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Notes et documents

La science européenne et les élites balkaniques :considérations statistiques sur les étudiants des pays balkaniques dans les universités allemandes et françaises au XIXème siècle

Ljubinka Trgovčević

Texte intégral

  • 1  Ce travail ne traite pas des étudiants du Monténégro ni d’Albanie en raison de leur faible nombre (...)

1Ce n’est qu’au cours du XIXème siècle que les peuples des Balkans ont réussi à fonder leurs États nationaux indépendants ; la Grèce ayant été la première à réaliser cette aspiration dans la première moitié du XIXème siècle, alors que la Roumanie, la Serbie et la Bulgarie n'ont accédé à l'indépendance qu'après le Congrès de Berlin (avec une situation quelque peu spécifique du Monténégro et la formation ultérieure de l'Albanie)1. En raison des siècles passés sous domination étrangère, la grande majorité des populations balkaniques a abordé le XIXème siècle sans écoles dispensant un enseignement en langue nationale, alors que seuls quelques rares prêtres veillaient à entretenir l'alphabétisation et la conscience nationale. L'absence de milieux instruits constituait un handicap majeur pour la construction d'États modernes. Si chaque pays ressentait le besoin de former sa propre élite intellectuelle, aucun ne réunissait les conditions préalables. La première université dans les Balkans voit le jour à Athènes en 1837 sur le modèle, alors moderne, de l'université allemande. En Roumanie, ce n'est qu'après la réunion de la Valachie et de la Moldavie que sont ouvertes deux universités à Iasi (1860) et Bucarest (1864) qui reprennent, il est vrai, les traditions de l'Académie fondée au XVIIème siècle. En Serbie, après la fondation précoce d'un premier établissement appelé Lycée en 1839, la Haute École n'est créée qu'en 1863. Cette institution comptant trois facultés ne s'élèvera au rang d'Université de Belgrade qu'en 1905. Il en est de même en Bulgarie où la première Haute école, fondée en 1888, se transforme en Université de Sofia en 1904. Pour cette raison, et tout particulièrement dans la première moitié du XIXème siècle, les jeunes du sud-est de l'Europe devaient se rendre à l'étranger pour acquérir une instruction supérieure.

  • 2 Grimm (G.), « Die Rolle der Universität München im geistigen Austausch mit den Ländern Südosteuropa (...)

2À l'exception des données concernant les boursiers d'État, aucun pays balkanique ne possède de statistiques très fiables sur les pays de destination de ses étudiants. Qui plus est, pour la période antérieure à la formation des États nationaux, un problème particulier résulte de la difficulté même d’établir l’appartenance ethnique des étudiants originaires de cette partie de l'Europe. Les statistiques se bornant souvent à noter leur statut de citoyens de l'Empire ottoman ou de l'Empire des Habsbourg, la seule base du nom où du lieu de naissance n’offre aucune certitude en ce qui concerne leur véritable nationalité. À titre d’exemple, ce n'est qu'après 1878 que l'on relève les premières mentions d'étudiants originaires de Bulgarie, alors que l’on trouvait déjà auparavant de jeunes Bulgares dans les écoles étrangères. Ce problème est d'autant plus complexe que tous les peuples balkaniques présentent de fortes diasporas. Nous pouvons ainsi noter le cas des doctorats obtenus par des étudiants grecs à Munich avec, d'après les statistiques, un nombre de titres trois fois plus important pour des Grecs ethniques que pour des citoyens de Grèce même2. Compte tenu du brassage de populations s’étant opéré dans les Balkans et des difficultés concernant la détermination de l’identité nationale, la position apparaissant la plus rationnelle dans ces recherches est de tenir compte du seul pays d’origine.

  • 3 Genčev (N.),Bl'garska v'zrozdenska inteligencia, Sofia, 1991, p. 87.
  • 4 Ibid, p. 139.
  • 5 Ibid, p. 225.
  • 6 Manafova (R.),Inteligencia s evropeiski izmerenia, Sofia, 1994, p. 35.
  • 7 Todorova (Cvetana), « Migrationen bulgarischer Studenten an europäische Universitäten seit der Befr (...)
  • 8 Tančev (I.),Učenieto na b'lgari v čužbina (1879-1892), Sofia, 1994, pp. 93-94.
  • 9 Manafova (R.), op. cit, p. 273.

