Entre Schéhérazade et Douniazad : une approche féministe et transnationale des littératures (post‑)yougoslaves. Entretien avec Jasmina Lukić
Résumés
Dans cet entretien, dédié à la mémoire de Dubravka Ugrešić, Jasmina Lukić expose son approche transnationale des littératures yougoslaves et post-yougoslaves. C’est dans ce cadre d’analyse qu’elle aborde, dans une perspective historique, la question de l’engagement féministe des femmes écrivaines, des littératures gender conscious dans les années 1970-1980 jusqu’aux littératures antinationalistes et féministes des années 1980 à nos jours. Elle montre que malgré l’effondrement de la Yougoslavie dans la décennie 1990, la littérature a continué de constituer un lieu d’engagement féministe et antinationaliste pour les autrices de l’espace post-yougoslave. Jasmina Lukić évoque ensuite son projet de monographie consacrée à l’écrivaine Dubravka Ugrešić. À travers la figure de Shéhérazade, la chercheuse propose une réflexion sur le rôle que l’autrice donne, au fil de son œuvre, à la voix narrative mais également sur sa propre position en tant que critique féministe. Au sein du projet EUTERPE, dont elle est l’initiatrice, Jasmina Lukić travaille à approfondir les approches transnationales et féministes des études (post-)yougoslaves et balkaniques telles qu’elles se développent actuellement mais en changeant d’échelle, pour les ancrer dans l’espace européen.
Entrées d’index
Mots-clés :
littérature transnationale, études (post-)yougoslaves, études balkaniques, littérature féministe, Dubravka Ugrešić, critique féministeKeywords:
transnational literature, (post-)Yugoslav, Balkan studies, feminist literature, Dubravka Ugrešić, feminist critiqueTexte intégral
Cet entretien est dédié à Dubravka Ugrešić.
Jasmina Lukić est professeure au sein du département d’études de genre de l’Université d’Europe centrale (Central European University) à Vienne. Elle est chercheuse principale et responsable du projet européen de réseau doctoral « EUTERPE: European Literatures and Gender from a Transnational Perspective (2022-2026) ».
Jasmina Lukić était invitée à ouvrir la conférence internationale « Femmes dépaysées : trajectoires transnationales et expériences artistiques d’émancipation en Europe médiane », organisée à Prague (CEFRES) par Mateusz Chmurski, Clara Royer et Lola Sinoimeri. Sa communication portait sur le « Dépaysement as a Category: The Case of Diaspora Women Writers from ex-Yougoslavia ». Elle a accepté de poursuivre avec nous cette discussion sur la littérature féministe et féminine (post-)yougoslave dans une perspective transnationale.
Naïma Berkane et Lola Sinoimeri : Cet entretien a une signification particulière pour vous. Pouvez-vous nous en dire plus ?
- 1 Colloque « Femmes dépaysées : trajectoires transnationales et expériences artistiques d’émancipatio (...)
- 2 Dubravka Ugrešić est décédée le 17 mars 2023. Voir Lukić Jasmina, « To Dubravka Ugrešić, with love (...)
Jasmina Lukić : Cet entretien est lié à un moment important de ma vie. Nous nous sommes rencontrées en 2023 lors du colloque « Femmes dépaysées » à Prague1. Le premier jour, j’ai parlé des femmes écrivaines dans les littératures yougoslaves et post-yougoslaves. Le nom de Dubravka Ugrešić est souvent revenu lors de cette conversation, à laquelle ont pris part de nombreuses personnes du public, qui connaissait bien son œuvre et avait un profond respect pour elle. Le lendemain matin, le 17 mars, tandis que les débats continuaient, est tombée la triste nouvelle de son décès2. Ça a été un choc pour toute l’assemblée. La veille, Dubravka Ugrešić était avec nous, si proche, comme si elle se tenait parmi nous dans la même pièce, et le lendemain elle nous avait quitté·e·s. Ce fut un sentiment de perte intense et partagé. Pour moi, cet entretien reste lié à ce colloque à Prague, et à ce triste moment où l’une des écrivaines et intellectuelles les plus importantes en Europe nous a quitté·e·s.
Dubravka Ugrešić a été mon amie pendant plus de quarante ans, à partir de 1981 quand j’ai déménagé de Belgrade à Zagreb. Durant la décennie suivante, j’ai vécu entre les deux villes, en tant que critique littéraire professionnelle. Après l’effondrement de la Yougoslavie, elle a d’abord déménagé à Berlin puis à Amsterdam. Deux ans après, j’ai moi-même déménagé à Budapest et, quelques années plus tard, à Vienne. En Yougoslavie, elle travaillait à l’Université de Zagreb, elle avait une carrière universitaire en tant que chercheuse, et j’étais quant à moi chercheuse indépendante. Après l’éclatement de la Yougoslavie, dans nos vies respectives de migrantes, elle est devenue une écrivaine professionnelle de haut niveau tandis que je me suis tournée vers l’enseignement. Depuis trente ans, ses écrits sont au programme de mes cours de littérature.
- 3 Pour plus d’informations, voir le site du projet : https://www.euterpeproject.eu (consulté en décem (...)
J’ai passé toute ma carrière universitaire à la Central European University (CEU), dont le campus principal est désormais à Vienne. Actuellement, à côté de mon activité de professeure au sein du département d’études de genre, je suis à l’initiative et en charge du programme doctoral « EUTERPE: European Literatures and Gender from a Transnational Perspective (2022-2026) », financé par les Actions Marie Skłodowska-Curie au sein du programme Horizon Europe3. J’évoquerai plus loin le projet en lui-même, mais j’aimerais ajouter dès à présent qu’il y a des années, lorsque j’ai commencé à m’intéresser aux littératures transnationales, la figure de Dubravka Ugrešić était déjà présente. En tant qu’écrivaine, elle a soutenu avec force l’idée selon laquelle une littérature transnationale pouvait faire office de « foyer » pour les auteur·rice·s qui ne correspondent pas ou ne désirent pas appartenir à un quelconque canon national.
Dubravka Ugrešić a été liée à ma vie et à mon travail de multiples manières. Je travaille depuis longtemps à une monographie dédiée à son œuvre. Comme cela arrive souvent dans la vie, ce projet a été interrompu trop souvent, pendant trop longtemps. J’espère l’achever bientôt, car c’est un des travaux les plus importants qu’il me reste à faire.
NB et LS : Vous considérez Dubravka Ugrešić comme une autrice yougoslave et post-yougoslave. Comment définiriez-vous les espaces yougoslaves et post-yougoslaves ?
- 4 Voir Lukić Jasmina, « Gender and Migration in Post-Yugoslav Literature as Transnational Literature (...)
JL : Je fais partie de ces chercheur·euse·s qui considèrent les littératures yougoslaves et post-yougoslaves comme des littératures transnationales4. Considérer la littérature yougoslave comme transnationale permet tout d’abord de prendre de la distance avec les réécritures actuelles des histoires littéraires nationales en ex-Yougoslavie, mais également de la penser dans un contexte plus large, celui de la littérature européenne et de la littérature mondiale.
- 5 Jay Paul, Transnational Literature: The Basics, London, Routledge 2021.
