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Congrès et colloques

Jérusalem et la Palestine pendant la première guerre mondiale

Centre de recherche français de Jérusalem, lundi 7 juin 1999
Dominique Trimbur
p. 33-38

Texte intégral

1La journée d’études « Jérusalem et la Palestine pendant la première guerre mondiale » s’inscrit dans le cadre du programme « La France, l’Europe occidentale et la Palestine, 1799-1948 » du Centre de recherche français de Jérusalem. À la suite du colloque portant sur un long XIXe siècle, de 1799 à 1917 (9-11 novembre 1998), et avant la rencontre des 29-30 novembre-1er décembre 1999, portant sur la période mandataire (1917-1948), il paraissait indispensable de s’attarder sur le premier conflit mondial.

2La Première guerre en Orient en général, en Palestine en particulier, commence à être mieux connue. Néanmoins, les travaux disponibles ne suffisent pas à éclairer totalement ce qui constitue bien une véritable fracture. L’entrée en guerre de l’Empire ottoman aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, au début de novembre 1914 ; l’expulsion des représentants politiques et des ressortissants – notamment des religieux – de la France, de la Grande-Bretagne, puis de l’Italie ; l’islamisation, liée à l’ottomanisation à outrance engagée par les Turcs ; la situation de la Terre sainte à l’arrière du front d’abord, puis la campagne de Palestine elle-même, avec les difficiles conditions de vie qu’elle impose aux différentes populations : autant de faits violents qui conduisent inéluctablement à la modification en profondeur des données de la région. Couronnement de cette évolution, la prise de Jérusalem, le 9 décembre 1917, signifie la fin de quatre siècles de domination turque et l’entrée de la Palestine dans une nouvelle ère, non moins troublée, dans le cadre de l’occupation puis du mandat britannique.

3Les trois années d’implication de la Palestine dans les combats, avec affrontement ouvert ou non, renforcent l’une de ses caractéristiques principales : sa vocation à être le théâtre de rivalités internationales disproportionnées, découlant directement de sa valeur symbolique (les travaux du colloque qui s’est tenu au mois de novembre 1998 en ont fait le constat1). Le conflit semble même donner une place centrale à cette région qui avait été jusque-là cantonnée au rang de province oubliée de l’Empire, zone tampon, simple lieu de passage et jonction entre des ensembles géographiques plus vastes, Égypte et Méditerranée d’une part, nord de la Turquie et Mésopotamie ou péninsule arabique de l’autre. Par ailleurs, la guerre provoque une redistribution des cartes et la montée de certaines revendications auparavant passées sous silence ou mésestimées. Au total, la constatation est valable pour la situation politique comme pour la dimension mentale : le conflit débouche sur une véritable révolution des esprits, avec nécessité pour les parties prenantes de s’adapter, bon gré, mal gré.

4La journée d’études se fixait pour tâche d’avancer dans une analyse en profondeur de ces données brutes. En complément de travaux parcellaires et anciens, essentiellement consacrés au sort du Yichouv, et de travaux classiques portant sur la déclaration Balfour ou la question de Syrie, la réunion était placée sous le signe des opérations militaires, puis du lien entre religion et politique/affaires militaires.

5Cette journée suscite quelques remarques générales. L’ensemble des contributions a par exemple souligné le problème majeur des sources, la méconnaissance de la période tenant en effet pour une large part au manque de documents précis : alors que la Palestine en général se caractérise par une documentation prolifique, les quelques années de la première guerre mondiale sont marquées par un réel déficit. Il en va notamment de la rareté de témoignages internes à la région (les chancelleries pour leur part ayant continué de s’intéresser activement à cette zone), qui n’apparaissent souvent que par des biais détournés. Quand il ne faut pas compter avec la destruction d’une partie du matériel, pour faits de première ou de deuxième guerre mondiale. Dans cette situation, la réunion de chercheurs travaillant dans ce domaine permet de combler quelques lacunes en croisant les connaissances ou en permettant de recouper très utilement certaines informations. Elle confirme en outre l’intérêt d’une recherche qui constitue un champ indépendant dans l’histoire de la Palestine.

6Plus précisément, Jacob Wahrman (Université hébraïque, Comptes-rendus contradictoires sur la perte d’un hydravion de reconnaissance franco-anglais dans la vallée de la Arava au début de la guerre) s’intéresse à un incident très précoce dans les opérations militaires en Palestine. En outre, en rappelant l’existence d’une unité de reconnaissance mixte franco-anglaise, il signale la possibilité d’une collaboration très intense entre deux puissances appelées à devenir rivales pour la fixation du sort de la Palestine. Il souligne aussi la modernité des procédés utilisés, que ce soit pour la collecte ou pour l’exploitation d’informations. Mais l’incident considéré est surtout l’occasion pour J. Wahrman d’insister sur la manière d’approcher un tel événement. Pour un fait très précis, il existe au moins deux versions, anglaise et allemande, qui diffèrent radicalement l’une de l’autre : véritable défi pour l’historien, qui se fait enquêteur et doit aller chercher l’information là où il ne l’attend pas forcément, en ayant parfois recours à des sources considérée comme peu sérieuses, et donc négligées par ailleurs. Au risque, par moments, de rester trop lié à un événement qui ne peut prendre sens que par une véritable contextualisation.

