Les fonds français de la Bibliothèque nationale et universitaire juive de Jérusalem.
Texte intégral
1Toute grande bibliothèque nationale possède son département des manuscrits qui fait le délice des savants. Celle de Jérusalem n’échappe pas à cette règle tant s’en faut. Son développement est solidaire de l’institution qui la soutient, la bibliothèque nationale dont nous détaillerons très rapidement l’histoire avant d’évoquer ses grandes collections et de publier quelques glanes afin d’aiguiser les appétits des chercheurs soulignant aussi l’urgence d’établir au plus tôt un catalogue du fonds français qui recèle des richesses souvent insoupçonnées1.
2Outre les bibliothèques des établissements chrétiens, et musulmans sur lesquels on sait d’ailleurs peu de choses, la Jérusalem du Yichouv possédait quelques bibliothèques comme la « Bibliothèque Montefiore » fondée en 1875 par Israel Dov Frumkin qui sera un échec et devra fermer un an plus tard, ainsi que la « Beith Sfarim li-Bnei Israel » établie en 1884 par un groupe d’intellectuels à la tête duquel figurait Eliezer Ben Yehuda. Les guides spirituels de l’orthodoxie yierosolomitaine fulminèrent un ban (herem) en juin 1875 interdisant l’utilisation de la bibliothèque Montefiore. Le ban sera renouvelé en... 1927 lors de l’exposition des manuscrits de la collection Schwadron ! La plus célèbre de ces bibliothèques fut la « Bibliothèque israélite Midrach Abrabanel » fondée par le Bnai Brith en 1892 car c’est elle qui sera le noyau de la bibliothèque nationale actuelle. Son nom commémorait le quatre centième anniversaire de l’expulsion d’Espagne.
3Alors que l’idée d’une université juive prenait lentement corps dès 1902 au fur et à mesure de l’histoire du mouvement sioniste, quelques érudits se soucièrent d’établir une bibliothèque digne de ce nom, les yeschivoth n’ayant à leur disposition que de la littérature traditionnelle. C’est Jeshua Heschel Levin de Volozin qui fut le premier à appeler de ses voeux une telle institution dans un article célèbre de Havazelet du 15 janvier 1872. Le 14 juillet 1893 le comité d’Odessa des Hovevei Zion prenait la décision de fonder une « bibliothèque centrale juive » à Jérusalem. Un an plus tard (janvier 1894) se créait un « Comité pour la bibliothèque générale juive de Jérusalem ». L’un des grands moments de cette histoire fut sans nul doute l’arrivée de la bibliothèque Chasanovich en 1885. Bibliophile et médecin de Bialystok, Joseph Chasanovich (1844-1919) accepta de transférer en 1895 ses 10 000 volumes à la bibliothèque du midrach Abrabanel2. À la fin du siècle celle-ci, située rue d’Ethiopie, en comptera déjà 15 000. En 1905, le septième congrès sioniste décide de l’établissement d’une bibliothèque nationale juive à Jérusalem dont la bibliothèque du midrasch Abrabanel sera la base. Durant le onzième congrès sioniste (Vienne 1913) Menachem Ussishkin, Chaim Weizmann et Heinrich Loewe soutiendront énergiquement le projet, ce dernier ayant déjà publié un livre sur la question3.
4Le premier directeur, Shmuel Hugo Bergmann, est nommé en 1920. C’est avec ce philosophe pragois, ami de Kafka, sioniste de toujours, membre du Brith Schalom et futur inventeur de la terminologie philosophique hébraïque moderne, qu’elle prendra son essor. Il s’est lui même exprimé souvent sur le rôle d’une telle bibliothèque4 qu’il dirigera jusqu’en 1935. Lors de l’inauguration de l’Université hébraïque en 1925, elle prend officiellement le nom de Bibliothèque Nationale Juive et Universitaire. Très tôt, notamment grâce au jeune Gerhard Gershom Scholem elle jouera un rôle nodal dans le classement, l’acquisition et la publication de manuscrits. « Monté » en Palestine à la fin de l’année 1923, il est engagé à la bibliothèque quelques mois plus tard à la tête du département judaica et hebraica entre 1924 et 1927 créant une classification spéciale pour les sujets juifs.5
5Très vite d’autres collections célèbres – bien plus larges – arrivent à Jérusalem comme celle du grand orientaliste Ignaz Goldziher. Entre 1921 et 1929, le nombre de volumes passe de 32 000 à 200 000 ! Dans la diaspora, des comités se fondent pour l’alimenter régulièrement. Les consulats locaux ne manquent pas d’offrir des volumes. D’abord localisée sur le Mont Scopus elle sera relogée sur le campus de Givat Ram où elle se trouve aujourd’hui. En raison des hostilités, elle transita par des lieux plus sûrs comme le collège « terra sancta » en 1948.
