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Dossier

Créer et interpréter en féministes : femmes et engagement dans les arts et les littératures des Balkans (xxe et xxie siècles). Introduction

Creating and Interpreting as Feminists. Women and Commitment in the Literature and Arts of the Balkans (20th and 21st Centuries). Introduction
Naïma Berkane et Lola Sinoimeri

Texte intégral

1Dans le cadre de sa réflexion sur un engagement féministe en littérature, la chercheuse Jasmina Lukić, pionnière des études de genre dans l’analyse des littératures yougoslaves, caractérise la relation qui existe entre l’autrice et sa critique en invoquant deux personnages tirés des contes des Mille et une nuits : Schéhérazade, tout d’abord, la créatrice, celle qui raconte ; et Douniazad, sa sœur, celle qui l’écoute avec bienveillance – contrairement à la figure patriarcale du roi Schariar –, celle qui lui « fait confiance » et la « croit1 ». Dans cette configuration, Schéhérazade ne saurait exister sans cette figure de sororité que représente Douniazad. Selon Lukić, c’est dans l’interaction entre ces deux figures, créatrice et critique, que naît et s’élabore un engagement littéraire féministe.

  • 2 Voir, par exemple : Denis Benoît, Littérature et engagement : de Pascal à Sartre, Paris, Points, 20 (...)
  • 3 Sartre Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948.

2Il nous semble que cette métaphore filée de la sororité Schéhérazade-Douniazad prend à rebours la notion d’« engagement » dans l’histoire de la littérature2 : l’engagement littéraire, tel qu’il a été pensé par Sartre dans le domaine de la littérature française3, implique que l’écrivain participe, dans son acte de création, aux luttes sociales et que sa voix contribue à transformer le monde. Confronter cette vision d’un engagement individuel de l’écrivain-créateur au « nous » sororal et féministe de la métaphore invoquée par Jasmina Lukić ainsi qu’au contexte balkanique nous a amenées à nous questionner sur le lieu de production du politique – et en particulier, de voix féministes – dans les arts et la littérature : où se situe le féminisme dans les arts et la littérature ? Où est-il produit ? Est-il le seul fait de l’instance créatrice ? Comment les arts et la littérature peuvent-ils devenir des lieux d’échange, de coconstruction et de cocréation et, par là-même, des lieux de production du politique par excellence ?

Quel engagement féministe dans les arts et les littératures des Balkans ?

  • 4 Voir, par exemple : Dubesset Mathilde, Rochefort Florence, Intellectuelles, Clio. Femmes, Genre, Hi (...)
  • 5 Voir, par exemple : Lasserre Audrey, « Quand la littérature se mit en mouvement : écriture et mouve (...)
  • 6 Voir, par exemple : Turbiau Aurore, Pensées et pratiques féministes de l’engagement littéraire (Fra (...)

3Nos réflexions et interrogations s’inscrivent dans la lignée des travaux plus généraux menés dans l’espace francophone en études de genre, qui ont grandement contribué à critiquer cette conception d’un engagement intellectuel au masculin4. Dans l’espace francophone, des approches féministes de l’engagement littéraire ont également participé à la déstabilisation de la notion et ont permis de penser les liens entre engagement et mobilisation féministes, écriture, critique et lecture : c’est notamment l’objet des travaux de l’historienne de la littérature Audrey Lasserre5, ou encore d’Aurore Turbiau, chercheuse en littérature comparée6.

  • 7 Sur ce sujet, voir : Cacouault-Bitaud Marlaine, Ravet Hyacinthe, « Les femmes, les arts et la cultu (...)

4Dans notre appel à contributions pour ce numéro, nous avions mis l’accent sur ce que l’on a désigné comme un « engagement artistique » des femmes, entendu sur un large spectre : il s’agissait pour nous de considérer autant les activités de créatrices que d’autres fonctions dans le champ artistique, souvent reléguées aux femmes – critiques d’arts, métiers techniques, traductrices, etc.7. Les contributions à ce numéro viennent pourtant éclairer une autre forme d’engagement féministe : celui de le·la chercheur·euse féministe, en dialogue avec les créatrices. C’est ici, en particulier, que la métaphore du duo Schéhérazade-Douniazad s’éclaire : Douniazad, tout autant que Schéhérazade, ou plutôt dans son interaction avec elle, produit du politique et peut devenir l’émettrice d’une voix féministe. L’ensemble des contributions rassemblées dans ce numéro révèle une palette de dialogues et de cocréations entre Schéhérazade et Douniazad, entre créatrice et critique, qui mettent en lumière la spécificité d’une série de contextes : Albanie, Yougoslavie et espace post-yougoslave – il s’agit ici de la Bosnie-Herzégovine, de la Croatie et de la Serbie –, sur une période qui s’étend de la fin des années 1930 à nos jours.

  • 8 de Haan Francisca, Daskalova Krassimira, Loutfi Anna (dir.), A Biographical Dictionary of Women’s M (...)
  • 9 Fábián Katalin, Johnson Janet Elise, Lazda Mara Irene, « Feminist and Women’s Movements Cooperating (...)
  • 10 Voir notamment Kašić Biljana, « Féminisme·s “Est-Ouest” dans une perspective postcoloniale », Sylvi (...)
  • 11 Cîrstocea Ioana, « “Between the past and the west” : le dilemme du féminisme en Europe de l’est pos (...)
  • 12 Slavova Kornelia, « Looking at Western Feminisms through the Double Lens of Eastern Europe and the (...)
  • 13 Tumbas Jasmina, “I Am Jugoslovenka”: Feminist Performance Politics During and After Yugoslav Social (...)
  • 14 Lóránd Zsófia, The feminist challenge to the socialist state in Yugoslavia, Londres, Palgrave Macmi (...)
  • 15 Voir les contributions de Jasmina Lukić, de Petra Belc et d’Ewa Kumelowski.

5Dans cette perspective, il nous semble d’autant plus important de nous tenir à distance de la notion non seulement masculine mais aussi occidentale de l’engagement. Les luttes féministes ont leurs propres histoires en Europe du Sud-Est et elles ne sauraient être assimilées à une histoire occidentalo-centrée : c’est ce que montrent en particulier les travaux de Francisca de Haan, Krassimira Daskalova et Anna Loutfi8 ou Katalin Fábián, Mara Lazda et Janet Elise Johnson9. D’autre part, de nombreuses chercheuses féministes comme Biljana Kašić10, Ioana Cîrstocea11, Kornelia Slavova12, ou plus récemment Jasmina Tumbas13, se sont employées à mettre en lumière les pièges d’un féminisme occidental à vocation universaliste qui occulte les histoires et luttes des femmes en contexte socialiste et postsocialiste. Elles s’inscrivent dans le sillage des théories féministes postcoloniales, mais aussi des réflexions à l’œuvre dans le féminisme des années 1970, comme le montrent notamment les débats qui animent la conférence « Drug-ca žena: Novi pristup » [Camarade femme : une nouvelle approche] de 1978 à Belgrade et interrogent la pertinence des théories féministes occidentales, et particulièrement françaises, dans le cadre yougoslave14 – conférence dont il est d’ailleurs question dans plusieurs des textes qui composent ce numéro15.

