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Notes de la rédaction

Entretien traduit de l’anglais par Sarah Sajn.

Texte intégral

Dans ce numéro consacré aux engagements féministes dans les arts et la culture, il paraissait intéressant de donner la parole à des initiatives féminines et/ou féministes souvent nées dans ou aux frontières de l’université. Le site Women* Write the Balkans place les personnes s’identifiant comme femmes et les personnes trans et non binaires sur le devant de la toile pour écrire les Balkans – différemment on entend. À la frontière entre les mondes académique et littéraire – certain·e·s auteur·ice·s étant docteur·e·s en littérature –, cette jeune plateforme anglophone « présente des écrits qui mêlent expérience et expertise, érudition et narration » et invite « [ses] auteur·ice·s à repousser les limites de l’écriture1 » sur la région. Lea Horvat est historienne, originaire de la ville croate de Krapina à la frontière slovène, elle vit et travaille maintenant à Berlin. Ana Sekulić, également originaire de Croatie, est écrivaine et historienne, elle enseigne aux États-Unis. Les deux fondatrices du site ont décidé de répondre ensemble, en tant qu’éditrices du site, à mes questions.

Sarah Sajn : Lea Horvat, Ana Sekulić, vous avez créé le site Women* Write the Balkans. Pourriez-vous revenir sur la genèse de cette plateforme ?

Women* Write the Balkans (WWB) : Nous sommes deux historiennes et autrices qui vivons sur deux continents différents et travaillons sur des périodes historiques différentes. Ana étudie l’histoire environnementale et religieuse des espaces ottomans et post-ottomans, tandis que Lea travaille sur l’histoire culturelle du bâti socialiste en Yougoslavie et mène actuellement des recherches sur l’histoire du café, du travail et du genre dans l’empire des Habsbourg. Ce qui nous relie cependant, c’est l’amour d’une bonne histoire et le désir d’améliorer les récits sur les Balkans dans les publications universitaires et les médias. Nous nous sommes rencontrées sur Twitter et avons décidé de lancer Women* Write the Balkans afin d’expérimenter la création de notre propre espace narratif plutôt que de nous focaliser sur la critique de l’espace existant. Nous avons commencé à planifier le projet durant l’été 2022 ; nous avons passé des mois à concevoir le site web, à articuler sa vision et à communiquer avec les personnes dont nous voulions présenter le travail. Nous avons eu la chance et l’honneur qu’un certain nombre d’excellentes écrivaines acceptent de travailler avec nous avant même le lancement du site web en janvier 2023.

Sarah Sajn : Vous avez choisi les Balkans comme espace littéraire commun pour ce projet (et non, par exemple, l’espace post-yougoslave, l’Europe du Sud-Est, etc.). Pourquoi ce choix ? Que pensez-vous de la représentation des Balkans et qu’aimeriez-vous y changer dans ce nouvel espace narratif ?

WWB : Excellente question ! En ce qui concerne le cadre géographique et conceptuel, les Balkans sont apparus spontanément, sans grande réflexion. Nous voulions impliquer les auteur·ice·s de la région de la manière la plus large possible. L’appellation « post-yougoslave » nous semble trop restreinte pour nos objectifs, tandis que l’Europe du Sud-Est semble être un choix géopolitique et académique destiné à éviter le mot « Balkans ». Les Balkans sont un lieu historiquement conditionné, presque mythique. C’est un lieu inventé, mais aussi adopté par de nombreuses personnes, contesté et constamment réimaginé, et nous pensons que cela constitue son principal potentiel ; les expériences qui l’entourent font écho à notre désir d’expérimenter avec les histoires, les récits et l’écriture en général. Nous pensons que tout cela contraste fortement avec la façon dont les Balkans sont généralement décrits : comme un lieu ossifié, défini par son histoire et noyé dans celle-ci. Nous recherchons donc des auteur·ice·s qui s’intéressent à différents genres de non-fiction, qui sont d’une manière ou d’une autre influencé·e·s ou inspiré·e·s par ce lieu et qui sont prêt·e·s à explorer à la fois leur propre écriture et l’espace lui-même.

Sarah Sajn : Vous avez choisi d’offrir cet espace aux personnes s’identifiant comme femmes, aux personnes transgenres et non binaires. S’agit-il d’une approche féminine ou féministe ? Vous considérez-vous comme les héritières d’une histoire (littéraire) balkanique féministe ? Quel rôle donneriez-vous aux critiques féministes et quel est, selon vous, l’état des critiques féministes dans les Balkans ? Pensez-vous que cette littérature devrait être davantage traduite ?

WWB : Notre approche est féministe dans la mesure où la majorité des récits existants sont produits par des hommes – que ce soit dans les textes académiques, les analyses politiques ou d’autres sphères littéraires – et où nous voulons créer des espaces d’expression et d’expérimentation littéraire (ou écrite) pour des auteur·ice·s qui ne sont généralement pas sous les feux des projecteurs. En ce sens, nous nous inspirons de la plateforme en ligne Environmental History Now, qui combine des interventions féministes et des thèmes qui ne sont pas immédiatement ou principalement féministes.