De manière générale, je trouve que le concept de littérature transnationale constitue un outil puissant qui nous permet d’appréhender la complexité des phénomènes culturels et littéraires de notre époque. Il n’est pas seulement complémentaire par rapport au concept de littérature nationale : il entre en opposition avec ce dernier, puisqu’il ouvre la voie à d’autres façons d’organiser et d’interpréter le domaine littéraire. Le concept de littérature transnationale fait état d’identités plurielles, de transculturation, de cultures frontalières créées par une communication ouverte, de multilinguisme et de l’importance de la traduction, qui n’est pas seulement linguistique5.
Les débats sur la nature des littératures yougoslaves et post-yougoslaves ont toujours été passionnés et fortement marqués par des contextes idéologiques. En Yougoslavie socialiste, la question a trop souvent été perçue comme reflétant une confrontation entre une conception intégrationniste de la Yougoslavie comme pays commun et une conception qui met au contraire l’accent sur ses différentes traditions culturelles et littéraires. Après sa désintégration, l’héritage multiculturel yougoslave a été considéré comme une menace envers les différents canons littéraires et les États-nations nouvellement établis. C’est ainsi que s’expliquent tous les débats sur l’appartenance nationale d’auteurs comme Ivo Andrić, qui ne peut évidemment être enfermé dans aucun canon national et dont l’œuvre exige une autre approche.
- 6 Lionnet Françoise, Shih Shu-mei (dir.), Minor Transnationalism, Durham, Duke University Press, 2005
Il existe différents modèles de transnationalisme pouvant être appliqués aux espaces yougoslaves et post-yougoslaves. Une première question est de savoir si l’on parle de l’espace géographique de l’ancienne Yougoslavie ou si l’on inclut les littératures post-yougoslaves migrantes et exiliques. Certain·e·s chercheur·euse·s considèrent que l’espace post-yougoslave se limite désormais aux espaces où l’on parle bosniaque-croate-monténégrin-serbe (BCMS). Je suis totalement en désaccord avec cette idée, car je pense qu’au-delà de la langue, il y a des histoires et des héritages communs. Il est important d’élargir et de problématiser les frontières plutôt que d’en créer de nouvelles, en excluant par exemple les littératures albanophones, macédoniennes ou slovènes du corpus de la littérature post-yougoslave. Une telle exclusion renforcerait une perspective nationaliste au sein des études littéraires. C’est pour cette raison que je plaide, en ce qui concerne l’espace post-yougoslave, en faveur du concept de transnationalisme mineur, proposé par Françoise Lionnet et Shu-mei Shih6. Elles introduisent ce concept par opposition au modèle centre-périphérie privilégié par la théorie post-coloniale. Si l’on considère les littératures produites dans les espaces post-yougoslaves comme des éléments d’un réseau transnational mineur sans centre, on obtient une manière plus riche de penser les événements complexes qui la caractérisent. Comme le soulignent Lionnet et Shih, ces réseaux ont la capacité de produire des alliances inattendues, de nouvelles langues et de nouvelles perspectives.
- 7 Thomsen Rosendahl Mads, Mapping World Literature: International Canonization and Transnational Lit (...)
- 8 Ivančić Viktor, Polan Hrvoje, Stjepanović Nemanja, Iza sedam logora: od zločina kulture do kulture (...)
Une autre approche de la littérature post-yougoslave littérature transnationale est davantage centrée sur les écrivain·e·s migrant·e·s qui sont également connecté·e·s à l’héritage de la Yougoslavie dans leurs œuvres. Dans cette perspective, les modèles transnationaux proposés par Azade Seyhan et Mads Thomsen7 sont plus appropriés. Le concept de littérature post-yougoslave est un outil heuristique qui offre un cadre pour la lecture critique d’une production littéraire riche et diversifiée qui ne peut être interprétée de manière adéquate dans le cadre des littératures nationales. Il s’agit aussi de comprendre que les frontières doivent être ouvertes, qu’il y a un héritage yougoslave partagé ainsi qu’un intérêt à parler de ce passé commun dans l’ensemble de ses différents aspects. Mais je ne dis pas que la littérature et les discours post-yougoslaves sont nécessairement positifs à l’égard de la Yougoslavie. Être post-yougoslave ne signifie pas être dépourvu d’esprit critique. Cela signifie entrer en opposition avec l’effacement d’un passé partagé et tenter de comprendre ce que ce passé a signifié ou peut signifier aujourd’hui. À ce titre, l’exemple de Viktor Ivančić est éclairant. Ivančić est l’un des fondateurs et l’éditeur de la célèbre Feral Tribune, ainsi qu’un écrivain extrêmement prolifique. Il parle des expériences menées par le pays commun en les opposant aux échecs des projets nationalistes dans la région et à l’effacement actuel de l’héritage antifasciste yougoslave. Mais dans le même temps, il analyse avec une précision incroyable, tel un chirurgien qui exécute une opération très douloureuse sans anesthésie, la façon dont certains aspects de cet héritage partagé ont pu conduire aux atrocités des guerres des années 19908.
NB et LS : Selon vous, la littérature a-t-elle constitué un espace d’engagement féministe pour les femmes en ex-Yougoslavie ?
- 9 Sur les débuts du féminisme en Yougoslavie, voir : Mlađenović Lepa, « Počeci feminizma – Ženski pok (...)
- 10 La première organisation lesbienne se constitue à Ljubljana en 1985 dans le cadre du groupe féminis (...)
JL : Avec du recul, je pense que les littératures écrites par des femmes et abordant la condition des femmes ont été l’un des phénomènes les plus importants de la littérature yougoslave à partir de la fin des années 1970. Mais permettez-moi d’abord de resituer ces littératures dans un contexte plus large, en revenant sur ce qui se passait en Yougoslavie à cette époque. Je tiens à souligner que quand je parle de socialisme, je parle du socialisme modéré yougoslave. En effet, il est important de rappeler que les idées féministes étaient présentes dans l’espace public yougoslave depuis les années 19709. En 1978, s’est tenue à Belgrade une grande conférence internationale féministe intitulée « Drug-ca Žena: Žensko Pitanje – Novi Pristup? » [Camarade Femme : la question des femmes – une nouvelle approche ?]. Elle a rassemblé des féministes de Yougoslavie et de l’étranger et donné une forte impulsion au développement déjà en cours d’activités féministes plus organisées à travers le pays. Peu de temps après cette conférence, des organisations féministes ont été fondées dans différentes villes de Yougoslavie : en 1978-1979, la première section « Femmes et société » a été fondée à l’Université de Zagreb, au sein de l’Association croate de sociologie, suivie d’une section du même nom à l’Université de Belgrade en 1980 ; le premier groupe de femmes, Lilith, a été fondé en 1985 en Slovénie, d’où ont émergé les premiers groupes lesbiens Lilith LL et ŠKUC LL10. Le premier rassemblement féministe de Yougoslavie s’est tenu à Ljubljana en 1987.
- 11 Voir à ce propos : Lukić Jasmina, « Pisanje kao antipolitika » [L’écriture comme antipolitique] dan (...)
- 12 Parun Vesna, Pod muškim kišobranom [Sous un parapluie masculin], Zagreb, Globus, 1987.
