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Nouvelles de Lejla Kalamujić, Zovite me Esteban [Appelez-moi Esteban], Sarajevo, Dobra knjiga, 2015, Naïma Berkane (trad.)

Traduites du bosniaque par Naïma Berkane
Lejla Kalamujić
Traduction de Naïma Berkane

Texte intégral

« Molba za Elizabeth » [Demande à Elizabeth]

1Dans l’art de perdre, il n’est pas dur de passer maître ;
tant de choses semblent si pleines d’envie
d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre.

2Chère Elizabeth, je t’écris car je ne sais pas quoi faire d’autre. En psychiatrie, j’ai réussi à perdre la notion du temps. Je sais seulement encore qu’il en reste tant que je ne sais pas si demain arrivera. Je t’écris (pardon si je te dérange d’une manière ou d’une autre) car j’ai décidé de tout perdre. J’aimerais au moins encore conserver ma tête, mais vu comme vont les choses maintenant, je n’y arriverai peut-être même pas.

3Perds chaque jour quelque chose. L’affolement de perdre
tes clés, accepte-le, et l’heure gâchée qui suit.
Dans l’art de perdre, il n’est pas dur de passer maître.

4Moi, je ne voulais perdre ni les gens, ni les choses, ni la notion du temps. Ça s’est simplement produit. J’ai perdu ma mère, et ça je ne l’ai pas su pendant longtemps. Quand ils me l’on dit, je pense que j’avais presque cinq ans. Ils ont pensé alors que c’était le bon moment. C’était tout à fait ok. Ensuite, le pays dans lequel je vivais a perdu la paix. Il a fallu que ce soit aussi à ce moment-là que ma famille perde la paix. Quand la paix est revenue dans le pays, pour ma famille il était trop tard. Ils étaient morts. Avec eux, ma mère est morte une deuxième fois. Encore une fois, c’était ok. Elle, je ne l’ai pas connue, et eux, ils étaient vieux. Avec eux sont mortes aussi les maisons dans lesquelles nous avons vécu. Et c’était ok. J’emmerde les maisons. Mais quand les maisons sont mortes, le temps dans lequel nous avons vécu est mort aussi. Quand j’ai été privée du temps, j’ai été hospitalisée dans une clinique psychiatrique.

5Puis entraîne toi, va plus vite, il faut étendre
tes pertes : aux endroits, aux noms, au lieu où tu fis
le projet d’aller. Rien là qui soit un désastre.

6Les docteurs ne m’ont pas crue quand j’ai dit que tout ce qui s’était passé était ok. « Ça ne se passe pas comme ça, ce n’est pas normal », ils ont dit. Comme ce qui est normal et ce qui ne l’est pas n’est plus clair du tout pour moi (je suis un peu perturbée par les médicaments), à un moment, j’ai lâché : « Si Elizabeth a pu perdre sa mère, ensuite Lota, et tout le reste, et qu’elle est ok avec ça, alors moi aussi. » C’est à ce moment-là qu’ils m’ont envoyée faire des examens. Ils m’ont fait plusieurs analyses sanguines, ils ont analysé le fonctionnement de ma glande thyroïde, lu mes ondes cérébrales... À la fin, ils en sont arrivés à la conclusion que mon corps n’était pas le problème.

7J’ai perdu la montre de ma mère. La dernière
ou l’avant-dernière de trois maisons aimées : partie !
Dans l’art de perdre, il n’est pas dur de passer maître.

8Ils m’ont diagnostiqué une maladie apparue à la suite de la perte de ma mère, de ma famille la plus proche, des maisons (deux) et de la notion du temps. Dans mon esprit s’est diffusée la pensée bizarre que c’était ok. Comme thérapie, j’ai eu 10 mg de Zyprex le soir, 20 mg de Seroxat le matin et trois fois 5 mg d’Apaurin par jour. Avec ces milligrammes, mon état d’âme est le même, à l’exception du fait que le monde passe sensiblement plus lentement. Je suis toujours dans des sortes de limbes entre la veille et le sommeil. Souvent, je récite ton poème dans ma tête. Puisque je n’ai aucune notion du temps, je ne sais pas combien il m’en faut pour passer du premier au deuxième vers.

9J’ai perdu deux villes, de jolies villes. Et, plus vastes,
des royaumes que j’avais, deux rivières, tout un pays.
Ils me manquent, mais il n’y eut pas là de désastre.