6Outre plusieurs milliers de manuscrits hébreux, acquis ou microfilmés, la bibliothèque possède environ 400 archives personnelles de poètes, écrivains, savants et hommes et femmes de culture. Certains fonds sont utilisés quasi quotidiennement comme celle d’Abraham Schwadron (1878-1957) contenant plus de 12 000 autographes et 7 000 portraits ou celle d’Avraham Shalom Yahuda (1877-1951) ayant recueillit des centaines de pages d’Isaac Newton, en plus d’une série incomparable d’arabica (ca 1 500 manuscrits). Parmi les plus connues de ces collections, mentionnons celles de J.L. Gordon, L. Zunz, S. Buber, S. Zweig, A. Einstein, M. Buber, W. Benjamin, G. Scholem, E. Lasker Schüler. On trouve aussi les papiers du poète français Gustave Kahn (1859-1936), qui mériteraient un classement plus détaillé.
7Parmi toutes ces collections nombreuses sont celles qui contiennent des lettres adressées par et à des français, parfois même en français directement comme celle, pathétique de Mircea Eliade à Gershom Scholem. Ces quelques exemples rencontrés durant nos recherches montrent croyons nous l’intérêt d’un relevé systématique à mener dans ces collections6.
8Gaston Bachelard à Martin Buber, 23 février 19377 :
... J’ai reçu le livre de Kohn et j’ai presque achevé de le lire. J’y ai trouvé un vif intérêt et confirmation de ce que m’avait révélé votre « rencontre » : toute la profondeur de votre culture. Mais je reste bien embarrassé pour organiser tous ces lointains profonds. Je ne dois pas dépasser quelques pages dans la préface d’un livre court. Et c’est pourquoi je crois que vous seul vous pourrez me guider pour me donner en quelques pages les thèmes les plus importants de votre oeuvre si vaste qui conduisent directement à Ich und Du. Il me semble impossible, dans une préface, de mettre l’accent sur la préparation lointaine qu’envisage Kohn. Alors n’ayez aucun scrupule. Dites-moi amicalement ce que vous aimez dans votre pensée et j’en ferai les germes de ma réflexion. En quelques pages vous me direz bien vite les idées forces de vos livres principaux. N’oubliez pas que je ne suis qu’un pauvre acharné de raison, un homme du chiffre, un être qui ne saisit l’anxiété que dans les demains de la raison, dans l’inconnu qui va venir, dans la pensée qui va se former. Et par vous je sais qu’il existe un fond dans l’hier, un inconnu d’où l’on vient. Dites moi, contez moi ce voyage que je n’ai pas fait. Et je m’en ferai l’écho. Naturellement je vous soumettrai comme l’élève à son maître les pages que j’écrirai sur vous...
9Martin Buber à Albert Camus, 3 février 19528 :
Monsieur et cher confrère.
Votre livre L’Homme révolté me semble d’une telle importance pour la vie humaine de cette heure, que je voudrais recommander au Mossad Bialik, la maison éditrice d’Israël, du conseil de laquelle je fais partie, de le faire traduire en hébreu. Voudriez-vous bien me dire quelle est votre intention à ce sujet ?
Il n’y a dans ce livre qu’une seule phrase que je trouve injuste, mais celle-là me gêne singulièrement. C’est celle où vous parlez (p. 370) du « ciel implacable de l’Ancien Testament ». Ceci est foncièrement inexact. Le mot divin, « Dans la hauteur et la sainteté, je demeure et avec l’opprimé et celui dont l’esprit est abaissé » (Isaie, 57,15) n’est pas une exception, ce « et » est le fond même de ce monde-là.
Acceptez, Monsieur, l’expression de mon admiration et de ma sympathie.
