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Mythes et constructions de Tel-Aviv

Catherine Weill-Rochant
p. 80-96

Texte intégral

Tel-Aviv, un paradoxe ?

1Dans cette ville de béton pelé, où le désagrément d’une laideur apparente cède toujours devant le plaisir de la flânerie, plaisir plutôt caractéristique de villes autrement pittoresques, la question se pose d’élucider une antinomie : comment Tel-Aviv, une ville si dégradée, si esthétiquement décriée, peut-elle produire autant d’urbanité ? Une promenade au pied de bâtiments aux loggias bouchées par des volets de plastiques, aux façades surélevées par des étages construits à la hâte, aux murs percés de ventilateurs d’air conditionné, aux pilotis emmurés dans des murs de parpaing brut, peut donc néanmoins laisser un souvenir plaisant ? La question prend encore plus de relief si l’on pense au contraire à l’impression de vide étrange que procure la visite de quartiers anciens rénovés à grands frais comme le vieux Jaffa. Bien que refait à neuf, repavé et apprêté, il ne produit aucun sens, peu d’émotion, aucun lieu. On touche là une question essentielle de l’urbanisme : quels sont en fait les éléments qui garantissent la « réussite » d’une ville ? C’est à cette question que tout chercheur en histoire urbaine tente sans doute de répondre. À travers l’étude de son développement spatial, social et architectural, il s’agit de saisir les clefs qui font apprécier la ville ou la détester en plongeant au cœur de son processus de fabrication. Cette analyse passe par les observations conjointes de la société, du territoire et du contexte politique qui ont fait émerger cette ville. Tel-Aviv se prête particulièrement bien à ce type de travail. Premièrement parce qu’elle se présente comme un corpus à la fois clairement identifiable dans l’espace et le temps. Elle est créée comme entité indépendante, en 1909, sur les dunes du nord-est de Jaffa et prend son essor durant la période mandataire en se développant vers le nord jusqu’à la rivière Yarkon, vers l’ouest jusqu’à la mer et vers l’est jusqu’à l’actuelle autoroute Ayalon. Deuxièmement parce que ce corpus résulte à la fois d’un tissage de confrontations avec le contexte local, et de liens particuliers avec l’extérieur : la ville a été rêvée et construite par des groupes d’émigrants, vecteurs de réflexions architecturales et urbaines générées en Europe et mus par un projet de société commun explicite sur un territoire déjà façonné par les conflits. Enfin parce que Tel-Aviv a fait l’objet d’une propagande publiée et diffusée au niveau international, favorisant l’analyse de sa représentation dans l’imaginaire collectif ainsi que celle de ses décalages avec les réalités historiques dégagées par l’analyse scientifique.

2Dans les publications du Keren Hayesod (Fonds d’établissement pour la Palestine)1 du début du siècle2, jusqu’à la série d’articles publiés en 1994 à l’occasion d’un congrès sur l’architecture de Style international à Tel-Aviv3, en passant par les tableaux de Nahum Gutman dépeignant les débuts de la ville ou encore les photographies d’Isaac Kalter prises dans les années trente, la ville apparaît comme un blanc mirage. L’ouvrage de Michael Levin White City, International Style Architecture in Israel publié en 19844, et dix ans plus tard, la brochure The white city of Tel-Aviv, an open-air museum of the International Style 5 formulent définitivement cette hallucination. Celui d’une ville née du sable, où plus de quatre mille bâtiments aux formes pures, construits dans le Style international, se seraient égrainés harmonieusement le long d’artères spacieuses, selon un consensus généré par l’idéologie commune.

3Cette agglomération de plus de 350 000 habitants, intégrée aujourd’hui à une conurbation étendue sur plus de 140 kilomètres carrés, fut-elle réellement soudaine et virginale ? Quelles réalités se cachent derrière cette vision qui s’apparente à l’expression d’un fantasme collectif ? C’est l’objet de notre travail de doctorat : il s’agit de s’appuyer sur les archives, sur l’analyse des bâtiments actuels et sur un ensemble d’entretiens pour reconstituer les étapes du développement urbain et architectural de Tel-Aviv pendant la période pré-étatique, qui correspond au cœur actuel de la ville6

La piste universitaire

4La version populaire et officielle de l’histoire de Tel-Aviv a déjà été amendée par différentes voies d’informations et de réflexion émanant des milieux universitaires israéliens : des historiens de l’art pour ce qui concerne l’architecture, des géographes pour l’histoire urbaine.

5Ziva Sternhell, critique d’art au quotidien Ha’aretz, s’attache à nuancer le corpus architectural de Tel-Aviv. À la vision d’un style unique, International, décrit pour la première fois par Michael Levin, elle oppose la palette des inspirations diverses qui ont produit un ensemble de bâtiments bien plus variés qu’ils n’en ont l’air apparentés aux mouvements De Stijl, des Arts déco ou de l’expressionnisme. Apparemment homogène, l’expression architecturale se décline en fait en de multiples styles pour l’œil averti7.

6Dans les publications scientifiques sur l’histoire de la ville, celles notamment du géographe Gideon Bigger, la problématique tourne autour du thème de la cité-jardin8 : l’inéquation de cette forme urbaine choisie par les initiateurs de Tel-Aviv au début du siècle aurait conduit au fiasco actuel. La ville se serait développée comme une gangrène incontrôlable à partir des années trente en rendant obsolète le plan d’extension imaginé en 1925 par l’urbaniste Écossais Patrick Geddes et inspiré également des cités-jardins9. À la suite de ce raz-de-marée, les différentes étapes antérieures du développement urbain auraient été éradiquées et avec elles, les traces de l’utopique forme urbaine amorcée par les pères fondateurs. La ville d’aujourd’hui ne serait que confusion et désordre.