10Je suis allongée la plupart du temps. Je regarde le plafond, entourée par le silence et le pressentiment que toutes les villes de ce monde naviguent loin de moi. Pendant mes séances avec la doctoresse, je parle de toi, de tes poèmes... À cause des médicaments, je parle plus lentement, et la doctoresse fume habituellement quatre à cinq cigarettes pendant que je suis dans son cabinet. Hier, je lui ai raconté pour Lota, qu’elle aussi a été en psychiatrie, et que plus tard elle s’est suicidée. Alors la doctoresse m’a demandé si je voulais me tuer. Je lui ai dit que j’avais perdu la notion de ce que c’était que la mort.

11Même en te perdant (la voix qui plaisante, un geste
que j’aime) je n’aurai pas menti. À l’évidence, oui,
dans l’art de perdre, il n’est pas trop dur d’être maître
même s’il y a là comme (écris-le !) comme un désastre.

12À chaque séance nous parlons de la mort. La doctoresse me demande si je vais au cimetière. Je lui dis que je n’y vais pas depuis des années, que ça ne m’intéresse pas. Nous nous accordons sur peu de choses, et sur la question du cimetière, pas du tout. Elle considère que, dès que j’atteindrai une rémission stable, je devrais y aller. Avec des fleurs et des larmes. Elle dit qu’alors s’arrêteront mes cauchemars qui augurent d’une inondation capable d’engloutir les villes, les cimetières et les os de mes morts. Elle dit aussi que cette inondation boueuse et d’un marron effroyable représente en fait mes larmes que (quand une rémission stable s’établira) je dois déverser sur la terre des tombes. Moi, je l’écoute, ni éveillée ni endormie. Parfois elle s’emballe et dit que je dois moins penser à leurs os qui nourrissent la terre et plus à leurs âmes qui sont au ciel. Je ne lui ai pas dit, mais je te le dis à toi, Elizabeth, j’y ai réfléchi aussi et j’en suis venue à la conclusion que nos âmes étaient trop lourdes pour le ciel. Que les nuages cèderaient sous leurs pieds enflés.

  • 1 Bishop Elizabeth, Géographie III, Belval, Circé, 1991, p. 58-59. Poème traduit de l’anglais par Ali (...)

13Elizabeth Bishop, « L’art de perdre »1

14Chère Elizabeth, il fait sombre. Je ne sais pas si c’est la nuit qui s’approche ou si c’est la cime des peupliers qui cache le soleil. Je sais seulement que j’ai perdu la notion du temps et que mes paupières sont gonflées par les médicaments. Je sais aussi que tu es morte un an avant que je sois née. C’était l’automne. Tu es enterrée à Boston, dans l’État du Massachusetts. Et je t’ai perdue toi aussi. Pour finir (si c’est bien une fin), ma chère Eli, je te demande de me dire une seule chose : ai-je conquis l’art de perdre ?

15Chaleureusement,

16Lejla

« Bella Ciao »

17Pardon. Je sais qu’il m’a fallu trop de temps. Pardonne-moi qu’il soit trop tard. Je suis venue. J’ai été là-haut. Mais je veux te dire bien plus, je dois te dire tout.

  • 2 Mejdan (meydan en turc ottoman) désigne une place publique où pouvaient se trouver marchés ou autre (...)

18J’avais dix ans. La canicule, l’après-midi. Mamie, la voix chevrotante, papi, en colère, demandent à papa de renoncer aux bars pour qui sait la combientième fois. Ils le supplient de se remarier. Car ils ne sont pas éternels. Qu’est-ce qu’il adviendra de lui ? De moi ? Ils parlent dans le vent. Tu connais mon vieux, il n’en fait qu’à sa tête. Moi, ça m’est égal. La rue, le ballon, le vélo m’attendent. Papi me donne de l’argent, je cours à Mejdan2, j’achète du chocolat et des chips et je te fonce presque dessus. Tu tiens des sacs de course dans les mains, tu discutes avec un vieil homme que je connais de vue. Je te regarde du coin de l’œil pour que tu ne le remarques pas. Je pense : ce serait vraiment super si papa se mariait avec toi ! Jamais avant ni après je n’ai pensé cela d’une autre. C’était tellement naturel de vouloir être près de toi.

19Je n’arrivais pas à t’oublier : le lendemain, le surlendemain, les jours passaient. J’apprends ton nom. Les adultes te mentionnent parfois, moi je ne comprends rien de ce dont ils parlent. L’atmosphère à la maison est échauffée par le mariage imminent de ma tante. Tout le monde court quelque part, les préparatifs s’enchaînent. Le matin, deux jours avant les noces. Mamie, encore tout essoufflée, sort de son sac de la crème et du fromage pour les beignets. En même temps, elle raconte à tatie qu’elle t’a croisée. Moi, je ne bouge pas : je dévore à grosses bouchées et j’écoute. Elle dit que tu as promis de venir au mariage et d’amener des musiciens.