10Albert Camus à Martin Buber, 22 février 1952 :
... J’avais lu votre Je et Tu avec beaucoup d’admiration et de profit et je n’espérais pas, je veux dire, je ne m’attendais pas à recevoir de votre part un accord qui me fait plaisir et qui m’honore. Je vous concéderais sans difficulté que la phrase qui vous arrête mérite de nombreuse nuances et je n’aurai pas d’objection à la modifier. C’est l’inconvénient de ces entreprises qui prétendent à résumer ce qui ne peut l’être. Mais j’ai fait porter mon effort principal à mettre en valeur le raisonnement central, fut-ce au risque d’obscurité et d’injustice de détail. Il reste que toute critique qui me révèle ces injustices et me permet de les rectifier est accueilli par moi avec reconnaissance...
11Paul Desjardins à Martin Buber, 17 juillet 19289 :
Très honoré Monsieur.
Veuillez me permettre, en vous écrivant, d’employer ma langue maternelle, plutôt que d’écorcher maladroitement la vôtre. Mais celle-ci je la peux lire, et ainsi nous nous entendrons.
Je suis chargé, par la Société de l’Abbaye de Pontigny, de vous adresser une invitation à nos Entretiens d’Eté, dont je vous envoie d’autre part un programme. Vous avez ouï parler peut-être de ce rendez-vous international, inauguré en 1910, et que les déchirements survenus depuis rendent plus opportun, plus urgent même. Nous comptions sur la présence de Max Scheler, qui était venu déjà, et dont nous prive la seconde catastrophe que vous savez. Vous êtes de tous les Allemands que nous désirons connaître de plus prêt et en qui survit l’esprit de l’Aufklärung, mais approfondi, celui dont la venue à Pontigny aurait le plus d’heureuses conséquences. Vous le sentez bien vous même ; aussi suis-je persuadé que vous ferez le possible pour ne pas décevoir notre attente. Vous êtes invité honoris causa, et choisirez vous-même celle des trois Décades où il vous serait le moins incommode de participer. À toutes trois, vous seriez un coopérateur très précieux. À la deuxième, sur les jeunesses d’après-guerre, vous retrouveriez nombre de vos compatriotes encore tous proches de l’adolescence, vous retrouveriez aussi quelques-uns de nos auteurs les plus qualifiés.
Excusez le retard de cette Invitation. Notre ami Chestov m’a fait parvenir assez tard votre adresse, et j’ai été entravé par la maladie.
Agréez, je vous prie, très honoré monsieur, les assurances de mes sentiments respectueux et dévoués.
Paul Desjardins
12Paul Desjardins à Martin Buber, 18 avril 1931 :
Excellent et trop inquiet Ami,
J’ai trouvé, en rentrant de Paris où j’avais été passer deux jours en compagnie de mes petits enfants, votre lettre qui m’attendait, avec un mélange « soave ed’amaro » des confidences affectueuses, de précieuses promesses, et d’un peu d’inconfiance. Je me hâte de dissiper ce léger nuage. Plût à Dieu qu’il fut aussi simple de disperser ceux qui projettent une ombre sur les sentiments réciproques de nos deux peuples ! Rassérénez-vous, je vous en conjure. Je ne me rappelle pas, je ne puis imaginer, de quelle maladresse de langage, dans cette petite lettre que mon état de fatigue me condamnait à dicter, était née votre alarme.
Il n’y a rien, il n’y eut jamais rien, depuis que nous nous sommes connus (ou reconnus) ici, dont mon amitié respectueuse puisse faire un grief contre vous. Je n’ai jamais cessé de vous considérer comme l’ami parfait et pour toujours, bien que gagné en quelques heures, par une surprenante grâce de Dieu. La visite du dimanche 16 février 1930, à Heppenheim, avec la montée dans la neige à l’Odenwald a simplement confirmé le don que je vous ai fait, à Pontigny et à Vezelay, de mon coeur. Soyez donc tranquillisé, frère trop prompt à douter d’un frère. Sans doute j’ai deux regrets : celui de n’avoir jamais vu encore Madame votre femme, dont je sens qu’elle est vraiment partie de vous, comme il est juste et trop rare, – et celui d’être séparé de vous par l’obstacle des langues (l’hébreu plus que l’allemand), par la longueur des voyages, par la multiplicité des entraves qui nous ôtent à l’un et à l’autre l’espoir qu’il s’établisse jamais entre nous un dialogue fécond. Et pourtant je sais que dès la première minute de notre revoir – ce sera j’espère, le 28 août – la correspondance sera renouée. Nous réveillerons tout de suite les harmoniques secrètes qui ont dispensé notre amitié d’un long stage.