7Dans sa contribution Politique, communication et renseignements : la politique orientale de l’Allemagne et la défense du Moyen-Orient, Shlomo Shpiro (Université Bar Ilan) se penche sur l’action des services de renseignements allemands en Orient en général, en Palestine en particulier. Les officines, militaires ou civiles, sont l’instrument du renforcement de la présence allemande dans la région, mais aussi l’illustration de la foi de l’Allemagne dans sa mission dans cette partie du monde. Avec pour origine le séjour de l’Empereur Guillaume II dans l’Empire ottoman, en octobre-novembre 1898, les services de renseignements allemands ont une cible principale, la Grande-Bretagne. Les alliances du temps de paix se poursuivent en temps de guerre, donnant lieu à une collaboration entre Allemands et Turcs. Si les buts sont communs, entre autres l’appel au djihad, la guerre sainte, la pratique est moins simple. Les techniques de travail diffèrent et les agents allemands, le plus souvent recrutés en Afrique de l’est, ont du mal à s’adapter à leur nouvel environnement. Leur foi en la supériorité des Allemands est très mal supportée par les Ottomans, d’autant plus qu’ils tiennent à éviter que ces derniers ne prennent trop d’importance. Cette exigence découlant d’une vision à long terme entraîne à son tour une opposition entre l’armée, présente sur le terrain et favorable à une certaine camaraderie d’armes avec les Turcs, et le ministère des Affaires étrangères allemand qui songe à une répartition des compétences favorable à l’Allemagne pour l’après-guerre. Ce qui les pousse in extremis à empêcher la paix séparée qui tente Constantinople. Des frictions naissent également du fait des intérêts globaux qui sont en jeu : on peut citer ici la population juive de Palestine, dont le sort aurait été vite réglé, tragiquement, par les Ottomans, si Berlin n’avait pas réfléchi en termes de grande politique internationale.

8La campagne de Palestine aboutit toutefois à la victoire des Franco-Italo-Anglais. Yigal Sheffy (Université de Tel Aviv, Religion, politique ou stratégie ? L’occupation de Jérusalem, 1917) choisit l’épisode très symbolique de l’entrée d’Allenby à Jérusalem, le 11 décembre 1917, comme illustration des enjeux d’une nouvelle Palestine. Consécration de la victoire militaire, c’est aussi un acte chargé de sens : lorsqu’Allenby adopte une pose humble sans prendre de revanche sur l’entrée fracassante de Guillaume II, 20 ans plus tôt ; lorsqu’il s’interdit de reproduire l’entrée du Christ par la porte dorée ; lorsqu’il ordonne qu’on ne hisse aucun drapeau pour signifier que l’événement n’est pas une occupation militaire mais un présent fait à la civilisation. À cet égard, Y. Sheffy souligne aussi que toutes les comparaisons que l’on trouve dans les récits (Allenby comme prophète ou Messie) sont le fait de l’historiographie, pas forcément d’une pensée préconçue. Si la prise de Jérusalem offre un intérêt stratégique incertain, elle n’en véhicule pas moins nombre de mythes et de réalités que l’historien doit évaluer, placée qu’elle est au confluent d’intérêts religieux, politiques et militaires.

9La première intervention de la deuxième session, portant sur de questions religieuses et politiques, établit un lien avec les préoccupations militaires précédentes. En parlant de L’enrôlement de religieux français de Jérusalem dans les services de renseignements britanniques et français, Jean-Michel de Tarragon (École biblique) montre comment des ecclésiastiques français établis à Jérusalem, qui en sont partis lors de la mobilisation d’août 1914 ou qui en ont été expulsés par les Ottomans en décembre, sont passés au service des Puissances de l’Entente. Si nombreux sont les membres de congrégations ayant servi dans les infirmeries du front, en France ou ailleurs, d’autres ont été plus activement impliqués dans des faits de guerre. C’est le cas notamment d’un Dominicain de l’École biblique, le P. Jaussen : grand connaisseur de la région pour l’avoir parcourue et étudiée depuis des années, il est engagé dès le début des hostilités en Orient et rejoint plus tard par son collègue de Jérusalem, le P. Savignac. Si l’on connaît un peu plus les circonstances de leur recrutement (narrées dans l’introduction du catalogue de photographies de l’École biblique, « Photographies d’Arabie – Hedjaz 1907-1917 », Institut du Monde Arabe, Paris, mai-juin 1999), ses raisons précises en restent obscures. La question de confiance, indispensable à la mise en place de services de renseignements cohérents (d’autant plus qu’aucune structure préalable n’existe), pousse J.M. de Tarragon à un essai de psychologie et à des hypothèses, qui restent à vérifier. On y entrevoit des activités d’information de la part de ces religieux bien avant la guerre et l’on y découvre des connections méconnues.

