Recouvrer l’insaisissable : notes sur Lejla Kalamujić
Notes de la rédaction
Traduit de l’anglais par Naïma Berkane et Lola Sinoimeri.
Texte intégral
1Lejla Kalamujić (1980) est une autrice de nouvelles et dramaturge de Bosnie-Herzégovine. Elle est l’autrice de trois recueils de nouvelles, Anatomija osmijeha [Anatomie d’un sourire] (2008), Zovite me Esteban [Appelez-moi Esteban] (2015) et Požuri i izmisli grad [Dépêche-toi, imagine une ville] (2021), ainsi que d’un recueil de pièces de théâtre Šake pune oblaka i druge drame [Les poings pleins de nuages et autres pièces] (2020), pour lesquels elle a été récompensée de plusieurs prix littéraires.
- 1 Appelez-moi Esteban emprunte son titre aux héros éponymes du classique camp, Tout sur ma mère, de P (...)
2Les nouvelles qui composent Appelez-moi Esteban1 illustrent bien l’enchevêtrement des thèmes que Kalamujić revisite au fil de ses écrits : la perte personnelle et politique, la guerre et les traumatismes, mais aussi la survie, le caractère réparateur des amours queer, et l’espoir inextinguible d’une amélioration sociopolitique qui trouve son inspiration dans les valeurs politiques socialistes de l’ère yougoslave ainsi que dans son héritage culturel. Dans l’ensemble, Esteban peut être considéré comme l’histoire du passage à l’âge adulte de sa narratrice, voire comme une œuvre d’autofiction, dans la même veine que les écrits, d’une grande diversité générique, d’autres auteur·rice·s queer contemporain·e·s (notamment Édouard Louis, Ocean Vuong ou Carmen Maria Machado). C’est Lejla, personnage principal et narratrice, qui fait le lien entre toutes les histoires d’Esteban. Nous la suivons alors qu’elle perd sa mère, vit avec son père alcoolique et inconsolable, et fait face à la pauvreté et à la dévastation sociale généralisée en temps de guerre. Nous voyageons avec Lejla, enfant d’un mariage ethnique mixte, dans ses déplacements entre sa ville natale de Sarajevo et la province serbe de Voïvodine, où elle est réfugiée pendant la guerre. Nous la retrouvons ensuite, jeune écrivaine lesbienne et féministe, à la recherche de sa propre voix.
3La voix narrative de Lejla dans Esteban nous invite sans cesse à reconsidérer les mondes domestiques et sociopolitiques qu’elle habite au fil de sa prise de conscience croissante de son homosexualité et de son identité de genre. Par exemple, lorsqu’elle est réfugiée en Voïvodine, comme le raconte l’histoire « Bijela pustinja » [Le désert blanc], Lejla assiste son oncle dans sa boulangerie. Elle assimile alors l’acte de pétrir la pâte pour en faire une miche de pain à celui d’auto-façonner son genre, se souvenant qu’à Sarajevo, elle préférait la version masculine de son nom – Lejlan – qui honorait son talent pour le football et portait la promesse d’un avenir sportif glorieux. En parallèle, la boulangerie provinciale de son oncle devient une fenêtre sur le macrocosme de l’agitation politique dans la Serbie des années 1990. Lejla décrit comment les représentants locaux des partis politiques achetaient des miches de pain par centaines pour les emporter à Belgrade et nourrir les foules rassemblées dans les meetings politiques. Le genre et la politique s’entremêlent ici pour nous offrir une perspective unique, à double sens, et sur l’identité queer de Lejla, et sur le moment sociohistorique qui l’a déracinée de Sarajevo. C’est parce qu’elle s’entête à être un tomboy qu’elle réussit à se faire embaucher dans cette boulangerie. Et là, dans cette boulangerie, elle est témoin de la manière dont les gens se nourrissent, à la fois de pain et de politique.
