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AccueilNumérosVol. 18 n° 2Comptes rendusSvetlana Tomić, The Hidden Histor...

Comptes rendus

Svetlana Tomić, The Hidden History of New Women in Serbian Culture. Towards a New History of Literature

Lanham, Lexington Books, 2022
Anđela Radonjić
Référence(s) :

Tomić, Svetlana, 2022, The Hidden History of New Women in Serbian Culture. Towards a New History of Literature, Blue Ridge Summit, Lexington Books, 304 p., ISBN : 978-1-7936-3198-5.

Texte intégral

  • 1 Voir Skerlić Jovan, Istorija Nove srpske književnosti [Histoire de la nouvelle littérature serbe], (...)
  • 2 Voir Hakesworth Celia, Voices in the Shadows: Women and Verbal Art in Serbia and Bosnia, Budapest-N (...)

1Svetlana Tomić est professeure à la faculté des langues étrangères de l’Université Alfa BK à Belgrade. Ses principaux domaines de recherche concernent le mouvement réaliste, le discours institutionnel sur la littérature serbe du xixe siècle, ainsi que les écrits féminins de la même époque. Elle est l’autrice de plusieurs monographies, publiées tant en serbe qu’en anglais. La plus récente, The Hidden History of New Women in Serbian Culture, Towards a New History of Literature [L’histoire cachée des nouvelles femmes dans la culture serbe. Vers une nouvelle histoire de la littérature], a été récompensée par le prix annuel de la Société nord-américaine d’études serbes (NASSS). La publication de Svetlana Tomić vise à remettre en cause les manuels d’histoire littéraire publiés en Serbie depuis le début du xxe siècle1. Basé sur une démarche pluridisciplinaire, au croisement du néo-historicisme, des études de genre et de la théorie littéraire, le livre s’adresse aux chercheurs en études serbes, ainsi qu’aux slavistes d’un périmètre international large. Résultat d’une longue et méticuleuse recherche, l’ouvrage de Tomić s’inscrit dans le sillage de Celia Hakesworth, autrice de la première histoire littéraire serbe exclusivement féminine2.

  • 3 Cette idée est déjà présente dans sa monographie Slavne i ignorisane [Célèbres et ignorées], Belgra (...)
  • 4 L’expression est employée par Svetlana Tomić, p. 228.

2D’éminentes autrices ont été systématiquement et systémiquement effacées, et non pas oubliées – telle est la thèse centrale de Svetlana Tomić, qui aborde le sujet d’un point de vue critique et féministe3. La monographie est structurée en trois parties : « The New Women and Their Cultural Contributions » [« Les nouvelles femmes et leur apport culturel »], « Some of the Men Who Supported New Women » [« Quelques hommes ayant soutenu les nouvelles femmes »] et « The Construction, Reconstruction, and Deconstruction of Memory of New Women » [« Construction, reconstruction et déconstruction de la mémoire des nouvelles femmes »]. L’autrice prétend que la constitution du canon littéraire serbe – entamée à l’aube du xxe siècle et orchestrée par le « père fondateur4 » Jovan Skerlić, critique littéraire et rédacteur en chef du Srpski književni glasnik [Le héraut littéraire serbe] – invisibilise tout un cercle d’écrivaines de la fin du xixe. En omettant un groupe social entier, à savoir la première génération d’autrices serbes éduquées et économiquement indépendantes, l’historiographie officielle a passé sous silence une évolution importante qui s’est opérée sur la scène culturelle et historique.

  • 5 Voir Petterson Martha, The American New Women Revisited: A reader, 1894-1930, New Brunswick, Rutger (...)
  • 6 Feministička kontrajavnost..., op. cit.
  • 7 Voir Kollontaï Alexandra Mihaïlovna, Новая мораль и рабочий класс [La nouvelle morale et la classe (...)
  • 8 Terme privilégié par les périodiques allemands.