Le féminisme de la seconde vague est entré dans les universités par le biais de la French feminist theory, qui était lue à la fois à Zagreb et à Belgrade. L’un des concepts clés, en particulier dans le domaine littéraire, était celui d’écriture féminine, qui a été plus largement mobilisé dans les années 1980. Ceci est d’autant plus important que, tout au long des années 1970 et 1980, les approches formalistes de la littérature et le concept d’autonomie de la littérature ont été prédominants dans la critique littéraire. Avec le recul, il est clair que l’usage du concept d’autonomie de la littérature était également contextuel et donc politique. Mais à l’époque, en tant que critiques littéraires, nous croyions vraiment à sa neutralité11. Or, quand on parle des littératures écrites par des femmes, il est important de souligner que les approches formalistes, qui mettent l’accent sur ce qui était considéré comme de « pures qualités littéraires de l’écriture », n’offraient pas les outils nécessaires pour reconnaître et valider la pertinence de cette nouvelle production des années 1970 et 1980 dans la littérature yougoslave, qui prenait en compte la dimension du genre. Les écrivaines déjà reconnues, comme Vesna Parun, considérée comme l’une des poétesses les plus importantes de Yougoslavie, ont été saluées pour la qualité littéraire de leurs œuvres mais jamais pour les enjeux de genre qui traversaient leurs écrits. Dans l’un de ses derniers essais, Pod muškim kišobranom [Sous un parapluie masculin]12, Vesna Parun aborde les questions de genre non en tant que féministe de la deuxième vague, mais en tant que femme et écrivaine qui a fait l’expérience de la misogynie – et je me dois d’utiliser ce mot ici.
Les choses ont commencé à changer à la fin des années 1970, avec le développement d’une littérature témoignant d’une conscience de genre (gender consciousness), ainsi que d’une critique littéraire féministe. Ces tendances étaient également présentes dans la vie littéraire yougoslave. L’émergence de textes littéraires liés à des idées féministes ou témoignant d’une conscience de genre a alors fait l’objet d’une attention importante de la part de la critique, même si la lecture de ces textes continuait de s’inscrire principalement dans un cadre d’analyse formaliste. Je voudrais ajouter qu’en Yougoslavie, comme dans les pays d’origine de la deuxième vague féministe, les textes littéraires ont constitué l’un des lieux principaux d’articulation et de promotion des nouvelles formes de conscience de genre caractérisant la deuxième vague. Le cas de Slavenka Drakulić, militante féministe et écrivaine, en est un exemple significatif.
- 13 Mićić Dimovska Milica, Priče o ženi [Histoires sur une femme], Novi Sad, Matica srpska, 1972.
Mais j’aimerais mobiliser ici l’exemple d’une écrivaine qui ne s’est jamais déclarée féministe mais dont les écrits étaient pourtant centrés sur les femmes d’une manière fondamentalement féministe et brassaient une grande partie des thématiques centrales de la deuxième vague. De tels cas ne sont pas si rares (songeons à Doris Lessing ou Fay Weldon, par exemple). Dans le cas de la littérature yougoslave, il s’agit de Milica Mićić Dimovska, qui était associée à la Stvarnosna proza [fiction hard-boiled], un style d’écriture critique vis-à-vis de la réalité sociale principalement représenté par des auteurs masculins. Si son style correspondait parfaitement à ce courant (l’usage du réalisme, la focalisation sur la vie quotidienne et une insistance sur ses aspects déshumanisants), ce n’était pas le cas de ses objets puisque Mićić Dimovska se concentrait sur les femmes et les détails de leurs vies, subvertissant par-là l’interprétation profondément machiste du monde qui était intégrée, pour ainsi dire, dans le modèle de la Stvarnosna proza. Les écrivains qui incarnaient ce courant n’étaient pas eux-mêmes machistes, mais la version de la réalité qu’ils décrivaient l’était très certainement et ils l’abordaient dans leurs œuvres sans conscience des enjeux et inégalités de genre. C’est Mićić Dimovska qui a introduit ces questions en écrivant sur les femmes et les limites qu’elles rencontrent dans leurs vies. J’ai toujours été fascinée par son premier livre, Priče o ženi [Histoires sur une femme]13, écrit alors qu’elle était encore une jeune autrice et qui parle pourtant de femmes dans la quarantaine, trop jeunes pour accepter la vacuité de leur vie quotidienne mais considérées comme trop vieilles par la société pour commencer quoi que ce soit de nouveau. La question des femmes et de leur vie sous le socialisme est restée la thématique principale des écrits de Mićić Dimovska jusqu’au déclenchement de la guerre.
- 14 Drakulić Slavenka, Smrtni grijesi feminizma [Les péchés mortels du féminisme], Zaprešić, Fraktura, (...)
- 15 Ugrešić Dubravka, Štefica Cveck u raljama života, Zagreb, GZH, 1983. La traduction en français, Šte (...)
Dans les années 1980, de nombreuses intellectuelles, écrivaines et journalistes traitaient des idées féministes de la seconde vague et sont entrées en littérature en tant que féministes. Le premier recueil d’essais de Slavenka Drakulić, Smrtni grijesi feminizma [Les péchés mortels du féminisme]14, est paru avant ses romans et l’a clairement positionnée en tant que fervente féministe de la deuxième vague. On peut également mentionner Irena Vrkjan et Rada Iveković qui mobilisaient l’autobiographie en tant que genre littéraire genré offrant aux écrivaines de nouvelles possibilités pour exprimer et promouvoir leur subjectivité. Il y a également eu Dubravka Ugrešić et son livre Štefica Cveck u raljama života [Štefica Cvek dans la gueule de la vie]15 qui à la fois promeut des idées féministes et les interroge de manière critique. Cette double perspective sur le féminisme du début de la deuxième vague dans les écrits de Dubravka provient de la position spécifique des femmes sous le socialisme modéré, différente des autres contextes importants de développement de la deuxième vague, comme celui des femmes américaines vivant en banlieue par exemple. De nos jours, une analyse intersectionnelle serait nécessaire pour examiner les différences contextuelles. Mais, de manière plus générale, dans les années 1970, en Yougoslavie, un certain nombre de droits exigés par la deuxième vague étaient accordés aux femmes, comme les droits reproductifs ou l’égalité salariale. Dans les formulaires officiels, c’était le « nom d’un parent » qui était exigé, et non le « nom du père », désormais obligatoire. Bien entendu, de nombreux aspects du système reflétaient un patriarcat profondément ancré et nécessitaient des changements, notamment la question du travail de care non rémunéré des femmes ou la reconnaissance des droits des personnes LGBTQI+.
NB et LS : Pourriez-vous nous parler de votre propre expérience, à l’époque, en tant que critique littéraire ? Comment avez-vous commencé à adopter une perspective féministe dans vos critiques et dans votre recherche ?
JL : À l’époque, j’étais ce qu’on appelle une « critique générationnelle ». Je suivais les travaux d’une génération d’écrivain·e·s qui publiaient à la fin des années 1970 et dans les années 1980. J’écrivais surtout sur la poésie et, s’agissant de fiction, j’ai commencé par suivre de près les écrivain·e·s associé·e·s à la Stvarnosna proza. C’est là qu’il m’est apparu clairement que les autrices qui manifestaient une conscience de genre nécessitaient une nouvelle approche critique. Je connaissais et j’appréciais beaucoup les écrits de Mićić Dimovska et, pourtant, j’avais du mal à trouver les mots justes pour décrire ses œuvres de fiction. C’est seulement quand j’ai pris mes distances avec les approches formalistes et que je suis devenue une critique littéraire féministe que j’ai compris à côté de quoi je passais dans mes analyses. L’apport de nouveaux concepts issus de la théorie féministe a permis de mettre en lumière les qualités les plus importantes de son œuvre. Sa réception critique est donc aussi une histoire féministe. Je pense qu’elle n’était pas bien comprise et qu’elle n’était pas interprétée de manière adéquate avant que la perspective féministe ne constitue une grille de lecture pour son œuvre. Et je suis sûre que, dans toutes les littératures des Balkans, il y a eu des écrivaines importantes dont les œuvres appelaient une interprétation féministe et qui aujourd’hui encore nécessitent une nouvelle lecture, avec une perspective féministe.