4Marqués par le penchant de Kalamujić à combiner macabre et comique, culture savante et culture populaire, désespoir et espoir, ses mondes narratifs viennent complexifier le sens commun, fait de distinctions tranchées entre la vie et la mort, le socialisme et le capitalisme, la guerre et l’après-guerre. Les nouvelles d’Esteban invoquent par exemple souvent les reliques matérielles du socialisme afin de mesurer les réalités de la transition économique et politique postsocialiste. Ceci est bien illustré dans la nouvelle « Što je meni pisaća mašina » [Qu’est-ce qu’une machine à écrire pour moi ?] dans laquelle Lejla s’attarde sur les affaires de sa défunte mère : vases canopes ou urnes contenant les fragments d’une société plus équitable, les traces d’une époque révolue. Elle chérit également le souvenir d’un jeu d’enfants qui faisait référence au film de Partisans, Valter brani Sarajevo [Walter défend Sarajevo], sorti en 1972.
5Toutes ces stratégies, ces intérêts thématiques et poétiques sont mis en évidence dans les deux nouvelles publiées dans ce numéro. Sous la forme épistolaire, « Molba za Elizabeth » [Demande à Elizabeth] mêle le politique et le personnel, le social et l’intime, puisque Lejla, la narratrice, s’adresse à Elizabeth Bishop, poétesse et nouvelliste américaine, aujourd’hui décédée. La nouvelle souligne le lien personnel que Lejla établit avec Bishop, fondé sur leur expérience commune de la perte de la mère. Vivant un épisode dépressif dans un service psychiatrique, Leila écrit :
- 2 Kalamujić Lejla. Zovite me Esteban [Appelez-moi Esteban], Zagreb, Sandorf, 2015, p. 43 : « Ja nisam (...)
Moi, je ne voulais perdre ni les gens, ni les choses, ni la notion du temps. Ça s’est simplement produit. J’ai perdu ma mère, et ça je ne l’ai pas su pendant longtemps. Quand ils me l’on dit, je pense que j’avais presque cinq ans. Ils ont pensé alors que c’était le bon moment. C’était tout à fait ok. Ensuite, le pays dans lequel je vivais a perdu la paix. Il a fallu que ce soit aussi à ce moment-là que ma famille perde la paix. Quand la paix est revenue dans le pays, pour ma famille il était trop tard. Ils étaient morts2.
6Le thème récurrent de la perte personnelle et politique est ici énoncé sans ambages ni ambiguïté, en des termes quasi-bureaucratiques, comme s’il s’agissait d’un inventaire. C’est ce que l’on retrouve dans le mot molba du titre, qui peut désigner une « demande formelle » que l’on présenterait à une autorité ou à une institution. En demandant à Bishop la confirmation qu’elle a enfin appris à maîtriser l’art de perdre, il semblerait presque que Lejla demande l’autorisation formelle de réintégrer sa propre vie.
7Enfin, « Bella ciao » constitue un exemple d’une tendance plus générale de Kalamujić à placer les valeurs et les espoirs d’Esteban dans les mains de chanteuses. Pour Kalamujić, la figure de l’interprète féminine incarne le pouvoir transformatif de l’amour, de l’éducation et de la résistance face aux attentes imposées aux femmes par une société patriarcale. Aux yeux de Lejla, la narratrice, les chanteuses sont de formidables figures d’autonomie et d’émancipation féminines. Dans la nouvelle, « Čekajući golubove » [En attendant les pigeons], Lejla décrit son autre grand-mère, entre réalité du travail domestique et fantasme de la vie d’artiste :
- 3 Kalamujić Lejla, Zovite me Esteban [Appelez-moi Esteban], Belgrade, Red Box, 2016, p. 20 : « Mene b (...)
La voix de mamie et l’odeur de la nourriture me réveillent. Mamie, éternellement sur ses jambes, d’une vieille radio bruisse une musique. [...] les chansons défilent – ainsi, mamie joint, avec talent, vie de femme au foyer et rêves de chanteuse3.
8Dans « Četiri godišnja doba » [Les quatre saisons], Kalamujić fait référence à Sofka Nikolić, la chanteuse légendaire de musique folklorique de l’époque du Royaume de Yougoslavie. Alors que Lejla assiste aux funérailles de sa grand-mère, elle se souvient de la crypte que la chanteuse avait fait construire pour sa fille bien-aimée, décédée prématurément. La crypte symbolise dans la nouvelle à la fois le dévouement maternel et la préservation de la mémoire historique, si souvent refusée aux femmes en général. Plus tard, une belle et célibataire kafanska pjevačica, chanteuse de bar, que Lejla surnomme Bella (en référence à la chanson populaire italienne « Bella Ciao »), devient le symbole absolu de l’émancipation féminine et un objet de désir pour Lejla. Après avoir fui Sarajevo pendant la guerre, la chanteuse revient et construit, seule, une maison, rien que pour elle. Bella meurt peu après, mais Lejla garde à jamais le souvenir de l’indépendance et de l’autonomie de la chanteuse. Ce que représente l’interprète sera pérenne :
- 4 Kalamujić, op. cit, Zagreb, Sandorf, p. 58 et 60 : « Džabe su oni falsifikovali građevinske dozvole (...)
