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6. Codicologie, paléographie, édition et traduction de textes

Roshdi Rashed, L’algèbre arithmétique au xiie siècle: Al‑Bāhir d’alSamaw’al

Marc Moyon
Référence(s) :

Roshdi Rashed, L’algèbre arithmétique au xiie siècle: Al‑Bāhir d’alSamaw’al, Berlin, De Gruyter, (Scientia Graeco-Arabica, 32), 2021, lxxi+255 p., ISBN : 978-3-11-073834-6

Texte intégral

  • 1 Rashed établit l’édition critique principalement à partir de deux manuscrits connus, conservés à l (...)

1Le livre sous recension complète la belle collection « Scientia Graeco-Arabica » (De Gruyter) d’une nouvelle édition critique, accompagnée d’une traduction française inédite (en face à face) et d’un long commentaire (71 pages), d’un texte mathématique essentiel pour l’histoire des mathématiques en pays d’Islam : alBāhir fī aljabr [Le brillant en algèbre] d’al‑Samaw’al ibn Yayā al‑Maghribī (né à Bagdad et mort en 570H/1174-1175 à Maragha en Iran)1. L’auteur est connu pour plusieurs publications en mathématiques et en médecine (p. x-xii) ; il s’intéresse aussi à la philosophie des mathématiques et, notamment, à la théorie de la démonstration. Originaire de Fès par son père (rabbin de la ville) et de Bassorah par sa mère, al‑Samaw’al voyage en Orient « entre Bagdad, l’Azerbaïdjan occidental et le nord de l’Iran » où il fréquente plusieurs importants centres scientifiques (p. x).

  • 2 Parmi les ouvrages de ces deux auteurs qu’al‑Samaw’al connaissait, citons le Kitāb aljabr wa alm (...)

2Dans cet ouvrage, considéré comme « le premier traité en algèbre arithmétique » (p. vii), publié environ trois siècles après l’ouvrage séminal d’al‑Khwārizmī (m. ca. 850), al‑Samaw’al se place dans la continuité des algébristes tels qu’al‑Khwārizmī lui-même, et surtout Abū Kāmil (m. 930) ou encore al‑Karajī (m. 1029) dont il partage pleinement le projet d’arithmétisation de l’algèbre2. L’objectif est « d’appliquer systématiquement à l’algèbre toutes les opérations de l’arithmétique », aboutissant ainsi à l’algèbre des polynômes (p. xv). En particulier, al‑Samaw’al définit, à la suite d’al‑Karajī, les puissances entières et les inverses des puissances de l’inconnue (shay’, la chose) par induction. Le projet d’al‑Samaw’al (repris d’al‑Karajī) est d’opérer sur χ – l’inconnue ou la chose – et 1∕χ – son inverse – comme sur les rationnels, c’est-à-dire les connus (p. xvi, 1), tout en posant des questions ontologiques sur la chose et l’unité notamment.

  • 3 À propos du texte arabe d’alBadīʿ, voir Adel Anbouba, Kitāb albadīʿ fī alḥisāb [Le livre alBad (...)

3AlBāhir est constitué de quatre livres [kitāb] (composés de chapitres [bāb], de sections [fal] voire de tomes [jumla] pour le Livre 3) dont le contenu est largement détaillé dans une table des matières en début d’ouvrage (p. 1-5). Se plaçant dans la filiation directe d’al‑Karajī, il fait montre, au détour des différents chapitres, de larges commentaires du fameux alBadīʿ fī alisāb [le merveilleux dans la science du calcul], tout en le développant à l’aune de ses lectures et de ses propres connaissances3.

  • 4 Voir, à ce propos, l’étude (maintenant ancienne) du même auteur qui jette les bases historiques de (...)

4Dans le premier livre (p. 6-62), « sur les prémisses, la multiplication, la division, le rapport et l’extraction de racines », al‑Samaw’al donne à voir le cœur de son projet mathématique, celui de l’arithmétisation de l’algèbre4. Il s’agit pour le mathématicien d’« aplanir la voie pour opérer sur les inconnues au moyen de tous les instruments arithmétiques, comme l’arithméticien opère sur les connues » (p. 1).

  • 5 Maqāla li-Qusṭā ibn Lūqā fī alburhān ʿalā ʿamāl isāb alkhaa’ayn [Traité de Qusṭā ibn Lūqā sur (...)