Il faudrait que vous pussiez apporter le dossier de votre conciliabule de juin 1919, où vous avez si courageusement envisagé le problème de la rénovation par l’éducation. Je vous ai déjà fait part de mon désir, que fut tirée de l’ombre une telle initiative, pour la leçon de chaque peuple. C’est là un document à conserver dans les archives de la Nouvelle Europe.
Je suis content de vous savoir en possession d’une chaire à l’université très moderne de Francfort. Vous y avez retrouvé, j’espère, mon ami Hendrik de Man. Je lui dois presqu’autant qu’à vous, mais dans un autre domaine. Il a fait de moi un socialiste, sans que j’eusse rien à renier ce que je crois.
Pour le sujet de la Décade, pressentez-vous quelque interlocuteur désirable dans votre entourage. J’avais espéré la participation du Rudolf Otto, de Marbourg, à qui je fais un grand crédit depuis que j’ai lu Das Heilige. Mais sa santé, me dit-il, est un empêchement invincible. Il s’agira surtout de décrire, sur quelques exemples, le phénomène de la réédification de la foi, dans ce qu’il a de caractéristique de l’humanité actuelle.
Au revoir, mon parfait Ami ; veuillez faire agréer mon hommage à Madame George Munk, accepter pour vos petits enfants (dont je me souviens très bien) mes voeux affectueux, et pour vous-même, accueillir l’offrande que je vous fais, d’une amitié qui ne craint rien du temps.
Paul Desjardins.
13Paul Desjardins à Martin Buber, 7 mai 1934 :
Cher ami. Le samedi 14 avril est arrivé ici un jeune érudit adonné avec ferveur à l’étude de la foi religieuse et à la démonstration de son unité profonde, M. Henry Corbin, conservateur adjoint des mss. à la Bibliothèque nationale, pour les langues asiatiques (et quant à lui Barthien). Il connaît assez bien votre oeuvre, il est chagrin de n’avoir pas su venir à temps pour vous rencontrer ? Il s’est emparé de mon exemplaire de Ich und Du, livre incomparable à son sens. Il s’est mis spontanément à la tâche ardue de le tourner en français. Il va me renvoyer prochainement la traduction des quatre ou cinq première pages, comme échantillon de son savoir faire. Il projette de vous communiquer cet essai, afin d’obtenir votre autorisation pour continuer l’entreprise. La recherche d’un éditeur suivra. Mais déjà j’ose vous demander si l’idée de voir tourné en notre langue cet ouvrage d’une telle perfection quand on le lit dans la vôtre, ne vous est pas désagréable.
J’ai posé quelques jalons pour l’automne (novembre). À notre Union, le projet que nous avions esquissé – sur le Prophétisme – sera d’une réalisation facile (au point de vue des auditeurs). J’ai la réponse de Sylvain Lévi pour les Hautes Etudes ; elle vous est transmise ci-incluse. Vous verrez qu’il nous dirige plutôt vers l’Institut d’études sémitiques (directeur Armand Lods). Avant que nous adressions là notre effort, j’ai besoin de votre consentement.
J’espère que vous êtes bien rentré dans votre Daheim, et n’y avez pas trouvé, pour vous accueillir durement, de mauvaises nouvelles.
Partout où vous êtes passé, vous avez laissé après vous un sillage lumineux. Je rumine tout ce que vous m’avez appris. Je voudrais que Madame Buber sût quel souvenir et quel enseignement nous laisse, rapide comme une flamme, sa puissance d’admiration oublieuse de soi. Puissions-nous au déclin de l’été, vous revoir encore.
Votre dévoué ami P.D.
Ici un programme. En voulez-vous recevoir d’autres exemplaires ?