  • 16 Voir, par exemple, les travaux de Petrović Jelena, Women’s Authorship in Interwar Yugoslavia: The P (...)

6Qu’elles portent sur la période de l’entre-deux-guerres, du socialisme ou bien de l’après 1991, les contributions ont en commun de proposer des (re)lectures féministes de productions artistiques et littéraires à partir d’un cadre d’analyse postsocialiste16. La question qui se pose pour nous est la suivante : comment postsocialisme et féminisme s’articulent-ils dans le domaine de la création artistique et littéraire ?

Postsocialiste, post-yougoslave : des contextes et des discours

  • 17 Saïd Edward, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, C. Malamoud (trad.), Paris, Seuil, 1980 (...)
  • 18 Voir l’ouvrage de référence de Maria Todorova, qui a depuis suscité de nombreux travaux s’inscrivan (...)
  • 19 Hirsch Marianne, The Generation of Postmemory: Writing and Visual Culture After the Holocaust, New (...)
  • 20 Ibid., p. 5 : « [t]hese events happened in the past, but their effects continue into the present. »
  • 21 James Petra, Royer Clara (dir.), Sans faucille ni marteau. Ruptures et retours dans les littérature (...)
  • 22 Wachtel Andrew Baruch, Remaining Relevant After Communism: The Role of the Writer in Eastern Europe(...)
  • 23 James, Royer, Sans faucille ni marteau, op. cit., p. 17.

7De même qu’il est nécessaire de définir la spécificité d’un engagement féministe dans les arts, les littératures et dans la recherche, il faut bien comprendre ce que l’on entend par « postsocialiste ». Le préfixe « post », comme c’est le cas pour le concept « postcolonial »17 – très productif dans la recherche sur les contextes balkaniques18 – mais aussi pour celui de « postmémoire19 », vient signifier l’idée d’une continuité dans la rupture. Ainsi, malgré la mise à bas des régimes socialistes, malgré la disparition de la Yougoslavie en tant qu’entité politique et administrative, « ces événements se produisent dans le passé, mais continuent d’avoir des effets sur le présent20 » – pour reprendre la formule simple et percutante de Marianne Hirsch. De nombreux travaux ont déjà été produits pour éclairer certaines spécificités des littératures et des arts postsocialistes, caractérisés selon Petra James et Clara Royer par une continuité par-delà la rupture, ou du moins par une oscillation entre continuité et rupture21. D’autres chercheur·euse·s, comme Andrew Baruch Wachtel, font la démonstration de la prise de distance des auteur·rice·s et artistes, durant la période postsocialiste, avec la notion d’engagement politique en littérature, centrale pendant la période socialiste22. Enfin, selon James et Royer, la période postsocialiste pourrait se caractériser par le « retour en force d’un paradigme politique : le nationalisme23 », qui est indissociable d’une reconfiguration de la mémoire et de l’histoire, y compris littéraire, après la chute des régimes socialistes ainsi que d’une forme d’engagement – nationaliste ou antinationaliste – des artistes postsocialistes.

  • 24 Voir : Beronja Vlad, Vervaet Stijn, Post-Yugoslav Constellations: Archive, Memory, and Trauma in Co (...)
  • 25 Matijević Tijana, From Post-Yugoslavia to the Female Continent: A Reading of Post-Yugoslav Literatu (...)
  • 26 Matijević Tijana, « National, Post-national, Transnational: Is Post-Yugoslav Literature an Arguable (...)
  • 27 Notamment, Lukić Jasmina, « Gender and Migration in Post-Yugoslav Literature as Transnational Liter (...)
  • 28 Sur la question de la « Yougonostalgie », voir : Volčič Zala, « Yugo-Nostalgia: Cultural Memory and (...)
  • 29 Matijević, From Post-Yugoslavia to the Female Continent, op. cit., p. 35.

8La prédominance dans ce numéro de cas d’étude en provenance de l’espace post-yougoslave n’est pas un hasard : les liens entre mémoire du socialisme, nationalisme et enjeux de genre y sont fondamentaux. Ainsi que le montrent Jasmina Lukić dans notre entretien avec elle, ou encore Vlad Beronja et Stijn Vervaet24, la définition d’un espace et d’une littérature post-yougoslaves va de pair avec le constat qu’il existe un héritage et un passé partagés par-delà l’établissement des nouvelles frontières. Dans cette perspective, la catégorie de « post-yougoslave » ne vient pas seulement définir les productions littéraires et culturelles dans les pays d’ex-Yougoslavie. Elle est aussi et surtout le lieu d’un engagement politique pour le·la chercheur·euse qui la mobilise comme un « discours25 » : pour reprendre les mots de la chercheuse Tijana Matijević, elle devient « un outil pour contrer à la fois l’agenda nationaliste des sociétés post-yougoslaves et les économies néolibérales qui ont accompagné la formation de tous les anciens pays post-yougoslaves26 », mais également le lieu d’un engagement antinationaliste spécifiquement féministe, comme le montrent de nombreux travaux27. Toutefois, le recours à cette approche ne relève pas d’une simple « Yougonostalgie28 », mais bien plutôt d’une « nostalgie critique29 », qui recouvre des pratiques mémorielles diverses et mouvantes : pour les artistes qui se revendiquent d’un héritage yougoslave partagé ou se saisissent simplement de ce passé, il ne s’agit pas nécessairement de l’idéaliser et d’en faire un horizon politique face aux politiques nationalistes et patriarcales actuelles. C’est cette complexité du rapport au passé des femmes artistes post-yougoslaves, et de leurs usages au présent, qu’illustre en particulier l’article d’Ewa Anna Kumelowski.

  • 30 Mijatović Aleksandar, Temporalities of Post-Yugoslav Literature: The Politics of Time, Lanham, Lexi (...)
  • 31 Bjelić Dušan, « Toward a Genealogy of the Balkan Discourses on Race », dans Dušan Bjelić (dir.), Ba (...)
  • 32 Milutinović Zoran, « A Note on the Meaning of the ‘Post’ in Post-Yugoslav Literature », The Slavoni (...)

9Il faut également souligner les limites de cette approche post-yougoslave : bien que de nombreux·ses chercheur·euse·s fassent appel à ce cadre d’analyse dans une démarche antinationaliste, il n’en demeure pas moins que son emploi se réfère à des frontières étatiques, celles de l’ancienne Yougoslavie. Aleksandar Mijatović souligne, dans son ouvrage Temporalities of Post-Yugoslav Literature, que l’identité yougoslave est, à la base, une fiction ethno-nationaliste, et ce même si elle permet dans le même temps d’opérer une forme de désidentification nationale30. En ce sens, le chercheur Dušan Bjelić a mis en lumière une histoire passée sous silence du racisme en Yougoslavie31. Or, la dimension biopolitique de cet État a certainement des effets sur l’approche post-yougoslave aujourd’hui et il est nécessaire de souligner que l’idée d’un pays et d’un passé commun risque d’occulter le caractère ethno-national du projet yougoslave. Notons également que la plupart des travaux en études culturelles post-yougoslaves sont souvent circonscrits aux nouveaux États dont la langue principale est une des variantes du bosniaque-croate-monténégrin-serbe (BCMS)32.

