« Duke mbaruar » [En terminant] – Épilogue de Sa u tunt jeta [Comme la vie se balançait] de Musine Kokalari, Lola Sinoimeri (trad.)
Texte intégral
Musine Kokalari (1917-1983) était une écrivaine, professeure et éditrice albanaise, originaire de Gjirokastër. Elle est également connue pour son activisme politique. En 1943, elle s’engage dans la lutte antifasciste et fonde le Parti social-démocrate albanais, ce qui lui vaut une condamnation en 1946, par le régime communiste d’Enver Hoxha, à de nombreuses années de prison et d’internement dans le Nord du pays. Elle meurt en internement, des suites d’un cancer du sein, privée de soins.
Sa u tunt jeta [Comme la vie se balançait] est une œuvre de fiction, publiée en 1944, dans laquelle l’autrice rapporte les traditions de Gjirokastër, les mariages et la vie domestique, brossant ainsi le portrait de la condition des femmes de l’époque dans le Sud de l’Albanie. Il s’agit ici de l’épilogue de l’ouvrage. Cette traduction, inédite en langue française, accompagne l’article de Barbara Halla dans le présent volume, « Musine Kokalari’s Canonization of Women’s Lives and the Domestic Sphere in Albanian Literature ».
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1La terre où tu es née et as grandi est le premier amour à plonger ses racines dans nos cœurs. Le passé, un doux rêve. Petite ville, vaste monde, qui n’a d’égal pour l’enfant qui fait ses premiers pas dans la vie. Souvenirs inoubliables des premières années qui défilent sous nos yeux comme l’eau limpide de la rivière qui coule, coule sans arrêt et ne reviendra plus. Un monde révolu, qui s’est évanoui peu à peu dans les derniers rayons de ce temps-là et qui a donné naissance à un autre monde. Le tourbillon de la vie a semé derrière lui des rochers de croyances vaines et de coutumes, rebuts d’un temps ancien, et a laissé la place à des jours nouveaux où, dans une lutte contre la vie qui est la vie même, éclosent tristesses et joies.
2Gjirokastër – monde vaste, sans limite, qui n’avait d’égal en ces premières années de ma vie, ma Gjirokastër, parsemée de rochers et les rues remplies de pierres. Gjirokastër des montées et des descentes. Gjirokastër, vieillarde tannée par la misère et la pauvreté, en ces journées brûlantes d’été, quand les vagues de chaleur s’élèvent des tuiles de ses toits et que la sueur coule du front de celui qui, un fardeau dans les bras, se hisse vers sa maison, et en ces froides nuits d’hiver, quand, assis autour du feu, nous parviennent les sifflements du vent furieux qui broie les branches et leurs arbres, qui gronde dans les caves et les greniers, suivi de près par l’écho du tonnerre, la lumière des éclairs, puis par la grande pluie qui tombe sans trêve. Gjirokastër, les lamentations de ses pleureuses, les chants qui tonnaient, il fut un temps, aux fenêtres des maisons, au bord des rivières, sous l’ombre pesante du château d’Ali Pacha, le long des ruelles tordues aux milles allées et venues, à flanc de colline, ces maisons posées les unes sur les autres, formant un escalier jusqu’au sommet des rochers de Këcull qui semble tenir la ville dans la paume de sa main ouverte et qui salue, là-bas, les montagnes de Llunxhëri, au petit matin quand le soleil se lève et le soir quand il se couche, dans les derniers rayons du jour, juste avant qu’il ne disparaisse.
3Sa u tunt jeta, miroir d’un monde révolu, chemin de traverse au milieu des chants entre l’adolescence et les premières années du mariage qui soumet à nouveau la femme aux lourdes chaînes de la servitude et du fanatisme.
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4Il y a de nombreuses années, quand nous n’étions pas nées, quand nos mères étaient des jeunes filles, la vie à Gjirokastër était scindée en deux : celle de l’homme et celle de la femme. Deux vies, dont l’union profite à la première et asservit la deuxième.