7Cette analyse rejoint l’histoire populaire de Tel-Aviv sur un point, celui qui fait naître la ville à partir d’un faubourg jardin, Ahuzat Bayit10, un simple petit quartier érigé au nord-est de Jaffa par quelques familles juives au début du vingtième siècle. C’est l’épopée décrite par le premier maire de la ville Meïr Dizengoff11, l’un des fondateurs, et illustrée par le fameux cliché montrant la répartition des lots dans les dunes. Le 11 avril 1909, soixante familles se réunissent sur la grève et tirent au sort les parcelles de terrain. Des coquillages blancs pour les lots, gris pour les noms, un jeune garçon pour tirer les uns, une petite fille pour les autres. Groupe de jupons noirs et de chapeaux melons, perdu dans le désert sous un ciel écrasant, la photo est étonnante. Elle fait le tour du pays, et celui des communautés juives du monde entier.

8Mais une polémique s’est installée entre certains des descendants de ces familles fondatrices, polémique qui remet en cause la notion de quartier originel. Pour la petite fille d’Akiva Arieh Weiss, un autre des fondateurs, ce n’était pas un simple quartier ni un faubourg que son grand père imaginait depuis sa Pologne natale, mais dès ses premiers rêves, une véritable ville, une porte pour la terre d’Israël, capable d’absorber les émigrants et de leur fournir du travail. Akiva Arieh Weiss, au cours d’une réunion au centre communautaire des Juifs de Jaffa donne l’impulsion, un soir d’août 1906, qui conduit à la création d’Ahuzat Bayit puis de Tel-Aviv. Mais une rivalité avec le futur premier maire, Meïr Dizengoff, le conduit à se retirer de la vie publique, laissant à la postérité l’idée que Tel-Aviv poussa comme un champignon à partir d’un simple petit faubourg jardin de Jaffa, et que nul n’avait prédit alors l’ampleur de son développement ultérieur.

9Ni blanche, ni nue, dotée d’une histoire moins lisse qu’en apparence, la véritable Tel-Aviv serait-elle pour autant si éloignée de son double inspiré ? Qu’en est-il de cette diversité architecturale et de ce chaos urbain décrit par les universitaires là où l’histoire officielle et populaire suggère homogénéité et la fréquentation de la ville urbanité ?

10Pour expliquer ce paradoxe, il semble indispensable d’aborder l’analyse de manière pluridisciplinaire : rapprocher l’histoire de l’architecture avec l’histoire urbaine de Tel-Aviv. Le style des bâtiments avec le tracé urbain. C’est en effet dans cette confrontation particulière que la ville nous paraît d’emblée présenter le plus grand intérêt. En effet, le Mouvement moderne en architecture est accusé ailleurs d’avoir engendré des désastres, notamment dans les banlieues des grandes villes européennes. Au contraire, il a généré ici un ensemble urbain cohérent, constitué de véritables lieux d’habitation et de vie publique, toujours extrêmement vivaces, indifférents au délabrement physique des bâtiments comme aux dégradations apportées par les rénovations urbaines des années soixante-dix (par exemple, la surélévation de la place Dizengoff au-dessus d’une voie rapide).

Avant-garde architecturale et familiarité urbaine

11C’est sur des terrains étroits, avec vue quelquefois sur des sentiers de trois mètres de large seulement, des parcelles restreintes divisées d’après les principes issus des cité-jardins, que la « machine à habiter » conceptualisée par Le Corbusier dans les années vingt en Europe a dû fonctionner ici12. Tandis que les architectes d’avant-garde en Europe prônent un urbanisme rationaliste, militant en faveur d’ensemble de logements regroupés dans de longs immeubles en forme de barres perpendiculaires aux voies de circulation et séparées par de vastes espaces verts, les constructeurs de Tel-Aviv doivent concevoir des bâtiments alignés de manière traditionnelle le long de rues, selon le tracé du plan dessiné par Patrick Geddes.

12Le vocabulaire architectural employé dans les années trente est nouveau : pilotis, surfaces éblouissantes et trous d’ombre, toits terrasse, carrés, ronds, pergolas triomphantes appartiennent au langage moderne. Mais en raison des contraintes du plan, les architectes produisent néanmoins des bâtiments qui conservent une relation traditionnelle avec leur environnement : ces immeubles engendrent des espaces extérieurs et expriment une certaine politesse envers les espaces publics. Envers la rue d’abord : sa continuité est assurée, malgré les retraits des immeubles, par tout un arsenal de murets, clôtures métalliques et alignements d’arbres disposés sur la limite de la parcelle. Envers les carrefours ensuite : des verrières vertigineuses ou l’arrondi d’un balcon soulignent les angles. Classique également la différenciation des espaces situés à l’avant et à l’arrière des bâtiments : avants propres et jardinés, arrières sales et fruitiers ; la hiérarchie des façades : sur la rue, une composition picturale de pleins et de vides, des enduits texturés granulés, colorés, grattés, brossés, émiettés, mais sur l’arrière, du simple plâtre et une disposition purement fonctionnelle des ouvertures. La ville est toujours faite de rues et de places, de boulevards et d’impasses, savamment hiérarchisés pour la convenance et le plaisir de la vie citadine. Les voies principales prennent la forme de boulevards de sable et de palmiers, les petites rues, celle de « sentes de vigne et d’oliviers »13, les places sont ordonnancées. La syntaxe urbaine demeure classique, trace de la cité-jardin originelle. Les bâtiments s’alignent le long des artères du centre, en blocs indépendants séparés par des impasses semi-privées. L’alternance de cubes et de bosquets caractérise les rues du Tel-Aviv des années trente. L’urbanité vient du rythme d’abord : c’est une certaine cadence régulière, mais jamais ennuyeuse capable d’enchaîner dans un mouvement harmonieux les compositions classiques et les déconstructions cubistes, les œuvres d’architectes aux cultures diverses, talentueux ou non. Elle vient de l’épaisseur du tissu urbain également : perceptible au fond des venelles transversales qui conduisent discrètement la vue depuis la rue jusqu’au jardin arrière du cœur de l’îlot. De l’échelle humaine (trois ou quatre étages) et enfin, de la luminosité : en haut, des pergolas écrasées de soleil et au fond, la mer. Il semble que ce soit la force de la structure urbaine qui ait permis de pérenniser la qualité des espaces publics, malgré les dégradations et les densifications de la seconde moitié du vingtième siècle.

