconstruction culturelle juive en Europe, à New York, que le service des enfants de Notre-Dame de Sion a encore sous sa garde trente enfants israélites. » Les dirigeants du Consistoire demandent l’intervention directe du nonce et leur placement aux soins du Conseil supérieur de l’enfance juive qui les élèvera dans « la foi de leurs pères ». Ils ne seront rendus qu’en mars 1953. Quel événement a pu gripper les rouages à ce point-là ?
La note de la nonciature de Paris du 23 octobre 1946
28À la suite de la visite du grand rabbin et de son entrevue avec Pie XII, ce cas n’étant pas unique et les procès en Europe se multipliant10, le Vatican fut amené à prendre une décision qu’il fit connaître, en France pour le moins, à l’ensemble des évêques et des cardinaux, via la nonciature à Paris. Cette note du 23 octobre 194611 fut communiquée au cardinal Gerlier le 30 avril 1947. Elle précise :
« Au sujet des enfants juifs, qui pendant l’occupation allemande ont été confiés aux institutions et aux familles catholiques et qui sont réclamés par des institutions juives pour leur être remis, la Sainte Congrégation du Saint Office a donné une décision que l’on peut résumer ainsi :
1/ Éviter autant que possible, de répondre par écrit aux autorités juives, mais le faire oralement.
2/ Toutes les fois qu’il sera nécessaire de répondre, il faudra dire que l’Église doit faire ses investigations pour étudier chaque cas en particulier.
3/ Les enfants qui ont été baptisés ne pourraient être confiés aux institutions qui ne seraient pas à même d’assurer leur éducation chrétienne.
4/ Pour les enfants qui n’ont plus leurs parents, étant donné que l’Église s’est chargée d’eux, il ne convient pas qu’ils soient abandonnés par l’Église ou confiés à des personnes qui n’auraient aucun droit sur eux, au moins jusqu’à ce qu’ils soient en mesure de disposer d’eux-mêmes. Ceci évidemment, pour les enfants qui n’auraient pas été baptisés.
5/ Si les enfants ont été confiés par les parents, et si les parents les réclament maintenant, pourvu que les enfants n’aient pas reçu le baptême, ils pourront être rendus.
Il est à noter que cette décision de la Sainte Congrégation du Saint Office12 a été approuvée par le Saint Père13. »
29Les directives de cette note confidentielle, transmise par la nonciature de Paris au cardinal Gerlier, ont certainement été appliquées par les évêques jusqu’à l’affaire Finaly. Mais, à cette occasion, soit sept ans plus tard, le cas est si particulier que le cardinal Gerlier14 consulte directement Pie XII, le 8 janvier 1953, un mois avant l’enlèvement. Revenons sur le déroulement des faits pour écouter Mère Antonine.
III. Le rôle occulte du cardinal Gerlier
30Selon son propre témoignage15, après avoir aidé Mlle Brun à placer les deux frères Finaly dans une colonie de vacances en Alsace, été 1952, Mère Antonine demande une audience au prélat en septembre. Le cardinal se dit stupéfait : « C’est une nouvelle affaire Dreyfus que vous m’apportez-là ! » Il l’envoie aussitôt consulter son avocat, maître Gounot. La réponse des deux hommes est unanime et conforme aux directives de la nonciature : « Ces enfants sont baptisés, il faut faire l’impossible pour qu’ils soient élevés dans la foi chrétienne. » Mère Antonine affirme qu’elle ignorait que l’arrêt de la cour d’appel est exécutoire et que le pourvoi en cassation n’est pas suspensif. Elle accuse directement le cardinal, pourtant juriste de formation, et son homme de loi de l’avoir tu. La machine est donc enclenchée sur décision du seul Gerlier qui aurait pu à cet instant tout arrêter. Mère Antonine fait conduire les deux garçons à Marseille, début octobre, au collège de Notre-Dame de la Viste16. Le 30 janvier, elle revoit Gerlier qui la confirme dans sa mission. Elle fait alors transférer les enfants au lycée Saint-Louis de Gonzague à Bayonne. Or, à cette date, le cardinal a consulté Pie XII, lequel n’a pas opposé un refus catégorique à la restitution à la famille. Écoutons ce récit retrouvé dans les archives de Mgr Gerlier.
Pie XII consulté le 8 janvier 1953
31Lors d’un voyage ad limina, le prélat s’est entretenu du cas Finaly avec le pape, comme nous l’apprend le compte rendu d’audience17 : « Le cardinal informe le pape de cette affaire douloureuse et montre la nécessité d’avoir le plus tôt possible des consignes précises. Au cas où le tribunal décide de rendre les deux enfants à leur famille, devra-t-on se conformer à cette décision ou bien maintenir les enfants cachés malgré le danger d’une campagne de presse internationale contre l’Église ? Le pape répond que l’on n’aurait pas dû baptiser ainsi les enfants, c’est contre les prescriptions du Code18. Il répond aussi que la crainte d’une campagne violente contre l’Église n’est pas une raison suffisante pour manquer aux exigences du devoir chrétien ; cependant, il peut se faire que dans le cas présent, l’affaire se présente d’une façon spéciale qui permettrait une autre attitude. Il demande qu’on lui remette une note sur cette affaire qui pourrait avoir des conséquences fâcheuses ».