5En ce temps-là où les journées passaient, semblables les unes aux autres, les joies comme les loisirs étaient rares. Le mariage passait avant tout et la vie prenait alors une tout autre couleur.
6Le mariage, un marché à deux partis. La mère cherche à donner un riche époux à sa fille ainsi qu’une bonne maison, tandis que l’autre mère cherche à marier son fils, à lui trouver une jeune épouse pour les tâches domestiques et pour gouverner les enfants. Ces deux jeunes gens qui ne se connaissent pas et ne se regardent pas, se retrouvent unis du jour au lendemain, car ainsi va la vie et personne n’a jamais pu échapper au mariage.
- 1 Respectivement, tante paternelle et tante maternelle (toutes les notes sont de la traductrice).
7La mère de la fille est aux aguets, les oreilles et les yeux grand ouverts. Quand elle apprend qu’un garçon d’une bonne maison cherche à se marier – le garçon compte moins que la maison et la richesse –, elle sollicite les services d’une krushqarja, une intermédiaire qui doit arranger l’union entre les deux familles. La krushqarja se rend en toute discrétion chez la mère du garçon ou chez une de ses tantes, hallë ou tetë1, elle lui donne le nom de la fille, elle loue ses mérites tandis que la mère du garçon la prend de haut. C’est qu’il y a d’autres filles à marier dans d’autres familles, alors elle pèse bien le pour et le contre, pose des questions autour d’elle, finit par choisir l’une d’entre elles, « celle qui était destinée, car ce sont les affaires de Dieu ! », et louée soit-elle. Et louée soit sa mère qui est parvenue à arracher une ronce de sa porte – la ronce est sa fille – et qui a ôté un poids de ses épaules, car pour une mère, une fille non mariée est une préoccupation qui accapare toutes ses pensées – un voile devant ses yeux.
8La fille se fiance et elle entre tout de suite sous les ordres de la maison de son futur époux. Elle sort peu, voire, si la famille du garçon ne le veut pas, elle ne sort pas du tout. Elle ne regarde pas son époux et lui non plus ne la regarde pas.
- 2 Le nishan est la cérémonie d’échange des bagues de fiançailles.
- 3 Dessert albanais.
9Après les fiançailles, a lieu le nishan2. La famille du garçon arrive et, tandis qu’ils mangent du hasude3 ou boivent du café, ils dérobent des cuillères, des petites assiettes, des tasses. Chaque maison échange un anneau de fiançailles. Les choses dérobées sont rendues le cinquième jour quand la fiancée se rend pour une visite à la maison de son père. Après le nishan, la mère de la fille a le cœur réchauffé.
10Après le nishan, on signe le nigjah, une sorte de contrat qui établit la somme qui doit être rendue à la fille si celle-ci se sépare de son mari. Ce jour-là, la fille trempe ses pieds dans une eau tiède et un exemplaire du Coran est posé sur sa tête car cela porte bonheur pour la lignée. Après le nigjah, la mère de la fille se remet de ses émotions et peut respirer tranquillement car les rumeurs du monde ne l’effraient plus.
- 4 Entre les deux Aïd, fêtes musulmanes.
- 5 Il s’agit de la nuit où l’on laisse reposer la pâte en vue de la préparation des byrek et du baklla (...)
- 6 Formule qui signifie « Dieu est grand » en arabe.
- 7 La « nuit du drap » ; il s’agit de la nuit de noces.
11La dasma, la célébration, a lieu quand cela plaît à la famille du garçon. Jamais entre les deux Bajram4, car cela porte malheur pour la lignée. Elle a lieu soit du dimanche au jeudi, soit du jeudi au dimanche. Les chants commencent le jour de la signature et ils durent jusqu’à la nuit de la pâte5, accompagnés des Mashalla6 dans les rues et des torches dans les mains des enfants, du côté du garçon comme du côté de la fille. Puis vient le jour où l’on coud le kënaj, le drap ; le jour suivant, celui où on l’envoie par l’intermédiaire des enfants, qui reviennent les mains remplies de cuillères et de pain. La nuit du kënaj7, le dernier jour, on emporte les malles dans la matinée et après le déjeuner, pendant que le gendre se rase, la mère et les tantes viennent chercher la jeune épouse.