13La première conclusion qui s’impose, c’est que la performance de cette ville, dégradée seulement en surface, tient dans le fait qu’elle réalise une synthèse assez rare entre un ensemble architectural aux styles issus du Mouvement moderne et un tracé urbain classique, inspiré des cités-jardins. Nous chercherons à comprendre quels processus historiques et politiques ont conduit à cette combinaison, afin de déterminer notamment si elle est issue d’un consensus, comme le présentent les publications, ou bien au contraire d’une confrontation, comme le laisse supposer l’analyse architecturale des bâtiments.

Les producteurs de la ville

14Les différentes sources d’archives consultées jusqu’ici (cartes et plans, périodiques municipaux, correspondances avec les services techniques de la ville et publications d’architecture) font émerger trois principales entités de production de la ville : premièrement, les concepteurs des plans ; deuxièmement, les architectes ; troisièmement, les autorités municipales. Nous pouvons identifier les rôles respectifs de ces trois groupes d’acteurs.

15Dans la première catégorie, on rencontre successivement : d’abord, les pères fondateurs et leurs « consultants », les ingénieurs Stiassny et Treudel, puis les architectes-urbanistes, comme Richard Kaufmann, et enfin l’urbaniste biologiste Patrick Geddes. Ils ont en commun de proposer des visions de la première ville juive du monde moderne, la première colonie sioniste urbaine en Palestine mandataire. Visions à rapprocher des utopies urbaines de la fin du XIXe siècle et notamment du thème des cités-jardins. Si certaines demeurent à l’état de projet, d’autres sont ratifiées par les pouvoirs décisionnaires et concrétisées par des tracés urbains, qui, pour certains, sont encore perceptibles aujourd’hui dans la ville. Leurs travaux sont identifiables grâce aux plans dessinés et aux rapports qui les accompagnent parfois, conservés notamment dans les cartothèques des universités israéliennes. Pour mesurer leur empreinte dans la ville, on compare alors ces cartes avec le cadastre actuel, le tout redessiné à la même échelle14 ; on identifie alors ces traces sur le terrain même, afin d’en saisir la persistance et la validité urbaine.

A : La cité-jardin : projets et réalisations

A : La cité-jardin : projets et réalisations

Légende : - A1 : Plan général de Tel-Aviv. Établi par le service technique de la Municipalité vers 1931, d’après le rapport et le schéma proposés par Patrick Geddes en 1925. (Archives Municipales de Tel-Aviv). - A2 : Projet pour la colonie d’Ahuzat Bayit près de Jaffa. Wilhelm Stiassny, 15 avril 1909. Commandé par les fondateurs du quartier. (Archives Municipales de Tel-Aviv). - A3 : Immeuble 51-53 rue Hovevei Zion. (Photo George Fessy, 1994).

16La seconde catégorie englobent les autorités municipales : conseils municipaux et ingénieurs en chef. Leur rôle dans la construction de la ville peut être reconstitué grâce aux dossiers de correspondance conservés aux Archives municipales de Tel-Aviv et surtout au mensuel Les nouvelles de la ville de Tel-Aviv15, paru de 1921 jusqu’aux années cinquante. Il contient notamment les rapports municipaux annuels, les comptes-rendus de différentes formes de contacts avec l’Europe (comme les voyages d’étude des ingénieurs en chef) et les présentations des concours d’architecture. Le dépouillement de ces archives indique que cette seconde catégorie joue un rôle déterminant dans le maintien des principes du plan directeur de 1927 et notamment du découpage parcellaire.

B : Le fantasme de la ville rationnelle et la persistance du tracé classique

B : Le fantasme de la ville rationnelle et la persistance du tracé classique

Légende : - B1 : Projet pour Alexanderplatz à Berlin. Architecte : Mies van der Rohe, 1928. (Archives de Mies van der Rohe, musée d’art moderne de New-York. Extrait de Weissenhof 1927 and the Modern Movement in Architecture, Richard Pommer, Christian F. Otto, Chicago and London, The university of Chicago Press, 1991, ill. 71.). - B2 : La place Dizengoff dans les années quarante. (Photo Eric Matson, collection Eric Matson c The United States Librairy of Congress. Extrait de Batim min achol (Des bâtiments nés du sable) Nitza Metzger Szmuk, Tel-Aviv, Éditions du Ministère de la Défense 1994, p. 32). - B3 : Siedlung Dammerstock. Architectes : Walter Gropius et Otto Haesler, Karlsruhe, 1928. (Bauhaus-Archiv de Berlin. Extrait de Weissenhof 1927 and the Modern Movement in Architecture, idem, ill. 246). - B4 : Projet d’aménagement à Haïfa. Architectes : Adolf Rading et Kurt Runsh, 1936. (In « Concours pour la conception architecturale du côté sud de Kingsway, Haïfa », Habinjan Bamisrah Hakarov (Construire au Proche-Orient), juillet 1937).

17La troisième catégorie regroupe les concepteurs des bâtiments. Pour la plupart formés en Europe, ils émigrent en Palestine en apportant avec eux leur bagage théorique et pratique. Les quelque quatre mille bâtiments encore présents aujourd’hui au cœur de la ville attestent de leur production, tandis que les revues Construire au Proche-Orient et Construire16, publiées entre 1934 et 1938, témoignent de leurs aspirations. L’analyse combinée du terrain et des discours architecturaux montre que c’est en s’opposant sur le plan théorique au tracé urbain conçu dix ans plus tôt, considéré comme un carcan inconciliable avec leurs ambitions rationalistes, tout en se pliant par contrainte à ses exigences, que les architectes de Tel-Aviv façonnent un langage architectural à la fois moderne et urbain. Ceci dans un élan professionnel remarquablement homogène. Le style de cette architecture finit par être si unanimement adopté à Tel-Aviv que les Israéliens le considèrent aujourd’hui comme distinctif alors que sa spécificité semble contredite par la présence de styles similaires dans d’autres villes du Moyen-Orient, comme à Damas par exemple.

Le débat d’idées

18Les questions posées et les idées débattues dans les revues hébraïques publiées par le Cercle des Architectes ont sans doute formé l’assise théorique qui engendra le vocabulaire spatial de Tel-Aviv. Nous les présentons ici car elles apportent un éclairage sur la période, inédit en français.

