La Eldridge Street Synagogue
Texte intégral
1Située au numéro 12 de la rue Eldridge, dans l’actuel quartier asiatique du bas Manhattan à New York, la Eldridge Street Synagogue trône, silencieuse, au milieu du brouhaha de la ville chinoise et des voitures qui s’engouffrent, à deux pas, sur le pont de Brooklyn. Insolite, ce vaste bâtiment l’est pour plusieurs raisons. Sa façade de style mauresque domine les bâtisses environnantes. Elle surprend par sa majesté autant que par sa présence dans un quartier où les traces de l’immigration juive se réduisent comme peau de chagrin. Elle s’impose comme une discrète rémanence d’un passé malmené par l’urgence de l’installation des communautés successives qui s’agglutinent dans ce quartier depuis un siècle. Juives et italiennes naguère, chinoises et hispano-américaines aujourd’hui. Le promeneur que ses pas conduisent jusqu’à la Eldridge Street peut découvrir la synagogue et, depuis la fin des années 1980, la visiter. Ce lieu de prière, qui ne compte pas plus d’une trentaine de membres lors des offices religieux, est néanmoins devenu un objet de curiosité et une étape dans les guides touristiques qui recommandent une visite du New York historique.
2Le bâtiment principal, trop grand pour une communauté de moins en moins nombreuse, a cessé de servir pour la célébration des offices depuis les années 1950. Ceux-ci se déroulent désormais dans le Beth Midrash, la salle d’études située dans le sous-sol, beaucoup plus petite. Les quelques fidèles de la communauté assurent cependant que tous les offices du Shabbat ont été célébrés à la Eldridge Street depuis sa création. En tant que synagogue, la Eldridge Street n’a pas conservé la fréquentation des premières années, mais, en tant que symbole, elle attire chaque année plus de 20 000 visiteurs désireux de marcher sur les traces des immigrants juifs.
3Le guide qui vous accompagne vous racontera sans doute l’histoire de la construction de ce bâtiment et celle de son abandon, justifiant l’état de délabrement dans lequel il se trouvait, il y a encore quelques années. Les circonstances de sa redécouverte par un historien d’art en 1975 font déjà partie de la légende de la Eldridge Street Synagogue. Gerard Wolfe avait en effet forcé la porte du bâtiment avec un pied-de-biche et découvert un vaste espace. Les livres de prières abandonnés sur les bancs depuis des décennies y cohabitaient avec les pigeons dans une atmosphère humide qui avait entraîné la dégradation des peintures murales, dont plusieurs représentaient un paysage de Jérusalem. C’est à Gerard Wolfe que l’on doit les premières initiatives, qui ont permis le sauvetage de la synagogue. Wolfe a fondé l’Association des amis de la Eldridge Street avec l’objectif de réaliser les premiers travaux, grâce à une collecte de fonds d’urgence, afin de permettre la réouverture du site et son classement en tant que monument historique, le 11 décembre 19791. Depuis 1996, la Eldridge Street fait en outre partie des National Landmarks.
4Le Eldridge Street Project, l’association à but non lucratif fondée en 19822, qui a succédé à l’Association des amis met aujourd’hui tout en œuvre pour trouver l’argent nécessaire à l’achèvement de la restauration et pour faire connaître cette synagogue. Son ambition est d’en faire un lieu où s’incarne la mémoire de l’immigration juive.
« Le Eldridge Street Project a pour vocation de restaurer la synagogue d’Eldridge Street, classée monument historique, afin qu’elle devienne un lieu d’héritage culturel pour le siècle prochain. Les programmes d’information, les visites guidées ainsi que les expositions organisées au sein même de l’édifice perpétuent la mémoire de la vie des immigrants Juifs du Lower East Side3. »
5Depuis sa réhabilitation, la Eldridge Street Synagogue est donc investie d’une nouvelle fonction. Elle n’est plus uniquement un lieu de prière. Des activités pédagogiques, des visites guidées, des conférences et des expositions y sont organisées, allant du cours de cuisine juive aux conférences d’éminents professeurs d’université4. Les administrateurs du Eldridge Street Project s’efforcent de faire connaître, aux adultes comme aux enfants, l’histoire de la synagogue, restituée dans le contexte de celle du Lower East Side, en rappelant l’histoire des juifs aux États-Unis au xxe siècle. Ainsi, après des décennies de silence, la synagogue retrouve d’une façon séculière sa fonction initiale, celle d’un lieu d’échanges et de débats. Fonction originelle en effet, car étymologiquement, le mot hébreu désignant la synagogue (Beth Knesset) signifie la maison où l’on se rassemble. En effet, la communauté religieuse juive se conçoit comme un groupe de personnes (un minimum de dix hommes), réunies pour prier. La notion de lieu apparaît alors comme secondaire par rapport à celle du nombre. Ainsi, la synagogue est-elle le lieu où l’on se réunit, pour prier mais aussi pour étudier et commenter les textes bibliques.