3Les recherches effectuées jusqu'à présent montrent qu'avant la formation d'un État bulgare indépendant 627 jeunes Bulgares avaient acquis une instruction supérieure à l'étranger3. Le plus grand nombre (31,7 %) avait fréquenté diverses hautes écoles russes, environ un cinquième avait suivi des écoles similaires dans l’Empire ottoman, et presque autant en Roumanie, tout particulièrement à Bucarest où l'on dénombre, jusqu'en 1878, environ 100 Bulgares ayant terminé des études de médecine4. Enfin, moins de 10 % ont été scolarisés en Autriche, Grèce, Serbie, France et Allemagne5. Après 1878, l'État bulgare appliqua un plan prévoyant la scolarisation à l'étranger de sa future élite et, jusqu'en 1910, finança 451 boursiers6, alors que le nombre total d'étudiants bulgares formés dans des universités étrangères entre 1878 et 1915 s'élève à 1 1487. Jusqu'à la fin du XIXème siècle les boursiers bulgares étudiaient surtout en Autriche-Hongrie, Russie, France et Allemagne8. L'élite bulgare s'enrichit ainsi de 1 586 membres qui, entre 1898 et 1910, firent valider des diplômes obtenus à l'étranger. Parmi eux les plus nombreux étaient les étudiants diplômés en France, suivis de leurs collègues formés en Suisse, Autriche, Allemagne, Russie et Belgique9.

  • 10 Tsirpanles (Z. N.), « Die Ausbildung der Griechen an der europäischen Universitäten und deren Rolle (...)
  • 11 Thalmann (R. R.), « Einige Beispiele zur Rolle der deutschen wissenschaftlichen Institute in der Ku (...)

4De tous les pays balkaniques, la Grèce s'est le plus tôt ouverte au développement. Dès le début du XIXème siècle une bourgeoisie nouvellement formée commença à fréquenter les universités étrangères, alors qu'une forte diaspora avait organisé ses propres centres d'études. On note ainsi le fonctionnement à Munich, à partir de 1815, d'un lycée grec appelé “Atheneum”, et l'existence d'un établissement semblable à Bucarest. Au début même du XIXème siècle les Grecs étudiaient principalement à Pise10 et dans les universités allemandes. Bien qu'Athènes ait disposé d'une Université dès 1837, la tradition de scolarisation à l'étranger se maintint, et ce surtout en faveur de l'Allemagne, compte tenu que l'université et la culture grecques se trouvaient à cette époque, sous une forte influence allemande. L'Université d'Athènes comptait même plusieurs professeurs allemands parmi ses premiers membres, alors que nombre de théologiens grecs avaient précisément terminé leurs études en Allemagne. On note toutefois, parmi les juristes, une prédominance des étudiants diplômés en France. Entre 1815 et 1870, 125 Grecs ont étudié à Berlin, 105 à Munich, 25 à Leipzig, 22 à Halle, etc.11. Un nombre moins important de Grecs optaient pour des études en France et dans les autres pays européens.

  • 12 Livescu (Jean), « Die Entstehung der rumänischen Universitäten im Zusammenhang der europäischen Kul (...)
  • 13  Karvar (Anousheh), « Les élèves Roumains de l'École polytechnique et la politique extérieure de la (...)
  • 14 Siupiur (Elena), « Die Intellektuellen aus Rumänien und den südosteuropäischen Ländern in den Deuts (...)