19Dans un café bohême de Tel-Aviv, un soir de 1932, trois architectes discutent jusqu’aux premières heures du matin de la manière d’intégrer les idées de l’avant-garde à leurs projets. Arieh Sharon, ancien étudiant à l’école du Bauhaus, Joseph Neufeld, de l’agence berlinoise d’Erich Mendelsohn, et Ze’ev Rechter, un émule de Le Corbusier, arrivé de Paris, se proclament « Cercle des architectes ». Ils sont bientôt rejoints dans leurs discussions nocturnes passionnées, par d’autres : Carl Rubin, également de l’agence Erich Mendelsohn, Sam Barkaï, de l’agence Le Corbusier, Tchlenov, étudiant aux Beaux-Arts, et de nombreux jeunes diplômés des écoles d’architecture européennes. Ils ont un objectif : promouvoir la « révolte architecturale », c’est-à-dire élever les standards des projets spatiaux des Juifs de Palestine aux idées du Mouvement moderne et tourner le dos aux principes de conception traditionnels. Ils infiltrent les corps constitués, comme l’Association des architectes et ingénieurs ou les commissions municipales d’urbanisme, et leurs idées se répandent grâce à une publication éditée par Julius Posner, le correspondant en Palestine de la revue française l’Architecture d’aujourd’hui. L’influence de cette revue s’étend même au-delà de leurs objectifs, comme en témoignent les magnifiques villas essaimées dans les années trente aux portes de Ramallah ou de Bethléem par la bourgeoisie arabe, qui adopte également alors le style avant-gardiste.

20Dix volumes paraissent d’abord sous le titre Construire au Proche-Orient, journal du Cercle des Architectes en terre d’Israel17. Suivent trois volumes thématiques intitulés Construire18. Même s’il est difficile d’associer un thème précis à chaque groupe de volumes, la lecture chronologique des numéros permet de dégager les éléments d’une démarche qui se précise d’année en année. Elle donne les clefs du déchiffrement des bâtiments.

1934 : la question du style et l’architecture organique

21Les problématiques présentées la première année touchent essentiellement à la question de la recherche d’un style propre : faut-il puiser dans le contexte local ou encore s’inspirer d’autres pays chauds, qu’ils soient méditerranéens ou tropicaux ?

22Les types d’architectures précédents ne conviennent pas aux aspirations des nouveaux Juifs de Palestine : l’architecture locale palestinienne est adaptée au mode d’habiter des Arabes et non à celui des émigrants juifs d’Europe ; celle des quartiers juifs construits aux portes des murs de Jérusalem dès la deuxième moitié du XIXe siècle ressemble trop à celle des ghettos d’Europe de l’est. La plupart de ces quartiers, comme Mea shearim à Jérusalem19, sont constitués d’îlots « bloc » : les bâtiments, alignés le long des rues, y sont disposés autour d’une cour centrale commune où se trouvent les équipement publics comme les synagogues et les écoles. À partir des années dix et vingt, les architectes se préoccupent de créer un style juif, le style patriotique hébreu, notamment pour les bâtiments publics d’Ahuzat Bayit. Le lycée hébraïque Herzliya, construit par Joseph Barsky, combine, comme le Technion de Haïfa d’Alexandre Baerwald, des espaces intérieurs à l’européenne et des éléments architecturaux orientaux, comme les dômes, les arches d’ogive, les toits plats et les tuiles décoratives. Mais ce style ne convainc pas non plus la génération postérieure. Dans son rapport publié en 1925, Patrick Geddes note que l’architecture des années vingt à Tel-Aviv est « un pot-pourri résultant de confrontations de fantaisies individuelles, typique de l’ouest »20. Les Israéliens appellent d’ailleurs aujourd’hui ce style le style éclectique.

23Une réponse émerge suggérée notamment par Joseph Neufeld, qui a collaboré non seulement avec Erich Menselsohn à Berlin mais également avec Bruno Taut à Moscou. Pour cet architecte, la question n’est pas de se demander s’il est préférable d’utiliser des éléments d’ici ou de là, mais plutôt de concevoir une architecture « organique »21. De façon inaccoutumée, le concept d’organicisme rejoint ici celui de rationalité, alors qu’ils sont en général considérés comme antinomiques. Organique n’est pas pris dans son sens spatial usuel, celui d’un développement non planifié, incontrôlé comme un cancer, mais le mot est ici employé pour faire référence à l’adéquation parfaite entre les formes du corps humain et ses fonctions. On songe que dans la tradition judaïque, le fonctionnement du corps humain et plus généralement de tous les éléments naturels est considéré comme exemple de perfection en soi, production du Créateur. Les circonvolutions sophistiquées d’un lobe d’oreille, la configuration délicate d’une coquille d’escargot démontrent qu’il n’y a pas de plus grande rationalité que dans les « merveilles de la Création »22. Est-ce en raison de leur judéité (judéité culturelle et non religieuse) que ces architectes ont nommé organique l’architecture définie comme rationnelle ou fonctionnelle en Europe ? Toujours est-il que le mot revient pour qualifier les démarches architecturales et urbaines souhaitées par les architectes du Cercle : Neufeld suppose qu’il existe, pour des conditions de vie, d’habitation et de travail données, une seule expression architecturale. Cette expression, il l’a qualifie d’« organique » et note qu’on l’a de tout temps appelée « beauté ». Il considère que cette architecture nouvelle, rationnelle, doit être nommée organique plutôt que moderne, parce que les formes y découlent des fonctions, comme dans l’organisme, et ne sont pas dictées par une nouvelle mode destinée à faire sensation simplement par opposition aux styles antérieurs.

C : Les projets d’architecture « organiques »

C : Les projets d’architecture « organiques »

Légende : - C1 : Immeuble de logements coopératifs 33-35 rue Frishman, façade latérale. Architecte : Arieh Sharon, 1934-36. - C2 : Schémas d’orientation et de disposition idéale des appartements. In : Arieh Sharon, « La conception des logements coopératifs », Habinjan, Vol. 1, août 1937, p. 2. - C3 Couverture de la revue Habinjan Bamisrah Hakarov (Construire au Proche-Orient), « Immeubles d’habitation en Palestine », novembre 1936.