10Si certains religieux de Jérusalem s’engagent directement dans les opérations militaires (on les verra en uniforme dans la Ville sainte, à l’issue du conflit), d’autres y participent « sur le papier ». Dans une contribution portant sur Le sort des communautés chrétiennes de Jérusalem pendant la première guerre mondiale, j’ai moi-même voulu mettre en valeur la dichotomie qui s’installe entre congréganistes de Jérusalem au début de la guerre. Si le conflit et les impératifs qu’il implique touchent de manière à peu près égale les établissements religieux de la Palestine, l’évolution de la situation provoque une différenciation entre eux. Ceux qui relèvent des pays ennemis des Puissances centrales et de l’Empire ottoman sont réquisitionnés, vidés de leurs occupants et transformés à des fins militaires. Une campagne d’effacement du passé se met alors en place : elle aboutit à l’expulsion du territoire palestinien de ces religieux « ennemis » et à une ottomanisation, voire à une islamisation de bâtiments symboles d’anciens privilèges (c’est le cas du domaine national de Ste Anne qui devient université coranique). En réaction, les religieux français expulsés développent un esprit de revanche, en ravivant notamment l’esprit des croisades (avec une illusion de victoire lorsque la Grande-Bretagne, puissance chrétienne, s’empare de Jérusalem en décembre 1917).

11Les religieux des Puissances centrales, Allemagne et Autriche-Hongrie, quant à eux, peuvent rester dans leurs établissements. S’ils doivent aussi subir les aléas de la guerre, avec mise à disposition de logis pour officiers, leur fibre patriotique n’en est pas moins flattée puisque pour une fois ils ne se sentent plus rabaissés par une France, protectrice des chrétiens d’Orient, auparavant toute-puissante. L’ordre ottoman strict qui règne à Jérusalem peut même donner lieu à certaines fraternisations entre chrétiens, peu connues jusque-là. Une concorde relative que nous donne à voir dans ses carnets un témoin capital, le comte de Ballobar, « consul universel » (consul d’Espagne, il est à un moment en charge des intérêts de presque tous les belligérants).

12La situation particulière de Jérusalem et de la Palestine pendant la première guerre mondiale apparaît enfin dans la contribution de George Hintlian (Christian Heritage Institute, Jérusalem) sur la communauté arménienne de la ville. La mention des massacres d’Arménie et du Caucase constitue le préalable incontournable à l’évocation d’une communauté placée, bien malgré elle, sous les feux de l’actualité. Cet arrière-plan, désormais plus connu, ne peut que mettre un peu plus en valeur la relative préservation des Arméniens de Jérusalem. Dans son exposé, G. Hintlian compare ainsi la Ville sainte à Constantinople ou Smyrne, autres villes-vitrines où les Ottomans ne peuvent se livrer à leur politique criminelle. Et même, il insiste sur la bienveillance très intéressée d’un Djemal Pacha, autocrate violent par ailleurs et ici protecteur soucieux de son image à l’étranger, qui ne fait qu’imposer aux Arméniens les difficultés endurées par les autres chrétiens de la ville (dans la mesure où ils ne font pas montre de sentiments nationalistes). Illustration de cette communauté de destin, le patriarche arménien partage enfin le sort d’une déportation de plusieurs mois avec les autres patriarches de la ville, à la fin du conflit.

13S’il n’est pas possible d’indiquer en conclusion que l’on est parvenu à une image définitive de Jérusalem et de la Palestine pendant la première guerre mondiale, on peut néanmoins être satisfait de la coordination de travaux qui doit ressortir de cette rencontre. Un but essentiel de cette collaboration devra être de définir plus précisément encore à quel point il y a eu un ‘avant’ et un ‘après Première guerre mondiale en Palestine. Le colloque des 29-30 novembre et 1er décembre 1999 pourra profiter, on ne peut en douter, de cet apport nouveau.

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Notes

1 Cf. Bulletin du Centre de recherche français de Jérusalem, n° 3, automne 1998, pp. 91-94. Les actes du colloque feront l’objet d’une publication dans le cadre de la collection des Mélanges du CRFJ, parution prévue en mai 2000.
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Pour citer cet article

Référence papier

Dominique Trimbur, « Jérusalem et la Palestine pendant la première guerre mondiale »Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, 5 | 1999, 33-38.

Référence électronique

Dominique Trimbur, « Jérusalem et la Palestine pendant la première guerre mondiale »Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [En ligne], 5 | 1999, mis en ligne le 27 mai 2008, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bcrfj/3152

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Auteur

Dominique Trimbur

CRFJ

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