5Au début du XIXème siècle les jeunes Roumains venaient surtout étudier en France et en Italie, en particulier les ressortissants de la principauté de Moldavie où la langue française faisait office de seconde langue maternelle au sein de la noblesse. Les étudiants de Valachie et de Transylvanie préféraient par contre les écoles supérieures autrichiennes et allemandes. C’est en 1850 que la Moldavie commença à octroyer des bourses d’études à l’étranger, en dirigeant leurs bénéficiaires principalement sur Paris, puis Turin et, en troisième lieu seulement, les universités allemandes, alors qu’en Valachie les premières bourses d’État furent accordées en 185412. L'établissement de rapports étroits avec la France, l'Italie et la Belgique remonte à l'époque de la renaissance nationale, lorsque s'affirma la thèse de l'origine latine des Roumains. Cette tradition romanophile se maintint même après l'unification du pays, de sorte que, plus tard, c'est toujours la France qui accueillait le plus grand nombre d'étudiants roumains. À partir des années soixante les étudiants roumains étaient surtout scolarisés à Paris, ville qui devait rester durant plusieurs décennies leur centre d’étude préféré. Uniquement entre 1850 et 1906, on y dénombre 170 Roumains ayant obtenu un doctorat en droit. Moins nombreux étaient les Roumains se rendant en Allemagne. On note avec intérêt que les jeunes Roumains donnaient la préférence à la France y compris pour les études polytechniques, en dépit de la grande réputation dont jouissait alors la Technische Hochschule allemande. Par leur nombre les Roumains venaient ainsi en premiers parmi les rares étudiants étrangers inscrits à l’École polytechnique de Paris. C’est notamment dans cet établissement que la majorité des officiers supérieurs roumains fut scolarisée entre 1833 et 1899. Toutefois, à partir du début du siècle suivant, les académies militaires allemandes finirent par prendre le pas sur les écoles françaises13. Bien que la France accueillît le plus grand nombre d’étudiants de Moldavie, plus tard de Roumanie, des données concernant 3 000 intellectuels roumains au XIXème siècle (incluant la Transylvanie) montrent que 24 % d’entre eux ont été scolarisés en Europe occidentale (surtout en France), alors que 26 % ont acquis leur qualification dans les universités allemandes et austro-hongroises14.

  • 15  Voir Karanovich (Milenko),The Development of Education in Serbia and Emergence of Its Intelligents (...)
  • 16 Recherches non publiées du même auteur, et : Trgovčević (Ljubinka), « Die erste im Ausland ausgebil (...)

6C'est à partir de 1839 que la Serbie commença à envoyer des étudiants boursiers à l'étranger, principalement dans cinq pays : l'Autriche, l'Allemagne, la France, la Suisse et la Russie15. Le plus fort pourcentage se rendait en Allemagne où l'on compte, uniquement à Berlin, jusqu’en 1914, 213 étudiants à l'Université et 69 à l'École polytechnique, puis 207 à Munich, 117 à Heidelberg, 140 à Leipzig. Pour la même période, on dénombre environ 400 jeunes Serbes dans la seule Université de Vienne et 138 dans celle de Zurich. Les données précises concernant 853 boursiers d'État scolarisés à l'étranger par le royaume de Serbie après 1882 pourraient en quelque sorte illustrer la politique nationale à travers le processus de création d'une élite. Derrière l'Autriche-Hongrie, qui en accueillit le plus grand nombre, viennent l'Allemagne, puis la Russie et la France, et, en cinquième position, la Suisse16.

Les étudiants des pays balkaniques dans les universités françaises, 1894-1914

An.