  • 33 Voir, par exemple : Asllani Persida (dir.), Konferencea Shkencore “Musine Kokalari: vetëdija e shkr (...)
  • 34 Voir, par exemple : Shatro Bavjola, « Politics, Memory, and Grief in Contemporary Albanian Autobiog (...)
  • 35 Sur la notion de dissidence en Albanie communiste, voir : Kerbizi Marisa; « Communist Ideology and (...)

10L’« exception » albanaise dans ce numéro permet d’ouvrir d’autres perspectives sur les liens entre le contexte postsocialiste, les enjeux de genre et la question de l’identité nationale. Si la plupart des contributions se focalisent sur la Yougoslavie socialiste et le présent des États-nations qui ont suivi l’éclatement du pays commun, Barbara Halla analyse l’œuvre d’une écrivaine de l’entre-deux-guerres. La redécouverte en Albanie de l’autrice Musine Kokalari33 est indissociable d’une volonté, dans son pays d’origine, de renouer avec les auteur·rice·s albanais·e·s persécuté·e·s et emprisonné·e·s sous le régime dictatorial d’Enver Hoxha34 : Kokalari se trouve réhabilitée aujourd’hui, dans les espaces publics – des rues et des écoles portent son nom –, en tant qu’autrice dissidente35. Contrairement aux productions artistiques (post-)yougoslaves abordées dans ce numéro, la démarche « protoféministe » – pour reprendre l’expression de Halla – de Musine Kokalari consiste à participer activement à la construction d’un canon national durant la Rilindja [Renaissance nationale] en y faisant entrer la vie des femmes. Ce cas d’étude albanais révèle donc un autre modèle d’engagement féministe dans les Balkans, qui ne se construit pas nécessairement par opposition avec un engagement national.

11La pluralité des contributions à ce numéro de Balkanologie met en lumière différentes articulations possibles entre des engagements artistiques féministes, la question nationale et le cadre (post)socialiste. Mais ce qui nous semble également important de souligner, c’est la diversité des modalités de relation entre chercheur·euse·s – Douniazad – et créatrices – Schéhérazade –, et ce qu’elles révèlent des contextes postsocialistes de production de ces travaux.

Douniazad à l’écoute de Schéhérazade : accompagnateur·rice·s critiques de pratiques artistiques féministes

  • 36 Voir notamment : Miškovska Kajevska Anna, Feminist Activism at War: Belgrade and Zagreb Feminists i (...)
  • 37 Voir : Lukić, « Gender and Migration in Post-Yugoslav Literature », art. cité, p. 319-342.
  • 38 En 1992-1993, une offensive médiatique avait fait d’elle l’une des cinq « sorcières » de Croatie. À (...)

12Comme le rappelle Jasmina Lukić dans notre entretien avec elle, les mouvements féministes ont été au premier rang des mobilisations contre la guerre et les nationalismes dans l’espace post-yougoslave. Bien que les féminismes (post-)yougoslaves ne se soient pas tous définis et organisés dans l’antinationalisme36, Lukić souligne que de nombreuses autrices qui s’étaient fait connaître comme féministes et militantes dans les années 1970 et 1980 en Yougoslavie ont pris la plume contre les nationalismes dans les années 199037 : tel est le cas bien sûr de l’autrice Dubravka Ugrešić38. Cette dernière est la Schéhérazade de Lukić, pour reprendre ses propres mots : la chercheuse, qui s’identifie au rôle de Douniazad, se donne pour objectif de travailler à une analyse de son œuvre, déjà labourée par un engagement féministe et antinationaliste, et ce à la lumière des outils offerts par les théories féministes. Telle est l’ambition de sa monographie à paraître, intitulée significativement Schéhérazade en exil. Deux niveaux d’engagement féministe entrent donc dans un dialogue amical et sororal, entre celle qui crée et celle qui analyse. On peut donc dégager une première modalité de relation entre Schéhérazade et Douniazad, la première se faisant, pour ainsi dire, l’accompagnatrice critique de la première.

  • 39 Haraway Donna J., Simians, Cyborgs, and Women: The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991 (...)
  • 40 Notion dont il puise la justification dans la théorie xénoféministe et qu’il dérive de celle de més (...)

13L’écrivaine de fiction contemporaine croate Ajsa Bakić, qui fait l’objet dans ce numéro des analyses de Luka Bekavac, théoricien de la littérature, s’inscrit, comme Dubravka Ugrešić, dans un héritage littéraire et politique féministe. Ce dernier, le chercheur le tient pour acquis lorsqu’il analyse les deux romans de Bakić, guidé par l’activité militante et les essais de l’autrice. Bekavac ne cherche donc pas à démontrer le caractère féministe de l’œuvre, mais s’efforce d’identifier l’esthétique produite par cet engagement : ici, on peut également décrire la relation entretenue par le chercheur avec l’autrice féministe comme celle d’un accompagnement critique. En effet, Bekavac mobilise le xénoféminisme, théorie qui pense le technologique dans sa capacité à abolir la notion de nature et, avec elle, celle de genre39, comme un cadre permettant d’appréhender la manière dont Bakić interroge et fait éclater les catégories, telles « Balkans », « Europe » ou « Yougoslavie », mais également l’hybridité qui caractérise son écriture, à l’intersection de plusieurs genres littéraires. Ainsi, l’expérimentation littéraire de Bakić permet à Bekavac de produire des concepts pour mieux en saisir la spécificité, ce qu’il fait notamment en introduisant la notion de mésoesthétique40 pour penser la poétique de l’autrice.

Douniazad révélatrice de Schéhérazade : établir l’œuvre féministe par le geste critique

14Mais qu’en est-il lorsque les œuvres choisies ne sont pas déjà inscrites dans un discours, une théorie ou une historiographie féministe ? Dans notre entretien avec elle, Jasmina Lukić cite le cas éclairant de l’autrice yougoslave Milica Mićić Dimovska (1947-2013), qui ne s’est jamais désignée elle-même comme féministe. Lukić nous raconte comment les outils d’analyse propres à la stvarnosna proza ou fiction hard boiled, courant littéraire auquel Mićić Dimovska appartenait, ne suffisaient pas à caractériser l’œuvre de l’autrice yougoslave, qui ne s’est « finalement dévoilée » à la chercheuse qu’à l’aide des méthodes et concepts issus des théories féministes. Cet exemple nous semble paradigmatique d’une pratique de lecture et d’analyse féministe a posteriori, dans le cas d’une autrice qui ne se revendiquait pas explicitement comme féministe mais dont l’œuvre appelait une critique féministe. Dans ce cadre, l’artiste et sa critique, Schéhérazade et Douniazad, sont toutes deux parties prenantes de la création épistémologique. Il n’est alors plus uniquement question de faire « confiance » à l’engagement de la créatrice : l’engagement est aussi, et surtout, celui de la chercheuse qui vient révéler la dimension féministe d’œuvres ne se présentant pas comme telles.