NB et LS : Quel est l’impact des bouleversements historiques sur ces engagements féministes, avant, pendant et après les années 1990, et jusqu’à aujourd’hui ? Voyez-vous un dialogue ou un désaccord entre les auteur·ice·s de ces différentes générations ?
JL : En ce qui concerne la littérature, la conséquence la plus importante de l’éclatement du pays a été la destruction d’un espace littéraire commun dans lequel la circulation des livres n’était pas entravée. Il a fallu beaucoup de temps avant que la circulation des livres à travers les frontières des nouveaux États de la région soit à nouveau possible. Cette circulation existe à présent, mais pas au même niveau qu’avant. Désormais, les champs littéraires sont structurés autour de nouveaux centres nationaux dans chaque pays nouvellement établi, ce qui a conduit à une perte de connaissance sur l’histoire littéraire à un niveau régional. C’est pour cette raison que je considère que l’approche transnationale est si importante.
Comme je l’ai déjà mentionné, la littérature produite par des femmes et témoignant d’une conscience de genre était déjà présente et influente en Yougoslavie depuis la fin des années 1970. Cependant, la dimension de genre de ce nouveau type de fictions a d’abord été davantage reconnue par la critique en Croatie, et seulement plus tard en Serbie. Néanmoins, les livres ont circulé à travers tout le pays.
Dans les années 1990, ce sont des groupes féministes et des initiatives civiles la plupart du temps menées par des femmes qui ont pris la tête des mouvements anti-nationalistes et anti-guerre. Ce sont des voix féministes qui se sont opposées au tournant profondément patriarcal et contre-révolutionnaire qui a eu lieu dans différentes parties de l’ex-Yougoslavie. Il est intéressant d’observer la façon dont, dans les années 1990, les mouvements féministes se sont renforcés, le nombre de groupes de femmes a augmenté à travers toute l’ex-Yougoslavie et la manière dont ces groupes ont continué de coopérer entre eux. La plupart de ces groupes n’ont jamais cessé de communiquer, ils n’ont jamais vraiment accepté d’être divisés ou identifiés selon des critères nationalistes.
- 16 En français dans le texte original.
- 17 Jovanović Biljana, Pada Avala, Beograd, Slobodan Masić, 1981. Traduction anglaise : Avala is Fallin (...)
- 18 Le terme babe signifie « grand-mère » en BCMS et peut être utilisé de manière péjorative à l’encont (...)
Dans les années 1970 et 1980, les principaux centres d’intérêt des écrivaines étaient littéraires et, pour la génération des écrivaines témoignant d’une conscience de genre, le plus important était l’affirmation de nouvelles thématiques liées aux expériences des femmes, ainsi que de nouvelles formes d’écriture, au premier rang desquelles les récits autobiographiques et différentes formes d’écriture féminine16. Mais, avec la crise sociale et les guerres des années 1990, leurs centres d’intérêt ont profondément changé. Dans ce nouveau contexte, des écrivaines comme Ugrešić sont devenues les voix les plus engagées contre la guerre et le nationalisme. D’autres, comme Biljana Jovanović ont activement milité au sein des mouvements contre la guerre. Vivant entre Belgrade et Ljubljana, Jovanović a consacré les dernières années de sa courte vie à organiser des campagnes contre la guerre ainsi que des réseaux et des événements dans toute l’ex-Yougoslavie, appelant à une résistance active contre la politique guerrière de Slobodan Milošević et des autres chefs de guerre. Je suis très heureuse d’annoncer que, grâce à une récente traduction de John Cox, son roman Pada Avala [Avala tombe]17 est désormais disponible en anglais. Vesna Kesić, l’une des journalistes les plus actives des années 1980, s’est également tournée vers l’activisme féministe en devenant l’une des fondatrices du mouvement BABE18 – be active, be emancipated.
- 19 Mićić Dimovska Milica, Poslednji zanosi MSS [Les dernières illusions de MSS], Beograd, Nolit, 1997.
J’aimerais montrer comment cette transformation opère en mobilisant encore une fois le cas de Mićić Dimovska, car elle est moins connue internationalement qu’elle ne le mérite. Comme je l’ai déjà dit, ses premières œuvres de fiction mettent en scène des femmes qui vivent une vie pour ainsi dire ordinaire dans l’atmosphère suburbaine de petites villes de Voïvodine. En ayant abondamment recours au procédé du monologue intérieur, elle traite de la routine dépourvue de toute joie et plaisir réel, qui caractérise la vie de ses personnages. Mais, dans ses œuvres de fiction plus tardives, écrites après l’éclatement de la Yougoslavie, l’autrice adopte une perspective plus large et porte un plus grand intérêt à la responsabilité sociale de ses écrits dans le nouveau contexte politique. Son roman Poslednji Zanosi MSS [Les dernières illusions de MSS]19, publié en 1997, retrace le destin de la poétesse serbe Milica Stojadinović-Srpkinja (1828-1878). Celle-ci a passé une grande partie de sa vie dans un petit village près de Novi Sad, à s’occuper de ses parents tout en entretenant une correspondance avec certain·e·s des écrivain·e·s les plus illustres de son époque, qui louaient sa personne et ses talents de poétesse. Après la mort de ses parents, elle s’est installée à Belgrade dans l’espoir d’obtenir une reconnaissance nationale. Ses espoirs ont malheureusement été déçus dans une ville incapable de reconnaître le talent littéraire d’une femme. Ses écrits ont été perdus. Elle en a elle-même détruit une partie, après avoir renié sa poésie lyrique au nom d’un idéal nationaliste et exprimé le désir de composer des vers patriotiques. Dans son roman, Mićić Dimovska marche dans les pas de la poétesse durant la seconde partie de sa vie passée à Belgrade et peint le portrait d’une femme dont la vie et le talent ont été gâchés par son obsession pour les idéaux nationalistes. Publié à une époque de nationalisme extrême, Les dernières illusions de MSS est un roman profondément subversif à l’encontre de toute forme de nationalisme, notamment quand il est érigé en idéal littéraire.
- 20 Mićić Dimovska Milica, Mrena [La Cataracte], Novi Sad, Solaris, 2002. Traduction anglaise : The Cat (...)
Un autre de ses livres, Mrena [La Cataracte]20, qui a été traduit en anglais, montre la façon dont le pouvoir opère dans le domaine de la culture. Dans ce roman, Mićić Dimovska crée une réplique de la vieille institution culturelle serbe Matica sprska (établie à Novi Sad, où elle a vécu) et montre comment l’on devient nationaliste, comment l’on accepte de participer à toutes sortes de pratiques problématiques d’un point de vue éthique pour en retirer des petits bénéfices, tout en se trompant soi-même et en trompant les autres sur la vraie nature de ses propres actes. L’un des personnages principaux est une femme atteinte de cataracte qui refuse d’être opérée car elle ne veut plus voir le monde. Ce choix difficile est en réalité un positionnement éthique fort : c’est l’opposition d’une femme à une logique de pouvoir institutionnel toxique et masculiniste.