14Mircea Eliade à Geshom Scholem, 25 juin 197210 :
Je suis désolé de voir que l’estime et l’amitié que vous m’avez montrées vous attirent aujourd’hui des désagréments et je tiens avant tout, à vous exprimer mes regrets. La lecture des fragments du Journal de Mihail Sebastian m’a profondément peiné, car Sebastian était un de mes meilleurs amis, et le « froid » qui avait marqué les dernières années de notre amitié était la conséquence d’un pénible malentendu. Je suis en partie responsable de ce malentendu. C’est pourquoi la mort tragique de Sebastian, au printemps 1945, a constitué pour moi un choc presque traumatique, car la dernière possibilité d’éclaircir la mésentente avait disparu. Je suis trop fatigué (vous savez que j’ai eu une crise de péricardite) pour vous raconter en détail les circonstances qui ont progressivement sapé notre amitié, amitié dont on trouvera l’écho dans le Journal intégral de Sebastian, et également dans le mien, lorsqu’il sera publié. Je vais noter brièvement les éléments essentiels.
1) D’abord il faut rectifier certaines erreurs de fait. Dans l’article que vous m’avez communiqué, il est écrit (p. 25, col. 2) que j’ai été nommé, sous le régime légionnaire, attaché culturel à Lisbonne, et transféré à Madrid au printemps 1941. En réalité, j’ai été nommé en avril 1940 attaché culturel à Londres, par un des derniers gouvernements du roi Carol, adversaire de la Garde de Fer, puis transféré à Lisbonne en Février 1941, sous le gouvernement du général Antonescu qui avait liquidé les légionnaires. Je suis resté au Portugal jusqu’en Septembre 1945, date à laquelle je me suis établi à Paris. Je n’ai jamais eu de poste à Madrid où, en Février 1941, l’attaché de presse était le poète Aron Cotrus, et le conseiller culturel, le Prof. Al. Busuioceanu, depuis 1942.
2) Pendant mon séjour en Angleterre et au Portugal (donc, 1940-45), je n’ai publié aucun article dans la presse roumaine.
3) Entre 1942-44 on a édité à Bucarest un volume d’essai (Insula lui Euthanasius), deux monographies d’histoire des religions et de folklore (Mitul reintegràrii : Comentarii la legenda Mesterului Manole) et un livre sur Salazar. J’ai également publié, à Lisbonne, un petit travail sur l’histoire et la culture des Roumains (Os Romenos, latinos do Oriente). Ce dernier, comme d’ailleurs le livre sur Salazar, avait comme objectif le rapprochement des deux pays latins les plus éloignés l’un de l’autre, la Roumanie et le Portugal. Ceci faisait partie de la politique « pan-latine » de ces années-là. Je ne la juge pas. Elle appartient à l’histoire et sera jugée par les historiens.
4) Je ne me rappelle avoir écrit une seule page de doctrine ou de propagande légionnaires. Mais Sebastian cite (p. 24, col. 1) quelques lignes d’un texte paru dans le quotidien de la Garde de Fer, Buna vestire (13 décembre 1937) et intitulé : « Pourquoi je crois dans la victoire du mouvement légionnaire ». Je n’ai jamais collaboré à ce journal. Pourtant ce texte existe, puisque Sebastian le cite. Probablement, c’était la réponse, orale, à une enquête, réponse « éditée » par le rédacteur. Il m’est impossible de préciser davantage. Mais, à l’époque, je collaborais à plusieurs hebdomadaires importants, où j’aurais pu exposer à l’aise de telles idées. Pourquoi ne l’ai-je pas fait ?