32Mgr Gerlier s’exécute aussitôt et la lui fait parvenir, le 14 du même mois19. Il rappelle que « deux petits enfants juifs ont été imprudemment baptisés par une chrétienne très dévouée à laquelle on les avait confiés », suit l’exposé des faits et de la procédure, puis le prélat fait le tour de l’opinion publique française en ces termes : « La gravité du problème résulte notamment du fait qu’une agitation profonde de l’opinion publique est créée et augmente sans cesse dans cette affaire. La presse israélite, la presse anti-chrétienne, beaucoup d’organes de la grande presse neutre se sont emparés de la question. Les communistes de Grenoble interviennent aussi. Il est à prévoir qu’une campagne mondiale sera organisée autour de cette affaire et que l’Église sera douloureusement attaquée à cette occasion. Les arguments invoqués en faveur de la restitution des enfants à ce qui reste de leur famille et à la communauté israélite seront même capables d’impressionner beaucoup de chrétiens ». Il faut que le pape décide de la conduite à tenir et il demande une réponse nette : « Dans ces conditions doit-on conseiller de refuser, quoi qu’il advienne, de rendre les enfants qui appartiennent à l’Église par leur baptême et dont la foi ne pourrait guère résister, selon toute vraisemblance, à l’influence du milieu israélite, s’ils y restent ? Où peut-on, au contraire, en sécurité de conscience, considérer que la gravité du scandale créé par la campagne de presse qui commence et deviendra internationale, en s’appuyant sur des raisons humaines qui impressionneront certainement l’opinion publique, constitue un motif suffisant pour tolérer, sous la pression d’une décision de justice définitive et pour éviter un plus grand mal, la restitution des enfants à leur famille naturelle ? Après avoir fait, évidemment, tout ce qui sera possible devant les tribunaux pour obtenir que la gardienne actuelle des enfants soit déclarée en droit de les conserver… ce n’est malheureusement pas l’hypothèse la plus probable. L’affaire est extrêmement urgente ! »
La lettre du Saint-Office du 23 janvier 1953
33Cette campagne de presse et d’opinion inquiète Gerlier mais pas assez cependant pour le rendre prudent. Lorsqu’il reçoit le 23 janvier20 une réponse sans ambiguïté du Saint-Office, il va se plier strictement à ces directives. Après « un examen attentif et très réfléchi (sur) les circonstances de ce problème si délicat », la Congrégation confirme la validité de ce baptême en s’appuyant sur trois points :
1/ De droit divin, ces enfants ont pu choisir et ont choisi la religion qui assure le salut de leur âme.
2/ Le droit canonique reconnaît aux enfants qui ont atteint l’âge de raison le droit de décider de leur avenir religieux.
3/ L’Église a le devoir imprescriptible de défendre le libre choix de ces enfants qui, par le baptême, lui appartiennent.
34Liberté de choix religieux réaffirmée mais seulement à « l’âge de raison » et liberté immédiatement contrebalancée par la revendication de la propriété de l’âme des deux enfants devenus chrétiens par le baptême. Ces deux points du dogme posés, le cardinal Pizzardo, qui signe la lettre, se fait plus concret. Il faut faire durer au maximum la procédure judiciaire, si Mlle Brun perd en appel, il faudra aller jusqu’à la cour de cassation et dans ce cas le Saint-Office demande des renseignements : citoyenneté des enfants ? Certificat d’adoption par la personne qui les a fait baptiser ? Sentences des tribunaux. La seconde mention laisse supposer que Rome n’est pas au clair sur la simple tutelle provisoire que détient alors Mlle Brun et croit à une adoption en bonne et due forme.
35Au cas où le procès serait perdu en cassation, le Saint-Office envisage le pire :
« Enfin, dans la douloureuse hypothèse où la sentence définitive fût contraire à celle de la première instance, il conviendrait de conseiller à cette dame de résister dans toute la mesure du possible à l’ordre de livrer les enfants, en adoptant "per modum facti" tous les moyens qui peuvent retarder l’exécution d’une sentence qui viole les droits exposés ci-dessus, cette résistance ne devra pas cependant être poussée au point de causer de graves dommages, soit à la personne, soit à la Sainte Église. »
36Pizzardo demande pour finir à être tenu au courant de l’affaire du point de vue juridique et de l’évolution de l’opinion publique. Germaine Ribière, dans ses souvenirs, commente d’une phrase laconique : « Le cardinal et mère Antonine à laquelle il a donné connaissance de la lettre, s’en tiennent aux directives reçue21. » C’est tout et l’enchaînement des faits parle de lui-même.