- 21 Voir : Lunghi Enrico et al., Sanja Iveković: Lady Rosa of Luxembourg, Luxembourg, Musée d’Art moder (...)
- 22 Voir : https://kunsthallewien.at/en/exhibition/sanja-ivekovic-works-of-heart/ (consulté en décembre (...)
- 23 Laszlo Klemar Kosjenka (dir.), Izložba Sanja Iveković: Nada Dimić File 2023. Nada Dimić – Rekonstru (...)
- 24 Ibid., p. 12.
J’aimerais donner un exemple supplémentaire, dans le domaine de la culture visuelle cette fois-ci, d’un engagement féministe continu de l’époque yougoslave à l’époque post-yougoslave : celui de Sanja Iveković, une artiste fortement engagée, dès le début de sa carrière, dans le féminisme et l’activisme féministe. Elle s’est forgé une réputation d’artiste qui n’hésite pas à faire des déclarations féministes fortes et a souvent provoqué de vives réactions, comme cela a été le cas avec sa célèbre œuvre « Lady Rosa Luxembourg21 ». Récemment, une grande rétrospective lui a été consacrée à la Kunsthalle de Vienne, intitulée « Sanja Iveković. Works of Heart (1974-2022)22 ». Mais je tiens à mentionner ici une autre de ses expositions, qui s’est tenue récemment à Zagreb, intitulée « Nada Dimić File 202323 ». Cette exposition retrace une histoire critique et genrée de la région depuis la Seconde Guerre mondiale, de l’héritage partisan jusqu’au démembrement du pays commun et la transition postsocialiste en Croatie. Nada Dimić était une communiste et une partisane, elle a été emprisonnée et tuée en 1942 à l’âge de 19 ans. Dans une première partie de l’exposition, Sanja Iveković reconstruit l’histoire personnelle de Nada Dimić et évoque ainsi l’héritage de la lutte antifasciste yougoslave lors de la Seconde Guerre mondiale. Elle reconstitue ensuite l’histoire de l’usine dénommée « Nada Dimić » sous le socialisme et évoque ainsi les souvenirs du socialisme yougoslave, avec le développement industriel rapide qu’il a permis et les changements qu’il a apportés dans les vies des femmes. Enfin, l’exposition évoque la manière dont l’usine a été vendue, privatisée et renommée durant la période postsocialiste, avant d’être rapidement fermée, laissant des centaines de femmes sans emploi. La perspective de genre est ici d’une importance capitale. Ce que Sanja Iveković montre également, c’est que les femmes sous le socialisme yougoslave n’ont pas simplement reçu des droits, elles se sont battues activement pour eux et certaines ont sacrifié leur vie au nom de la lutte antifasciste. À l’époque du développement du socialisme et de l’émancipation des femmes, leurs noms sont restés dans les mémoires. Mais l’effacement postsocialiste de cette mémoire, qui a également entraîné l’effacement du nom de Nada Dimić dans les dernières années d’existence de l’usine, a incité Iveković à imaginer une intervention artistique. Comme l’explique Kosjenka Laszlo Klemar dans son texte pour le catalogue de l’exposition, Iveković a réalisé une intervention urbaine consistant à réactiver l’enseigne lumineuse de l’usine « Nada Dimić », qui était toujours accrochée à la façade du bâtiment, et a organisé un centre de conseil juridique gratuit pour les travailleuses qui avaient perdu leur emploi24. Ce type d’activisme artistique féministe, ou plutôt d’« artivisme », caractérise tout le travail d’Iveković.
NB et LS : Pouvez-vous nous parler de votre projet de monographie, Schéhérazade en exil, consacrée à Dubravka Ugrešić ? Pourquoi avez-vous choisi de mobiliser la figure de Schéhérazade comme alter ego de l’écrivaine ?
- 25 Ugrešić Dubravka, La Renarde, Chloé Billon (trad.), Paris, Christian Bourgeois, 2023, p. 468. Vers (...)
Le renard est Schéhérazade. Schéhérazade est une renarde. Schéhérazade est une histoire sur comment naissent les histoires. Car Schéhérazade, en racontant des histoires, s’achète un jour de vie en plus25.
- 26 Ugrešić Dubravka, Poza za prozu [Pause pour la prose], Zagreb, CDD, 1978. Il s’agit d’un recueil de (...)
JL : Lorsque j’ai décidé d’écrire un livre sur Dubravka Ugrešić, le titre m’est apparu comme une évidence : l’exil, parce que Dubravka avait déjà quitté la Croatie à ce moment-là ; Schéhérazade, parce que dès son premier livre, Poza za prozu [Pause pour la prose]26, Dubravka a endossé ce rôle de narratrice, elle a fait le choix d’une voix narrative forte qui a le pouvoir de créer des mondes fictionnels et elle a très souvent utilisé la structure de l’histoire dans l’histoire. Cette voix est présente et clairement reconnaissable dans ses écrits, et la·le lecteur·rice n’est jamais autorisé·e à l’identifier totalement avec l’autrice. Même quand la présence de Dubravka apparaît plus clairement, elle garde en fait ses distances et laisse à la narratrice/Schéhérazade la tâche de raconter l’histoire. Cela a été sa manière de protéger l’autonomie du texte. Nous pourrions passer en revue chacun de ses romans pour en faire la démonstration, mais intéressons-nous pour l’instant à son dernier, La Renarde : elle y affirme à nouveau le pouvoir et l’autonomie de cette voix narrative et boucle ainsi la boucle.
Je suis profondément convaincue que lire le travail de Dubravka à travers le prisme de Schéhérazade n’est pas une manière artificielle de regrouper tous ses écrits dans une même catégorie. Dubravka était une écrivaine incroyablement consciente, qui a soigneusement réfléchi à tous les grands principes sur lesquels son œuvre reposait. Elle a toujours été très claire quant aux implications de chaque mot qu’elle utilisait, tant dans sa littérature que lors de ses apparitions publiques. Dans l’un de ses derniers entretiens, on lui a demandé si La Renarde était un roman autobiographique, ce à quoi elle a répondu : « Même si c’était le cas, et alors ? » Cela révèle quelque chose de notre époque que cette question soit même posée, puisqu’il s’agit d’un roman sur la fabrication des histoires, dans lequel, de la première à la dernière page, l’autrice ne cesse de répéter au lecteur que son rôle est de mentir ; que la littérature est un mensonge. Ce n’est pas un mensonge inutile. C’est un mensonge important. C’est un mensonge qui nous donne une autre sorte de vérité sur le monde dans lequel nous vivons. Mais ce n’est pas la vérité sur l’auteur·rice. C’est pour cela que la narratrice de La Renarde n’arrête pas de dire au·à la lecteur·rice : je te mens tout le temps pour pouvoir te dire la vérité. Et c’est ce que fait Schéhérazade quand elle raconte des histoires.
- 27 Ugrešić Dubravka, Doba kože, Zagreb, Fraktura, 2019. Traduction anglaise : The Age of Skin, Ellen E (...)