5) Néanmoins depuis longtemps, a été accréditée la légende que j’étais un des « doctrinaires » de la Garde de Fer. Si cette histoire n’était tellement pénible, j’aurais pu souligner l’extravagance de mon cas : l’unique « doctrinaire » dont on ne connaît aucun livre, aucune brochure, aucun article, aucun discours se référant au parti politique dont on le considère l’idéologue ! ...Plusieurs faits ont contribué à constituer cette légende : a) parmi les amis communs que nous avions, Sebastian et moi, il y en avait un certain nombre qui étaient légionnaires ; b) le journal Cuvântul, dont Sebastian avait été rédacteur jusqu’à son interdiction par le roi Carol, en 1934, était devenu un organe pro légionnaire, et à sa réapparition en Septembre 1941, il était même considéré l’organe de la Garde de Fer. À cette époque-là, je me trouvais à Londres, et je n’ai envoyé aucun article; c) enfin, et surtout, nous étions, Sebastian et moi, les élèves et les fidèles admirateurs du professeur Nae Ionescu, directeur du Cuvântul. Il me faudrait des pages et des pages pour vous présenter la figure complexe de ce philosophe passionné des problèmes religieux, mais aussi des problèmes politiques, et qui a été successivement le plus efficace « supporter » de Julius Maniu et de son parti national – paysan, ensuite l’ami et le conseiller intime du roi Carol, et finalement son redoutable critique, ce qui l’a rapproché de l’Allemagne et de la Garde de Fer. Nae Ionescu a été adoré et vilipendé avec une égale ferveur, et même aujourd’hui, 32 ans après sa mort, son nom provoque toujours une tempête de haine ou d’exaltation. Comme moi et comme beaucoup d’autres amis et élèves, Sebastian ne s’est éloigné de Nae Ionescu lorsque celui-ci était devenu l’idéologue de la Garde de Fer. Cette fidélité lui a causé maints désagréments, surtout après avoir publié son roman Depuis deux mille ans... avec une préface de N.I. On a vu dans cette longue préface une justification de l’antisémitisme, et Sebastian a été violemment attaqué par la presse du centre et de gauche, à tel point qu’il a dû écrire, pour se défendre, un petit livre intitulé Comment je suis devenu houligan. J’ai été parmi les rares auteurs qui, en deux longs articles publiées dans la revue Vremea, non seulement ont pris la défense de Sebastian, mais j’ai critiqué cette préface, en montrant que les arguments de N.I. ne pouvaient se justifier théologiquement, comme il le pensait. À mon tour, j’ai été sauvagement attaqué par la presse de droite. Dans l’émouvante dédicace que Sebastian avait inscrite sur mon exemplaire de Comment je (…) houligan, il m’appelait son « seul point d’appui pendant la tempête ». Lorsque le Journal de Sebastian sera publié intégralement, on trouvera probablement une page datée du 15 mars 1940 qui nous décrira, tous deux, en pleurs, au chevet de N.I. qui venait de mourir.
6) Je me suis attardé sur les rapports entre Sebastian et Nae Ionescu pour expliciter ma fidélité envers notre professeur. Comme j’étais son assistant à l’Université, son collaborateur au quotidien Cuvântul et « l’éditeur » d’un de ses volumes d’essais (Roza vânturilor), je suis devenu en quelque sorte son « double » ; donc, pour certains, également, le doctrinaire de la Garde de Fer. D’ailleurs, nombre de nos amis communs étaient légionnaires et « sympathisants ». Et lorsque le gouvernement d’Armand Calinescu a déclenché l’offensive contre la Garde de Fer, j’ai été, moi aussi, envoyé dans un camp de concentration avec Nae Ionescu et quelques centaines d’intellectuels et d’activistes. Une série de procès ont eu lieu et les inculpés ont été condamnés de 5 à 10 ans de prison : quelque temps après, la plupart d’entre eux ont été fusillés, à la suite de l’assassinat de Calinescu. J’imagine qu’on avait examiné également mon « dossier », et qu’on n’avait rien trouvé, puisque je ne fus impliqué dans aucun procès et remis en liberté après trois mois – le seul, d’ailleurs, à avoir obtenu ce « privilège ».
Néanmoins, comme c’était à prévoir, ces mésaventures n’ont pas réussi à éclaircir ma position devant une certaine partie de l’opinion publique. Le malentendu – disciple de Nae Ionescu, donc également « doctrinaire » – se prolongeait. Le fait qu’en Avril 1940 j’étais envoyé comme attaché culturel à Londres, que depuis Février 1941 je me trouvais à Lisbonne, que je n’avais publié aucun article dans la presse roumaine pendant la période la plus dramatique (1940-1944) – tous ces faits ne comptaient pas.
