Bojan Bilić : entretien avec une voix du féminisme post-yougoslave
Notes de la rédaction
Entretien traduit de l’anglais par Sarah Sajn.
Texte intégral
- 1 Nous faisons ici spécifiquement référence aux ouvrages collectifs suivants : Bilić Bojan, Nord Iwo, (...)
- 2 « D’Est en Est : Cultures, Queer et Socialismes », 13 septembre 2019, galerie Sissi, Marseille.
- 3 Bilić, Nord, Milanović (dir.), Transgender in the Post-Yugoslav Space, op. cit.
Sarah Sajn : Votre travail porte sur les mobilisations féministes et particulièrement sur les mouvements anti-guerre et LGBT1. Vous étiez venu nous présenter les ouvrages collectifs que vous avez (co-)dirigés ces dernières années lors d’une soirée en marge des Rencontres de l’AFEBalk en 20192. Depuis, vous avez poursuivi vos recherches et votre dernier ouvrage est paru en 20223. Pouvez-vous revenir sur ce parcours collectif ?
Bojan Bilić : J’étais ému d’être à Marseille et d’avoir l’occasion de parler de notre série d’ouvrages sur l’histoire et la politique de l’engagement civique féministe dans l’espace yougoslave, de présenter notre raisonnement, nos approches et nos motivations. Je fais régulièrement ce genre de présentation pour que les gens puissent avoir une idée de nos questionnements et du contexte dans lequel ces livres se positionnent.
Je dis « nous » parce qu’au cours des douze dernières années, plus de 70 auteur·ice·s se sont réuni·e·s pour former une sorte de communauté fluide, une communauté épistémique-affective, qui documente et analyse les luttes des militants et militantes dans l’espace yougoslave et post-yougoslave, s’efforçant d’ouvrir de nouvelles perspectives, libérées, au moins un peu, du regard colonialiste ou néo-colonialiste.
J’interprète cette convergence comme une force affective qui va dans la direction opposée à la division yougoslave, centripète plutôt que centrifuge donc, et qui est l’expression effective de notre nécessité de parler. Cette force collective représente aussi une ressource pour répondre à l’expérience traumatique que nous partageons. La recherche sociologique a déjà beaucoup exploré ces évènements troublants, mais la Yougoslavie attend encore une réponse sociologique et anthropologique à la mesure de la profondeur de sa chute politique et morale.
Sarah Sajn : Votre collectif a en effet pris une orientation explicitement yougoslave dans les différents volumes publiés. Pourquoi est-ce si important pour vous ? Quelle place a réellement la Yougoslavie et sa chute dans votre collectif ?
Bojan Bilić : Bien que le statut d’État ne soit pas toujours incontesté, il y a maintenant sept États issus de la Yougoslavie, alors vous pouvez imaginer le niveau de fragmentation, pas seulement géographique, pas seulement politique, mais je dirais aussi psychique, lié à cette dissolution qui a eu lieu dans les années 1990…
Comme tout traumatisme, la dissolution tellement violente de la Yougoslavie est un évènement récurrent en nous et pour nous qui l’avons vécue. Cette dissolution est récente, elle est donc pertinente, c’est un sujet de conversation très fréquent, elle a besoin d’être discutée, absorbée, et peut-être aussi finalement intégrée. Il s’agit d’une expérience ou d’un ensemble d’expériences qui nous hantent parce qu’on ne peut expliquer aucun développement actuel de la politique régionale sans y faire référence. Les auteur·ice·s réuni·e·s dans ces volumes essaient donc d’agir sur ce sujet. Cependant, la vitesse avec laquelle notre groupe a grandi au fil des ans – horizontalement, en nombre de personnes et en termes d’espace géographique couvert, mais aussi verticalement, dans notre attachement au projet et le soutien que nous essayons de nous offrir les un·e·s aux autres tout au long du chemin –, cette vitesse de croissance, dans ces deux dimensions, a de loin dépassé mes attentes initiales.