  • 41 Todorova, Imaginaire des Balkans, op. cit.

15Dans leurs contributions, Milica Trakilović et Etami Borjan proposent également de se pencher sur des productions contemporaines qui ne se revendiquent pas du féminisme ni de sa théorie, mais que les chercheuses étudient au prisme des théories féministes, tant pour la pertinence de leur éclairage sur les œuvres que pour engager un dialogue transformatif avec elles et leurs créatrices. C’est leur rapport divergent ou mimétique avec un « imaginaire des Balkans41 » qu’elles considèrent comme le lieu, si ce n’est de l’engagement, au moins d’une forme de résistance aux canons littéraire et cinématographique nationaux et patriarcaux. Ainsi s’élabore, chez les artistes qu’elles étudient, ce qui semble relever plus de contre-canons que de canons féministes comme c’était le cas dans les œuvres discutées plus haut.

  • 42 Irigaray Luce, Speculum of the Other Woman, G. C. Gill (trad.), Ithaca (NY), Cornell University Pre (...)

16Milica Trakilović, chercheuse en études de genre et postcoloniales, s’intéresse aux récits de retour en Bosnie-Herzégovine de femmes artistes issues de la diaspora dans une démarche transdisciplinaire puisqu’elle compare deux romans des autrices contemporaines Lana Bastašić et Elvira Mujčić et un long métrage réalisé par Ena Sendijarević. Trakilović s’appuie sur la thèse de Matijević qui fait de l’écriture autofictionnelle et des thèmes post-yougoslaves de l’exil, de la migration, de la perte et de l’appartenance un lieu de résistance et de réflexivité face aux discours et au canon nationaux. La chercheuse souligne une « sensibilité féministe » chez les artistes étudiées, qui a une portée doublement subversive selon elle : par rapport au genre du road trip et à ses représentations habituelles – celles de la victoire du masculin sur son environnement – et par rapport au discours balkaniste et à l’imaginaire qu’il charrie. Selon Trakilović, la pratique de la mimesis vient subvertir de l’intérieur cette tradition générique masculine et cet imaginaire : la mimesis déraille, c’est-à-dire qu’elle produit un « transfert impropre de sens42 », déconstruit ce qu’elle imite. C’est ainsi que la chercheuse justifie sa lecture féministe de ces productions littéraires et cinématographique contemporaines.

  • 43 Daković Nevena, Balkan kao (filmski) žanr: slika, tekst, nacija [Les Balkans comme genre (filmique) (...)
  • 44 Dević Ana, « Fringe Antinationalisms: Hegemony and Counter-Hegemony in Cinema », dans Paul Stubbs, (...)
  • 45 Notamment en France : Brey Iris, Le regard féminin, une révolution à l’écran, Paris, L’Olivier, 202 (...)
  • 46 Voir : Babić Dragan, « Krvavi Diznilend » [Sanglant Disneyland], Polja LIX, no 468, 2014, p. 202-20 (...)
  • 47 Beronja, Vervaet, Post-Yugoslav Constellations, op. cit., p. 7.
  • 48 Voir : Iveković Rada, Dame nation : nation et différence des sexes, Ravenna, Longo, 2003 ; Iveković(...)

17Etami Borjan, chercheuse en études cinématographiques, s’intéresse également aux pratiques de subversion et de déviation par rapport à des normes artistiques dominantes : elle se penche particulièrement sur la manière dont les films contemporains post-yougoslaves réalisés par des femmes subvertissent les codes de ce qu’elle nomme, à la suite de Nevena Dakovic43, le genre cinématographique balkanique. Comme le montre l’autrice, ces réalisatrices, tout en s’inscrivant dans la lignée thématique de la cinématographie post-yougoslave, effectuent un décentrement du regard qui ne permet plus aucune spectacularisation de la violence et du dépassement du trauma, ni de la sexualité et du plaisir. Si une partie du cinéma (post‑)yougoslave s’est construite dans le refus de cette stylisation propre au « genre balkanique »44, Borjan met en lumière la dimension féministe des œuvres en les analysant au prisme d’un regard féminin, et contribue ainsi à la recherche actuelle sur la question (female gaze)45. La chercheuse met en avant notamment la dimension « post-conflictuelle46 » (post-war) du contexte post-yougoslave et le traitement cinématographique des traumatismes collectifs et des expériences de violence extrême des guerres des années 199047. Est « post-yougoslave » ce qui s’engage dans des pratiques mémorielles qui s’opposent à l’histoire officielle et à la mémoire nationale. L’intersection avec les enjeux de genre intervient ici également dans les liens qui existent entre les violences sexistes et sexuelles et les violences de guerre – collusion que l’on retrouve dans les nombreux travaux sur la question du lien entre genre, sexe et nation48. En prenant comme sujet les expériences féminines de la guerre et de ses lendemains, les réalisatrices vont à contre-courant à la fois d’une histoire nationaliste et des représentations cinématographiques canoniques.

  • 49 La « contre-narration » est définie chez Perrot-Corpet Danielle, Tomiche Anne (dir.), Storytelling (...)

18Contre-narrations, contre-regards, réappropriations et déplacement des tropes : que ce soit chez Trakilović ou chez Borjan, c’est dans les œuvres que le féminisme est à trouver, c’est-à-dire dans ce en quoi elles divergent des normes esthétiques et récits dominants, qu’ils soient nationaux, patriarcaux ou occidentaux49. On pourrait objecter que créer une distinction entre les gestes créatifs qui président à l’élaboration de l’œuvre – un engagement politique a priori – et les gestes narratifs et stylistiques internes à l’œuvre – une forme d’engagement que l’on pourrait qualifier d’artistique – est partiellement artificiel. Nous observons cependant, au fil des contributions, que cette distinction a un effet sur le rôle de le·la critique : non plus simplement accompagnateur·rice, comme on l’a vu plus haut, mais lecteur·rice féministe dont les outils théoriques viennent mettre en lumière une nouvelle dimension politique de l’œuvre.