1935/1936 : la question urbaine et le fantasme de la ville rationnelle

24Nos premières investigations sur le terrain nous avaient suggéré que la qualité de la ville tenait à l’association peu commune entre une architecture d’avant-garde et un urbanisme de type traditionnel. La lecture des articles de presse parus à l’occasion de l’exposition White City, International Style Architecture in Israel et du congrès sur l’architecture de Style international à Tel-Aviv23 laissaient supposer que les architectes de Tel-Aviv avaient travaillé de concert avec les autorités chargées de l’urbanisme pour produire cette structure urbaine si particulière et si familière à la fois. Les articles parus en 1935 dans la revue du Cercle des architectes démontrent au contraire qu’ils se sont opposés de façon virulente au caractère traditionnel de ce plan. Ils se plaignent de l’impossibilité d’y exprimer leurs aspirations et appellent à sa révision. Ils demandent non seulement de redéfinir les terrains non construits et déjà délimités, c’est-à-dire tous ceux situés entre la rue Allenby et la rivière Yarkon, mais également de proposer un tout autre concept pour les terres à acheter, celles situées à l’est de l’actuelle rue Ibn Gvirol et au nord de la rivière Yarkon. Ils ne citent jamais l’urbaniste Écossais Patrick Geddes, considéré pourtant aujourd’hui comme la figure emblématique de l’histoire urbaine de Tel-Aviv24.

25Le Conseil local de Tel-Aviv songeait dès 1921, date de sa création, à discipliner le développement fulgurant de la ville ainsi qu’à planifier son extension. Il souhaitait faire appel à un urbaniste de renom, sympathisant de la cause sioniste. L’Écossais Patrick Geddes, appelé initialement en 1919 pour réfléchir aux plans de l’université hébraïque de Jérusalem, est choisi par le maire Meïr Dizengoff pour concevoir un projet qui prévoit la transformation de Tel-Aviv, petite ville de 30 000 habitants, en un grand centre urbain de 100 000 habitants. En 1925, il présente son plan général d’aménagement de Jaffa-Tel-Aviv, accompagné d’un schéma directeur pour la zone vacante située au nord de la ville. Ce plan est approuvé par la Municipalité en 1926, et ratifié par le Comité central d’urbanisme pour la Palestine en 1927. Urbaniste, biologiste, historien et sociologue, Geddes possède une culture universelle qui transparaît dans sa façon d’aborder la planification urbaine. En historien, Patrick Geddes intègre la durée, le lent travail du temps sur la forme de la ville comme donnée positive. Il prévoit une exécution graduelle de son plan, en fonction du développement escompté de la cité. En biologiste, il conçoit la ville comme un ensemble d’éléments interactifs, structurés en réseaux hiérarchisés autour de nœuds vitaux. Cette vision le conduit à penser le développement de la ville comme un réseau sanguin. Si l’on veut que le tissu urbain s’étende sans trop de discontinuité, il faut développer d’abord des axes d’attraction, qui diffuseront ensuite dans les vaisseaux secondaires. Par exemple, des boulevards pavés et joliment plantés peuvent attirer les acheteurs dont les constructions, à leur tour, favorisent les acquisitions dans les rues perpendiculaires. Ce système, associé à l’obligation assignée au propriétaire de construire dans un délai limité, permet d’éviter l’éparpillement des constructions et donc d’économiser sur le coût de la voirie. En même temps, il permet d’assurer la continuité du tissu urbain, qui est une des préoccupations majeures de Geddes. Il met l’accent, dans le texte qui accompagne son plan, sur les similitudes entre le mouvement sioniste et celui des cité-jardins. « Le monde entier peut constater que le sionisme est synonyme de reconstruction régionale, de meilleures relations ville/campagne »25. Dans une grande envolée lyrique, il évoque le culte du fruit dans l’idéologie sioniste, et propose que Tel-Aviv en devienne le symbole, en devenant la « cité-jardin du fruit ». Le projet prévoit une série d’artères principales dirigées nord-sud, larges et rapprochées les unes des autres, et de rues orientées d’est en ouest, moins larges et plus espacées. Les voies ainsi croisées forment des ensembles d’îlots d’habitation appelés « blocs » qui délimitent un espace central destiné au public : jardin d’enfants, école ou terrain de tennis. Geddes retient dans son projet certains éléments du plan de la cité-jardin d’Ahuzat Bayit, comme la limitation du bâti à un tiers de la surface parcellaire, la hiérarchisation des voies, les plantations des rues et le bornage des perspectives par des bâtiments publics. Plus généralement, il retient du modèle de la cité-jardin la limitation de la construction à une ou deux maisons par parcelle, la fixation de la hauteur du bâti à deux ou trois niveaux26, et surtout, la délimitation claire des espaces publics, semi-privés et privés. Pour lui, Tel-Aviv sera urbaine.