La Renarde est un livre dans lequel je crois que Dubravka a voulu réaffirmer ses idées principales sur la littérature et montrer comment la magie de la littérature opère – de la même façon que son dernier livre d’essais, Doba kože [L’Âge de la peau]27, fait œuvre de testament. Dans le dernier texte de cet ouvrage, intitulé « Une Archéologie de la résistance !? », Dubravka parle de l’histoire de Schéhérazade comme de l’une des plus cruelles. Schéhérazade raconte des histoires pour sauver sa vie, et Dubravka la voit comme celle qui nous sauve tous·tes. C’est donc là, en dernière instance, le rôle de la littérature : sauver des vies. Conter est aussi un acte de résistance, souligne-t-elle, car c’est face à une autorité cruelle que les histoires s’énoncent. Sa thèse suivante est pessimiste et affecte la lecture de l’histoire de Schéhérazade en tant qu’elle est une histoire d’amour. La victoire de Schéhérazade est aussi sa plus grande défaite, nous dit Dubravka, puisqu’elle épouse, à la fin, son bourreau potentiel. Sa vie est sauvée mais la misogynie, elle, n’est pas près de disparaître.
- 28 Ugrešić, Štefica Cveck u raljama života, op. cit.
- 29 Ugrešić Dubravka, Baba Jaga je snijela jaje, Zagreb, Vuković-Runjić ; Belgrade, Geopoetika, 2008. T (...)
Dans ce même essai, l’autrice clôt l’histoire de sa relation longue et complexe avec le féminisme. Depuis l’un de ses premiers livres, Štefica Cvek dans la gueule de la vie28, où elle fait preuve d’une attitude mi-favorable, mi-ironique à l’égard de la seconde vague du féminisme, son engagement en faveur des idées féministes et des questions relatives aux femmes n’a cessé de croître. Cela peut s’expliquer, en partie, par le fait que les droits des femmes sont attaqués par la contre-révolution conservatrice que nous vivons, en particulier dans certains pays postsocialistes. Son œuvre tend à donner des avertissements de plus en plus explicites à ses lecteur·ice·s afin qu’iels·suivent attentivement ce qu’il se passe : la vie et les droits qu’iels considéraient comme acquis sont susceptibles d’être menacés. Dans l’essai, Dubravka réussit à concilier sa foi profonde en l’autonomie de la littérature avec des revendications féministes fortes. Pour penser le texte comme autonome, il faut reconnaître sa souveraineté ontologique, le séparer de son auteur·rice, c’est-à-dire ne pas le lire comme un miroir de la biographie de l’auteur·rice, aussi proche qu’elle puisse paraître. Mais cela ne doit en rien affaiblir l’exigence de responsabilité sociale que porte la littérature. Pour Dubravka Ugrešić, il s’est agi d’un engagement actif contre le nationalisme oppressif, la culture de guerre qu’il a engendrée et la masculinité toxique qui en est une partie intégrante ; si elle privilégie des exemples issus principalement de l’espace post-yougoslave, leur signification ne s’y limite en aucun cas. La masculinité toxique doit être reconnue et combattue : raconter des histoires à son sujet est une forme de résistance. Nous entendons très clairement cet appel à la résistance dans plusieurs de ses œuvres comme, par exemple, dans le très féministe Baba Yaga a pondu un œuf29.
Mais cette relation entre Schéhérazade et Dubravka m’importe également pour une autre raison : c’est qu’elle me permet de définir ma propre position, ce que je développe plus en détails dans le livre qui, je l’espère, paraîtra bientôt. Si Dubravka est Schéhérazade, alors je peux être Douniazad. La situation narrative initiale n’implique pas seulement le sultan Schahriar, mais également la sœur de Schéhérazade, Douniazad, qui se trouve dans la chambre en leur compagnie. C’est Douniazad qui demande à Schéhérazade de raconter une histoire la première nuit que toutes deux passent dans le château de Schahriar, elle est agente de leur histoire, mais, le plus important pour moi (étant donné que je ne suis pas agente des histoires de Dubravka) est qu’elle est une critique féministe, elle est celle qui croit en Schéhérazade et fait confiance à ses histoires. Donc, si Dubravka est Schéhérazade, il faut que Douniazad existe aussi.
- 30 Ibid.
- 31 Ugrešić Dubravka, Život je bajka [La vie est un conte], Zagreb, GZH, 1981.
- 32 Ugrešić Dubravka, Forsiranje romana reke, Zagreb, August Cesarec, 1988. Traduction française : L’of (...)
- 33 Ugrešić Dubravka, Fording the Stream of Consciousness (Writings from an Unbound Europe), Tom Eekman (...)
- 34 Voir Lukić Jasmina, « Poetics, Politics and Gender », dans Jasmina Lukić, Joanna Regulska, Darja Za (...)
- 35 Ugrešić Dubravka, American fictionary, Cela Hawkesworth et Ellen Elias-Bursać (trad.), Rochester, O (...)
- 36 « Le titre a d’abord été traduit, à cause des pressions de l’éditeur, par Have a Nice Day: From the (...)
- 37 Ugrešić Dubravka, Kultura laži, Zagreb, Arzkin, 1996. La première publication se fait aux Pays-Bas (...)
- 38 Ugrešić Dubravka, Muzej bezuvjetne predaje, Zagreb, Faust Vrančić ; Belgrade, Geopoetika, 2004. Pre (...)
- 39 Ugrešić Dubravka, Ministarstvo boli, Beograd, Fabrika knjiga ; Zagreb, Faust Vrančić, 2004. Traduct (...)
En ce qui concerne l’œuvre de Dubravka, nous sommes hélas aujourd’hui en situation de regarder en arrière et de commencer à tirer quelques conclusions. Sa disparition est encore très proche et difficile à accepter. Cependant, je vais me prêter à l’exercice car il y a quelque chose que je voudrais souligner. Elle a abordé de nombreux sujets dans ses essais, qui sont d’une qualité littéraire extraordinaire30. Dans la première période de sa carrière d’écrivaine, jusqu’en 1991, Dubravka Ugrešić publie quatre livres : Pause pour la prose, Štefica Cvek dans la gueule de la vie, Život je bajka [La vie est un conte]31 et L’offensive du roman-fleuve32. C’est ce dernier qui fait de Dubravka une célébrité yougoslave, il reçoit en un an tous les grands prix littéraires et c’est également son premier livre traduit en anglais, sous le titre Fording the Stream of Consciousness33. La manière dont une écrivaine célèbre et aimée de tous·tes devient, en une nuit, une traîtresse nationale, la rapidité et l’intensité avec lesquelles s’est orchestré ce changement dans les esprits et dans les cœurs sont incroyables et révélatrices. Au début de la guerre, Dubravka commence à publier des essais critiquant le nationalisme, ce qui provoque un lynchage médiatique intense et prolongé34. Le premier ouvrage qu’elle publie après l’éclatement de la Yougoslavie est un recueil d’essais récemment réédité en anglais sous le titre American Fictionary35 (soit, contrairement à sa première édition, la traduction littérale du titre original croate)36. Si ce n’est pas son livre le plus connu, il n’en demeure pas moins extrêmement intéressant car Ugrešić se trouvait alors aux États-Unis et écrivait une chronique pour un journal hollandais sur son expérience américaine : cela a donné lieu à une série de textes courts où ses opinions sur le mode de vie américain s’entremêlaient au récit de la guerre dans les Balkans, le tout écrit pour un public hollandais. Le livre crée ainsi une sorte de triangle entre la Croatie, les Pays-Bas et les États-Unis, et offre une vision complexe des événements. À la fin des années 1990, Dubravka publie deux livres particulièrement importants, Kultura laži [Une culture de mensonges]37 et Le musée des redditions sans condition38. Publiés en anglais la même année, ils retracent tous deux l’étendue de la tragédie des guerres de sécession yougoslaves. Son roman suivant, Le ministère de la douleur39, parle des expériences post-yougoslaves de migration : comment vivre avec l’héritage de la guerre et que faire de la douleur. C’est aussi une réflexion critique sur la nostalgie yougoslave, très précise et très dure.