Quand Douniazad retrouve Schéhérazade : (re)découvrir les créatrices, un geste critique féministe

  • 50 Voir : Dojčinović Biljana, « Ginokritika: istraživanja ženske književne tradicije » [Gynocritique : (...)
  • 51 Tomić Svetlana, The Hidden History of New Women in Serbian Culture. Towards a New History of Litera (...)
  • 52 Voir notamment : Belc Krnjaić Petra, « Some Remarks on the Position of Women in the History of Yugo (...)
  • 53 Cixous Hélène, « Le Rire de la Méduse et autres ironies », L’Arc, no 61, 1975.
  • 54 Voir : Delap Lucy, The feminist avant-garde: Transatlantic Encounters of the Early Twentieth Centur (...)
  • 55 Voir la recension de l’ouvrage de Svetlana Tomić dans ce volume.

19Il est saisissant d’observer comment la mobilisation des discours post-yougoslave et féministe représente également un engagement pour les chercheur·euse·s. Cela vaut autant pour les travaux féministes de réhabilitation d’autrices et d’artistes femmes durant la période yougoslave que pour les démarches de visibilisation d’auteur·rice·s contemporain·e·s peu connu·e·s. Cette approche « gynocritique50 », qui consiste à se concentrer sur l’étude des textes féminins, est également une démarche de chercheur·euse situé·e sur l’échiquier politique postsocialiste. De facto critiques, ces efforts tendus vers la redécouverte des femmes artistes s’accompagnent d’un questionnement sur les raisons de leur invisibilisation et donc sur la façon dont s’est constituée et écrite l’histoire littéraire. Svetlana Tomić, dans un ouvrage recensé dans ces pages, analyse les mécanismes qui ont conduit à la disparition et l’oubli d’une génération de femmes et de leurs productions littéraires. Elle appelle à une réévaluation d’une histoire littéraire serbe diminuée, et donc à l’écriture d’une nouvelle histoire culturelle51. Petra Belc et Sonja Leboš dans leurs textes sur les femmes réalisatrices de films amateur, dans la rubrique « Forum » du numéro, adoptent une démarche similaire. Aux marges de la culture institutionnelle, le réseau des cinéclubs offre un espace d’expression pour les femmes, largement absentes des postes de création dans l’industrie cinématographique yougoslave. Leboš analyse l’unique film de Bojana Makavejev, épouse et assistante d’un grand réalisateur – lui-même formé dans les cinéclubs –, tandis que Belc explore l’activité cinématographique soutenue de plusieurs femmes dont les œuvres resteront occultées, y compris pour les tenantes du féminisme des sphères académiques qui se développe dans les années 1970. Les chercheuses entreprennent un travail archivistique de collecte et de restauration des œuvres et les évaluent à travers le prisme féministe52. Ces dernières dévient des poétiques traditionnelles du cinéma professionnel mais également des formes et des thèmes du cinéma alternatif dont elles font pourtant partie. Petra Belc y décèle un caractère féministe « accidentel », qui s’est constitué « par inadvertance ». En se dotant d’un espace à même de les accueillir, les réalisatrices auraient développé un imaginaire et une créativité spécifiques, que la chercheuse analyse au prisme du concept d’« écriture féminine53 ». La chercheuse entremêle ici les concepts – à l’écriture féminine vient s’ajouter celui de féminisme avant-gardiste avancé par Lucy Delap54 – et les méthodes – histoire et sociologie du cinéma et de la culture, analyse filmique et théorie. L’apparition des femmes, en tant que « discontinuité(s) au sein de la tradition littéraire55 », exige en effet des chercheur·euse·s qu’iels étudient ce qui a occulté les femmes artistes et leurs productions.

Au-delà du duo Schéhérazade-Douniazad : mille et une « constellations créatrices56 »

  • 56 Turbiau Aurore, Leïchlé Mathilde, Islert Camille, Renné Hertiman Marys, Gauthier Vicky (dir.), Cons (...)
  • 57 Halla pense la méthode de l’autrice, qu’elle considère aussi comme chercheuse, dans le sillage des (...)

20Barbara Halla, chercheuse en études romanes, analyse la façon dont les œuvres de l’écrivaine albanaise Musine Kokalari mettent en récit les savoirs et le quotidien spécifiques des femmes du Sud de l’Albanie et contribuent ainsi à reconfigurer une identité et une histoire nationales albanaises pendant l’entre-deux-guerres. L’écrivaine, en nourrissant sa prose de ses recherches anthropologiques, entend enrichir la littérature albanaise d’un savoir féminin auquel elle a été attentive sur le terrain57. En effet, Kokalari collecte des témoignages de femmes et leur donne dans le même temps la capacité de faire irruption dans le canon national albanais qui se trouve par là-même transformé. Halla montre ainsi comment les femmes, chez Kokalari, sont rendues cocréatrices de son œuvre et se voient dotées d’une véritable capacité d’agir : au-delà de simplement retranscrire ces paroles collectées, l’autrice donne à ces voix des rôles d’instances narratives à part entière, bouleversant ainsi la définition de la littérature et de l’auctorat. En cela, la contribution de Barbara Halla ouvre la voie à une réflexion sur les brouillages entre Schéhérazade et Douniazad : ici, l’autrice, Musine Kokalari, endosse le rôle de Douniazad – celle qui écoute, qui « fait confiance » – et donne aux femmes albanaises le statut de Schéhérazade. Plus même, on peut affirmer que Halla met au jour un réseau de création au féminin qui devient le lieu d’un engagement féministe : un « nous » créateur et contre-hégémonique, par opposition au « je » propre au modèle masculin de l’engagement intellectuel et politique.

  • 58 Mićić Dimovska Milica, Poslednji zanosi MSS [Les dernières illusions de MSS], Beograd, Nolit, 1997.

21De fait, si les contributions de ce numéro divergent dans leurs méthodologies et leurs objets, toutes consistent à mettre à mal les lieux d’autorité en leur opposant des réseaux féminins et féministes multiples, dans la création ou dans le discours critique. Cela passe par les efforts conjoints des artistes, écrivaines et actrices culturelles pour constituer une scène et établir les conditions nécessaires à l’émergence des voix féministes. Cela se fait également dans le travail d’excavation qui consiste à se doter d’une lignée et par-là d’interlocuteur·rice·s. La contribution d’Ewa Kumelowski est parlante à ce sujet. Historienne de la culture, elle se penche sur plusieurs artistes, galeristes et curatrices contemporaines à Sarajevo et sur les manières dont elles mobilisent l’héritage yougoslave. Ces pratiques de réappropriation sont, certes, à interpréter au présent, « comme un moyen de critiquer les structures politiques et sociales contemporaines », mais, comme le montre Kumelowski, elles sont diverses dans ce qu’elles revendiquent de yougoslave, d’antinationalisme et de féminisme. Quoi qu’il en soit, cette exploration de l’histoire de la place des femmes au sein de la guerre de libération nationale, de la Yougoslavie socialiste et de ses institutions, en particulier artistiques, entreprise par les artistes et actrices culturelles relève de cette pratique de mise en réseau : elles se constituent en scène artistique au présent, partageant une ascendance, des références et des éléments iconographiques que la chercheuse propose de voir comme une boîte à outils commune. En mêlant pratiques de curation et de création, ces initiatives sarajéviennes contribuent à troubler, comme c’est le cas dans l’œuvre de Kokalari, les frontières de l’acte artistique, voire à faire de la création artistique un acte collectif. En effet, le geste artistique est à trouver partout : dans les voix et les œuvres sources, dans leur mise en exposition et dans leur revalorisation. Aussi critique que sororale, cette démarche performative permet d’explorer le récit dominant et les mécanismes qui ont concouru à son historiographie tout en déployant une attention rigoureuse aux figures convoquées. C’est une démarche similaire qu’entreprend l’écrivaine Milica Micić Dimovska, discutée par Jasmina Lukić, qui consacre un roman à vocation antinationaliste à la poétesse nationale serbe Milica Stojadinović-Srpkinja58.