12La jeune épouse sort de la maison et les traditions et croyances vaines se multiplient. Le seuil de la porte est aspergé d’eau bouillante pour repousser les magies du monde. Au moment de sortir, elle franchit le seuil en traînant sa jambe droite derrière elle pour que se marient les non-mariées. Devant la porte, une femme lui tend un miroir pour qu’on la trouve belle là où elle va. Au retour, on emprunte un chemin différent pour éloigner les mauvais esprits.
- 8 Sorte de galette traditionnelle.
- 9 Il s’agit de la Kaaba, un édifice religieux cubique, au centre de la cour de la grande mosquée de l (...)
- 10 La bulla est une femme qui accompagne la jeune mariée tout au long des étapes traditionnelles. La n (...)
13La jeune épouse arrive dans la maison de son époux. Au moment d’entrer, elle avance sa jambe droite et, à la porte, son beau-père lance du riz et des pièces de monnaie sur son ombrelle. Que le mariage commence du bon pied ! À la porte, une femme enduit sa main de miel, pour que les mots qui sortent de sa bouche soient doux. Dans la chambre, on lui découpe le kulaç8 que les femmes mangent modérément pour ne pas avoir mal à la tête – puis elles prient trois fois en direction de la Qabe9. L’épouse siège en face de l’entrée de la chambre, on soulève son voile, on lui enlève ses chaussures remplies de riz et de monnaie. Le soir, le gendre arrive, encouragé par les tapes de ses amis dans le dos. La nuit, quand la mariée dort avec la bulla10, on lui met un fer à cheval sous l’oreiller pour qu’elle soit sous les ordres de la maison. Le matin, elle mange avec la bulla, un garçon lui sert de l’eau à l’aide d’une théière dorée et elle lui offre un peu de monnaie. On inspecte la dote où il ne doit y avoir aucune aiguille, sinon ce sera une fille qui naîtra.
- 11 Sortes de biscuits.
- 12 Dessert très populaire dans les Balkans, au Maghreb et au Moyen-Orient.
14Les premiers jours passent. Le troisième jour, l’épouse cuisine des karkanaqe11 et le cinquième jour elle va rendre visite à son père et rentre le soir avec beaucoup de bakllava12 et des cadeaux pour toutes et tous.
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15La dasma se termine et c’est la vie quotidienne qui commence. Toutes les journées se ressemblent et le rêve éphémère est semblable aux échos d’une musique qui, en s’éloignant, se dissipent et finissent par complètement disparaître.
16Sa u tunt jeta est ce rêve éphémère, ces quelques jours vécus par la fille de Gjirokastër avant de ployer sous le talon de sa belle-mère, de vivre sous le joug terrifiant de son beau-père et dans la peur de son époux, dont le moindre mot est un ordre pour elle.
17La jeune pousse qui a besoin de lumière et de soleil pour fleurir commence à se flétrir sous la gangue de traditions qui l’enveloppe tant et si bien qu’elle finit par mourir et qui ne lui laisse aucune échappatoire pour sortir jusqu’à ce qu’elle devienne elle-même belle-mère : elle se plie à tous les ordres. Elle se marie à un homme, vieillard ou jeune, et pendant les vingt-quatre heures que compte une journée, elle ne lui adresse pas la parole, même quand ils sont seuls. Il l’interroge et elle ne répond pas. Les jours passent et elle n’ose parler devant les gens de la maison ou lui servir une tasse de café devant les autres. On attend d’elle qu’elle soit levée avant l’aurore, avant que la crête de la montagne ne blanchisse, et qu’elle ait accompli toutes les tâches domestiques, autrement sa belle-mère tambourine sur le sol de sa chambre depuis l’étage du dessous pour lui faire comprendre qu’il se fait tard.
