Jasmina Tumbas, “I Am Jugoslovenka”: Feminist Performance Politics During and After Yugoslav Socialism
Tumbas, Jasmina, “I Am Jugoslovenka”: Feminist Performance Politics During and After Yugoslav Socialism, Manchester, Manchester University Press, 2022, 323 p., ISBN : 978-1-5261-5647-1.
Texte intégral
- 1 Voir notamment son article rétrospectif : Nochlin Linda, « Starting from scratch: Linda Nochlin tra (...)
1« I am Jugoslovenka », la déclaration de l’artiste contemporaine Selma Selman sur sa page Instagram, qui apparaît dans les dernières lignes du présent ouvrage, devient de fait celle de l’autrice qui, à l’instar de cette nouvelle génération de chercheur·euse·s à laquelle elle appartient, entend réhabiliter l’héritage de la Yougoslavie socialiste. Par l’introduction de la notion de Jugoslovenka, la femme yougoslave, empruntée à la chanson de Lepa Brena des années 1980, le geste premier de cet ouvrage consiste à faire d’une approche émique son épistémologie. Jasmina Tumbas va d’ailleurs s’appuyer largement sur les déclarations de ses actrices, augmentées des entretiens qu’elle a effectués, non pas pour en faire une analyse de discours mais comme point de départ d’un travail qu’elle ancre dans leur agentivité et leur réflexivité. Tout en cherchant la spécificité de la position yougoslave dans les expériences féminines et les luttes féministes, c’est l’écriture d’une « histoire de l’art féministe révisionniste » qui est entreprise ici, à la manière des travaux de Linda Nochlin, qui s’attellent tout autant à contribuer à la discipline qu’à en faire la critique1. L’autrice le fait en étudiant la position des femmes artistes dans leur champ tout en établissant leur centralité par un geste historiographique subversif.
2Si la performance artistique est le point de départ de cet ouvrage – avec un premier chapitre consacré aux néo-avant-gardes des années 1970 et un dernier qui s’achève sur des artistes post-yougoslaves qui pensent leur pratique dans une continuité esthétique avec ce courant qui a façonné le médium –, elle n’en est pas l’unique objet. C’est par son entremêlement avec la chanson et la culture pop (Esma Redžepova, Lepa Brena et Marina Abramović : chapitre 2), le monde activiste queer et féministe (chapitres 3 et 4) et le théâtre (Gledališče Sester Scipion Nasice, sous-groupe du Neue Slowenische Kunst : chapitre 4) que le travail se déploie. Cette « politique de la performance féministe » donnée dans le titre est donc à prendre dans une acception large en tant qu’elle est à même d’embrasser un large spectre de stratégies de mobilisation des corps. Cela permet à l’autrice d’écrire une histoire visuelle des femmes en Yougoslavie en utilisant plusieurs sources extra-artistiques, comme des photos de reportage (de manifestations ou des guerres, par exemple) qui attestent de la présence des corps féminins, analysés pour la dimension émancipatrice que chaque mise en performance contiendrait de fait. Il s’agit d’un travail pluridisciplinaire ancré dans les études de genre qui utilise les méthodes de l’anthropologie, de la sociologie de la culture, ou de l’histoire de l’art, afin d’appréhender tout autant les traces visuelles des femmes que leurs œuvres dans la Yougoslavie socialiste et les nouveaux États issus de son effondrement.
- 2 Lóránd Zsófia, The Feminist Challenge to the Socialist State in Yugoslavia, Londres, Palgrave MacMi (...)
3C’est à ce titre que la notion de Jugoslovenka est nécessaire à l’autrice, en tant qu’elle serait à même d’appréhender les spécificités yougoslaves : c’est en effet cette position yougoslave qui aurait produit des expériences féminines intimes, activistes et artistiques spécifiques, suscitées et permises par le modèle titiste (Front antifasciste des femmes, autogestion, non-alignement, égalité des droits, etc.) et ses limites. La légitimité du recours à cette « femme yougoslave » est établie dès le premier chapitre, par l’étude des œuvres produites dans le cadre de la New Art Practice dont le caractère féministe est reconnu dans la recherche2. Les artistes de ce courant identifient la centralité des corps féminins dans l’iconographie yougoslave pour développer des œuvres où elles mettent leur corps en tension avec cette fonction représentative voire allégorique que l’État leur a attribuée. Tumbas décèle les motifs et les thèmes de ces performances artistiques, qui lui permettent ensuite de créer des liens avec des sources diverses (performances, expositions, clips, photos et vidéos documentaires, etc.) dont la production ne relève pas d’un engagement féministe, voire qui se contredisent les unes les autres tant au niveau esthétique que politique. Expérimental en ce qu’il produit un corpus original transdisciplinaire, ce travail vient grossir la « politique de la performance » qu’il avait pris pour objet et, à l’instar des documents le constituant, se révèle attester par lui-même de l’existence de la Jugoslovenka.