6La Eldridge Street Synagogue, dont le nom officiel est Kahal Adath Jeshurun with Anshe Lubz, est la première synagogue construite dans le Lower East Side par des juifs orthodoxes ashkénazes, originaires d’Europe de l’Est. Bâtie entre 1886 et 1887, inaugurée le 16 septembre 1887, elle incarne l’expansion du Lower East Side de New York dans les dernières décennies du xxe siècle. Sa façade, en briques et terre cuite, présente des éléments de types mauresques, gothiques et romans, caractéristiques de ses architectes, les frères Herter, qui édifièrent d’autres immeubles (tenements) dans le Lower East Side.
7La congrégation Khal Adath Jeshurun (La communauté du peuple d’Israël), est le résultat de l’alliance de deux communautés ashkénazes : Beth Hamedrash (La maison de l’étude) et Holche Josher Wizaner (Ceux qui marchent dans la vertu)5. Fondée en 1852, Beth Hamedrash est rapidement devenue la plus importante communauté juive d’influence orthodoxe en Amérique. Son union avec Holche Josher Wizaner pour fonder Khal Adath Jeshurun a abouti à la création d’une congrégation orthodoxe plus puissante encore.
8Autour de 1900, la Eldridge Street était l’une des synagogues les plus fréquentées du Lower East Side. Plus d’un millier de personnes assistait aux offices.
« Les jours de fêtes, la police montée devait maintenir le calme dans les rues. Vers 1920, les membres de la communauté se dispersent vers les Uptowns ou autres faubourgs de la ville, tandis que les nouvelles lois sur l’immigration limitent les arrivées dans le Lower East Side. Vers 1940, la synagogue ouvre uniquement pour les jours de fêtes ou des événements spéciaux6 ».
9Si la Eldridge Street Synagogue demeure et se revendique comme le plus ancien lieu de culte des juifs d’Europe de l’Est, c’est qu’en réalité, il est le plus ancien édifice bâti pour remplir, dès son origine, la fonction de synagogue. D’autres synagogues du Lower East Side, plus anciennes, se sont établies dans des édifices déjà existants et ayant eu préalablement une autre vocation : une maison, une église. Citons, à titre d’exemple, la congrégation Ahawath Chesed, fondée en 1846 : elle acquit, en 1855, une maison sur Columbia Street qu’elle convertit en synagogue. En 1872, la congrégation déménageait de nouveau sur Lexington Avenue et la 55e rue7.
10La plus ancienne congrégation orthodoxe et russe des États-Unis, la congrégation Beth Hamedrash Hagodol, fut quant à elle fondée en 1852 et son premier bâtiment était situé sur Allen Street. La synagogue actuelle de cette communauté est située au n° 60 de Norfolk Street. C’était jadis une église méthodiste qui a été achetée et transformée en 1885.
11La prétention à incarner le plus ancien ne signifie donc pas nécessairement que l’on a été le premier, mais que l’édifice désigné comme tel est occupé de manière ininterrompue sur une plus longue période. En cela, la Eldridge Street Synagogue est la plus ancienne. On se demande même si cela explique qu’on la désigne par le nom de la rue où elle est située, et non par celui de sa communauté.
12Sans compter que le qualificatif de « plus ancienne », employé ici, est valable parmi la communauté des immigrants originaires d’Europe de l’Est et de Russie. Car, n’oublions pas que des juifs allemands, précédés par des séfarades, ont immigré aux États-Unis bien avant ceux d’Europe de l’Est. La congrégation séfarade Shearith Israël fut, d’ailleurs, la seule d’Amérique du Nord entre 1654 et 1820 et l’emplacement de sa première synagogue n’a pu être localisé à New York. Dans les années 1840, les immigrants juifs d’origine allemande fondèrent, quant à eux, le temple Emmanu-El, sur Grand et Clinton Street. La synagogue de cette communauté est aujourd’hui située à l’angle de la 5e avenue et de la 65e rue. Il est intéressant de constater que la communauté des juifs pratiquants à New York se conçoit encore dans certains cas dans la lignée des Landsmanschaften du xixe et du xxe siècle, c’est-à-dire des communautés constituées en fonction du pays d’origine de l’immigrant (parfois même de la bourgade). L’attachement se définirait-il encore plus par l’appartenance géographique, que par la position doctrinale de la communauté au sein de laquelle on prie ? Reconnaissons cependant que souvent les traditions sont fonction de l’origine. À la deuxième ou troisième génération, les choix doctrinaux se font sur la base d’autres critères où l’origine (séfarade, ashkénaze…) est moins déterminante.