3Svetlana Tomić propose une analyse de plusieurs exemples d’écrivaines, issues de différents milieux socio-économiques, politiques et religieux, toutes regroupées sous le syntagme « Nouvelles femmes » [« New women »], notion que l’on croise dès le titre. L’autrice revendique ainsi un lien avec Martha H. Petterson et Stanislava Barać5. Dans son Contre-public féministe6, ouvrage cité par Tomić, Barać prétend que la « nouvelle femme » représente une construction médiatique – une idée conceptualisée dans les pages des périodiques européens. Le terme, sémantiquement fluide, apparaît au cours de la dernière décennie du xixe siècle, dans le but de désigner l’idéal émancipateur d’une nouvelle génération de femmes. En 1922, il apparaît dans la revue féministe belgradoise Ženski pokret [Le mouvement féminin] dans trois recensions de la célèbre étude d’Alexandra Kollontaï7, signées par Desanka Cvetković. Bien qu’elle se réfère à Barać, Svetlana Tomić démontre la présence de cet idéologème dans les Balkans bien avant 1922. Elle cite plusieurs textes publiés dans la revue Domaćica [Femme au foyer] abordant la question de la « femme moderne8 » dès 1897, ainsi qu’un manifeste féministe signé par Jelica Belović-Bernadžikowska, publié en 1899 dans le journal Zora. L’autrice montre ainsi que la notion existait déjà dans les périodiques balkaniques avant les recensions du texte de Kollontaï, et qu’elle pouvait donc s’appliquer aux femmes qu’elle analyse. Dans l’approche féministe de Tomić, l’usage de ce terme semble à la fois justifié et opératoire. Il reflète également une autre qualité importante de cet ouvrage, à savoir la diversité des autrices abordées. La variété des profils des femmes choisies permet de comprendre les mécanismes de marginalisation à travers différentes classes et conditions sociales, et d’observer comment ces mécanismes convergent, devenant un tissu conjonctif entre toutes les autrices étudiées.

  • 9 Voir Glišićeva Đ. Stanka, Moje uspomene [Mes souvenirs], Belgrade, SKZ, 1933.

4Sur la base d’une recherche détaillée des sources primaires disponibles dans les archives serbes, Tomić constate l’omniprésence des « nouvelles femmes » dans la presse, tant quotidienne que féminine (Vila, Zora, Domaćica, mais aussi Javor), couplée à leur absence tenace du discours académique. Ceci l’amène à considérer que la formation du canon national s’est appuyée sur une pratique de sélection profondément enracinée dans les préjugés sexistes. Tomić affirme que les arguments visant à disqualifier les autrices contiennent des jugements inadéquats et des thèses facilement réfutables. Elle cite l’exemple de l’historien Jovan Deretić décrivant les mémoires de l’enseignante et traductrice Stanka Glišićeva9 comme un ouvrage sur son frère, le célèbre écrivain Milovan Glišić, bien que ce dernier n’y soit mentionné que ponctuellement. De tels jugements perpétuent l’idéologie patriarcale et sont constamment reproduits sans faire l’objet d’une réévaluation critique, ce qui constitue l’un des principaux problèmes de la discipline, aggravé par la résistance des universités serbes à intégrer les théories féministes et les théories du genre dans les programmes d’études. Selon Tomić, l’entrée de la première génération d’autrices au panthéon littéraire serbe a été principalement entravée par l’autorité masculine sur le savoir. Elle reprend ainsi la thèse bien connue que l’épistémologie féministe défend depuis les années 1970. Tomić insiste sur l’idée que l’émergence de cette première génération d’autrices a apporté de nouveaux sujets et des approches novatrices, tant en termes de typologie des personnages que de structure narrative. Ainsi ont-elles introduit des personnages féminins occupant de nouvelles professions, reflétant une réalité sociale nouvelle – enseignantes, actrices, autrices, infirmières, artistes –, ce qui a été perçu comme un facteur de discontinuité au sein de la tradition littéraire, mettant fin à la domination du paradigme masculin. L’autrice semble ici proposer un contre-canon littéraire en démontrant que les nouvelles femmes peuvent être considérées comme les pionnières d’une contre-tradition qui s’est développée en parallèle du canon de Skerlić.

  • 10 Page 231.
  • 11 Le Comité des filles a été fondé à Belgrade en 1906 par deux organisations féminines, à savoir l’As (...)
  • 12 Titre complet : Srpkinja: njezin život i rad, njezin kulturni razvitak i njezina narodna umjetnost (...)

5Cela l’amène à interroger l’interconnexion entre la destruction du savoir sur les femmes et l’effacement de leur mémoire, et par conséquent à penser la préservation de leur patrimoine intellectuel comme un acte de résistance à cet effacement (« resistance to erasure10 »). L’autrice étudie plusieurs modèles de préservation de l’héritage culturel des femmes par des associations féminines, notamment la construction du premier monument à Milica Stojadinović-Srpkinja par le Comité des filles11 [Devojački odbor] et la publication, en 1913, du premier album de femmes illustres de la culture serbe (Srpkinja12), édité par l’Association caritative des femmes serbes d’Irig, petite ville de la Vojvodine habsbourgeoise. Tomić démontre ainsi l’importance cruciale des réseaux de femmes et la nécessité de leur engagement associatif pour surmonter la violence du modèle académique patriarcal, mais aussi pour corriger la mémoire publique tronquée. Par ailleurs, l’analyse des pratiques culturelles des nouvelles femmes vivant et travaillant hors des frontières de l’État serbe lui-même – notamment en Bosnie et en Vojvodine – témoigne de la vision transfrontalière de Tomić, qui dépasse une perspective simpliste qui se réduirait aux frontières de la Principauté ou du Royaume de Serbie et prend en compte l’engagement et la production littéraire de nouvelles femmes serbes issues de diverses régions. Néanmoins, la monographie aurait sans doute bénéficié d’une plus grande ouverture vers d’autres territoires où les femmes serbes étaient actives, tels que Trieste, Budapest et Vienne.