26Ce plan est critiqué par les architectes du Cercle sur deux points essentiels : le principe du découpage parcellaire, où chaque bâtiment est posé sur son lot de terrain, et l’alignement des bâtiments le long des rues. C’est en fait la structure en îlots, délimités par des immeubles dont les portes donnent sur les rues, le concept précisément de l’urbanisme classique, que les architectes remettent en cause. « Chaque architecte sait à quel point les appartements que nous construisons, contraints par le plan d’urbanisme existant, sont éloignés de nos aspirations théoriques. »27 Mais quel type d’urbanisme prônent-ils ? C’est en visitant certains quartiers de Haïfa, ou les banlieues nord de Paris qu’on pourrait le mieux se rendre compte du fantasme urbain qui fait rêver les architectes de Tel-Aviv dans les années trente. Ils aimeraient pouvoir dessiner et construire des barres de logements disposées perpendiculairement aux rues et séparées par de vastes espaces verts facilitant la séparation des flux de piétons et de voitures, comme le formule très clairement Alexander Klein, l’auteur d’un des plans d’aménagement de Haïfa, dans son article « Bon plan, bon logement »28. On y retrouve le concept d’organicisme : « Si l’objectif des architectes juifs en Eretz Israel29 est effectivement de construire de bons logements où habiter correctement, il ne peut être atteint que dans une ville construite de manière organique ». Si certaines parties du discours rejoignent les aspirations de Patrick Geddes, comme notamment l’idée d’une division biologique de la ville, similaire aux veines d’une feuille vivante, le tracé préconisé s’en éloigne radicalement. Les logements devraient avoir vue sur la verdure et non sur la rue, de larges espaces vides seraient ménagés entre les bâtiments pour « l’hygiène de l’âme », les rues seraient disposées tous les six cents ou sept cents mètres. Il ne serait pas question de prévoir des boulevards, dont le rôle se borne à la représentation et qui ne sont pas adaptés ni aux jeux des enfants ni à la relaxation des adultes. Une simple promenade boulevard Rothschild ou boulevard Ben Zion à Tel-Aviv aujourd’hui suffit pourtant à démontrer le contraire. Mais l’urbanisme rationaliste, appelé ici « organique », connaît alors son heure de gloire en Europe. Dès 1925, Le Corbusier travaille sur le « plan Voisin » de Paris, proposant de raser quelques vieux quartiers et monuments au profit de tours et de barres disposées sur des espaces verts. À l’exposition manifeste du Werkbund de 1927, le quartier d’avant-garde du Weissenhof présentent des bâtiments dissociés des rues (notamment celui de Mies van der Rohe)30. Les projets de Ludwig Hilberseimer illustrent bien les idéaux de ces architectes-urbanistes : sa maquette pour une cité sociale de 500 000 habitants, présentée à Stuttgart en 1927, nous montre un plan carré composé de centaines de barres de logements parallèles alignées perpendiculairement aux rues, autour d’un cœur formé d’immeubles élevés disposés en « peigne » et enserrant des tours. Dans un esprit proche, Ernst May et Walter Gropius, deux des directeurs de l’école du Bauhaus, réalisent en 1928 respectivement les Siedlungen Praunheim à Frankfort et Dammerstock à Karlsruhe31. Dans ces projets comme dans le discours d’Alexander Klein, les terrains ne sont plus découpés en parcelles appartenant chacune à un propriétaire, mais se présentent comme de vastes étendues collectives, des « nappes blanches » comme en rêvait Le Corbusier : la disposition des immeubles n’y est plus seulement dictée par les contraintes spatiales produites par l’histoire. La table peut être mise selon les idéaux de l’avant-garde, qui se targue d’apporter une réponse spatiale décisive aux problèmes posés par l’évolution de la société.

1936/1937 : la question architecturale ou comment composer avec les contraintes du plan

27C’est par le biais des programmes de logements coopératifs que les architectes vont expérimenter leurs recherches. La revue Habinjan Bamisrrah Hakarov rapporte, dès le mois d’août 1935, les résultats du concours « pour l’appartement idéal dans un immeuble d’habitation » organisé par le Centre des quartiers ouvriers de la Histadrut (syndicat des travailleurs). Elle reproduit les plans des lauréats. Le premier prix revient à Ankstein-Baron, le second à Arieh Sharon, auteur d’un article intitulé « l’appartement minimal dans les immeubles de logement ».32 Dans cet article, il critique d’abord l’architecture arabe. Il considère que les niches et les nombreux coins y produisent un trop grand nombre de lignes brisées, difficiles à concilier avec une mise en œuvre rationalisée. Il dénonce également l’urbanisme traditionnel de rues et d’îlots comme incompatibles avec les nécessités de l’économie. Dans un autre article, « la conception des logements coopératifs »33, il indique : « les logements coopératifs sont l’occasion de tester la conception rationnelle d’un appartement idéal pour une famille ouvrière ». Il entend élaborer une symbiose entre l’architecture moderne et la renaissance du peuple juif. Il travaille sur les programmes de logements ouvriers et également de kibboutz et d’hôpitaux, dans l’idée de servir au mieux la politique sociale du mouvement travailliste, qui se donne comme priorité d’assurer un emploi, des soins et un logement minimum décent pour tous. L’absence de signaux de distinction sociale en façade, la simplicité des formes, les toits communs et les services collectifs sont autant d’éléments de l’architecture moderne qui collent à son idéologie.

28Pour les ensembles de logements ouvriers qu’il conçoit à Tel-Aviv, il obtient l’autorisation exceptionnelle de grouper plusieurs parcelles, après avoir convaincu un à un les propriétaires du bien-fondé de son projet34 L’ensemble de logements coopératifs de la rue Frishman, construit en 1934-1936, comprend trois îlots de bâtiments de trois étages. Dans chaque groupe, les ailes de logements sont organisées autour d’une cour centrale qui comprend les services communs : salle à manger, buanderie et jardin d’enfant. L’accès se fait par une entrée monumentale, sous portique. Le plan traversant des appartements, les cages d’escalier ouvertes en façade et les larges portes-fenêtres sont prévus pour assurer une bonne ventilation de l’ensemble. Il s’inspire directement de l’immeuble de l’école du Bauhaus et notamment des balcons « à la française », que de nombreux architectes de Tel-Aviv, comme Schmuel Barkaï ou Zeev Rechter, utilisent également35. L’appartement idéal devrait être frais en été et confortablement chaud en hiver. Étant donnée l’insuffisance de l’isolation thermique, l’architecte doit utiliser les éléments naturels comme le soleil et les vents. Les pièces tournées vers l’ouest sont plus fraîches dans la matinée ; celles qui s’ouvrent sur l’est, sont mieux ventilées l’après-midi. C’est pourquoi on oriente les séjours à l’ouest et les chambres à l’est. D’autant plus que le côté est se réchauffe moins que le côté ouest parce que le soleil levant tape sur des murs encore refroidis par la nuit. Mais comme les murs du côté ouest sont chauffés par le soleil de l’après-midi, il faut protéger les séjours par de larges balcons. C’est ce genre de considérations qui va guider le dessin des plans d’appartements dans les logements coopératifs. Comme les logements y sont alignés dans de longs immeubles que les architectes disposent en fonction des nécessités d’orientation au vent et au soleil, sans tenir compte des rues, l’objectif de l’urbanisme et de l’architecture « organique » y est atteint : procurer un logement hygiénique et fonctionnel, dont les lignes sont régulières et simples, ce qui réduit par la même occasion les coûts de construction.