  • 3 Rue qui part du centre-ville et se dirige vers les hauteurs de la ville, au nord-est.

20Le grand jour, j’ai mal au ventre. J’ai la nausée et personne ne sait que c’est d’excitation de te voir. Ils pensent que c’est parce que ma tante part et qu’elle est comme une grande sœur pour moi. Je porte un nouveau pantalon et une chemise rouge avec un col blanc en dentelle. J’autorise même mamie à mettre une barrette à ma frange. Une seule, une seule fois, pour toi. On chante, danse et boit. Ça ne gêne même personne que papa s’avine, on festoie. Les heures passent, tu n’es pas là. Peut-être t’es-tu égarée ? Tu ne trouves pas l’immeuble ? Je m’éclipse dehors. Je marche le long de la rue, je scrute les passages exigus, je monte dans les hauteurs de Logavina3. Je m’y tiens, je regarde si tu es là. Je m’endors enfin à l’aube sur le canapé de la chambre d’amis. Le lendemain, je comprends : tu as dû oublier. Ce n’est pas grave. La noce s’est passée et le mariage n’a pas duré. Et aujourd’hui encore je crois que, si le hasard avait voulu que tu sois là, la fête en aurait été cent fois meilleure.

21Je demande à papa de m’amener avec lui dans un des bistros où je pense pouvoir te voir. Papi accepte pensant que nous allons manger des ćevapi chez Želja et des gâteaux à Egipat. Avec la promesse que je ne le dirai à personne, nous partons Chez Piket, et parfois au Charlie, où ils ont des posters encadrés de Chaplin. Nous nous posons, les amis de papa vont et viennent et chaque fois qu’il me dit que nous devons y aller, je commande un autre jus. Je pensais, on ne sait jamais, tu pourrais débouler pile à ce moment-là.

22Puis la guerre est arrivée et j’ai cru que nous nous étions ratées pour toujours. J’ai entendu que tu étais en Slovénie, que tu faisais de la musique là-bas et que tout allait bien pour toi.

23Nous nous sommes revues en 1997 ou 1998, encore à Mejdan. Tu étais revenue ! Entretemps le vieux s’était marié, mais ce n’était plus important. À ce moment-là, je peux déjà te comprendre. Me comprendre. Je t’épie en train de construire ta nouvelle maison. Brique après brique, seule, de tes mains. Je suis heureuse. À chaque nouvelle rangée de briques j’ai moins mal quand quelqu’un se moque de toi. Bella, peu importe à quel point tu le tais, eux, ils savent. Mais tu sais quoi, qu’ils aillent se faire foutre ! Ils ont falsifié les permis de construire, fermé les portes des cours pour cacher les maisons à deux étages qui poussaient dans les jardins, en vain, ils ont construit de nouvelles clôtures et bâti des toits plus solides, en vain. Ils n’ont caché ni le soleil, ni les nuages. Ils ne pouvaient rien. Toi, tu as construit la plus jolie des petites maisons, avec la plus belle vue sur la ville.

24Parfois, comme par hasard, je me baladais dans ta rue. Faisant comme si je me dépêchais pour aller quelque part, en regardant toujours ma montre. Maintenant cela me paraît idiot, car je sais que tu savais bien que je ne me dépêchais nulle part, que je n’avais nulle part où aller. Tellement de fois j’ai voulu te demander : comment c’était autrefois ? Où est-ce que vous vous retrouviez ? Où sortiez-vous ? Une fois, j’ai pris mon courage à deux mains et je me suis tenue un peu en-dessous de ta maison. J’ai allumé une cigarette et j’ai regardé la ville. Tout d’un coup, quelque chose a grincé. La porte d’entrée s’est ouverte et je t’ai vue sortir les poubelles. J’étais morte de panique. Je fixais l’hôtel de ville comme si je ne l’avais jamais vu de ma vie. À un moment donné, tu m’as regardée et moi j’ai fait mine de regarder en arrière. Tu m’as fait un signe de la tête pour me saluer, tu t’es retournée et tu es entrée dans la maison. La porte s’est refermée.