37Cette lettre écrite le 23 janvier est arrivée sur le bureau de Gerlier quelques jours avant la sentence de la cour d’appel de Grenoble du 29. Ce jour-là, Mlle Brun est aussitôt incarcérée et renvoyée devant la cour d’assises. Le lendemain, Mère Antonine demande ce qu’elle doit faire des enfants. Balayés les doutes, les atermoiements, les consultations, Gerlier se met aux ordres du Saint-Office et les exécute. Il faut donc les cacher et prolonger la procédure jusqu’à l’arrêt de la cour de cassation. On comprend que, à Bayonne, l’évêque, Mgr Terrier et le chanoine Narbaïtz ne sont au courant de rien lorsque, le 1er février, logiquement, ils avertissent le parquet que les enfants sont retrouvés au collège Saint-Louis de Gonzague. Mère Antonine, sur ordre de Gerlier, rencontre l’évêque de Bayonne et son vicaire général, le 2 février. Moïse Keller se rend sur place pour récupérer les enfants le 3. Ils ont disparu et Mgr Terrier joue le stupéfait. En quarante-huit heures, il a fallu retourner l’évêque de Bayonne et son collaborateur prêts à respecter la loi républicaine. Mère Antonine a donc certainement donné un ordre direct du cardinal Gerlier qui a été exécuté sur l’heure.
38Arrêtons-nous au jour de l’enlèvement accompli sur la décision du seul cardinal Gerlier pour remonter sur cette période de consultations. Logiquement, l’évêque directement concerné était Mgr Caillot à Grenoble. La thèse la plus courante est qu’il était trop âgé pour s’occuper de l’affaire. Or Caillot était d’un avis contraire à Gerlier et il a été délibérément écarté.
IV. La sage opinion de Mgr Caillot
39Alexandre Caillot, né en 1861, est effectivement âgé de 92 ans lorsque éclate l’affaire Finaly22. L’âge n’explique pas tout23. Nous savons qu’en juillet 1948, il est le premier à être mis au courant du « cas » Finaly par l’évêque d’Auckland24. Celui-ci a pris pour intermédiaire Mgr Griffin, archevêque de Westminster à Londres qui a directement écrit à Mgr Caillot. Ce dernier répond, le 25 du même mois, qu’il a eu un long entretien avec Mlle Brun qui « s’est terminé par une opposition très nette de sa part à la demande de la tante de ces enfants ». Il en donne les raisons : 1/ Les enfants sont français et pupilles de la nation ; 2/ Mlle Brun est dans l’attente d’une décision de tutelle définitive ; 3/ Les parents n’ont jamais laissé de « dernières volontés » ; 4/ « Quant aux arguments d’ordre religieux, ils ne sauraient être pris en considération. Les parents étaient israélites, mais ce n’était pas une raison pour que les enfants le deviennent. La religion n’est pas comme la nationalité, elle est librement consentie et quand les enfants seront en âge de raisonner, c’est eux seuls qui choisiront25. » Le baptême des deux garçons, datant du mois de mars 1948, n’est pas révélé, mais on imagine l’amertume des tantes des enfants devant cette fin de non-recevoir.
40Quatre ans passent. Vers la fin du mois de décembre 1952, le rabbin Kahan de Grenoble lui rend visite pour lui faire part de l’émotion que l’affaire a soulevée au sein de la communauté juive. L’évêque affirme, sans frémir, qu’il ne savait rien jusqu’à l’article de Rabi dans La Terre retrouvée et qu’il ignore tout du baptême26. Le 27 janvier, Kaplan écrit à son collègue Kahan pour se faire préciser la disposition d’esprit de Caillot et la nature des démarches entreprises auprès du clergé27. Kahan crayonne au revers de cette lettre : « L’évêque est favorable à la restitution des enfants aux parents. Il demande qu’on respecte la religion (catholique !) des enfants » et encore « l’évêque a dit qu’il allait convoquer l’avocat de Mlle Brun et lui faire comprendre qu’elle doit rendre les enfants ».