5Dans le second livre (p. 63-149), « sur la détermination des inconnues », al‑Samaw’al s’intéresse précisément à l’algèbre, comme « partie de l’art de l’analyse » (p. 63), en opposition au caractère synthétique de la géométrie. Représentant plus du tiers d’alBāhir, c’est le livre le plus important quantitativement. Sont précisément exposés les équations algébriques et les moyens de les résoudre avec, notamment, la résolution des équations des deux premiers degrés et la démonstration des algorithmes. Al‑Samaw’al n’étend pas la résolution par radicaux des équations menée par les algébristes avant lui, en considérant les équations de degrés strictement supérieurs à 2. En effet, il ne s’aventure pas plus loin que l’étude des équations de degré 2, déjà bien connue depuis le ixe siècle avec al‑Khwārizmī. Y sont aussi développées l’analyse indéterminée rationnelle (équations diophantiennes) pour laquelle, à nouveau, il commente et complète l’œuvre d’al‑Karajī, et les méthodes de double fausse position (cinquième chapitre, réduit à une seule section) avec une référence explicite à la démonstration donnée par Qusṭā ibn Lūqā (m. 912)5. C’est précisément dans ce livre qu’al‑Samaw’al démontre la formule du binôme (développement de (p + q)п avec п entier positif) en établissant le tableau des coefficients binomiaux (connu plus tard comme le triangle de Pascal) jusqu’à 12, en expliquant sa construction (p. 101-102) ; il calcule, aussi, diverses sommes de suites arithmétiques par induction.

6Dans le troisième livre (p. 150-211), al‑Samaw’al se consacre, en deux sections, à l’étude des grandeurs irrationnelles (y compris composées comme les binômes, les apotomes et les médiales) et des opérations sur celles-ci. Ici, al‑Samaw’al suit à nouveau alBadīʿ d’al‑Karajī tout en approfondissant encore la lecture du Livre X des Éléments d’Euclide et en donnant de nombreux exemples et problèmes détaillant l’explication, le calcul et la démonstration.

7Dans le quatrième et dernier livre (p. 212-240) divisé en trois chapitres, al‑Samaw’al se livre à une classification philosophico-mathématiques des problèmes et des propositions algébriques, guidée par les réflexions sur l’analyse et la synthèse et par l’arithmétisation de l’algèbre. Ainsi, il est amené à distinguer trois classes de problèmes (une classe par chapitre, les deux derniers chapitres sont réduits à une page chacun dans l’édition sous recension) en fonction du nombre des hypothèses et du nombre des solutions : les « nécessaires », les « possibles » et les « impossibles ». La brièveté de son propos pour la classe des « possibles » rend difficilement intelligible son discours.

  • 6 Une traduction française était déjà disponible dans Ahmed Djebbar, L’algèbre arabe, genèse d’un ar (...)
  • 7 Pour illustrer son propos, al‑Samaw’al donne plusieurs exemples remontant à des problèmes non réso (...)

8Rashed augmente l’édition critique d’alBāhir fī aljabr d’al‑Samaw’al de l’édition critique de deux autres textes très brefs (sous la forme de deux appendices) : « Sur l’explication de la vérité de l’irrationnel et du rationnel » d’une part et « Le progrès de la connaissance scientifique » d’autre part. La lecture du deuxième appendice6 est particulièrement intéressante pour comprendre la conception des mathématiques chez al‑Samaw’al, nettement envisagées comme discipline cumulative7. Il en est de même pour les sciences en général : « l’ensemble des sciences ne s’est développé que par la voie de l’extension et de la ramification ; et cela ne s’arrête pas à un terme qu’il serait peu probable de franchir » (p. 249). Pour R. Rashed, le progrès scientifique est vu par al‑Samaw’al comme « indéfini par accumulation des acquis » (p. xii).

9Les commentaires historiques et mathématiques qui précédent l’édition critique et la traduction française sont indispensables à la lecture du texte originel. Ils suivent le plan dressé par al‑Samaw’al lui-même dans alBāhir (p. 1). R. Rashed utilise alors des notations et la terminologie modernes pour rendre plus intelligible le style rhétorique d’al‑Samaw’al. Il ne faut pas s’y méprendre, précise l’auteur, il ne s’agit absolument pas d’attribuer aux anciens les outils des modernes (p. vii-viii). La traduction française, quant à elle, est littérale et respecte bien le texte d’al‑Samaw’al, notamment dans les expressions mathématiques du xiie siècle. En conclusion, Roshdi Rashed offre ici une édition soignée du texte arabe, très agréable à lire, et sa traduction française (avec, en notes de bas de page, une transcription moderne des problèmes et propositions) qui permet à des lecteurs non arabisants de prendre connaissance d’alBāhir, « une source et un modèle de rédaction » (p. lxviii). Les commentaires historiques et mathématiques sont ainsi particulièrement précieux pour mieux entendre toutes les dimensions du texte d’al‑Samaw’al. Ce livre est indispensable à toutes celles et tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des mathématiques.