Dans notre espace semi-périphérique, qui est toujours un espace politiquement séismique, on est très tôt exposé à la fragilité des institutions, on peut être témoin à la fois du travail nécessaire pour établir l’ordre social et de la rapidité avec laquelle cet ordre peut être dissout… ainsi, on a souvent la possibilité de rencontrer dans sa propre vie des changements sociaux qui sont intellectuellement et émotionnellement accablants. À cet égard, pour nous qui avons écrit et publié des livres avec une orientation yougoslave et antinationaliste, la chute de la Yougoslavie ne peut pas être réduite à la simple disparition d’un État, à une sorte de fait administratif et bureaucratique qui vous obligerait, par exemple, à changer de passeport – ce que nous, Yougoslaves, avons fait plusieurs fois. Sur un plan beaucoup plus profond, la disparition de l’État yougoslave constitue un tournant idéologique qui a ébranlé les fondements du régime, du monde socialiste dans lequel nous vivions… Cet événement a ouvert les portes à la marginalisation dans l’histoire des accomplissements socialistes pour exalter l’ascendance du capitalisme néolibéral, qui a pourtant sérieusement appauvri la région… C’est pourquoi, dans ces livres, nous considérons la désintégration de la Yougoslavie bien plus comme une contre-révolution capitaliste que comme une expression de haine ethnique, qui a été en pratique le moyen par lequel cette contre-révolution a pris forme. De tels séismes sociaux semblent présents partout dans le monde aujourd’hui, alors que les idéologies de droite balayent la planète… Pensez, par exemple, à la « crise » des migrations et au racisme qu’elle a rendu visible dans toute l’Europe, et particulièrement en Europe de l’Est… C’est comme si la Yougoslavie était partout… C’est exactement cela qui nous a convaincus, davantage encore, que les développements survenant dans des espaces semi-périphériques peuvent avoir des implications plus larges, dans le sens où ils nous instruisent sur les pratiques politiques en tant que telles, et pas seulement sur leurs versions « balkaniques ».
Sarah Sajn : Avec le recul, que vous ont apporté ces ouvrages collectifs et que vous ont-ils permis concrètement ? Vous semblez faire de la recherche comme les personnes que vous étudiez luttent. Que signifie pour vous faire des sciences sociales ?
Bojan Bilić : Tous ces ouvrages, celui sur l’activisme anti-guerre ainsi que les quatre sur l’activisme LGBT, reposent sur le principe que c’est un privilège de survivre et que le privilège de la survie dans des circonstances violentes offre une position épistémique spécifique. La guerre ne nous a sûrement pas été présentée comme une question théorique que l’on peut explorer tranquillement. Mais, comme la guerre le fait toujours (c’est le cas aujourd’hui en Ukraine ou à Gaza par exemple), elle s’est infiltrée dans nos réalités – nos foyers, nos familles, nos amours – avec une force qui recalibre les normes morales et qui, jusqu’à ce jour, réduit au silence les voix de la raison, de la compassion et de la coexistence. Je crois que c’est exactement le besoin de vivre, de penser, de parler, de faire l’amour, et bien sûr le besoin d’aimer et d’aimer « non-hétérosexuellement » également, à la suite et en dépit de la violence atroce, qui a poussé nombre d’entre nous à devenir sociologues, anthropologues, psychologues… Nous sommes entrés dans la sociologie et les disciplines qui lui sont proches pas nécessairement parce que nous étions à la recherche d’un métier pour toute la vie, mais parce que nous n’aurions pas pu faire autrement. En un sens, nous avons compté sur ce que Bourdieu appelle l’aspect thérapeutique de la sociologie ; nous la considérons comme un art martial, qui nous sert à nous défendre et non à attaquer. Si vous lisez ces textes, vous verrez à quel point beaucoup d’entre eux sont personnels, auto-ethnographiques. Vous verrez aussi de quelle façon nous luttons avec les outils de la sociologie mais également contre la sociologie en tant que profession réservée à certaines institutions et caractérisée par des approches soi-disant objectives et débarrassées des émotions. Ces livres montrent donc à quel point nous désirons tout autant l’intimité et le plaisir que des interventions sociologiques et des initiatives politiques qui problématisent les réifications identitaires et les célébrations d’identités ethniques qui, comme nous l’avons vu, peuvent avoir des conséquences très violentes. Dans ces cinq volumes, nous nous sommes appuyés sur certains concepts comme sur des piliers, des « échafaudages de survie » qui confèrent à notre engagement féministe académique-personnel des dimensions thérapeutiques.