- 3 Pages 155-156 de l’ouvrage recensé.
4Le caractère possiblement hasardeux de l’hypothèse n’est pas minimisé par l’autrice qui joue avec l’imprécision de sa terminologie quand elle lance un « let’s call her Jugoslovenka3 » pour définir l’une de ses actrices. Loin de vouloir, par son approche, homogénéiser les œuvres présentées, leur discours et plus largement les expériences intimes et sociales des femmes en Yougoslavie, elle travaille au contraire à en révéler les aspects distinctifs tout en les pensant ensemble par son geste féministe et sous son terme parapluie initial. Chaque chapitre, tout en étant organisé thématiquement et chronologiquement, entend les faire cohabiter dans les tensions et les relations non linéaires qu’ils entretiennent les uns aux autres. La notion initiale de Jugoslovenka peut alors, le long d’un texte qui parcourt l’histoire (post-)yougoslave de la fin des années 1960 à nos jours, paraître lâche vu qu’elle intègre tout ce qui la fait et la défait, ne se soumettant à aucune limite épistémologique. Ainsi l’autrice fait-elle plus que relire des documents sous l’angle d’une critique féministe. La Jugoslovenka et ses productions artistiques, les documents où elle apparaît sont tous à aborder comme les produits d’un féminisme yougoslave spécifique, que chaque contradiction vient de fait confirmer voire fortifier. Nous retrouvons, par exemple, au long des chapitres, c’est-à-dire au fil des connexions et entremêlements qu’effectue l’autrice, les artistes Marina Abramović et Vlasta Delimar, l’une en ce qu’elle résiste à toute identification avec la Yougoslavie et propose des œuvres à son encontre, l’autre en ce qu’elle embrasse les potentialités émancipatrices de l’expérience yougoslave. En faisant ce choix d’un liant thématique qui n’a plus besoin d’être justifié, ce texte se dote d’une structure en boucle qui tend vers les conclusions. Ainsi, ce qui nous semble relever du glissement de l’association d’idées, créatif et productif, paraît parfois vouloir prendre les habits de la démonstration cohérente et englobante.
5Revenons sur ce qui nous apparaît comme le geste le plus radical de l’autrice dans ce travail. C’est avec Marinela Koželj, femme et modèle de l’artiste Raša Todosijević, que Tumbas introduit ce qu’elle répétera ensuite : la possibilité d’attribuer en partie la propriété d’une œuvre aux femmes qui y participent sans en être les créatrices. En étudiant le travail de Todosijević où apparaît Koželj, la chercheuse voit cette présence-même comme porteuse d’agentivité, car c’est à cette seule condition qu’une lecture féministe des œuvres est possible. Plus loin, c’est à Merlinka, femme trans et entre autres protagoniste du film Marble Ass (1995), qu’est attribuée la production de la pensée féministe. Le réalisateur Želimir Žilnik écrit son film pour qu’elle en soit le cœur et qu’elle conserve l’intégrité de sa mise en performance. Ainsi initie-t-il lui-même sa propre destitution en tant que seul auteur de son œuvre, ce qu’achève Tumbas en faisant de Merlinka, par ce film, l’une des artistes féministes de performance de son ouvrage. Nous pouvons également citer l’analyse que propose Tumbas de la contribution de la dramaturge Eda Čufer, seule femme du groupe Gledališče sester Scipion Nasice [Scipion Nasice Sisters Theatre] dont le processus de création était pourtant défini par l’anonymat et le collectif. C’est en recentrant cette contribution à l’intérieur du groupe que l’autrice relit leurs productions et discours sous l’angle féministe, allant d’une certaine façon à leur encontre, pour affirmer la prépondérance de la dramaturge.
6Jasmina Tumbas fait place à ces corps féminins – mais aussi transnationaux et minoritaires, avec des figures roms, lesbiennes et homosexuelles – en tant qu’ils sont emblématiques de la Yougoslavie et qu’ils lui ont survécu. C’est aux Jugoslovenke meurtries, victimes de l’éclatement du pays, des guerres, des nouveaux États-nations, mais également l’un des derniers bastions de la Yougoslavie socialiste, qu’appartient l’autrice, mue par une recherche intime dont elle discute au fil des pages, inscrivant ainsi son texte dans une tradition féministe critique.
Notes
1 Voir notamment son article rétrospectif : Nochlin Linda, « Starting from scratch: Linda Nochlin traces the beginning of feminist art history », Women’s Art Magazine, no 61, 1994.
2 Lóránd Zsófia, The Feminist Challenge to the Socialist State in Yugoslavia, Londres, Palgrave MacMillan, 2018.
3 Pages 155-156 de l’ouvrage recensé.
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Référence électronique
Naïma Berkane, « Jasmina Tumbas, “I Am Jugoslovenka”: Feminist Performance Politics During and After Yugoslav Socialism », Balkanologie [En ligne], Vol. 18 n° 2 | 2023, mis en ligne le 01 avril 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/5505 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11qfo
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