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Notes

1 Rashed établit l’édition critique principalement à partir de deux manuscrits connus, conservés à la bibliothèque Suleymaniyya d’Istanbul. L’un, dont la copie est achevée en 1325, est complet. L’autre est incomplet ; sa copie aurait été réalisée à partir du précédent (p. lxx). La présente édition critique fait suite à une première édition : Al‑Samaw’al, AlBāhir en algèbre d’alSamaw’al, Roshdi Rashed et Aḥmad Salaḥ (édit.), Damas, Imprimerie de l’Université de Damas, 1972.

2 Parmi les ouvrages de ces deux auteurs qu’al‑Samaw’al connaissait, citons le Kitāb aljabr wa almuqābala [Livre de la restauration et de la comparaison] et le Kitāb alayr [Sur les volatiles] d’Abū Kāmil, et alFakhrī fī aljabr wa-almuqābala [l’Honorable en algèbre et muqābala], alBadīʿ et la Risalā fī alIstiqrā’ [Épître sur l’analyse indéterminée] (aujourd’hui perdu) d’al‑Karajī. Ajoutons qu’al‑Samaw’al connaissait aussi les Arithmétiques de Diophante dont il rédige un commentaire (le texte est aujourd’hui perdu) et les livres arithmétiques des Éléments d’Euclide. Pour le texte d’Abū Kāmil (édition et traduction française), voir Roshdi Rashed, Abū Kāmil. Algèbre et analyse diophantienne, Berlin, De Gruyter, coll. « Scientia Graeco-Arabica », no 9, 2012.

3 À propos du texte arabe d’alBadīʿ, voir Adel Anbouba, Kitāb albadīʿ fī alḥisāb [Le livre alBadīʿ d’alKarajī], Beyrouth, Publications de l’université libanaise, 1964. Une traduction française a été réalisée dans Christophe Hebeisen, L’algèbre alBadīʿ d’alKarajī, thèse de doctorat en histoire des mathématiques de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne sous la direction de Jacques Sésiano, Lausanne, 2009.

4 Voir, à ce propos, l’étude (maintenant ancienne) du même auteur qui jette les bases historiques de l’arithmétisation de l’algèbre : Roshdi Rashed, Entre arithmétique et algèbre, Paris, Les Belles Lettres, 1984.

5 Maqāla li-Qusṭā ibn Lūqā fī alburhān ʿalā ʿamāl isāb alkhaa’ayn [Traité de Qusṭā ibn Lūqā sur la démonstration des deux erreurs]. Traduction allemande dans Heinrich Suter, « Die Abhandlung Qostā ben Lūqās und zwei andere anonyme über die Rechnung mit zwei Fehlern und mit der angenommenen Zahl », Bibliotheca Mathematica, 9, 1908, p. 111-122.

6 Une traduction française était déjà disponible dans Ahmed Djebbar, L’algèbre arabe, genèse d’un art, Paris, Vuibert Adapt, 2005, p. 181-183.

7 Pour illustrer son propos, al‑Samaw’al donne plusieurs exemples remontant à des problèmes non résolus dans l’Antiquité grecque mais résolus, plus tard, en pays d’Islam. Il fait ainsi apparaître une fine connaissance des mathématiques et de ses avancées dans l’histoire. Il donne aussi des problèmes non encore résolus à son époque mais pour lesquels « les démonstrations ont établi qu’[ils] existent et qu’[ils] ne sont pas accessibles » (p. 249), comme la division de l’angle en cinq parties égales, la construction des polygones réguliers à 11, 13 ou 17 côtés ou encore la résolution des équations de degré 3 ou plus.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marc Moyon, « Roshdi Rashed, L’algèbre arithmétique au xiie siècle: Al‑Bāhir d’alSamaw’al »Bulletin critique des Annales islamologiques [En ligne], 38 | 2024, mis en ligne le 14 avril 2024, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bcai/7543 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bcai.7543

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Auteur

Marc Moyon

Université de Limoges CNRS, XLIM, UMR7252

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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