22L’écrivaine Lejla Kalamujić, dont deux nouvelles ont été traduites dans ce numéro, issues de son ouvrage Zovite me Esteban [Appelez-moi Esteban], entre en dialogue avec des figures du panthéon féministe queer, auxquelles elle donne une place importante non seulement dans la diégèse mais également dans l’acte narratif, par le biais de pratiques intertextuelles. Dans « Molba za Elizabeth » [Demande à Elizabeth], son texte s’entremêle à celui de la poétesse américaine Elizabeth Bishop et la traduction en BCMS de son poème « L’art de perdre », que Kalamujić fait apparaître dans son texte, est le fait de l’autrice féministe Asja Bakić, dont l’œuvre est analysée dans les pages de ce numéro par Luka Bekavac. De la même façon que la narratrice de « Bella Ciao » aspire à fusionner avec ce que son personnage, Bella, a créé, à savoir sa maison – « J’aurais voulu que l’asphalte se fissure, que pousse le rosier sauvage et qu’il me lie les jambes, que le noyer abaisse ses branches et m’enlace » –, l’écrivaine fait cohabiter les voix créatrices, toutes agentes, dans ce que l’on peut considérer comme un foyer de création queer. Notre démarche de traduction littéraire, nouvelle dans Balkanologie, s’inscrit dans une volonté de créer des ponts et de tisser des liens entre des voix éloignées, ainsi que de s’engager en féministes dans une contre-tradition littéraire. C’est aussi l’objectif plus général de ce numéro thématique, où les chercheur·euse·s font réseau autour de certains thèmes et corpus, travaillant ainsi à une recherche à plusieurs voix – telles Milica Trakilović qui poursuit les propositions de Tijana Matijević ou encore Ewa Anna Kumelowski qui s’inscrit dans le sillage de Jasmina Tumbas. Ces pratiques dialogiques, décrites par la plateforme Women* Write the Balkans et Bojan Bilić, dont les entretiens avec Sarah Sajn sont à trouver dans la rubrique « Forum », encouragent les expérimentations à la frontière entre création et critique, entre les mondes universitaire et artistique.

  • 59 Turbiau, Leïchlé, Islert, Renné Hertiman, Gauthier (dir.), Constellations créatrices, op. cit.
  • 60 Petrović, Women’s Authorship in Interwar Yugoslavia, op. cit.

23La notion de « constellations créatrices », proposée par Aurore Turbiau, Mathilde Leïchlé, Camille Islert, Marys Renné Hertiman et Vicky Gauthier, nous semble particulièrement éclairante pour penser ces pratiques de mise en réseaux : face à une tendance générale, dans l’histoire artistique et littéraire dominante, à considérer les artistes femmes et queer comme des « astres solitaires dans le ciel de la culture59 », les chercheur·euse·s entendent « explorer ou faire surgir des constellations créatrices » : la création de ces constellations peut être le fait des artistes ou des chercheur·euse·s qui unissent – ou plutôt tissent ensemble – des voix pour faire sortir leurs objets d’étude de la marge et du « hors norme ». Jelena Petrović considère cette pratique du tissage comme paradigmatique de la littérature des femmes60. Elle utilise Arachné comme figure archétypale pour penser ses autrices dans un processus de métamorphose constante : du sujet, de l’œuvre et de l’auctorat, par le tissage (l’intertextualité, la traduction, la réécriture, le polylinguisme, etc.) à même de produire un savoir féministe spécifique. Il nous semble que ce numéro contribue à une telle constellation : il ne s’agit pas seulement de re-lire et de défaire les histoires littéraires et artistiques dans les Balkans occidentaux au prisme des contributions féminines, mais plutôt de mettre en lumière les réseaux, lignages et voix – en tant qu’artistes et chercheur·euse·s féministes.

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Notes

1 Voir notre entretien avec Jasmina Lukić dans le présent numéro.

2 Voir, par exemple : Denis Benoît, Littérature et engagement : de Pascal à Sartre, Paris, Points, 2000 ; Bouju Emmanuel (dir.), L’engagement littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.

3 Sartre Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948.

4 Voir, par exemple : Dubesset Mathilde, Rochefort Florence, Intellectuelles, Clio. Femmes, Genre, Histoire, no 13, 2001, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.709 ; Blum Françoise, Boigeol Anne, Brouard-Arends Isabelle, Racine Nicole, Rebitsch Michel (dir.), Intellectuelles : du genre en histoire des intellectuels, Bruxelles, Éditions Complexe, 2004.

5 Voir, par exemple : Lasserre Audrey, « Quand la littérature se mit en mouvement : écriture et mouvement de libération des femmes en France (1970-1981) », Les Temps Modernes, vol. 689, no 3, 2016, p. 119-141.

6 Voir, par exemple : Turbiau Aurore, Pensées et pratiques féministes de l’engagement littéraire (France, Québec, 1969-1985), thèse de doctorat en littérature comparée, sous la direction de Tomiche Anne, Sorbonne Université, soutenue en 2023 ; Turbiau Aurore, « Généalogies critiques du genre et de l’engagement », Revue critique de fixxion française contemporaine, no 27, 2023, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/fixxion.13329.

7 Sur ce sujet, voir : Cacouault-Bitaud Marlaine, Ravet Hyacinthe, « Les femmes, les arts et la culture. Frontières artistiques, frontières de genre », Travail, genre et sociétés, vol. 19, nᵒ 1, 2008, p. 19-22.

8 de Haan Francisca, Daskalova Krassimira, Loutfi Anna (dir.), A Biographical Dictionary of Women’s Movements and Feminisms: Central, Eastern, and South Eastern Europe, 19th and 20th Centuries, Budapest, Central European University Press, 2006.

9 Fábián Katalin, Johnson Janet Elise, Lazda Mara Irene, « Feminist and Women’s Movements Cooperating and Colliding », dans Katalin Fábián, Janet Elise Johnson, Mara Irene Lazda (dir.), The Routledge Handbook of Gender in Central-Eastern Europe and Eurasia, Abingdon et New-York, Routledge, 2022, p. 91-93.

10 Voir notamment Kašić Biljana, « Féminisme·s “Est-Ouest” dans une perspective postcoloniale », Sylvie Ramel (trad.), Nouvelles questions féministes, vol. 23, no 2, 2004, p. 72-86.