Sarah Sajn : Dans votre travail collectif, vous braquez les projecteurs sur les initiatives militantes, en particulier sur les différents courants et dimensions du mouvement LGBT. Est-ce que cela répondait à un manque dans la littérature existante ?
- 4 Haraway Donna J., Manifeste cyborg et autres essais, anthologie établie par Laurence Allard, Delphi (...)
Bojan Bilić : Nous voulions en effet résister à la tendance de long terme des sciences sociales de l’Europe de l’Est ou des sciences sociales sur l’Europe de l’Est à s’intéresser davantage aux couches élitaires de politiques souvent masculinistes, autoritaires et patriarcales. Ce que nous voulons faire avec ces livres, c’est aussi sauver de nombreux cas de militantisme yougoslave et post-yougoslave de la négligence académique en allant au-delà de la surprise constante face à l’homophobie généralisée et souvent institutionnalisée sur laquelle il existe déjà un grand nombre de recherches. Nous voulons placer les réponses complexes des militants LGBT à l’homophobie sous la loupe de nos différentes approches analytiques et embrasser les mots de Donna Haraway selon laquelle « les points de vue des personnes assujetties ne sont pas des positions innocentes4 ». Nous nous sommes donc engagé·e·s de manière critique avec l’activisme, en tant qu’ensemble de luttes collectives, mais hétérogènes, divergentes et conflictuelles, pour voir de quelle façon il forge une place « pour soi » dans le contexte du patriarcat et de l’ethno-nationalisme, d’une part, et des discours sur les droits de l’homme, l’européanisation, la modernisation et la démocratisation, d’autre part. Ainsi, bien que nous ayons critiqué la fragmentation et la professionnalisation rapides des militant·e·s, les hiérarchies liées aux classes et les divisions au sein des initiatives, ces livres ne fournissent pas seulement des idées qui pourraient éventuellement amener les entreprises militantes dans de nouvelles directions, mais je voudrais aussi croire qu’ils démontrent la capacité de la recherche et de la coopération académique à incarner la politique de solidarité, de soin (care), de tendresse si vous voulez, dont nous avons besoin dans notre lutte pour l’émancipation que nous souhaitons pour nous-mêmes et, bien sûr, pour ceux et celles qui viennent après nous.
Sarah Sajn : Au-delà de vos liens personnels et professionnels à la question des sexualités dans l’espace public et politique, vos quatre volumes sur la politique du mouvement LGBT ont aussi largement été « en phase » avec votre temps. Que dites-vous des débats et des processus politiques qui ont traversé les sociétés post-yougoslaves ces dernières décennies à travers ces ouvrages ?
Bojan Bilić : Au cours des dix dernières années, ces volumes ont accompagné et « saisi » empiriquement des processus émotionnellement saturés par lesquels « l’autre », en termes d’identité ethnique, a été lentement substitué ou au moins « complété » par « l’autre » en termes d’identité sexuelle vivant à l’intérieur des nouveaux États-nations. Ce que je veux dire, c’est que… une fois que la différence ethnique a perdu un peu de sa force affective et cessé d’être le problème central parce que les projets nationalistes ont réussi à créer des États-nations, sauf peut-être dans le cas de la Bosnie-Herzégovine et de la Macédoine du Nord, « l’Autre sexuel » est immédiatement apparu comme un problème important. Le fait que la marche des fiertés ait été organisée en Bosnie-Herzégovine, à Sarajevo, pour la première fois seulement en 2019, alors qu’en Croatie, par exemple, il y a des marches depuis plus de vingt ans déjà, est peut-être lié au fait que la Bosnie-Herzégovine est un État multiethnique et tellement ethnocratique que la différence sexuelle ne peut pas devenir pertinente sur le plan politique.