41Il n’y a pas eu collusion entre Gerlier et Caillot, comme le croit Moïse Keller dans son livre de souvenir ; le fait que l’évêché de Grenoble dépende de celui de Lyon n’est pas une raison suffisante28. La preuve en est que Mgr Caillot consulte de son côté des professeurs du séminaire de Grenoble sur la conduite à tenir. La note29, remise le 18 janvier 1953, envisage le cas d’un point de vue canonique et juridique. Le droit canon (canon 750) ne connaît que le cas extrême d’enfants en danger de mort (§ 1) ou hors péril de mort (§ 2) mais n’a aucune disposition spéciale en matière de tutelle civile, il est donc nécessaire de recourir au droit civil. Soit Mlle Brun jouissait « d’une tutelle légale, parfaite et définitive, celle-là même qui est reconnue par le droit canonique » elle jouissait alors des droits des parents et pouvait faire baptiser les enfants ; soit elle n’avait qu’une tutelle provisoire (soins temporaires à des enfants confiés légalement) et elle n’avait aucun droit à faire baptiser les enfants. […] Or, la tutelle provisoire ne peut être assimilée à celle prévue par le droit canon (750 § 2).
42En conclusion : « Mlle Brun ne peut faire valoir aucun droit personnel à assurer l’éducation religieuse des enfants » et « les décisions du civil ont valeur en conscience. Mlle Brun ainsi que l’autorité religieuse ont le devoir prudentiel grave de s’y conformer ». Les théologiens emploient alors cette formule alambiquée qui plaira beaucoup à Gerlier et que l’on retrouve dans sa correspondance : « Le baptême des enfants Finaly est sacramentellement valide et gravement illicite » et ils ajoutent ce conseil : « Monseigneur devrait en toute sécurité faire connaître ce devoir à Mlle Brun et lui montrer le préjudice qu’elle pourrait porter à l’Église. » Ultime avertissement des professeurs du grand séminaire : « Il pourrait devenir éventuellement nécessaire de "désolidariser" l’Église catholique de l’attitude de Mlle Brun et d’éclairer la conscience troublée des fidèles. »
43Convaincu, Mgr Caillot communique, entre le 19 et le 23 janvier, cette note au cardinal Gerlier et lui conseille de rendre les enfants. Avant même la réception de la lettre du Saint-Office, Gerlier avait pris sa décision, car Caillot, le 23 janvier, se dit « humilié » d’être tenu en dehors de l’affaire et il s’en plaint : « Les gens d’ici, mal intentionnés, des laïcs m’interrogent et s’étonnent de mes réponses évasives30. » Le lendemain, le cardinal répond, sirupeux, qu’il n’a pris la place de Caillot que parce qu’il croyait que c’était son désir et qu’en fonction de « l’aspect juridique de l’affaire » en tant qu’ancien avocat, il se sentait « naturellement désigné ». Il affirme qu’il a profité de son séjour à Rome pour exposer les faits et que sa position personnelle est approuvée par le Vatican. Si Caillot veut d’autres renseignements, qu’il lui envoie un émissaire, car il n’a pas le temps de se rendre à Grenoble. Mgr Caillot est mis à l’écart délibérément par Mgr Gerlier. Si bien que, lorsque Mgr Caillot lancera son appel aux ravisseurs par l’intermédiaire de l’AFP, dans la nuit du 10 au 11 février, officiellement « en accord avec le cardinal Gerlier », il le fera en fait de sa propre initiative, comme en témoigne Isaure Luzet, la pharmacienne de La Tronche.
44Amie du Dr Fritz Finaly pendant l’Occupation, résistante, elle est aussi proche de mère Antonine. À ce titre, au lendemain de l’incarcération de cette dernière, scandalisée de la voir en prison, elle tente une médiation. Elle est reçue par le procureur de Grenoble qu’elle connaît personnellement. Il lui explique que la détention de Mère Antonine « se passe mal31 » et que ce scandale est préjudiciable pour la réputation de l’ordre de Notre-Dame de Sion tout entier. Il pense que le cardinal devrait agir, « lancer un appel par exemple ». Le 8 février, elle se rend à Lyon. Écoutons-la : « Nous sommes arrivés fort tard à l’évêché. Tout le monde était couché et je crois que c’est le cardinal lui-même qui est venu nous ouvrir puisqu’il nous attendait. Il s’est assis dans un canapé et a écouté mon récit. À la fin, il a conclu qu’il ne pouvait rien faire pour nous, il n’avait pas de compétence pour lancer un tel appel, puisque cela ne se passait pas sur son territoire, mais que, si l’évêque de Grenoble acceptait, il était tout à fait d’accord et ne voyait pas d’objection. Nous sommes repartis aussitôt pour Grenoble. Je me suis rendue au palais de justice et le procureur m’a dit d’aller voir Mgr Caillot directement et de le mettre au courant de toutes les démarches entreprises. » Plus lucide que ne le croyait certains, Mgr Caillot lance seul et aussitôt son appel. Rabi en est tout à fait conscient, lorsqu’il écrit en avril 1953 : « Que représente l’Église catholique en France ? Ce sont les hauts dignitaires, les évêques, les archevêques, les cardinaux. Tous se sont tus. À l’exception d’un seul, un vieillard de 92 ans, qui a repris sur lui la charge de l’honneur de l’Église tout entière, Mgr Caillot, évêque de Grenoble32. »