Nous sommes redevables aux générations de femmes qui nous ont précédées. Beaucoup de penseuses, de travailleuses, de praticiennes et de rêveuses ont façonné notre compréhension de l’histoire et du présent. Nous espérons que les références aux travaux de penseuses moins connues en anglais aideront à tisser de nouveaux liens, y compris entre des périodes historiques différentes, et contribueront à relire les penseuses féministes du passé et à dialoguer avec des idées qui apportent de nouvelles nuances et de nouvelles synergies.

Nous nous intéressons également à l’ensemble des travaux et des pensées qui vont au-delà de la compréhension conventionnelle de la théorie. Comme le souligne Sara Ahmed, le terme même de « théorie féministe » est parfois utilisé pour désigner « un type de féminisme différent des autres types de féminismes, qui sont supposés, par exemple, être plus empiriques, ce qui semble être confondu avec le fait d’être moins théoriques ou moins philosophiques 2 ». Nous cherchons à élargir la compréhension des termes à connotation de classe, comme ceux de « théorie » et « pensée ». Prenons l’exemple de Selma, une infirmière devenue guérisseuse traditionnelle, dans l’article de Christina Novakov-Ritchey intitulé « Following the Fear » [Suivre la peur]3. La conversation que Christina engage avec Selma donne un sens aux questions de santé mentale et aux angoisses postsocialistes. Nous sommes toutes deux issues de milieux familiaux non universitaires. Cultiver l’appréciation de la sagesse et de l’ingéniosité au-delà de la compréhension classique de l’intellect est une partie essentielle de notre travail – le lent processus qui consiste à revenir sur ses pas et à chercher de la valeur là où l’on nous a appris qu’il n’y en n’avait pas.

Sarah Sajn : Pouvez-vous nous en dire plus sur les textes que vous avez publiés, sur la manière dont vous les avez sélectionnés, sur les personnes qui ont proposé d’écrire, sur l’endroit d’où elles parlent et sur l’intention qu’elles poursuivent ? La langue principale de votre projet est l’anglais. La traduction fait-elle partie de votre projet, vers les langues des Balkans par exemple ?

WWB : Travailler avec les auteur·ice·s et voir leurs textes prendre forme est la meilleure partie de notre participation à ce projet. En tant qu’éditrices, nous nous engageons à respecter le travail de nos auteur·ice·s, ce qui signifie que nous passons souvent en revue plusieurs versions et que nous offrons autant de commentaires et d’assistance éditoriale que possible. Nous sommes particulièrement intéressées par le fait de travailler avec des auteur·ice·s débutant·e·s ou des écrivain·e·s qui ne se sont pas encore lancé·e·s dans l’écriture non académique mais qui aimeraient explorer leurs histoires et leur voix avec une équipe éditoriale qui les soutienne.

Jusqu’à présent, la plupart de nos auteur·ice·s provient de milieux universitaires, mais notre objectif est de publier des textes qui s’appuient sur un certain type de recherche, qui prend des formes plus expérimentales. En ce sens, nous travaillons avec des auteur·ice·s qui sont prêt·e·s à abandonner les conventions et les restrictions des textes académiques et à explorer les multiples dimensions de la connaissance et de l’expertise ainsi que leur relation à l’expression créative.

Tous nos textes sont en anglais ; nous voulons les rendre accessibles au public le plus large possible, car les travaux que nous publions sont à la fois ancrés dans les Balkans et universels. En parallèle, la publication en anglais peut favoriser la communication au sein des Balkans. Jusqu’à présent, certains des textes que nous avons publiés ont été traduits et republiés sur d’autres plateformes. Par exemple, l’essai d’Ena Selimović intitulé « Counting Change » a été publié en turc sur la plateforme 5Harflirer4. L’article d’Ena porte sur l’apprentissage et l’oubli du turc en tant que réfugiée. La traduction a rétabli une partie importante de cette histoire. Au fur et à mesure que nous avançons, nous aimerions exploiter une plateforme en plusieurs langues, comme le fait, par exemple, Kosovo 2.05. Pour l’instant, c’est une question de financement mais nous sommes confiantes en l’avenir et nous y travaillons.

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Notes

1 Site internet Women* Write the Balkans : https://www.womenwritethebalkans.com/ (consulté en décembre 2023).

2 Ahmed Sara, Living a Feminist Life, Durham/Londres, Duke University Press, 2017, p. 8.

3 Disponible à l’adresse : https://www.womenwritethebalkans.com/essays/following-the-fear (consulté en décembre 2023).

4 « Değişimi Saymak », 5Harfliler, 24 janvier 2023, disponible à l’adresse : https://www.5harfliler.com/degisimi-saymak/ (consulté en décembre 2023).

5 Voir le site du média Kosovo 2.0 : https://kosovotwopointzero.com/en/ (consulté en décembre 2023).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sarah Sajn, « À la recherche de nouvelles écritures : rencontre avec les fondatrices du site Women* Write the Balkans »Balkanologie [En ligne], Vol. 18 n° 2 | 2023, mis en ligne le 30 décembre 2023, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/5583 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11qff

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Auteur

Sarah Sajn

Docteure en sciences politiques, chercheure associée au laboratoire MESOPOLHIS (Sciences Po Aix/AMU/CNRS)

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