11 Cîrstocea Ioana, « “Between the past and the west” : le dilemme du féminisme en Europe de l’est postcommuniste », Sociétés contemporaines, vol. 71, no 3, 2008, p. 7-27 ; Id., « “Se faire une voix”. La production internationale du féminisme est-européen des années 1990-2000 », L’Homme & la Société, vol. 198, no 4, 2015, p. 73-94.

12 Slavova Kornelia, « Looking at Western Feminisms through the Double Lens of Eastern Europe and the Third World », dans Jasmina Lukić, Joanna Regulska, Darja Zaviršek (dir.), Women and citizenship in Central and Eastern Europe, Aldershot, Ashgate, 2006, p. 245-263.

13 Tumbas Jasmina, “I Am Jugoslovenka”: Feminist Performance Politics During and After Yugoslav Socialism, Manchester, Manchester University Press, 2022, ouvrage dont on trouvera une recension dans ce dossier thématique.

14 Lóránd Zsófia, The feminist challenge to the socialist state in Yugoslavia, Londres, Palgrave Macmillan, 2018.

15 Voir les contributions de Jasmina Lukić, de Petra Belc et d’Ewa Kumelowski.

16 Voir, par exemple, les travaux de Petrović Jelena, Women’s Authorship in Interwar Yugoslavia: The Politics of Love and Struggle, Londres, Palgrave Macmillan, 2019 ; ou l’utilisation par Jasmina Tumbas de l’artiste du début du xxe siècle Nasta Rojc dans le cadre de son travail sur les artistes (post-)yougoslaves : Tumbas, “I Am Jugoslovenka”, op. cit.

17 Saïd Edward, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, C. Malamoud (trad.), Paris, Seuil, 1980 [1978]. C’est en 1989 que le terme « postcolonial » est utilisé dans : Ashcrcoft Bill, Griffiths Gareth, Tiffin Helen, L’Empire vous répond : théorie et pratique des littératures post-coloniales, J.-Y. Serra et M. Mathieu-Job (trad.), Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2012 [1989].

18 Voir l’ouvrage de référence de Maria Todorova, qui a depuis suscité de nombreux travaux s’inscrivant dans son sillage théorique : Todorova Maria, Imaginaire des Balkans, R. Bouyssou (trad.), Paris, Éditions de l’EHESS, 2011 [1997].

19 Hirsch Marianne, The Generation of Postmemory: Writing and Visual Culture After the Holocaust, New York, Columbia University Press, 2012.

20 Ibid., p. 5 : « [t]hese events happened in the past, but their effects continue into the present. »

21 James Petra, Royer Clara (dir.), Sans faucille ni marteau. Ruptures et retours dans les littératures européennes post-communistes, Bruxelles, Peter Lang, 2013.

22 Wachtel Andrew Baruch, Remaining Relevant After Communism: The Role of the Writer in Eastern Europe, Chicago, University of Chicago Press, 2006.

23 James, Royer, Sans faucille ni marteau, op. cit., p. 17.

24 Voir : Beronja Vlad, Vervaet Stijn, Post-Yugoslav Constellations: Archive, Memory, and Trauma in Contemporary Bosnian, Croatian, and Serbian Literature and Culture, Berlin, De Gruyter, 2016, p. 1-19.

25 Matijević Tijana, From Post-Yugoslavia to the Female Continent: A Reading of Post-Yugoslav Literature, Bielefeld, Transcript Verlag, p. 102, ouvrage dont on trouvera une recension dans ce dossier thématique.

26 Matijević Tijana, « National, Post-national, Transnational: Is Post-Yugoslav Literature an Arguable or Promising Field of Study? », dans Nina Frieß, Lenz Gunar, Erik Martin (dir.), Grenzräume - Grenzbewegungen: Ergebnisse der Arbeitstreffen des Jungen Forums Slavistische Literaturwissenschaft [Espaces frontaliers, mouvements frontaliers : Résultat des réunions de travail du Jeune forum d’études littéraires slaves], vol. 1, Potsdam (Allemagne), Universitätsverlag Potsdam, 2016, p. 105.

27 Notamment, Lukić Jasmina, « Gender and Migration in Post-Yugoslav Literature as Transnational Literature », dans Angela Richter, Tijana Matijević, Eva Kowollik (dir.), Schwimmen gegen den Strom? Diskurse weiblicher Autorschaft im postjugoslawischen Kontext [Nager à contre-courant ? Les discours sur l’auctorat féminin en contexte post-yougoslave], Halle, Martin-Luther-Universität Halle-Wittenberg, 2018, p. 319-342 ; Matijević, From Post-Yugoslavia to the Female Continent, op. cit. ; Tumbas, “I Am Jugoslovenka”, op. cit.

28 Sur la question de la « Yougonostalgie », voir : Volčič Zala, « Yugo-Nostalgia: Cultural Memory and Media in the Former Yugoslavia », Critical Studies in Media Communication, vol. 24, no 1, 2007, p. 21‑38 ; Velikonja Mitja, Titostalgija, Beograd, Biblioteka XX vek, 2008 ; Luthar Breda, Pušnik Maruša (dir.), Remembering Utopia: The Culture of Everyday Life in Socialist Yugoslavia, Washington D.C., New Academia Publishing, 2010 ; Bošković Aleksandar, « Yugonostalgia and Yugoslav Cultural Memory: Lexicon of Yu Mythology », Slavic Review, vol. 72, no 1, 2013, p. 54‑78.

29 Matijević, From Post-Yugoslavia to the Female Continent, op. cit., p. 35.

30 Mijatović Aleksandar, Temporalities of Post-Yugoslav Literature: The Politics of Time, Lanham, Lexington Books, 2020, p. 3.

31 Bjelić Dušan, « Toward a Genealogy of the Balkan Discourses on Race », dans Dušan Bjelić (dir.), Balkan Transnationalism at the Time of Neoliberal Catastrophe, London et New York, Routledge, 2019, p. 156‑179.

32 Milutinović Zoran, « A Note on the Meaning of the ‘Post’ in Post-Yugoslav Literature », The Slavonic and East European Review, vol. 99, no 4, 2021.

33 Voir, par exemple : Asllani Persida (dir.), Konferencea Shkencore “Musine Kokalari: vetëdija e shkrimit dhe e qëndresës” [Conférence scientifique « Musine Kokalari, la conscience de l’écriture et de la resistance »], Tirana, Biblioteka Kombëtare e Shqipërisë dhe Biblioteka Kombëtare e Kosovës “Pjetër Bogdani”, 2018 ; Hoxha Mentor, Figura e femrës në letërsinë shqipe (Stërmilli, Kokalari, Migjeni, Koliqi) [La figure de la femme dans la littérature albanaise (Stërmilli, Kokalari, Migjeni, Koliqi)], Tirana, Botimet MetB, 2015.