V. Gestion de l’affaire par le cardinal Gerlier
45Gerlier gère donc maintenant seul l’affaire. Un problème de frontières se pose alors au propre et au figuré. Jusqu’où faut-il aller avant de rendre les enfants ? Jusqu’à l’arrêt de la Cour de cassation, mais que veut dire le Saint Office, lorsqu’il écrit que « la résistance ne devra pas causer de graves dommages à la personne de Mlle Brun et à la Sainte Église » ? On peut en déduire que l’incarcération n’est pas pour lui une limite, puisque le cardinal laissera enfermer la tutrice, les religieuses et les prêtres coauteurs du rapt entre le 19 février et le 3 mars. Enfin, où cacher les enfants ? De l’autre côté de la frontière basque, à l’abri de la police française, introuvables pour les « sionistes », car il est convaincu que, aussitôt retrouvés, ils s’envoleraient vers Israël. A partir de l’enlèvement, Mlle Brun ne joue plus aucun rôle. Gerlier assume seul un rôle de premier plan, même si pour la presse et l’opinion publique c’est « l’Église catholique » tout entière qui se retrouve en position d’accusée, face à ce qu’on nomme la « Synagogue ». Terme flou et pratique, lorsqu’on ne sait pas où se situent les vraies responsabilités…
46Germaine Ribière se souvient du dilemme du prélat : « Au plus profond de sa conscience, le cardinal Gerlier pensait que les enfants étant baptisés, l’Église devait les garder. La lettre du Saint-Office l’avait conforté dans sa façon de voir. Il avait aussi demandé consultation à trois jésuites : les pères Lucien-Brun, Mogenet et Pautrel ; leur pensée était en accord avec la sienne. Le père Chaillet auquel il avait demandé de l’aide, pensait, lui, que les enfants devaient être rendus à leur famille et que cela était un devoir de justice […]. Par ailleurs, le père Chaillet attira fortement l’attention du cardinal sur les dernières lignes de la lettre du Saint-Office33 » et donc sur les limites de la « résistance ». Or il était évident que la non-remise des enfants à leur famille causerait un grave dommage aux relations entre l’Église et les juifs ». Et d’ajouter : « Pour le cardinal, le débat de conscience fut long et pénible, c’est ce débat qui explique la lenteur qu’il mit à répondre à l’envoi qui lui avait été fait du texte de l’accord du 6 mars (…). » Il y a d’autres raisons, voyons lesquelles.
Vers l’accord du 6 mars
47Le 5 février au matin, en accord avec le grand rabbin Schilli, Jacob Kaplan se rend à l’archevêché de Paris. Il apprend de la bouche même de Mgr Thouvet, son secrétaire particulier, que l’archevêque de Paris, le cardinal Feltin, a pris l’affaire en main directement. Celui-ci aurait déjà pris contact avec les évêques de Bayonne et de Grenoble, puis téléphoné à Mère Marie-Félix qui rencontrera le grand rabbin dès le lendemain. À la même heure, l’avocat de la famille, Me Maurice Garçon, est reçu par le Garde des Sceaux et, sur intervention du président Vincent Auriol, par le nonce auquel il demande de désavouer Mlle Brun et l’institution de Notre-Dame de Sion. Selon Le Soir, le cardinal Roncalli se serait engagé à « provoquer auprès des évêques intéressés une enquête immédiate ». Mgr Feltin écrit dans la même journée à Gerlier, en lui signalant la visite de l’avocat et se déclare « très ennuyé34 », même « le gouvernement est alerté ». Il dit avoir effectivement écrit à Mgr Caillot et Terrier afin de « voir la meilleure manière de faire cesser cet incident ». Puis il s’étend sur le problème des prêtres-ouvriers à Lyon, montrant par le ton de la lettre qu’il n’est pas au courant de l’action personnelle de Gerlier. Le cardinal a, quant à lui, consulté un autre de ses avocats. Me Henri Andriot lui adresse aussitôt une note35 : il faut négocier avec la famille qui devra garantir l’entière liberté religieuse des enfants, quelle que soit l’issue de la procédure civile. Le retour devra s’effectuer en dehors de toute publicité.
48Le cardinal tente effectivement une première négociation le 8 février. Moïse Keller le rapporte dans son livre de souvenirs36. Un notable grenoblois, M. G., propose que les enfants soient rendus, non à la famille, mais à une personne qui en aurait la garde jusqu’à la décision de la cour de cassation. Ils pourraient recevoir les visites de leur tante et de Mlle Brun, un enseignement juif leur serait donné. Si ces conditions étaient acceptées et si la famille prenait l’engagement d’abandonner les poursuites contre tous les co-inculpés, Mgr Gerlier ferait le nécessaire pour retrouver les disparus. Moïse Keller transmet aussitôt la proposition au garde des Sceaux, Martinaud-Déplat, qui l’approuve.
