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Comptes rendus

L’intelligentsia russe en Israël – Rassurante étrangeté

Danielle Storper Perez, Paris, CNRS Éditions, 1998, 312 p.
Anne de Tinguy
p. 71-73

Texte intégral

1La vague d'immigration des années 90 en Israël en provenance de l'ancienne Union soviétique, d'une ampleur sans précédent (environ 800 000 personnes), a déjà inspiré de nombreux travaux de recherche. Une recension bibliographique en hébreu de la littérature produite entre 1989 et 1993 dénombrait déjà plus de trois cents publications. Dans cette abondante littérature, l'ouvrage de Danielle Storper Perez occupe une place particulière. Les recherches consacrées à ceux que les Israéliens appellent globalement « les Russes » portent en effet pour la plupart sur les « aspects instrumentaux de l'immigration tels que le logement, l'emploi, la politique de planification, etc. » : elles s'inscrivent « dans la mouvance du fonctionnalisme ». Et les institutions israéliennes, ce qui n'est guère surprenant étant donné le poids de ces nouveaux immigrants au sein de la société, encouragent les chercheurs à donner à leurs travaux une perspective pragmatique. L’approche de D. Storper Perez est autre : son but est de « saisir comment une communauté désorientée attribue un sens à la situation nouvelle dans laquelle elle se trouve impliquée » et d’« analyser la place qu'occupent les options culturelles (de ceux de ces immigrants qui appartiennent à l'intelligentsia) dans leurs stratégies d'adaptation ». La méthodologie utilisée est l'étude, à travers l'analyse de récits de vie, de trajectoires individuelles : recueil d'une cinquantaine d'entretiens en profondeur de personnes avec lesquelles l'auteur est entré en contact grâce à la technique de « la boule de neige », complétés par des analyses de la presse produite en langue russe par les nouveaux immigrants, par les résultats d'autres enquêtes qualitatives ainsi que par de courts travaux de deux anthropologues, Deborah Golden et Narspy Zilberg (elle-même nouvelle émigrante).

2Le résultat de cet important travail est une analyse fine et stimulante de cette immigration et du rapport à la société hôte que celle-ci a établi. L’approche adoptée permet de faire ressortir la richesse des identités de ceux qui, bien que déjudaïsés, étaient perçus comme juifs dans leur pays natal (une judéité dont certains ont parfois pris conscience à cause de l'antisémitisme d’État qui a longtemps sévi en Union soviétique ou de « l'antisémitisme ordinaire » qui a pris sa place) et qui sont désormais perçus comme russes en Israël ; ainsi que le caractère souvent douloureux de trajectoires, tant spirituelles que matérielles, « semées d'hésitations, de peurs, de difficultés en tous genres ». Émigrer n'apparaît jamais comme facile ; cela exige dans tous les cas « un très grand courage ».

3Ce qui ressort aussi de la recherche ainsi menée (et là réside probablement son caractère le plus novateur), c'est la grande complexité du processus d'adaptation défini par ces nouveaux immigrants et le rôle que joue dans celui-ci leur culture d'origine. Le but de ces derniers n'est ni l'assimilation, ni la marginalisation (caractérisée par un double refus, celui de préserver l'identité d'origine et celui d'adopter la culture du pays d'accueil), ni la séparation (c'est-à-dire un désintérêt à l'égard de l'intégration au sein de la société hôte et une forte volonté de préserver la culture d'origine). Il est de trouver leur place dans la société israélienne, ce qui ne va pas sans difficultés. L'insertion professionnelle se fait ainsi bien souvent au prix d'une déqualification, d'un changement de profession ou d'une précarité de l'emploi (Ilya, musicien-chanteur, gagne sa vie comme magasinier dans un supermarché ; Serguéï, comédien, est gardien lui aussi dans un supermarché ; Olga a trouvé le poste souhaité de restauratrice de textiles archéologiques, mais pour joindre les deux bouts, elle doit faire de la restauration à titre privé et  faire des ménages). Elle est cependant aujourd'hui une réalité : la plupart des nouveaux immigrants (les statistiques le montrent) ont trouvé leur place dans le monde du travail. Mais l'intégration recherchée se fait dans des conditions particulières, imposées par les intéressés, qui demeurent très attachés à leur identité propre : elle va de pair avec un refus de l'acculturation. Les nouveaux arrivants revendiquent ce faisant le droit de peser sur l’israélisation qui leur est proposée ; s'ils souhaitent s'adapter à leur nouvelle patrie, ils attendent de celle-ci qu'elle fasse elle aussi l'effort de s'adapter à ce qu'ils sont.