25Ce soir-là, comme les autres soirs, je jouais aux cartes avec Nermina et Hana. Quelque chose en moi s’était dissout. Je racontais à qui voulait bien l’entendre que le coucher de soleil avait été pareil à un spectacle. Les heures passaient et moi je jactais encore et encore. Elles me disent « jette ta carte », et je leur rétorque « si seulement vous aviez vu les tons violets dans le ciel », elles « allez, distribue les cartes », et moi « sans parler des ponts sur la Miljacka, une patine que seul le crépuscule peut leur donner ». Quand je dis : « Le tramway longeait l’hôtel de ville avec une aisance jamais vue. Quel virage magistral ! », Nermina n’en peut plus. Elle pose les cartes sur la table : « Putain, mais qu’est-ce qu’il te prend ce soir ? ».

26Je ne savais pas. Ils me l’ont dit sept jours plus tard. Tu es morte et je n’étais pas là. Ils ont parlé de cancer, que tu as su le diagnostic trop tard. Ils ont dit « seulement deux mois », et moi je devais les croire sur parole que tu n’avais pas trop souffert et que tu étais partie dans ton sommeil.

27Que te dire maintenant ? Sur la vie ? Sur la ville ? Ils disent, le temps de la lutte viendra. Je sais que c’est vrai. Mais régulièrement je rencontre des gens plus âgés en qui je peux te voir. Ils me jettent d’abord un regard sombre et méfiant. J’aimerais leur demander où sont nés vos amours ? Quelles allées, quelles cours, quels rideaux vous ont dissimulés ? Je comprends la peur dans leurs yeux. Et le fait qu’ils fassent semblant de ne pas me voir, de ne pas entendre. Qu’ils fassent attention à ce que nos corps ne se touchent pas par accident sur leur passage. Je comprends. J’ai appris la langue du silence. Tu sais, ils sont seuls eux aussi et moi, je n’ai personne à qui demander s’il en sera ainsi à la fin. Bella, j’ai peur de la solitude.

28Cela fait longtemps que je ne suis pas allée là-haut. Je pensais que je n’irais plus jamais. L’été dernier quand des poètes de Suède sont arrivés à Sarajevo et qu’il m’est revenu de les guider, il était impossible de ne pas leur montrer le plus beau point de vue de la ville. Nous nous sommes tenus un peu plus haut que ta maison, sous le vieux noyer. Ils ont pris des photos et se sont émerveillés de la vue. Je me suis approchée et je me suis appuyée contre le mur que tu as construit de tes mains. J’aurais voulu que l’asphalte se fissure, que pousse le rosier sauvage et qu’il me lie les jambes, que le noyer abaisse ses branches et m’enlace. J’aurais voulu rester là le plus longtemps possible.

29« Qui vit ici ?, demande une poétesse.

30– Personne, je dis. »

31Elle me regarde, attend que je poursuive mais je n’en ferai rien avec cette Suédoise. La nuit tombe, je leur rappelle qu’il est temps d’y aller, il ne faudrait pas qu’ils soient en retard pour leur soirée poétique.

32Ciao ma Bella ! Les années passent. Bella, ciao ! Je ne sais pas s’il existe d’autres mondes. Je n’ai pas de réponses. Mais je te promets de me souvenir de toi follement. Autant que je pourrai, chaque fois que je le pourrai. Car il faut que tu saches : ta présence m’a rendu la vie plus douce. Et sache aussi cela : les gens passeront. De meilleures et plus courageuses que moi viendront. Elles prendront des photos, elles admireront... Regarderont la ville par tes yeux. « Quelle maison merveilleuse », diront-elles. Oui, Bella, oui.

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Notes

1 Bishop Elizabeth, Géographie III, Belval, Circé, 1991, p. 58-59. Poème traduit de l’anglais par Alix Cléo Roubaud, Linda Orr et Claude Mouchard. La traduction utilisée dans le texte original est celle d’Asja Bakić, autrice dont il est question dans l’article de Luka Bekavac de ce même numéro. Toutes les notes sont de la traductrice.

2 Mejdan (meydan en turc ottoman) désigne une place publique où pouvaient se trouver marchés ou autres foires. Ici, l’autrice fait référence à la place commerçante dans le centre du quartier de Vratnik, à Sarajevo, où se déroule l’action.

3 Rue qui part du centre-ville et se dirige vers les hauteurs de la ville, au nord-est.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lejla Kalamujić, « Nouvelles de Lejla Kalamujić, Zovite me Esteban [Appelez-moi Esteban], Sarajevo, Dobra knjiga, 2015, Naïma Berkane (trad.) »Balkanologie [En ligne], Vol. 18 n° 2 | 2023, mis en ligne le 30 décembre 2023, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/5448 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11qfd

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