Etudiants

Etrangers

Bulgares

Grecs

Roumains

Serbes

Total

1894

24 795

1 680

145

91

189

26

451

1899

28 254

1 635

218

74

243

27

562

1900

29 377

1 779

216

66

252

29

563

1903

31 277

2 045

145

73

237

19

474

1904

32 407

2 099

128

67

212

32

487

1905

33 618

2 450

137

50

214

21

422

1906

36 570

2 879

119

56

243

59

477

1909

41 044

5 241

202

57

271

52

582

1910

41 944

5 241

254

71

330

53

708

1911

41 190

5 380

305

82

319

61

770

1912

41 194

5 569

338

106

353

64

861

1913

44 409

5 560

223

107

408

52

790

1914

42 037

6 188

291

134

459

103

987

7Exprimées en pourcentage les données concernant les quatre pays ici examinés montrent qu'en tant que pays d'études, c'est la France et l'Allemagne, suivies de l'Autriche-Hongrie, qui attiraient le plus les étudiants des Balkans. Un nombre nettement inférieur, essentiellement des Serbes et des Bulgares, se dirigeait vers la Russie, alors que l'Italie et la Suisse venaient loin derrière par le nombre d'étudiants accueillis. Il était très rare que quelqu'un optât pour un autre pays et l’on note seulement quelques cas isolés de jeunes étudiants en Belgique, Espagne ou Grande Bretagne. L'analyse des données statistiques pour la France et l'Allemagne, données que ces deux pays n'enregistrent qu'à partir des dernières décennies du XIXème siècle, fait ressortir les faits suivants : les étudiants des pays balkaniques représentent jusqu'à la fin du XIXème siècle environ un tiers de tous les étudiants étrangers inscrits dans les universités françaises. Au début du XXème siècle ils constituent entre 1,3 % (1905 et 1906) et 2,35 % (1914) du nombre total d'étudiants et environ 20 % des étudiants étrangers. Ce pourcentage est le plus élevé en 1899 lorsqu'un étranger sur trois est originaire des Balkans (soit précisément 34,4 %), et le plus faible dix ans plus tard, lorsqu'il tombe à 11 %. Dans les universités françaises, le nombre d'étudiants originaires des Balkans augmente d'année en année pour atteindre près de mille à la veille de la Première Guerre mondiale. Parmi eux, les plus nombreux étaient les Roumains, qui ont toujours représenté entre 40 et 50 % de ces étudiants. Ils étaient suivis par les étudiants de Bulgarie qui constituaient en moyenne un tiers de cette population estudiantine, tandis que les Grecs et les Serbes étaient incomparablement moins nombreux, en moyenne respectivement 13 % et environ 7 %. Le centre d'études préféré était Paris, en particulier pour les Roumains et les Serbes, alors que les Bulgares, pour la plupart étudiants en médecine, optaient pour Nancy et Montpellier.

  • 17 Preussische Statistik. Statistik der Landesuniversitäten, t. 204, pp. 223, 236, Berlin, 1908-1913.

Les étudiants des pays balkaniques dans les universités allemandes17

Année

Etudiants

Etrangers

Bulgares

Grecs

Roumains

Serbes

Total

1886/1887

27 655

1 749

17

55

33

15

120

1891/1892

27 398

1 916

33

51

25

21

130

1892/1893

27 342

1 783

43

45

24

19

131

1895/1896

28 567

2 127

107

20

24

19

170

1896/1897

29 476

2 168

77

20

23

27

147

1897/1898

30 573

2 201

88

27

29

36

180

1898/1899

31 677

2 198

72

25

32

41

170

1899/1900

32 334

2 369

74

22

38

44

178

1903/1904

37 130

2 930

73

52

63

56

244

1904/1905

38 761

2 921

92

52

75

55

274

1905/1906

41 335

3 346

104

51

76

54

285

1906/1907

43 494

3 831

133

38

83

55

309

1907/1908

44 614

3 618

159

51

87

67

364

1908/1909

46 381

3 578

152

51

96

64

363

1909/1910

49 377

3 907

174

66

105

69

414

1910/1911

50 993

4 152

145

67

120

70

402

1911/1912

52 759

4 320

140

86

124

78

428

8Dans les universités allemandes les étudiants des Balkans n'ont jamais excédé 1 % du nombre total d'étudiants. Leur pourcentage parmi les étudiants étrangers évolue en moyenne autour de 10 % (il est le plus faible en 1896 avec 8 % et le plus élevé en 1909 / 1910 avec 11,6 %). Une des caractéristiques des étudiants venant des Balkans est que leur nombre augmente plus vite que celui de l'ensemble des étudiants, allemands et étrangers confondus. En moyenne, sur une année, les plus nombreux venaient de Bulgarie (38,8 %), les Roumains constituaient près du quart (23 %) de ces étudiants, tandis que les Grecs et les Serbes représentaient respectivement un peu moins d’un cinquième (19,4 % et 18,2 %).