6L’argumentation de Svetlana Tomić est tout à fait convaincante. Elle emprunte des outils aux études mémorielles, à l’histoire culturelle, aux études de genre, et recourt souvent à des méthodes comparatistes, faisant preuve d’érudition et de rigueur, et d’un grand souci de précision. Il faut saluer l’effort critique visant à attirer l’attention sur l’effacement systémique dont les autrices serbes ont été victimes. L’autrice propose une contribution à l’étude du réalisme serbe, riche en informations, en illustrations et accompagnée d’une bibliographie exemplaire de 33 pages, qui pourrait constituer un excellent point de départ pour de futurs travaux de recherche. La synthèse de Tomić suggère que l’expression du goût reste rarement découplée de ses enjeux idéologiques et nous rappelle qu’une relecture critique du canon littéraire serbe – faite du point de vue de la partie de la culture qui n’y est pas représentée – est à la fois possible et hautement souhaitable. L’histoire cachée des nouvelles femmes dans la culture serbe constitue assurément un pas vers une nouvelle histoire culturelle.

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Notes

1 Voir Skerlić Jovan, Istorija Nove srpske književnosti [Histoire de la nouvelle littérature serbe], Belgrade, Izdavačka knjižarnica Gece Kona, 1914 ; Deretić Jovan, Istorija srpske književnosti [Histoire de la littérature serbe], Belgrade, Nolit, 1983 ; Ivanić Dušan, Srpski realizam [Le réalisme serbe], Novi Sad, Matica srpska, 1996 ; Palavestra Predrag, Istorija moderne srpske književnosti [Histoire de la littérature serbe moderne], Belgrade, Srpska književna zadruga, 1986.

2 Voir Hakesworth Celia, Voices in the Shadows: Women and Verbal Art in Serbia and Bosnia, Budapest-New York, CEU Press, 2000.

3 Cette idée est déjà présente dans sa monographie Slavne i ignorisane [Célèbres et ignorées], Belgrade, Univerzitet Alfa BK, Fakultet za strane jezike, 2018.

4 L’expression est employée par Svetlana Tomić, p. 228.

5 Voir Petterson Martha, The American New Women Revisited: A reader, 1894-1930, New Brunswick, Rutgers University Press, 2008 ; Barać Stanislava, « Nova žena: feministička ideologema i/ili društvena praksa » [La nouvelle femme: idéologème féministe et/ou pratique sociale], dans Feministička kontrajavnost. Žanr ženskog portreta u srpskoj periodici 1920/1941 [Le contre-public féministe. Le genre du portrait féminin dans les périodiques serbes 1920-1941], Belgrade, Institut za književnost i umetnost, 2015, p. 96-109.

6 Feministička kontrajavnost..., op. cit.

7 Voir Kollontaï Alexandra Mihaïlovna, Новая мораль и рабочий класс [La nouvelle morale et la classe ouvrière], Moscou, Изд-во ВЦИК Советов р., к. и к. д., 1918.

8 Terme privilégié par les périodiques allemands.

9 Voir Glišićeva Đ. Stanka, Moje uspomene [Mes souvenirs], Belgrade, SKZ, 1933.

10 Page 231.

11 Le Comité des filles a été fondé à Belgrade en 1906 par deux organisations féminines, à savoir l’Association caritative des femmes serbes d’Irig [Dobrotvorna zadruga Srpkinja Irig] et la Société des femmes de Belgrade [Beogradsko žensko društvo].

12 Titre complet : Srpkinja: njezin život i rad, njezin kulturni razvitak i njezina narodna umjetnost do danas [La femme serbe : sa vie, son travail, son développement culturel et son art national jusqu’aujourd’hui].

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anđela Radonjić, « Svetlana Tomić, The Hidden History of New Women in Serbian Culture. Towards a New History of Literature »Balkanologie [En ligne], Vol. 18 n° 2 | 2023, mis en ligne le 01 avril 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/5493 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11qfm

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Auteur

Anđela Radonjić

Eur’ORBEM (UMR 8224, Faculté des Lettres de Sorbonne Université et CNRS)

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Droits d’auteur

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