- 5 Bilić (dir.), LGBT Activism and Europeanisation in the (Post-)Yugoslav Space, op. cit.
D’autre part, la dissolution de la Yougoslavie coïncide dans une large mesure avec l’intensification de la politique non hétérosexuelle sur la scène mondiale ainsi qu’avec l’élargissement de l’Union européenne et son insistance sur la promotion des droits sexuels. C’est pour cette raison que nous avons prêté attention aux ambivalences avec lesquelles les « étrangers » sexuels d’hier étaient non seulement autorisés à accéder « officiellement » à la nation, mais sont de plus en plus considérés comme un critère de démocratie et de progrès, aux dépens d’autres « minorités » qui restent encore « défavorables ». C’est le célèbre argument de l’homonationalisme qui est important pour la manière dont se déroule l’élargissement de l’Union européenne et auquel nous avons dédié le livre intitulé On the Rainbow Way to Europe [Sur la route arc-en-ciel vers l’Europe]5.
Sarah Sajn : Dans ces ouvrages, vous adoptez donc, en plus d’une position féministe, une position très critique vis à vis de l’Union européenne, une position que vous qualifiez même d’anticolonialiste. Pouvez-vous nous en dire plus ?
- 6 Bilić, Kajinić (dir), Intersectionality and LGBT Activist Politics, op. cit.
Bojan Bilić : Étant donné que notre espace, et en particulier la Bosnie-Herzégovine, est devenu au cours des trois dernières décennies une sorte de « laboratoire » – ce n’est pas le terme que nous utilisons, mais c’est un terme qui s’utilise beaucoup – d’expérimentation politique, économique et sociale, un grand nombre de personnes, d’experts provenant principalement du monde occidental, viennent y « enseigner » la démocratie et intervenir dans le système politique fragile en négligeant souvent les traditions des sociabilités locales… Nous voulons donc, avec ces livres, proposer nos positions épistémiques, car nous sommes guidés par l’idée que la décolonisation se base sur la coopération et doit être intimement liée à l’engagement local et à la production de savoirs locaux. C’est un sujet pertinent dans les pays où j’ai vécu, comme le Royaume-Uni ou les Pays-Bas, et bien sûr aussi en France. Les gens y ont quelques connaissances sur la colonisation, mais ils comprennent de plus en plus que la décolonisation est intimement liée à l’appréciation du local, à notre capacité à écouter le local. À cet égard, dans tous ces livres et particulièrement dans celui sur l’intersectionnalité6, nous nous sommes inspirés de l’héritage des luttes du peuple noir américain contre la subordination raciale et appuyés sur le travail intellectuel mené par des féministes noires, telles que Audre Lorde, Kimberle Crenshaw, bell hooks, pour élargir notre conscience intersectionnelle et politiser notre désir de faire émerger ceux et celles qui sont opprimé·e·s à plusieurs niveaux dans nos textes.
- 7 Bilić, Radoman (dir.), Sisterhood and Unity, op. cit.
Sarah Sajn : À cet égard, vous avez dédié un ouvrage entier à l’activisme lesbien7, souvent invisible et que l’on pourrait supposer assez marginal. Pourquoi ce choix ? Qu’est-ce que la question lesbienne nous apprend de l’espace post-yougoslave ?