29Mais pour les autres immeubles, construits sur des parcelles simples non regroupées, les architectes doivent rivaliser d’ingéniosité pour que chaque pièce puisse aller chercher l’orientation optimale : seuls, décalages et protubérances permettent d’atteindre certains des objectifs de rationalité/organicisme prônés dans les théories.

30L’analyse comparée des bâtiments construits dans les années trente et des textes théoriques de l’époque nous indique donc que les qualités d’urbanité des immeubles, constatée et appréciée sur le terrain, ne découlent pas d’un respect particulier pour le plan urbain et ses normes classiques mais au contraire d’un essai d’introduire de la modernité là où elle n’avait pas été prévue. Qu’elles ne résultent pas d’un consensus mais au contraire d’une tension entre les différents groupes de producteurs de la ville : les architectes sont freinés, voire arrêtés, dans leur désir de pratiquer l’urbanisme par les autorités en charge de la ville et notamment par l’ingénieur en chef Schiffman. Ses rapports, publiés dans Yediot Iryat Tel-Aviv (Les nouvelles de Tel-Aviv), indiquent qu’il joue un rôle notoire dans le maintien du tracé urbain préétabli : « Nous avons vu à Tel-Aviv de très jolis petits jardins coincés entre des immeubles alors que de vastes terrains demeurent dénués de tout arbre et de toute verdure. Il est donc ainsi possible d’imaginer qu’un très bon niveau d’habitat puisse être crée malgré la grande densité… Je considère que nous devons continuer à utiliser le système existant, simplement, en y introduisant quelques modifications. »36

31Les archives rendent également compte des contacts établis par les ingénieurs et architectes juifs de Palestine avec l’Europe. En 1935, une délégation du Cercle des Architectes participe au troisième congrès international d’architecture en Europe centrale. Après le cycle de conférences, ils visitent Budapest et Vienne où ils sont notamment impressionnés par les immeubles socialistes.37 En 1937, Schiffman participe au Congrès d’urbanisme et d’architecture de Paris. Après avoir participé à un débat sur les valeurs comparées des immeubles compacts de grande hauteur et des bâtiments dispersés, il s’y forge l’opinion que les grattes-ciel ne sont pas adaptés à Tel-Aviv. Il est impressionné par le discours de Raymond Unwin, le théoricien des cités-jardins, et notamment par une des idées qu’il développe : la planification au niveau national doit laisser le soin de régler les détails à des commissions régionales. Ces commissions régionales peuvent confier les affaires locales aux comités municipaux. On comprend bien la résonance d’un tel discours dans l’esprit de l’ingénieur en chef de Tel-Aviv puisque le pouvoir municipal y est aux mains des Juifs, tandis que l’autorité nationale appartient aux Britanniques. On note à ce propos que les architectes, contrairement à l’ingénieur Schiffman, ne font jamais allusion à l’Angleterre, ni par le biais du thème des cités-jardins, ni par le biais de l’urbaniste Patrick Geddes.

32Une question émerge alors : le plan urbain serait-il également critiqué par les architectes comme émanation du pouvoir mandataire ? Quelles sont les parts respectives des autorités municipales juives d’une part et nationales, soit mandataires, d’autre part, dans le développement de Tel-Aviv ? Autrement dit, que nous dit l’analyse spatiale, soit le terrain urbain et les formes architecturales, sur l’affrontement des pouvoirs en présence au moment des prémices de l’établissement de l’Etat d’Israël ? Le dépouillement des dossiers officiels et de la correspondance des autorités mandataires avec Patrick Geddes38, qui constitue notre programme de recherche pour l’année 2003, devrait éclairer cette question.