49Pour oser ce type de négociation, il faut que le cardinal soit en accord avec Mgr Roncalli et Feltin à Paris. Pour réaliser ce projet, il a sorti de sa manche un émissaire secret chargé de convaincre le nonce de lui laisser les mains libres. Gerlier, outre le père Chaillet qui lui sert de contact avec le monde juif, a, en effet, choisi un négociateur qui n’apparaît que très peu dans la presse, Mgr Jean Maury, président national des Œuvres pontificales missionnaires. C’est son confident, son homme de confiance depuis toujours. L’ayant toujours sous la main, le cardinal l’enverra partout en missions secrètes. Inconnu du monde juif et du grand public, ce dernier rédige très régulièrement des comptes-rendus d’audiences ou de voyages fort éclairants. Délégué par Gerlier à la nonciature, il entre en scène, le 11 février, pour donner un aperçu de sa conversation avec Mgr Testa, secrétaire particulier de Roncalli depuis Istanbul, qui lui a paru « très informé par la partie adverse37 ». Le chef de l’État lui aurait téléphoné par « sympathie », tant il estime l’Église mal engagée dans cette affaire et Mgr Maury de préciser : « Mon interlocuteur ignorait la position de son Eminence, à laquelle il a paru se rallier, sensible surtout à l’avis du Saint Office ». Donc, comme Mgr Terrier à Bayonne, la nonciature à Paris se plie à ce que tous considèrent comme un ordre, la lettre du 23 janvier émanant de Rome. En fonction de cette position attentiste, Mgr Testa s’interroge sur l’opportunité de l’appel de Mgr Caillot le 10 février, mais il constate que cela semble bon « vis-à-vis de l’opinion qui l’a du reste très bien saisi ».
50Ayant engagé la négociation, approuvé par Paris et Rome, Gerlier reçoit, le 11 février, directement à l’archevêché, l’avocat des Rosner, Me Ferrere. Le cardinal dicte une note après l’entretien : La famille « violemment sioniste » propose de déplacer les enfants au collège français de Jérusalem jusqu’à la fin de leurs études. Puis il ajoute, comme un pense-bête, « le père Léon, franciscain de Toulouse, pourrait contacter un adjoint au maire d’Hendaye, en rapport avec les milieux espagnols touchant directement Franco38 ». À cette date, les enfants sont à Bayonne, cachés par l’abbé Laxague, professeur au grand séminaire, et l’abbé Pagola, curé de la paroisse Marrac. Ils ne passeront en Espagne que dans la nuit du 12 au 13 février. Cette note porte donc la première mention concernant le général Franco, or elle est de la main de Gerlier, ce qui confirme qu’il pense à placer les enfants sous la protection de ce chef d’État, via l’Église de son pays. Dans ce cas, cela signifierait qu’il est l’initiateur de ce passage de frontière vers Franco et non vers les prêtres basques. Ces derniers, qui n’auraient été à l’origine que des passeurs, auraient-ils retenu les deux frères contre le désir de tous, du cardinal comme de Franco, principal destinataire ? Mon enquête a vérifié cette hypothèse.
51L’affaire est donc menée par Gerlier sur deux niveaux, rapt et négociation conjointement. Côté enfants, il faut les cacher le plus sûrement possible jusqu’à la sentence de la cour de cassation, sur instruction du Saint-Office et avec l’accord de la nonciature et des évêques concernés ; côté juif, il faut calmer les esprits et jouer la recherche de solution, d’où le choix du père Chaillet, apprécié de ce milieu dont il a toute la confiance. Le cardinal demande donc au jésuite de « trouver un israélite qui proposerait de recevoir les enfants dans une maison du COSOR. Si cette demande émane de personnalités israélites, elle a peut-être quelques chances de succès39 » Le père Chaillet s’exécute. Le choix est évident, André Weil, membre du Consistoire central et trésorier général du COSOR, est un vieux compagnon de route dans la Résistance.
Deuxième lettre du Saint-Office du 27 février 1953
52Une fois la négociation lancée vers la famille et le rabbin Kaplan, via le père Chaillet et André Weil, il faut s’assurer du placement des enfants en Espagne. De la même plume, imperturbable, Gerlier écrit, le 12 février, à son homologue, le cardinal Pla y Deniel, archevêque de Tolède, pour lui demander de l’aide. Il lui expose les faits, cache consciencieusement le baptême de 1948 en affirmant que les deux frères ont été baptisés à un an et demi et trois ans et dit s’inquiéter des répercussions internationales. Pour le convaincre, il recopie une partie de la lettre du Saint-Office, expliquant qu’il agit « après en avoir parlé au Saint-Père lui-même et sur son désir40 ». La tactique marche à chaque coup. Peu importe l’opinion personnelle du prélat, Gerlier sait le placer aussitôt sous ses ordres, à l’exception notable de Mgr Caillot.