Ils ont falsifié les permis de construire, fermé les portes des cours pour cacher les maisons à deux étages qui poussaient dans les jardins, en vain, ils ont construit de nouvelles clôtures et bâti des toits plus solides, en vain. Ils n’ont caché ni le soleil, ni les nuages. Ils ne pouvaient rien ! Toi, tu as construit la plus jolie des petites maisons, avec la plus belle vue sur la ville. […] ta présence m’a rendu la vie plus douce. Et sache aussi cela : les gens passeront. De meilleures et plus courageuses que moi viendront. Elles prendront des photos, elles admireront... Regarderont la ville par tes yeux4.
9Les histoires de Kalamujić décrivent les déchirements et les pertes avec une honnêteté inébranlable. Mais elles sont également le lieu où s’affirme, avec empathie, la force de l’amour, de la queerness, de la survie et de la vitalité. Qu’il s’agisse de converser avec Elizabeth Bishop, de contempler la maison où Bella vécut brièvement, ou de se tourner vers les possessions de sa mère datant de l’époque socialiste, ces histoires viennent revitaliser les vestiges des pertes individuelles et collectives et les transformer en objets d’espoir et de progrès. Nous, lecteur·ice·s, serions peut-être bien avisé·e·s de considérer ces objets – et ces histoires – non pas comme des urnes funéraires pleines des cendres de défunts, mais comme des coquillages, inanimés en apparence, qui protègent un cœur battant d’une marée montante.
Notes
1 Appelez-moi Esteban emprunte son titre aux héros éponymes du classique camp, Tout sur ma mère, de Pedro Almodóvar (1999) et de la nouvelle de Gabriel García Márquez « Le plus beau noyé du monde ».
2 Kalamujić Lejla. Zovite me Esteban [Appelez-moi Esteban], Zagreb, Sandorf, 2015, p. 43 : « Ja nisam htjela da izgubim ni ljude, ni stvari, ni pojam o vremenu. Naprosto se desilo. Majku sam izgubila, a da to dugo nisam ni znala. Kad su mi rekli, mislim da mi je bilo skoro pet godina. Vjerovali su da je tad pravo vrijeme. To mi je bilo sasvim okej. Onda je zemlja u kojoj živim izgubila mir. Moralo je biti da tada i moja porodica izgubi mir. Kad se mir vratio u zemlju, za moju porodicu je bilo kasno. Oni su umrli. »
3 Kalamujić Lejla, Zovite me Esteban [Appelez-moi Esteban], Belgrade, Red Box, 2016, p. 20 : « Mene bude nanin glas i miris hrane. Nana vječito na nogama, u starom radiju krčka se muzika. […] nižu se pjesme – tako nana vješto spaja život domaćice i snove pjevačice. »
4 Kalamujić, op. cit, Zagreb, Sandorf, p. 58 et 60 : « Džabe su oni falsifikovali građevinske dozvole, zaključavali avlijske kapije da sakriju dvospratnice iznikle u baštama, džabe su zidali nove ograde i podizali čvršće krovove. Nisu zaklonili ni sunce, ni oblake. Nisu mogli ništa! Ti si sagradila prelijepu kućicu, s najljepšim pogledom na grad […] zato što si ti bila tu, meni je bilo lakše. A znaj i ovo: prolazit će ljudi. Doći će bolje i hrabrije od mene. Slikat će, diviti se… Tvojim očima gledati grad. »
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Référence électronique
Slaven Crnić, « Recouvrer l’insaisissable : notes sur Lejla Kalamujić », Balkanologie [En ligne], Vol. 18 n° 2 | 2023, mis en ligne le 01 mai 2024, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/5440 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11qfb
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