- 40 Ugrešić Dubravka, Zabranjeno čitanje, Sarajevo, Omnibus ; Belgrade, Geopoetika, 2001. Traduction f (...)
Dans ses essais, Ugrešić explore une grande variété de sujets, allant de la transition postsocialiste à une série de questions culturelles qui s’inscrivent dans une perspective plus large sur la globalisation. Dubravka Ugrešić est une globe-trotteuse, une voyageuse, et une grande partie de son travail interroge ce que signifie vivre lorsque l’on n’est pas soutenu·e par une identité stable. Elle ne cesse d’insister sur le fait qu’elle ne veut être connue que pour son nom, c’est-à-dire pour ses livres. J’aime tout particulièrement son livre Ceci n’est pas un livre40 qui parle des changements dans le monde de l’édition d’une manière ironique, pleine d’humour et en même temps très amère, qui lui est si caractéristique. Pour moi, Dubravka est une écrivaine européenne par excellence, non seulement parce qu’elle est lue et aimée à travers l’Europe, mais parce qu’elle a tiré une cartographie critique de ce que cela signifie d’être européen·ne, un·e immigré·e en Europe, une personne vivant à ses marges, culturellement et souvent aussi émotionnellement. Elle a écrit l’impossibilité de définir l’européanité tout en proposant une alternative qui consisterait à penser l’Europe comme un entre-deux, une immense région frontalière, une potentialité. Cela fait d’elle, à mon sens, une représentante de ce que serait une littérature européenne transnationale. C’est aussi en tant que femme qu’elle est une écrivaine transnationale.
NB et LS : Comment s’est produit ce passage des Balkans à l’Europe dans votre recherche ?
- 41 Sur le concept de postmémoire, voir : Hirsch Marianne, The Generation of Postmemory: Writing and Vi (...)
JL : Je suis comparatiste, ma formation et mes connaissances portent d’abord sur les littératures européennes. Mon travail de recherche se focalise sur les littératures yougoslaves, post-yougoslaves et slaves, et maintenant également sur la littérature européenne, en particulier dans le cadre du projet « EUTERPE: European Literatures and Gender from Transnational Perspective » que je dirige actuellement. Il réunit huit universités d’Europe et du Royaume-Uni (la Central European University, l’Université de Bologne, l’Université de Grenade, l’Université de Łódź, l’Université d’Oviedo, l’Université d’Utrecht, l’Université de York et l’Université de Coventry). Nous, professeur·e·s et doctorant·e·s, travaillons ensemble autour de ce projet qui vise à étudier les productions littéraires transnationales écrites par des femmes depuis la fin du xxe siècle. Le projet aboutira à la rédaction de onze thèses de doctorat par des étudiant·e·s de ces universités. Notre recherche collective fera également l’objet de la publication en accès libre d’un Dictionary of Transnational Women’s Literature in Europe, compilant nos concepts clés et des entrées bio-bibliographiques des principales figures littéraires, ainsi que d’un Digital Catalogue and Podcast Library qui rendra accessible tout le matériel collecté lors de la création du dictionnaire. Je me sens extrêmement privilégiée de travailler sur ce projet avec un groupe de chercheur·euse·s éminent·e·s en littérature et en études de genre. Il s’agit d’un projet sur l’Europe mais nous ne sommes pas eurocentré·e·s dans notre réflexion ni dans notre méthodologie. Notre but n’est pas de renforcer une compréhension normative de l’Europe et de l’européanité. Au contraire, nous entendons problématiser ces concepts et examiner la production littéraire à travers le prisme de la transculturation, en questionnant les règles et les canons tels qu’ils se sont institutionnalisés. D’une certaine façon, sur un registre plus personnel, je peux dire que mon passage de critique littéraire générationnelle qui s’intéressait à l’axe Belgrade-Zagreb dans les années 1980 à ce rôle actuel de responsable de recherche du programme EUTERPE reflète bien ma vie depuis l’effondrement de la Yougoslavie. Je me suis considérée yougoslave, puis post-yougoslave. Je vivais à Belgrade, plus tard entre Zagreb et Belgrade, puis j’ai déménagé en Hongrie lorsque j’ai commencé à enseigner à la CEU. Mes enfants sont nés en Croatie, ils sont allés à l’école en Hongrie et ils ont appris à parler aussi bien BCS que hongrois. Maintenant, j’habite à Vienne. J’ai beaucoup parlé du terme « yougoslave » avec Dubravka. Pendant un certain temps, il nous a été confisqué par Slobodan Milošević, ce qui a rendu son usage difficile pour beaucoup d’entre nous. C’est alors que j’ai commencé à me définir comme post-yougoslave. Pouvons-nous nous réapproprier l’identité yougoslave ? Il y a quelque chose de performatif dans cette possibilité. Resémantiser la Yougoslavie comme appartenant à l’histoire et à l’identité des Balkans, en tant qu’espace de production et non seulement de destruction, est quelque chose de très important pour moi. L’identité yougoslave n’était pas une identité nationale, elle était culturelle. Elle était aussi un moyen de parler de la diversité et des héritages multiples. Je constate que de plus en plus de chercheur·euse·s travaillent sur ces différents héritages de manière critique et analytique. Iels apportent de nouvelles perspectives à la recherche sur la Yougoslavie, en commençant par les questions de postmémoire41. Pour ma génération, l’héritage de la Yougoslavie sera toujours marqué par les guerres. Mais cette nouvelle génération peut essayer de se positionner différemment, même s’il sera longtemps impossible de dépasser la violence de l’éclatement du pays.
- 42 Matijević Tijana, From Post-Yugoslavia to the Female Continent: A Feminist Reading of Post-Yugoslav (...)
Cette nouvelle génération se penche sur une grande diversité de sujets, tels que le yougoslavisme, le mouvement des non-alignés, l’économie et les héritages architecturaux et artistiques. Deux livres ont été publiés récemment que je trouve très importants en raison des perspectives féministes et transnationales qu’ils apportent à la discussion. Le premier, From Post-Yugoslavia to the Female Continent, de Tijana Matijević42, propose une approche systématique de la littérature post-yougoslave d’un point de vue féministe. L’hypothèse de Matijević est que la littérature post-yougoslave se caractérise par son lien étroit avec le passé yougoslave et son intérêt particulier pour le genre, le corps et la sexualité. Les analyses littéraires de la chercheuse prennent racine dans la théorie féministe et elle lit la littérature post-yougoslave comme un discours féministe. Cette décision se justifie parfaitement dans son choix d’auteur·rice·s, ce qui lui permet de structurer le champ de la littérature post-yougoslave tout en dépassant la génération de celles et ceux qui ont été jusque-là considéré·e·s comme emblématiques de la notion-même de littérature post-yougoslave, comme c’est le cas de Dubravka Ugrešić, David Albahari ou Aleksandar Hemon. Elle apporte de nouveaux noms littéraires et se positionne ainsi comme une critique générationnelle d’écrivain·e·s post-yougoslaves majoritairement né·e·s autour de 1980, comme Tanja Stupar Trifunović, Tea Tulić ou Ivana Bodrožić. Son livre est une contribution importante à la compréhension non seulement de la pertinence des auteur·rice·s qu’elle analyse mais aussi de l’importance la perspective post-yougoslave.