18Cette femme qui a uni sa vie à celle de son mari, cette mère qui, avec son sein, a fait front contre toutes les épreuves de la vie, ne prononcera jamais son nom. Ce mot est enterré avec elle sans jamais franchir le seuil de ses lèvres.
19La jeune épouse devient mère – si c’est un garçon, louée soit-elle mais si c’est une fille, la maison se pare de noir – car les lattes noircissent à la naissance d’une fille – et il lui est interdit de prononcer le nom de sa fille aînée et de la célébrer car ce serait honteux, encore plus s’il y en a plusieurs.
20Sa vie suit ainsi son cours. Elle se rend chez son père quand sa belle-mère l’y autorise. Elle y reste le temps qu’elle l’y autorise. De même chez ses autres proches. Elle porte les vêtements que la maîtresse de maison l’autorise à porter.
21La jeune épouse commence et termine sa vie dans la peur, car la moindre erreur peut servir de prétexte pour la renvoyer là d’où elle est venue. Car si la porte d’entrée est étroite, la porte de sortie, au contraire, est grande ouverte.
22Sur les ruines de ce monde de croyances vaines et de traditions, rebuts du fanatisme oriental, après de nombreuses générations, après de nombreux sacrifices, après que l’âpreté de cette vie a enterré vivantes de nombreuses jeunes filles, les lourdes chaînes de la servitude de ces temps passés, à force de grands efforts, ont enfin été brisées. Elles ont été brisées pour que commence une nouvelle vie, une vie de vérité avec ses tristesses et ses joies, à laquelle la femme prend part de manière autonome, où elle est responsable de ses actes et où elle avance volontiers aux côtés de son mari, non pas soumise comme autrefois mais camarade de souffrances partagées, étroitement unis l’un à l’autre pour surmonter ensemble les dures épreuves de la vie et pour bâtir une famille fondée sur des sentiments et de l’amour.
23La femme d’aujourd’hui a tracé sa route depuis le monde disparu d’hier, elle cherche à être responsable de sa propre existence et à prendre part à tous les grands événements de son époque, elle cherche à comprendre où elle vit, pourquoi elle vit et quels sont ses droits, qui sont une part indissociable d’elle-même.
Notes
1 Respectivement, tante paternelle et tante maternelle (toutes les notes sont de la traductrice).
2 Le nishan est la cérémonie d’échange des bagues de fiançailles.
3 Dessert albanais.
4 Entre les deux Aïd, fêtes musulmanes.
5 Il s’agit de la nuit où l’on laisse reposer la pâte en vue de la préparation des byrek et du bakllava.
6 Formule qui signifie « Dieu est grand » en arabe.
7 La « nuit du drap » ; il s’agit de la nuit de noces.
8 Sorte de galette traditionnelle.
9 Il s’agit de la Kaaba, un édifice religieux cubique, au centre de la cour de la grande mosquée de la Mecque. C’est le lieu le plus sacré de l’islam.
10 La bulla est une femme qui accompagne la jeune mariée tout au long des étapes traditionnelles. La nuit du kënaj (la nuit de noces), elle dort à ses côtés et elle prend le petit déjeuner avec elle le lendemain matin. Ses services sont surtout payés par la famille du garçon.
11 Sortes de biscuits.
12 Dessert très populaire dans les Balkans, au Maghreb et au Moyen-Orient.
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Référence électronique
Musine Kokalari, « « Duke mbaruar » [En terminant] – Épilogue de Sa u tunt jeta [Comme la vie se balançait] de Musine Kokalari, Lola Sinoimeri (trad.) », Balkanologie [En ligne], Vol. 18 n° 2 | 2023, mis en ligne le 30 décembre 2023, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/5433 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11qfa
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