53Le cardinal abuse tout le monde avec brio, ainsi reçoit-il l’expression de la reconnaissance du Consistoire israélite de Lyon pour son action pendant la guerre avec le père Chaillet et l’assurance de sa confiance pour les négociations actuelles41. Gerlier remercie. De son côté, Mgr Villot, président de la Conférence des cardinaux et des archevêques (ACA), s’inquiète des visites à répétitions de Mère Marie-Felix42. La supérieure générale de Sion ne comprend pas l’attitude de Mgr Terrier, à Bayonne, elle s’étonne qu’il ne se montre pas plus catégorique, puisque concerné au premier plan, or il ne fait aucun appel, aucune recherche… Mgr Maury a manifestement informé Mgr Villot des dispositions prises par Gerlier, ce dernier dit ajourner, mais jusqu’à quand ?
54Le 17 février, l’appel de Mgr Caillot est diffusé en Espagne, l’Alliance envoie un télégramme à Pie XII et Kaplan boit un café à l’Hôtel de Ville de Paris avec le cardinal Feltin qui n’argumente pas sur le baptême des enfants, mais sur leur affection pour Mlle Brun43. Le 18, André Weil demande au grand rabbin de recevoir le père Chaillet, car les négociations directes avec la famille et Moïse Keller piétinent à Grenoble44. Gerlier, lui, étudie la presse, lit Congar dans Témoignage Chrétien et s’assure de la faveur du Figaro, en faisant intervenir Mgr Villot qui le rassure : « le directeur a promis de s’assurer par lui-même des textes qui seraient publiés45 ». Le 19, les deux passeurs basques sont arrêtés à Bayonne, le 21, Gerlier reçoit l’émissaire de Mgr Terrier, Roger Etchégaray, alors jeune secrétaire de l’évêque. On s’accorde pour attendre sans bouger « l’aboutissement favorable des tractations du père Chaillet46 ». Mais Moïse Keller joue les trouble-fête et le cardinal envoie son propre avocat rencontrer Me Garçon. Le 26 février, un accord semble presque prêt, Mme Rosner et Keller retrouvent Kaplan et André Weil dans le cabinet de Me Garçon. Me Henri Andriot et le père Chaillet représentent le cardinal Gerlier. Le texte ne sera signé que le 6 mars. Pourquoi ?
55Le 3 mars voit l’inculpation de Mère Marie-Dominique, du chanoine Augustin Le Moine, d’Isaure Luzet et de Georges Lemoine. Gerlier ne bouge pas, ne signe toujours pas l’accord ; qu’attend-il pour le faire ? L’acceptation totale de la nonciature. Mgr Testa, parle au nom du nonce et du Saint-Office et c’est lui qui prend la plume, le 27 février, pour poser trois ultimes conditions :
« Au sujet du cas Finaly, la Nonciature a été instamment priée de communiquer à Votre Éminence Révérendissime les normes suivantes de la Sainte Congrégation du Saint Office47.
1/ Dans l’état actuel des choses, il semble opportun de chercher un compromis sur les bases suivantes.
2/ Le retour en France des enfants en acceptant de les placer dans un établissement d’éducation neutre, de telle sorte que la pratique de la religion catholique de la part des enfants ne soit pas empêchée et que les précautions soient prises, pour qu’ils ne soient pas poussés à devenir israélites.
3/ La garantie que Mlle Brun, la supérieure de Notre-Dame de Sion et autres inculpés soient libérés sans conséquences pénales. Entre temps, la Supérieure générale de Sion pourra rendre public que la Supérieure de Grenoble a agi de sa propre initiative, ceci afin de dégager la Sainte Congrégation de toute responsabilité. En effet, il est bon que le Saint Office n’apparaisse pas48. »
56Gerlier doit s’assurer de ces ultimes conditions. Il reçoit des pressions des avocats de la famille49, de René Cassin qui l’interpelle directement, en tant que « compagnon de la Résistance50 », il tente encore quelques aménagements comme d’introduire des formules alambiquées telle que : « Dès que les enfants reviendront, tout ce qui a été dit ou publié, dans l’émotion d’événements douloureux, sera oublié et fera place à une profonde reconnaissance envers les autorités de l’Église ». Kaplan refuse tout net. L’accord final se bornera à stipuler que « l’émotion d’événements douloureux sera oubliée ». Les termes de l’accord du 6 mars montrent bien que les parties tablent sur une restitution immédiate des deux garçons. Le père Chaillet les accepte, à la condition expresse toutefois que les plaintes contre les religieux soient retirées. Kaplan s’en porte garant pour la famille dès que les enfants seront rendus. Gerlier signe, convaincu que l’affaire est finie et que les enfants vont rentrer en France. En fait, elle commence vraiment, car les enfants ont, cette fois, bel et bien disparu !