  • 18 Verzeichnis der sammtlichen Studierenden an der k. Ludwigs-Maximilians-Universität zu München, 1826 (...)
  • 19 Grimm (G.),op. cit, p. 245.
  • 20 Trgovčević (Ljubinka), « Studenti iz Srbije i Crne Gore u Hajdelbergu od 1870. do 1914. Godine », G (...)
  • 21 Siupiur (Elena), op. cit, pp. 83-99.

9Les universités de Prusse attiraient surtout les Roumains qui, pour 57 % des étudiants inscrits en 1911 / 1912 en Allemagne, étudiaient dans des universités situées dans le nord du pays. À l'opposé, les étudiants grecs donnaient la préférence aux universités du sud du pays et seulement le quart d’entre eux (26 %) s’inscrivait en Prusse où l’on trouvait par ailleurs 39 % des Bulgares et 42 % des Serbes. Parmi les centres universitaires de Prusse, le plus apprécié était de loin Berlin, tandis que Halle n'accueillait déjà qu'un étudiant des Balkans sur dix. On trouve même certaines universités, telles Münster, Kiel, Greifswald, n'ayant accueilli durant plusieurs années aucun étudiant venu de l'Europe du sud-est. Sur l’ensemble de l’Allemagne, Munich venait en second pour sa popularité parmi les étudiants des Balkans. Ils y constituaient régulièrement entre 10 et 20 % des étudiants étrangers avec le pourcentage le plus élevé au second semestre de 1882 (21,1 %) et le plus faible au cours de l’été 1913 (8,5 %). Jusqu’à la dernière décennie du XIXème siècle les Grecs étaient les plus nombreux dans la capitale bavaroise où ils représentaient entre 60 et 85 % de tous les étudiants des Balkans. Dans les dernières années de ce siècle, l’avantage numérique revint toutefois aux Bulgares qui, jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, y constituèrent entre un tiers et la moitié des étudiants venus de l’Europe du sud-est. Durant cette même période on y enregistre également une augmentation du nombre d’étudiants serbes qui, à partir du début du XXème siècle, atteint entre un quart et un tiers des étudiants balkaniques. Les moins nombreux étaient les Roumains dont le nombre n’a jamais excédé un cinquième et fut le plus élevé en 1913 lorsque 16 d’entre eux s’inscrirent à Munich18. C’est principalement dans cette ville que les Grecs soutenaient leurs doctorats (46), ils y sont suivis par les Roumains (28), alors que les Serbes et les Bulgares y obtinrent respectivement 21 et 20 titres de docteur19. Les étudiants des Balkans montraient par contre un intérêt beaucoup plus faible pour Heidelberg où leur nombre, excédant rarement plus de dix à compter de 1870, n’a jamais représenté plus de 7 % des étudiants étrangers20. Il en est de même pour l’université de Bonn où prédominaient les Grecs et les Roumains. On y compte néanmoins, jusqu’en 1880, 20 doctorats pour chacun de ces deux groupes d’étudiants, alors que pour cette même période seuls 3 Serbes et 2 Bulgares y ont acquis le titre de docteur21.

Les étudiants des Balkans dans les universités prussiennes en 1911/1912

Annee

Bulgares

Grecs

Roumains

Serbes

Total

Berlin

38

17

52

22

129

Bonn

2

8

1

11

Breslau

1

1

1

3

Göttingen

4

3

7

14

Greifswald

2

2

Halle

6

2

4

6

18

Kiel

0

Königsberg

1

1

Marburg

1

2

3

Munster

0

Total

54

22

71

32

179

10Suivant l’exemple des étudiantes russes, les jeunes filles des Balkans furent parmi les premières étudiantes à s’inscrire dans les universités allemandes. Lorsqu’après 1908 elles furent autorisées à étudier sur l’ensemble du territoire de l’Empire, leur nombre augmenta pour atteindre entre 5,8 et 9 % de toutes les étudiantes étrangères. On constate donc qu’elles participent pour le même pourcentage que leurs collègues masculins tant dans le nombre d’étudiants étrangers que d’étudiantes.