34 Voir, par exemple : Shatro Bavjola, « Politics, Memory, and Grief in Contemporary Albanian Autobiographic Writing: Live to Tell; A True Story of Religious Persecution in Communist Albania by Fr Zef Pllumi », dans Bram Lambrecht, Miriam Wendling (dir.), Grief, Identity, and the Arts: A Multidisciplinary Perspective on Expression of Grief, Leiden, Brill, 2023, p. 152-168.

35 Sur la notion de dissidence en Albanie communiste, voir : Kerbizi Marisa; « Communist Ideology and Its Impact on Albanian Literature », dans Ideological Messaging and the Role of Political Literature, s. l., IGI Global, 2017, p. 200-221.

36 Voir notamment : Miškovska Kajevska Anna, Feminist Activism at War: Belgrade and Zagreb Feminists in the 1990s, Londres, Routledge, 2017.

37 Voir : Lukić, « Gender and Migration in Post-Yugoslav Literature », art. cité, p. 319-342.

38 En 1992-1993, une offensive médiatique avait fait d’elle l’une des cinq « sorcières » de Croatie. À ses côtés : Slavenka Drakulić, Rada Iveković, Jelena Lovrić et Vesna Kesić. Voir à ce propos : Lukić Jasmina, « Poetics, Politics and Gender », dans Jasmina Lukić, Joanna Regulska, Darja Zaviršek (dir.), Women and Citizenship in Central and Eastern Europe, Aldershot, Ashgate, 2006, p. 319.

39 Haraway Donna J., Simians, Cyborgs, and Women: The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991 ; Hester Helen, Xenofeminism, Cambridge, Polity Press, 2018 ; Cuboniks Laboria, The Xenofeminist Manifesto, Londres, Verso, 2018.

40 Notion dont il puise la justification dans la théorie xénoféministe et qu’il dérive de celle de mésopolitique. Voir : Cuboniks, The Xenofeminist Manifesto, op. cit.

41 Todorova, Imaginaire des Balkans, op. cit.

42 Irigaray Luce, Speculum of the Other Woman, G. C. Gill (trad.), Ithaca (NY), Cornell University Press, 1993 [1974].

43 Daković Nevena, Balkan kao (filmski) žanr: slika, tekst, nacija [Les Balkans comme genre (filmique) : image, texte, nation], Beograd, FDU, Institut za pozorište, film, radio, televiziju, 2008. C’est dans les études qui tendent à définir un cinéma balkanique que s’ancre celui-ci. Voir notamment les travaux de Dina Iordanova, comme : Iordanova Dina, Cinema of Flames, Balkan Film, Culture and the Media, Londres, British Film Institute, 2001.

44 Dević Ana, « Fringe Antinationalisms: Hegemony and Counter-Hegemony in Cinema », dans Paul Stubbs, Christophe Solioz (dir.), Towards Open Regionalism in South East Europe, 2012, p. 191-210.

45 Notamment en France : Brey Iris, Le regard féminin, une révolution à l’écran, Paris, L’Olivier, 2020.

46 Voir : Babić Dragan, « Krvavi Diznilend » [Sanglant Disneyland], Polja LIX, no 468, 2014, p. 202-205.

47 Beronja, Vervaet, Post-Yugoslav Constellations, op. cit., p. 7.

48 Voir : Iveković Rada, Dame nation : nation et différence des sexes, Ravenna, Longo, 2003 ; Iveković Rada, Le Sexe de la nation, Paris, Léo Scheer, 2003 ; Žarkov Dubravka, The Body of War: Media, Ethnicity, and Gender in the Break-Up of Yugoslavia, Durham, Duke University Press, 2007 ; Lukić Jasmina, Regulska Joanna, Zaviršek Darja (dir.), Women and Citizenship in Central and Eastern Europe, Aldershot, Ashgate, 2006.

49 La « contre-narration » est définie chez Perrot-Corpet Danielle, Tomiche Anne (dir.), Storytelling et contre-narration en littérature au prisme du genre et du fait colonial, XXe-XXIe s., Bruxelles, Peter Lang, 2018, p. 10, comme des pratiques de « contestation par détournement, contournement, remise en jeu parodique, des récits dominants ».

50 Voir : Dojčinović Biljana, « Ginokritika: istraživanja ženske književne tradicije » [Gynocritique : explorer les traditions littéraires féminines], Ženske studije, no 5-6, 1996, p. 63-85.

51 Tomić Svetlana, The Hidden History of New Women in Serbian Culture. Towards a New History of Literature, Lanham, Lexington Books, 2022.

52 Voir notamment : Belc Krnjaić Petra, « Some Remarks on the Position of Women in the History of Yugoslav Experimental Cinema: The Case of Tatjana Ivančić », dans Silvana Carotenuto, Francesca Maria Gabrielli, Kirin Renata Jambrešić (dir.), Disrupting Historicity, Reclaiming the Future, Naples, Unior Press, 2019, p. 249-270.

53 Cixous Hélène, « Le Rire de la Méduse et autres ironies », L’Arc, no 61, 1975.

54 Voir : Delap Lucy, The feminist avant-garde: Transatlantic Encounters of the Early Twentieth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2007 ; Lóránd, The feminist challenge, op. cit., p. 15.

55 Voir la recension de l’ouvrage de Svetlana Tomić dans ce volume.

56 Turbiau Aurore, Leïchlé Mathilde, Islert Camille, Renné Hertiman Marys, Gauthier Vicky (dir.), Constellations créatrices, Dépasser les redécouvertes de créateur-rices effacé-es, Glad !, no 12, 2022, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/glad.3723.

57 Halla pense la méthode de l’autrice, qu’elle considère aussi comme chercheuse, dans le sillage des travaux de Stanley Cavell sur le rôle du qui produit reconnaissance de la·le regardé·e et responsabilité de la·le regardant·e : Cavell Stanley, Must We Mean What We Say, Cambridge (UK), Cambridge University Press, 2015.

58 Mićić Dimovska Milica, Poslednji zanosi MSS [Les dernières illusions de MSS], Beograd, Nolit, 1997.

59 Turbiau, Leïchlé, Islert, Renné Hertiman, Gauthier (dir.), Constellations créatrices, op. cit.

60 Petrović, Women’s Authorship in Interwar Yugoslavia, op. cit.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Naïma Berkane et Lola Sinoimeri, « Créer et interpréter en féministes : femmes et engagement dans les arts et les littératures des Balkans (xxe et xxie siècles). Introduction »Balkanologie [En ligne], Vol. 18 n° 2 | 2023, mis en ligne le 30 décembre 2023, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/5657 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11qfi

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Auteurs

Naïma Berkane

Eur’ORBEM (UMR 8224, Faculté des Lettres de Sorbonne Université, CNRS)
naimaberkane[at]outlook.fr

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Lola Sinoimeri

Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis / Sorbonne Université / Centre français de recherche en sciences sociales (CEFRES)

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