7) Il est vrai que dans les années 1938-1940, nous avons plusieurs fois constaté, Sebastian et moi, combien nos orientations politiques étaient différentes – j’étais de « droite ». Je me situais dans la tradition représentée par Eminescu et Jorga. Notre amitié, néanmoins, s’est maintenue. Il est vrai aussi que, dans quelques jours passés à Bucarest en Août 1942, je n’ai pas cherché à le voir – mais pour de toutes autres raisons que celle évoquée pag. 26, col. 2, i.e. que, « étant diplomate, je connaissais le sort qu’on préparait aux Juifs ». Je n’aurais jamais essayé de répondre à cette insulte si ce n’était que vous, Cher Collègue, ne l’ayez lue. Le fait est que j’étais venu à Bucarest à la suite d’une longue entrevue avec le Président Salazar. J’avais demandé une audience au chef du parti national-paysan, Julius Maniu (alors dans l’opposition) mais, en me dirigeant vers sa maison, j’ai remarqué que j’étais suivi par un agent, et j’ai dû faire plusieurs détours : je suis donc arrivé en retard et Maniu étant parti, je n’ai pu parler qu’à son secrétaire particulier. Pendant les quelques jours passés à Bucarest, j’ai été continuellement surveillé, et c’est la raison pour laquelle je n’ai cherché ni Sebastian, ni d’autres amis et collègues, car j’aurais pu les compromettre. (La police secrète, informée par les Allemands, savait que des « ouvertures » pour un armistice avaient lieu, ou se préparaient à Lisbonne, Stockholm et Ankara).
8) Je ne me pardonnerai jamais ma prudence exagérée, dictée par la peur de la toute-puissante police secrète. C’était la dernière fois que je pouvais discuter avec des amis, depuis presque tous morts ; la dernière fois que je pouvais parler avec Sebastian, et lui expliquer ma « position ». Mais j’espérais que, une fois la guerre finie, nous reprendrons nos relations. Hélas ! un accident absurde a mis fin à sa vie, au printemps 1945, à la veille de son départ pour Paris, où il venait d’être nommé conseiller culturel et au moment où moi-même je m’apprêtais à m’y rendre. Depuis sa mort, je n’ai cessé de me sentir coupable à cause de ma maladresse, tragiquement aggravée par le malheur.
En choisissant l’exil, je savais que les malentendus créés par ma fidélité envers Nae Ionescu seraient interprétés avec malveillance. D’autant plus que je collaborais à de nombreuses publications de l’émigration roumaine, mais jamais à celles des légionnaires (Tara si Exilul, Stindardul). La majorité des articles publiés depuis 1947 dans la presse de l’exil, présentent des problèmes culturels et insistent sur la nécessité de la liberté de la culture. Les rares textes « politiques » expriment mes convictions et mes espoirs actuels, en premier lieu la nécessité d’une fédération des états de l’Europe Orientale.
Cher Collègue, je ne sais si j’ai réussi à dissiper vos doutes, mais j’espère, au moins, que vous comprenez maintenant la source des nombreux malentendus qui m’ont fait souffrir. Je sais aussi que la vérité entière ne sera connue qu’après la publication intégrale de mon Journal et de mon autobiographie, c’est-à-dire après ma mort. Cette certitude m’aide à vivre en paix et avec sérénité les dernières années de vie qui me sont accordées. Je ne me fais aucune illusion sur mon oeuvre de savant et d’écrivain. Mais je ne doute pas que les livres et les articles publiés avant et après 1940 expriment la pensée et les expériences d’un homme qui ressemble plus à celui que vous croyez connaître, qu’à celui présenté dans le texte que vous m’avez communiqué.
Cordialement vôtre
Mircea Eliade
PS. Nous rentrons à Chicago le 6 juillet11.
15Ces quelques exemples – issus uniquement du XXe siècle – peuvent être multipliés. Certes on peut penser que de telles découvertes doivent rester le fruit du hasard et le bonheur des érudits. On doit aussi aider les investigations, les rendre plus exhaustives et plus rapides par une enquête systématique et ciblé; non seulement un catalogue du fonds français de la bibliothèque nationale juive universitaire enrichira notre connaissance de l’histoire de la francophonie mais encore il montrera toute l’importance de la culture française dans l’histoire des juifs et du judaïsme moderne et contemporain.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Dominique Bourel, « Les fonds français de la Bibliothèque nationale et universitaire juive de Jérusalem. », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, 5 | 1999, 21-32.
Référence électronique
Dominique Bourel, « Les fonds français de la Bibliothèque nationale et universitaire juive de Jérusalem. », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [En ligne], 5 | 1999, mis en ligne le 27 mai 2008, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bcrfj/3122
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