Bojan Bilić : En ce qui concerne le livre Sororité et unité : avec ce titre nous jouons un peu sur le slogan de la Ligue des communistes de Yougoslavie, « Fraternité et unité »… Vous pouvez imaginer notre surprise quand nous avons appris qu’Ana Brnabić, une femme ouvertement lesbienne, a été nommée Premier ministre de Serbie. Ana Brnabić est devenue le premier chef de gouvernement ouvertement lesbien d’Europe de l’Est et le deuxième chef de gouvernement lesbien dans l’histoire mondiale, après la Première ministre islandaise, arrivée au pouvoir en 2009. Et cela s’est passé en Serbie en 2017, seulement seize ans après la marche des fiertés extrêmement lesbophobe et homophobe qui a eu lieu à Belgrade en 2001. Que la Serbie soit aux côtés de la Belgique, des Pays-Bas ou de l’Islande, qui ont tous eu des premiers ministres gays, était assez inattendu mais pas du tout inconcevable parce que c’est exactement ce que la semi-périphérie fait : elle crée souvent la surprise et se caractérise par des avancements aussi bien que par des régressions rapides. L’accession au pouvoir d’une politicienne lesbienne nous a convaincus, même si nous travaillions déjà sur cette question, que le moment était venu d’explorer les accomplissements, les tensions, les contradictions des activismes lesbiens yougoslaves et post-yougoslaves. La lesbianité mêlant le genre et la sexualité en tant que dimensions fondamentales du pouvoir, la condition lesbienne et l’activisme lesbien peuvent certainement nous apprendre quelque chose sur la manière dont on résiste au patriarcat et dont on problématise le mélange de misogynie et de lesbophobie dans notre région. Nous voulions commencer à mettre en valeur les décennies invisibles d’engagement contre les formes d’oppression créées par un tel mélange.
- 8 Bilić, Nord, Milanović (dir.), Transgender in the Post-Yugoslav Space, op. cit.
Sarah Sajn : Votre dernier volume, publié à la fin de l’année 2022, présente une série de contributions sur les vies, les activismes et les cultures transgenres dans l’espace post-yougoslave8. Il s’agit, là encore, d’une contribution très actuelle et politique puisque dans l’espace post-yougoslave, comme ailleurs, les questions liées à la question transgenre semblent avoir été source de divisions dans les cercles féministes et gauchistes. Quelle analyse proposez-vous dans cet ouvrage ?
Bojan Bilić : Comme pour les volumes précédents, nous voulions ici donner un aperçu de ce qui se passe dans la région en termes d’engagement transgenre. Nous écrivons donc sur les activismes, les soins de santé, les expériences de violence ainsi que sur les représentations créatives et culturelles. Nous étions particulièrement inquiètes et inquiets et souhaitions réagir face à la manière dont le discours transphobe, qui s’est développé au Royaume-Uni, s’est traduit dans notre région et dont il a été repris non seulement par les opposant·e·s « traditionnel·le·s » à la visibilité queer, mais aussi, comme vous le soulignez, par certain·e·s activistes féministes et gauchistes. Cela est lié au renforcement de la binarité de genre après la chute du socialisme, que l’on peut également observer, par exemple, lors de la marche des lesbiennes de 2015 à Belgrade, où les organisatrices ont insisté sur le fait que la marche était réservée aux femmes. À cet égard, ma contribution à ce volume porte sur un collectif d’activistes marxistes de Belgrade, Marx21, fondé en 2008. Ces dernières années, ce groupe d’activistes, qui compte environ 30 membres, s’est rendu célèbre pour la passion et l’intensité avec lesquelles certain·e·s de ses membres, ancien·ne·s et actuel·le·s, défendent la cause transphobe. Ils et elles semblent insister sur cette cause et utiliser systématiquement les réseaux sociaux pour s’attaquer à l’un des groupes sociaux les plus marginalisés. Dans ce travail, je me demande donc comment il est possible qu’un discours de discrimination des personnes transgenres se développe dans une communauté militante au sein de laquelle elles auraient pu espérer trouver un refuge, de la solidarité et du soutien.
Sarah Sajn : Vous écrivez et publiez principalement en anglais, mais vous traduisez également les volumes en serbo-croate et dans d’autres langues de la région, comme le slovène et l’albanais. Qu’est-ce que cela signifie pour vous d’écrire en anglais et quel type de politique de traduction avez-vous adopté en tant que collectif ?