Les étudiantes des Balkans dans les universités allemandes

1908/1909

1909/1910

1910/1911

1911/1912

Bulgarie

1

6

14

32

Grèce

-

-

-

-

Roumanie

4

7

7

26

Serbie

1

2

3

13

Total

6

15

24

71

11Si l'on compare les données relatives aux étudiants des Balkans inscrits dans les universités françaises et allemandes dans la dernière décennie du XIXème et la première décennie du XXème siècle, on constate qu'ils étaient nettement plus nombreux en France. En moyenne, le nombre de francophiles, si l’on peut dire, doublait chaque année, si ce n'est qu'entre 1905 et 1910 il ne s'accroît que de moitié d'une année sur l'autre. Les données s'avèrent également très intéressantes pour les pays balkaniques pris séparément. À cette époque le nombre respectif d'étudiants grecs et bulgares en France était en moyenne de 70 % supérieur à celui de leurs collègues inscrits en Allemagne, les Roumains étaient trois fois plus nombreux, et seuls les Serbes comptaient pour 25 % un plus grand nombre d'étudiants en Allemagne.

  • 22  La comparaison du nombre d’habitants et d’étudiants inscrits dans les universités allemandes et fr (...)

12Les chiffres relevés montrent qu'à cette époque les Roumains et les Bulgares étaient les plus nombreux dans les universités françaises et allemandes (les premiers étant les plus nombreux en France et les seconds en Allemagne). Par leur nombre, les Grecs venaient en troisième position dans ces deux pays, suivis de près, dans les deux cas, par les Serbes. On retrouve le même ordre si l'on prend pour chaque pays le pourcentage d'étudiants inscrits à l'étranger par rapport au nombre d'habitants22.

13Il est ainsi possible de dire que l'élite des pays balkaniques s'est formée avant tout sous l'influence de la culture française et centre-européenne. L'influence russe, perceptible surtout en Serbie et en Bulgarie, était nettement plus faible et avant tout sensible au sein d'un clergé scolarisé dans les académies spirituelles russes. Elle est plus marquée vers le milieu du XIXème siècle, du fait de l'action du mouvement panslave, et s'atténue nettement vers la fin de ce même siècle. Nonobstant certaines différences d'un pays à l'autre, la prédominance d'une influence ne ressort alors réellement que dans le cas de la francophilie des Roumains. Il n'en reste pas moins possible d'affirmer que la plupart des pays ont formé leur élite culturelle dans divers milieu.

14Lors du choix d'une université le facteur religieux ne jouait aucun rôle particulier. Bien qu'il soit question de quatre pays orthodoxes, ceci n'influait nullement sur le choix du lieu d'études qui se trouvait le plus souvent dans des milieux catholiques. Le fait, souvent mentionné, que les étudiants orthodoxes se rendaient plus volontiers dans les universités du nord de l'Allemagne, en pays protestant, que dans les centres catholiques, s'avère inexact pour la seconde moitié du XIXème siècle. La proximité géographique du pays d’études revêtait une plus grande importance dans la première moitié que dans la seconde moitié du XIXème siècle. Ainsi, en tant qu’importante voie de communication en Europe du sud-est, le Danube contribua à ce que, dans la première moitié du siècle, les jeunes Bulgares allassent, tout d’abord, étudier à Bucarest, puis en Russie ou dans les villes les plus proches d’Autriche-Hongrie. Toutefois, on note que cette même proximité entre le pays d’origine et le lieu d’études n’a pratiquement aucune importance pour les Grecs qui, venant de la pointe sud du continent, rejoignent les universités allemandes dans le nord de l’Europe, ni pour leurs collègues de la principauté de Moldavie qui optent plus volontiers pour des études à Paris et Turin, villes relativement éloignées, plutôt qu’à Kiev, Odessa, Budapest, Vienne ou Prague, plus proches. On note par ailleurs la quasi absence de migration d'étudiants circonscrite à l'espace des Balkans. Les seules exceptions sont constituées par les Bulgares, dont certains font leurs études à Belgrade, Bucarest ou Zagreb, et les Grecs, pour lesquels Bucarest constitue un important centre culturel dans la première moitié du XIXème siècle.