4 Le rôle joué dans la vie des personnes interrogées par leur culture d'origine (qui est largement, même pour celles qui ne viennent pas de Russie, une culture russe) n'est pas seulement considérable, il est essentiel. Il s'explique certes par le fait que cette recherche est centrée sur le cas de l'intelligentsia, « catégorie sociale créatrice ou porteuse de biens culturels, entre pouvoir et masse », très présente au sein de cette vague d'immigration. Il s'explique aussi, comme le souligne l'auteur, par le fait que la culture avait en Union soviétique une place particulièrement importante : les autres possibilités de divertissement faisant défaut, « les gens étaient forcés de se rabattre sur leurs propres ressources : les livres, la musique, l'art et les amis ». Pour les Russes rencontrés par l'auteur, la culture n'est pas un « luxe » ; elle est « ce qui nourrit l'âme » ; elle est au cœur de leur existence (« elle a fait de moi une personne douée d'une conscience morale », affirme Sergueï, le comédien-gardien dans un supermarché). Paradoxalement, elle est à l'origine de la migration. Beaucoup de ces « intelligents », qui étaient les agents de la culture russe, se sont trouvés, après l'éclatement et l'effondrement de l'Union soviétique, en proie à un sentiment d'inutilité qui les a amenés à prendre la décision d'émigrer pour avoir les moyens de la préserver. Ceux qui vivaient en Russie se sont retrouvés en concurrence avec d'autres « intelligents », notamment avec ceux venus des autres républiques anciennement soviétiques, dans un nouvel environnement dans lequel les valeurs étaient profondément bouleversées. Ceux qui résidaient dans les autres États devenus indépendants, obligés de s'habituer à une autre langue que le russe et à une autre culture, n'y avaient plus leur place (du moins le pensaient-ils). D'où le sentiment que pour préserver la culture qui était au cœur de leur existence et qui constituait leur richesse, il fallait partir. Installés en Israël, leur objectif ne peut donc pas être de rompre avec celle-ci ; il est de la perpétuer et de la transmettre, en particulier à leurs enfants. La faiblesse de l'attraction exercée par celle qui leur est proposée dans leur nouveau pays et les difficultés qu'ils rencontrent dans leur vie professionnelle ne font que les conforter dans cette voie. Dans le difficile processus d'adaptation à leur nouvelle existence, leur culture a en effet aussi un rôle de « bouclier protecteur ». Elle est l'élément clef de la « rassurante étrangeté » dans laquelle ils trouvent refuge.

5Habitués à être exigeants envers eux-mêmes, les « intelligents » le sont aussi envers leurs enfants qui « grossissent désormais de façon très importante les rangs des universités ». Cette immigration, souligne aussi l'auteur, pourrait ainsi donner naissance aux élites israéliennes de demain, ce qui lui permettrait de marquer encore davantage de son empreinte son pays d'accueil1.

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Notes

1 Sur cette question, cf. A. de Tinguy Les Russes d'Israël, une minorité très influente, Paris, Les Études du CERI, déc. 1998, 32 p.
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Pour citer cet article

Référence papier

Anne de Tinguy, « L’intelligentsia russe en Israël – Rassurante étrangeté »Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, 4 | 1999, 71-73.

Référence électronique

Anne de Tinguy, « L’intelligentsia russe en Israël – Rassurante étrangeté »Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [En ligne], 4 | 1999, mis en ligne le 02 juin 2008, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bcrfj/3732

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Auteur

Anne de Tinguy

CERI, CNRS

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