Bojan Bilić : Dans tous nos livres, que j’appelle aussi des « livres-archives », nous avons essayé d’exposer les luttes militantes yougoslaves à des publics internationaux, de contribuer à la subversion de paradigmes profondément ancrés qui s’articulent constamment autour de l’appartenance ethnique, et d’enrichir les « centres » normatifs de la recherche via la multiplicité de nos perspectives incarnées. Notre anglais n’est pas seulement l’anglais des chercheurs professionnels, mais une langue qui peut en dire long sur les dispersions démographiques causées par de profonds bouleversements sociaux. Aussi, notre politique de traduction – et la conscience que nos textes doivent être accessibles dans nos propres langues – a contribué à élargir constamment le nombre de personnes incluses dans nos projets, a permis à nos idées de retourner dans les communautés dont elles sont issues et d’être reprises dans les débats locaux.
Sarah Sajn : Pour conclure, justement, quelle signification espérez-vous que ces livres puissent avoir pour les futures générations de chercheur·euse·s et de militant·e·s ?
Bojan Bilić : Nous avons grandi dans les années 1990, à une époque d’amnésies écrasantes, donc plus que tout, j’espère que nos livres rendront un peu plus difficile d’affirmer que les forces de division dans notre région n’ont pas été remises en question par des solidarités féministes anti-nationalistes. En documentant les initiatives militantes, nous témoignons du fait qu’elles ont réellement eu lieu et les transformons en un héritage transmissible. Nos livres sont la preuve que certaines choses ont été faites et que certaines personnes – nous y compris – ont existé. Peut-être que les luttes que nous essayons de rappeler ne sont pas importantes pour « beaucoup » de gens, mais pour ceux et celles à qui elles importent, elles le sont de manière particulièrement profonde. Nos volumes sont un exercice de politique pré-figurative : les courants de soin, d’engagement et d’amitié qui les traversent sont une tentative d’incarner la vie politique et la collectivité que nous désirons pour nous-mêmes et que nous aimerions transmettre à ceux et celles qui viennent après nous, afin qu’ils et elles puissent hériter d’un monde meilleur que celui qui nous a été donné.
Notes
1 Nous faisons ici spécifiquement référence aux ouvrages collectifs suivants : Bilić Bojan, Nord Iwo, Milanović Aleksa (dir.), Transgender in the Post-Yugoslav Space: Lives, Activisms, Culture, Policy Press, imprint of the Bristol University Press, 2022 ; Bilić Bojan, Radoman Marija (dir.), Sisterhood and Unity: Lesbian Activism in the (Post-)Yugoslav Space, Londres, Palgrave Macmillian, 2019 ; Bilić Bojan (dir.), LGBT Activism and Europeanisation in the (Post-)Yugoslav Space: On the Rainbow Way to Europe, Londres, Palgrave Macmillan, 2016 ; Bilić Bojan, Kajinić Sanja (dir), Intersectionality and LGBT Activist Politics: Multiple Others in Serbia and Croatia, Londres, Palgrave Macmillan, 2016 ; Bilić Bojan, Janković Vesna (dir.), Resisting the Evil: [Post-]Yugoslav Anti-War Contention, Baden Baden, Nomos, 2012.
2 « D’Est en Est : Cultures, Queer et Socialismes », 13 septembre 2019, galerie Sissi, Marseille.
3 Bilić, Nord, Milanović (dir.), Transgender in the Post-Yugoslav Space, op. cit.
4 Haraway Donna J., Manifeste cyborg et autres essais, anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils, 2007, p. 119.
5 Bilić (dir.), LGBT Activism and Europeanisation in the (Post-)Yugoslav Space, op. cit.
6 Bilić, Kajinić (dir), Intersectionality and LGBT Activist Politics, op. cit.
7 Bilić, Radoman (dir.), Sisterhood and Unity, op. cit.
8 Bilić, Nord, Milanović (dir.), Transgender in the Post-Yugoslav Space, op. cit.
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Référence électronique
Sarah Sajn, « Bojan Bilić : entretien avec une voix du féminisme post-yougoslave », Balkanologie [En ligne], Vol. 18 n° 2 | 2023, mis en ligne le 30 décembre 2023, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/5523 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11qfe
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