13Cette revendication d’antériorité est souvent perceptible parmi les communautés immigrantes, chacune entrevoyant son intégration comme beaucoup plus avancée que celle de ses coreligionnaires plus fraîchement débarqués. Les immigrants précédemment arrivés composent alors l’aristocratie juive, intégrée économiquement à la société d’accueil et ayant épousé les valeurs, la langue et le mode de vie des Américains. Chaque vague d’immigration entraîne la redéfinition de la communauté juive dans son ensemble, car la communauté est une entité mouvante, évoluant au gré des apports successifs. Ceci est vrai dans toutes les populations immigrantes, de toutes les religions, et de toutes les origines.
14Quelle est donc la signification de l’engouement mémoriel en faveur des lieux de mémoire juive aux États-Unis ? De quoi cherche-t-on à se souvenir en s’efforçant de conserver les témoins de la présence juive au début du xxe siècle ? Ces lieux constituent un échantillon du New York aux xixe et xxe siècles, auquel beaucoup d’images de la ville sont associées. Ils incarnent l’une des strates successives qui ont composé le paysage urbain.
15Comme nous l’ont enseigné Pierre Nora et ses Lieux de mémoire, le souci de conservation surgit en corrélation avec la peur de la disparition. La menace de l’effacement engendre, spontanément, un effort de préservation ou un travail de reconstruction. Malgré le caractère assez lacunaire de la documentation, nous savons que, contrairement à d’autres synagogues de New York, la Eldridge Street doit vraisemblablement sa survie à la fidélité de sa communauté, qui ne l’a pas vendue et ne lui a donc pas permis d’avoir une autre activité que celle qui lui était dévolue à son origine. La permanence de la Eldridge Street Synagogue est exemplaire, quand on sait que le souci de préservation des lieux significatifs de la culture new yorkaise est relativement récent et la création de la Landmarks Preservation Commission ne date que de 1965.
16À New York, la densité urbaine et la hauteur des gratte-ciel convainquent facilement qu’un lieu, subsistant au milieu d’une telle bataille pour la conquête de l’espace, a nécessairement une utilité. Les lieux de la mémoire juive s’imposent au détour des rues : ainsi de la Eldridge Street Synagogue, ainsi des trois minuscules cimetières hispano-portugais de la congrégation séfarade Shearith Israël, dont le plus ancien, situé à Chatam Square, date de la fin du xviie siècle. Ils demeurent à l’état de mémorial et témoignent qu’une vie juive (et a fortiori une mort) s’est déroulée dans le Lower East Side. Ils rappellent la présence, dans l’histoire du quartier, d’une communauté dont ils sont l’une des dernières traces. Ces lieux de mémoire incarnent parfaitement le moment d’un « basculement dans l’histoire » au sens où ils permettent de réaliser, sans rupture radicale, la transition entre l’histoire vécue de la première génération pour qui ils représentaient des lieux de prière et de recueillement, et l’histoire racontée des petits-enfants et de leurs successeurs, pour qui ils ne sont plus que des occasions de remémoration, voire de commémoration.
17Ces lieux doivent leur conservation au fait que la parcelle de terrain sur laquelle ils ont été édifiés a toujours connu le même propriétaire : de ce fait, ils n’ont pas été l’objet d’une bataille de mémoires entre différentes communautés. Evoquer ces questions d’antériorité et de querelles de mémoires, écrire cela à Jérusalem en avril 2004, grâce à l’accueil du CRFJ, n’est peut être pas un hasard.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Galith Touati, « La Eldridge Street Synagogue », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, 16 | 2005, 88-94.
Référence électronique
Galith Touati, « La Eldridge Street Synagogue », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [En ligne], 16 | 2005, mis en ligne le 09 octobre 2007, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bcrfj/51
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page