15Pour sa part, l'influence des facteurs politiques sur le choix du pays d'études n'apparaît pas comme systématique. Si certains cas suggèrent que l'orientation de la politique extérieure d'un pays a joué sur ce choix, d'autres dénotent l'absence de toute influence. Les premiers trouvent pour exemples le grand nombre d'étudiants grecs en Allemagne à l'époque d'Otto von Wittelsbach et ultérieurement, ou celui des étudiants serbes en Autriche-Hongrie sous le règne du roi Milan Obrenović. À l'inverse, nous pouvons à nouveau mentionner la Serbie qui, après 1903, alors que sa politique extérieure était avant tout tournée vers la Russie et la France, compte seulement 17,4 % de ses boursiers d'État en France et 7,5 % en Russie, soit au total 24,9 % dans des pays politiquement proches, alors qu'elle en envoie 66,4 % dans les universités des puissances centrales. Ces exemples montrent que le facteur primant avant tout lors du choix du pays d'études était le type de connaissances que l'on pouvait y acquérir.

16Bien qu'au XIXème siècle la quasi totalité de l'élite des Balkans ait acquis son instruction à l'étranger, ce sont ses membres qui ont mené à bien la renaissance nationale dans leur pays, en parachevant la construction de l'État national et en affirmant la culture nationale. Leur instruction les ouvrait aux concepts modernes et aux courants européens contemporains. Ils se sentaient comme faisant partie de l'Europe et acceptaient les acquis des diverses cultures européennes, souvent, au début, tels des épigones, puis, par la suite, de façon plus sélective. Grâce à eux, les Balkans, carrefour de cultures, ont justifié, y compris au XIXème siècle, leur réputation d'espace de rencontre et de fusion culturelles.

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Notes

1  Ce travail ne traite pas des étudiants du Monténégro ni d’Albanie en raison de leur faible nombre et de leur mention dans les statistiques ne remontant jamais au-delà du début du XXème siècle. De même, ne sont pas inclus les étudiants venant de la partie européenne de l’Empire ottoman en raison de notre connaissance insuffisante de la littérature spécialisée turque et de la possession de données se limitant à l’Allemagne.

2 Grimm (G.), « Die Rolle der Universität München im geistigen Austausch mit den Ländern Südosteuropas zwischen 1826 und 1914 », in Wegenetz europäischen Geistes. Wissenschaftszentren und geistige Wechselbeziehungen zwischen Mittel- und Südosteuropa vom Ende des 18. Jahrhunderts bis zum Ersten Weltkrieg, Wien, 1983, p. 245.

3 Genčev (N.),Bl'garska v'zrozdenska inteligencia, Sofia, 1991, p. 87.

4 Ibid, p. 139.

5 Ibid, p. 225.

6 Manafova (R.),Inteligencia s evropeiski izmerenia, Sofia, 1994, p. 35.

7 Todorova (Cvetana), « Migrationen bulgarischer Studenten an europäische Universitäten seit der Befreiung Bulgariens von den Türken bis zum Ersten Weltkrieg », in Wegenetz europäischen Geistes II. Universitäten und Studenten. Die bedeutung studentischer Migrationen in Mittel-und Südosteuropa vom Ende des 18. bis zum 20. Jahrhunderts, Wien, 1987,p. 81.

8 Tančev (I.),Učenieto na b'lgari v čužbina (1879-1892), Sofia, 1994, pp. 93-94.

9 Manafova (R.), op. cit, p. 273.

10 Tsirpanles (Z. N.), « Die Ausbildung der Griechen an der europäischen Universitäten und deren Rolle im Universitätsleben des modernen Griechenland (1800-1850) », in Wegenetz europäischen Geistes (op.cit.), p. 257.

11 Thalmann (R. R.), « Einige Beispiele zur Rolle der deutschen wissenschaftlichen Institute in der Kulturbeziehungen mit Mittel- und Südosteuropa », in Wegenetz europäischen Geistes (op.cit.), p. 448.

12 Livescu (Jean), « Die Entstehung der rumänischen Universitäten im Zusammenhang der europäischen Kulturbeziehungen (1850-1870) », in Wegenetz europäischen Geistes (op.cit.), p. 31.