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Notes

1 Branche financière de l’Organisation sioniste mondiale, fondée au Congrès sioniste de Londres en juillet 1920.
2 Cf.Tel-Aviv, compiled by Judah Nedivi, Keren Hayesod, 1929.
3 International Style Architecture Conference, Tel-Aviv, 22-28 mai 1994.
4 Tel-Aviv, Tel-Aviv Museum.
5 Édition limitée de 200 exemplaires, publiée à Tel-Aviv avec le financement du groupe Amery, de l’Agence Juive en Israël et de l’Unesco.
6 La recherche concerne essentiellement les correspondances et publications d’époque conservées aux archives sionistes, aux archives municipales de Tel-Aviv, aux archives de l’État et au musée d’histoire de Tel-Aviv, ainsi que le recueil complet des relevés, plans et projets d’urbanisme ; les entretiens sont conduits avec les enfants ou petits-enfants des fondateurs et des architectes de Tel-Aviv.
7 Cf. Ziva Sternhell, « Obliterating our architectural splendor », in : Ha’aretz, vendredi 19 juillet 2002, p. B12.
8 Ville satellite caractérisée par une planification, une gestion autonome, un centre dense, des lieux résidentiels diversifiés de faible densité et une relation privilégiée avec la verdure et la campagne. Cette configuration urbaine particulière est considérée comme une application des premières théories scientifiques modernes d’urbanisme. Cf. E. Howard, Les cités-jardins de demain, Paris, Dunod, 1969, traduit de Garden Cities of to-morrow, London, Faber and Faber, 1902.
9 Patrick Geddes, Town-Planning Report. Jaffa and Tel-Aviv, rapport dactylographié, Tel-Aviv, 1925.
10 Ou « lotissement », d’après le nom de la société qui finança l’achat des terrains.
11 Cf. Méïr Dizengoff, Tel-Aviv and its development, Tel-Aviv, 1935.
12 Cf. « Charles-Edouard Jeanneret dit Le Corbusier », in : Françoise Choay, L’urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie. Paris, éditions du Seuil, 1965, pp. 233-249, et notamment p. 237.
13 Selon l’expression de Patrick Geddes, op.cit. (notre traduction)
14 Ce travail est réalisé au Centre de recherche français de Jérusalem par Marjolaine Barazani.
15 Yediot Iriat Tel-Aviv.
16 Habinjan Bamisrah Hakarov et Habinyan.
17 En décembre 1934, février, août, novembre et décembre 1935 et mars, août et novembre 1936.
18 Urbanisme en août 1937, Villas et jardins en novembre 1937 et Villages de Palestine en août 1938.
19 Construit en1860.
20 Cf. Geddes, op.cit., p. 39.
21 Cf. Joseph Neufeld, « (l’architecture organique) », Habinjan Bamisrah Hakarov (Construire au Proche-Orient), décembre 1934, p. 4.
22 Rav Avraham Katz, Les Merveilles de la Création, Paris, Editions Raphael, 1996. Traduit de : Designer World, Rabbi Avraham Karz and GJBS, 1994.
23 Op.cit.
24 Patrick Geddes est cité une seule fois sur l’ensemble des articles, par Arieh Sharon dans « La conception des logements coopératifs », in : Habinyan, Vol. 1, août 1937, p. 2.
25 Patrick Geddes, op.cit., p. 44.
26 Les trois ou quatre niveaux actuels ont été légitimés par des amendements ultérieurs au plan de Geddes, discutés au sein du conseil municipal à partir de 1935, votés en 1938 et approuvés en 1940 par le gouvernorat de la Palestine. Cf. « Annual Report of Tel-Aviv Municipality for the years 1939/40 », in : Yeditot Iryat Tel-Aviv, Vol. 11 : Geddes Plan, paragraphes 7-9, 1940/41, p. 120.
27 Habinjan Bamisrrah Hakarov, Vol. 8, août 1936, p. 9. Pour cette note et les suivantes : traduction de l’hébreu par Sarah Gilboa Karni et Catherine Weill-Rochant.
28 Habinjan Bamisrrah Hakarov, Vol. 8, août 1936, pp. 2-3.
29 Terre d’Israël.
30 Cf. Richard Pommer, Christian F. Otto, Weissenhof 1927 and the Modern Movement in Architecture, Chicago and London, The university of Chicago Press, 1991.
31 Grands ensembles de logements.
32 Habinjan Bamisrrah Hakarov, Vol. 3, août 1935, pp. 6-7.
33 Habinjan, Vol. 1, août 1937, pp. 1-3.
34 Cf. Arieh Sharon, Kibbutz + Bauhaus, an architect’s way in a new land, Stuttgart, Karl Krämer Verlag, Israël, Massada Publishing Ltd., 1976.
35 Cf. immeubles 5, rue Engel et 84 boulevard Rotschild.
36 Y. Schiffman, « La question du paysage urbain de Tel-Aviv », Yediot Iryat Tel-Aviv, (Les nouvelles de Tel-Aviv), Vol. 6, janvier 1936, p. 388.
37 Cf. Samuel Barkaï, « Le troisième congrès international d’architecture en Europe Centrale », Habinjan Bamisrrah Hakarov, Vol. 4, novembre 1935, p. 8.
38 Conservées aux Archives de l’État.
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Table des illustrations

Titre A : La cité-jardin : projets et réalisations
Légende Légende : - A1 : Plan général de Tel-Aviv. Établi par le service technique de la Municipalité vers 1931, d’après le rapport et le schéma proposés par Patrick Geddes en 1925. (Archives Municipales de Tel-Aviv). - A2 : Projet pour la colonie d’Ahuzat Bayit près de Jaffa. Wilhelm Stiassny, 15 avril 1909. Commandé par les fondateurs du quartier. (Archives Municipales de Tel-Aviv). - A3 : Immeuble 51-53 rue Hovevei Zion. (Photo George Fessy, 1994).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bcrfj/docannexe/image/249/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 120k
Titre B : Le fantasme de la ville rationnelle et la persistance du tracé classique
Légende Légende : - B1 : Projet pour Alexanderplatz à Berlin. Architecte : Mies van der Rohe, 1928. (Archives de Mies van der Rohe, musée d’art moderne de New-York. Extrait de Weissenhof 1927 and the Modern Movement in Architecture, Richard Pommer, Christian F. Otto, Chicago and London, The university of Chicago Press, 1991, ill. 71.). - B2 : La place Dizengoff dans les années quarante. (Photo Eric Matson, collection Eric Matson c The United States Librairy of Congress. Extrait de Batim min achol (Des bâtiments nés du sable) Nitza Metzger Szmuk, Tel-Aviv, Éditions du Ministère de la Défense 1994, p. 32). - B3 : Siedlung Dammerstock. Architectes : Walter Gropius et Otto Haesler, Karlsruhe, 1928. (Bauhaus-Archiv de Berlin. Extrait de Weissenhof 1927 and the Modern Movement in Architecture, idem, ill. 246). - B4 : Projet d’aménagement à Haïfa. Architectes : Adolf Rading et Kurt Runsh, 1936. (In « Concours pour la conception architecturale du côté sud de Kingsway, Haïfa », Habinjan Bamisrah Hakarov (Construire au Proche-Orient), juillet 1937).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bcrfj/docannexe/image/249/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 112k
Titre C : Les projets d’architecture « organiques »
Légende Légende : - C1 : Immeuble de logements coopératifs 33-35 rue Frishman, façade latérale. Architecte : Arieh Sharon, 1934-36. - C2 : Schémas d’orientation et de disposition idéale des appartements. In : Arieh Sharon, « La conception des logements coopératifs », Habinjan, Vol. 1, août 1937, p. 2. - C3 Couverture de la revue Habinjan Bamisrah Hakarov (Construire au Proche-Orient), « Immeubles d’habitation en Palestine », novembre 1936.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bcrfj/docannexe/image/249/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 85k
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Pour citer cet article

Référence papier

Catherine Weill-Rochant, « Mythes et constructions de Tel-Aviv »Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, 12 | 2003, 80-96.

Référence électronique

Catherine Weill-Rochant, « Mythes et constructions de Tel-Aviv »Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [En ligne], 12 | 2003, mis en ligne le 03 octobre 2007, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bcrfj/249

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Auteur

Catherine Weill-Rochant

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Droits d’auteur

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