57La partie la plus rocambolesque de l’affaire commence, mais mon enquête doit être résumée en quelques lignes dans le cadre de cet article. Gerlier voulait donc placer les deux garçons en Espagne sous la protection de Franco. Il s’est assuré de la collaboration de la hiérarchie catholique de la péninsule, via le primat de Tolède, son interlocuteur direct, mais les enfants sont enlevés par des prêtres basques français qui refusent de les remettre à l’évêque de Saint-Sébatien, acquis du régime franquiste, et les confient aux bénédictins de Lazcano, en pays basque espagnol, comme eux, fervents séparatistes. Par ailleurs, l’accord secret du 6 mars n’est pas pour autant du goût du Saint-Office, qui a tardé à l’entériner, et c’est la Secrétairerie d’État qui prend brusquement la négociation en main à travers un télégramme de Mgr Montini du 22 mars. Germaine Ribière part aussitôt à Madrid, le 24, et échoue dans toutes ses démarches. Mgr Maury lui succède, début mai, croyant à bon droit que le nonce apostolique sait où se trouvent les deux frères et que l’évêque de Saint-Sébastien rechigne à les rendre. Mgr Gerlier obtient un ordre direct de Montini, le 5 mai, destiné à la nonciature de Madrid. Le Vatican ne veut pas que l’affaire remonte officiellement jusqu’à Rome car il ne tient pas à se prononcer sur la validité du baptême d’un point de vue dogmatique. Mgr Maury s’assure de la neutralité des autorités civiles françaises et espagnoles qui s’engagent à passer outre les commissions rogatoires et à laisser sortir les deux frères d’Espagne, compromis diplomatique qui permet l’arrêt des poursuites judiciaires, ce à quoi l’Église tient plus que tout. Le 7 mai, la hiérarchie catholique espagnole fait savoir, à la surprise générale, qu’elle n’a jamais caché les enfants et qu’ils sont les otages de séparatistes basques.
58Germaine Ribière entre, fin mai, en contact avec la résistance basque. Il semble que le gouvernement espagnol n’ait jamais su où se trouvaient exactement les deux frères mais il l’a fait croire à son homologue français, pour tenter un échange : les petits Finaly contre l’extradition de républicains basques en exil, ce à quoi, Georges Bidault, alors ministre des Affaires étrangères, s’est toujours refusé. Seule une lettre du président du gouvernement basque en exil, José Antonio Aguirre, obtenue le 7 juin par le père Chaillet et la menace directe du Vatican, transmise par Mgr Gerlier le 11 juin, sur le clergé basque espagnol et français, conditionneront le retour des Finaly.
59Prise au piège par la nourrice qui ajoute avec ce baptême une énième argutie juridique, l’Église catholique a tenté de se tirer de ce mauvais pas avec maladresse. Le cardinal Gerlier s’est laissé entraîner jusqu’à organiser un enlèvement dans lequel il a impliqué plusieurs prélats français et de nombreux religieux. Devant ce baptême trop tardif (mars 1948), qui ne sauve personne, Pie XII lui-même ne s’est pas réclamé du dogme, mais il n’a pas voulu se prononcer sur la validité d’un tel sacrement. Souvent, devant un cas épineux, la hiérarchie nationale gère le problème et le Vatican entérine. Dans cet exemple précis, le cardinal Gerlier et les membres du Saint-Office se sont montrés plus intransigeants que le Pontife qui s’est vu obligé de demander à son second, Mgr Montini, de dénouer l’intrigue. L’enlèvement par le cardinal Gerlier n’avait, jusqu’à ce jour, jamais été soupçonné et Mgr Caillot, pétainiste convaincu, n’avait jamais été vu comme un esprit ouvert… Ainsi, en situation, la hiérarchie catholique s’est montrée divisée sur un sujet douloureux, le baptême des enfants juifs sauvés. Il reste à souligner que le dogme, fixé sous Benoît XV, est resté inchangé, mais qui songerait à l’appliquer dans l’Église post-conciliaire d’aujourd’hui ?
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Catherine Poujol, « Positions divergentes des prélats catholiques sur le baptême des enfants Finaly », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, 16 | 2005, 95-119.
Référence électronique
Catherine Poujol, « Positions divergentes des prélats catholiques sur le baptême des enfants Finaly », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [En ligne], 16 | 2005, mis en ligne le 17 septembre 2007, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bcrfj/53
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