13  Karvar (Anousheh), « Les élèves Roumains de l'École polytechnique et la politique extérieure de la France, 1859-1914 », Revue d'histoire diplomatique, (4), 1993.

14 Siupiur (Elena), « Die Intellektuellen aus Rumänien und den südosteuropäischen Ländern in den Deutschen Universitäten (19. Jahrhundert) [I Teil] », Revue des études sud-est européennes, 33 (1-2), 1995, p. 84.

15  Voir Karanovich (Milenko),The Development of Education in Serbia and Emergence of Its Intelligentsia (1838-1858), New York, 1995.

16 Recherches non publiées du même auteur, et : Trgovčević (Ljubinka), « Die erste im Ausland ausgebildete Professorengeneration der Universität Belgrad », in Wegenetz europäischen Geistes II (op.cit.), pp. 101-113 ; Trgovčević (Ljubinka),« Savants serbes-éleves français 1880-1914 », in Les relations entre la France et les pays yougoslaves du dix-huitème au vingtième siècle, Ljubljana, 1987 ; Trgovčević (Ljubinka),« Influenze esterne sulla “inteligencija” serba nel XIX secolo », Rivista storica italiana, 110 (2), 1998 ; Trgovčević (Ljubinka),« Studenti iz Srbije u Hajdelbergu od 1844. do 1870. Godine », Mešovita gradja-Miscelanea, 20, 1990 ; Trgovčević (Ljubinka),« Studenti iz Srbije na Univerzitetu u Bonu od 1870. do 1914 », Mešovita gradja-Miscelanea, 20, 1990 ; Trgovčević (Ljubinka),« Studenti iz Srbije na Univerzitetu u Minhenu do 1914. Godine », Istorijski glasnik, (1-2), 1990-1992 ; Trgovčević (Ljubinka),« Srpski inženjeri na studijama u inostranstvu do 1918 », in Putevi srpskog inženjerstva tokom XIX veka, Beograd, 1994 ; Trgovčević (Ljubinka),« Doktorati studenata iz Srbije na nemačkim univerzitetima od 1885. do 1914. Godine », Istorijski časopis, 40-41, 1993-1994 ; Trgovčević (Ljubinka),« Planiranje elite. Pitomci Kraljevine Srbije u inostranstvu 1882-1914 », Susret ili sukob civilizacija na Balkanu, Beograd, 1998.

17 Preussische Statistik. Statistik der Landesuniversitäten, t. 204, pp. 223, 236, Berlin, 1908-1913.

18 Verzeichnis der sammtlichen Studierenden an der k. Ludwigs-Maximilians-Universität zu München, 1826 / 1827-1914. Voir aussi Trgovčević (Ljubinka), « Studenti iz Srbije na Univerzitetu u Minhenu do 1914. Godine » (art.cit.), p.106.

19 Grimm (G.),op. cit, p. 245.

20 Trgovčević (Ljubinka), « Studenti iz Srbije i Crne Gore u Hajdelbergu od 1870. do 1914. Godine », Godišnjak za društvenu istoriju / Annual of Social History, 2 (2), 1995, p.186.

21 Siupiur (Elena), op. cit, pp. 83-99.

22  La comparaison du nombre d’habitants et d’étudiants inscrits dans les universités allemandes et françaises, en prenant les recensements de 1889 / 1890 pour la Roumanie, 1900 pour la Bulgarie et la Serbie et 1907 pour la Grèce, donnent les résultats suivants : en Bulgarie un étudiant pour 12 910 habitants, en Roumanie un pour 23 652, en Grèce un pour 30 604, et en Serbie un pour 34 150.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ljubinka Trgovčević, « La science européenne et les élites balkaniques :considérations statistiques sur les étudiants des pays balkaniques dans les universités allemandes et françaises au XIXème siècle »Balkanologie [En ligne], Vol. IV, n° 1 | 2000, mis en ligne le 29 juillet 2010, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/781 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/balkanologie.781

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Auteur

Ljubinka Trgovčević

Chercheur, Institut d’histoire, Académie serbe des sciences et des arts (Belgrade, RF Yougoslavie). 

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