- 43 Tumbas Jasmina, “I am Jugoslovenka!”: Feminist Performance Politics During and After Yugoslav Socia (...)
L’autre livre que j’aimerais mentionner est “I am Jugoslovenka!” de Jasmina Tumbas43, qui se base sur un usage particulier du mot Jugoslovenka, la version féminine du nom « Yougoslave ». Elle en fait l’un de ses concepts clés et l’utilise pour reconnaître le rôle des femmes dans les politiques d’émancipation de genre du socialisme yougoslave. En se focalisant sur les stratégies de performance féministe dans les arts visuels et la culture populaire, Tumbas parvient à capter l’atmosphère yougoslave particulière d’ouverture à l’expérimentation des formes et à la remise en question des normes sociales et artistiques. Elle suit cette scène jusqu’à la fin des années 1990, considérant les femmes de la décennie de l’éclatement de la Yougoslavie comme les dernières Jugoslovenke, dont elle souligne les engagements anti-guerre et antinationalistes, et ce, de chaque côté du conflit.
- 44 Richter, Matijević, Kowollik (dir.), Schwimmen gegen den Strom?, op. cit.
- 45 Lukić Jasmina, « Gender and migration in post-Yugoslav literature as transnational literature », da (...)
Avant la monographie de Tijana Matijević, est également paru un ouvrage collectif important, Schwimmen gegen den Strom? [Nager à contre-courant ?]44, rassemblant des contributions en anglais et en allemand, dont la mienne, sur la littérature féminine yougoslave en tant que littérature transnationale45.
- 46 Agoston-Nikolina Elka, Shoreless Bridges: South East European Writing in Diaspora, Amsterdam-New Yo (...)
- 47 Kasabova Kapka, Border: A Journey to the Edge of Europe, Minneapolis, Graywolf Press, 2017. Traduct (...)
- 48 Alexandru Maria-Sabina Draga, Nicolaescu Madalina, Smith Helen (dir.), Between History and Personal (...)
La perspective transnationale est également importante pour l’espace balkanique d’une manière plus globale. Il y a quelque temps, Elka Agoston a dirigé un livre très intéressant, bien qu’il ait été peu promu, intitulé Shoreless Bridges : South European Writing in the Diaspora after 199046. Elle y établit que l’écriture de l’autre côté des frontières est l’une des caractéristiques des écrivain·e·s vivant dans les Balkans. Un autre ouvrage important qui souligne la pertinence des théories des frontières est Border : A Journey to the Edge of Europe, de Kapka Kasabova47. Dans cette ouvrage, l’autrice analyse la façon dont les zones frontalières entre la Bulgarie, la Grèce et la Turquie ont été créées et dont les différentes traditions communiquent. Between History and Personal Narrative: East European Women’s Stories of Migration in the New Millennium est un autre ouvrage important qui traite précisément des manières dont la perspective féministe peut nous aider à penser différemment la région48.
- 49 Pekić Borislav, Zlatno runo, Belgrade, Prosveta, 1978. Traduction française : La Toison d’or, Mirei (...)
- 50 Lukić Jasmina, Metaproza: čitanje žanra: Borislav Pekić i postmoderna poetika [Métaprose. Lire le g (...)
Si nous parlons des Balkans en tant qu’espace transnational, il me faut absolument mentionner l’un des écrivain·e·s majeur·e·s de la littérature yougoslave, Borislav Pekić, dont l’influence s’étend également à la littérature post-yougoslave. Il a écrit un incroyable roman en sept tomes, La Toison d’or49, auquel j’ai consacré une monographie dans laquelle je le lis comme un modèle de métafiction historiographique50. Pekić associe l’histoire des Balkans, de la Yougoslavie et de la Serbie à la mythologie grecque. La Toison d’or est une saga familiale dont les personnages principaux sont des descendants de centaures expulsés des temps mythiques et projetés dans l’histoire. Ils y vivent plusieurs événements historiques clés, comme la chute de Constantinople, la bataille de Sziget ou les guerres mondiales du xxe siècle. Pekić parle des Balkans comme d’un espace où les trois religions majeures se rencontrent et interagissent, où différentes strates de temps se recoupent, effaçant les frontières entre l’historique et le mythologique, un espace où les cultures et les histoires se mêlent sans cesse les unes aux autres. Il crée des mondes fictionnels extrêmement complexes qui lui permettent de retracer une histoire alternative du commerce telle qu’elle a été vécue par une famille aroumaine qui, à travers les siècles, s’est déplacée de la petite ville grecque de Moscopolis à la capitale slovène. Il s’agit également de faire une histoire de la modernisation européenne vue des Balkans.
- 51 CEU Review of Books, Central European University Press : https://ceureviewofbooks.com/ (consulté en (...)
Il existe de nombreuses façons de mieux connaître les Balkans et ses littératures. J’aimerais, pour conclure, mentionner CEU Press, la maison d’édition liée à mon université, qui publie traditionnellement les recherches importantes issues de et sur l’Europe centrale et orientale. Son projet le plus récent, CEU Press Review of Books51, va fortement contribuer au savoir sur la région et à sa compréhension. L’idée est d’encourager une discussion ouverte entre spécialistes établi·e·s et jeunes chercheur·euse·s, et de recenser des ouvrages publiés dans différentes langues, en accordant une attention particulière aux régions sous-représentées. Comme de tradition pour CEU Press, les Balkans auront une place importante dans la politique éditoriale. Le premier numéro a été publié en juin 2023 et je suis convaincue que cette initiative va devenir une plateforme majeure pour repenser les Balkans et promouvoir de nouveaux travaux, de nouvelles voix et de nouvelles idées.
Notes
1 Colloque « Femmes dépaysées : trajectoires transnationales et expériences artistiques d’émancipation en Europe médiane », Prague, Centre français de recherche en sciences sociales (CEFRES), 16-17 mars 2023.
2 Dubravka Ugrešić est décédée le 17 mars 2023. Voir Lukić Jasmina, « To Dubravka Ugrešić, with love », CEU Review of Books, juin 2023, en ligne : https://ceureviewofbooks.com/longread/to-dubravka-ugresic-with-love/ (consulté en décembre 2023).
3 Pour plus d’informations, voir le site du projet : https://www.euterpeproject.eu (consulté en décembre 2023).
4 Voir Lukić Jasmina, « Gender and Migration in Post-Yugoslav Literature as Transnational Literature », dans Angela Richter, Tijana Matijević, Eva Kowollik (dir.), Schwimmen gegen den Strom? Diskurse weiblicher Autorschaft im postjugoslawischen Kontext [Nager à contre-courant ? Les discours de l’auctorat féminin en contexte post-yougoslave], Halle, Martin-Luther-Universität Halle-Wittenberg, 2018, p. 319-342. En BCMS : « Rod i migracija u postjugoslovenskoj književnosti kao transnacionalnoj književnosti », Reč, no 87/33, 2017, p. 273-291.
5 Jay Paul, Transnational Literature: The Basics, London, Routledge 2021.
6 Lionnet Françoise, Shih Shu-mei (dir.), Minor Transnationalism, Durham, Duke University Press, 2005.
7 Thomsen Rosendahl Mads, Mapping World Literature: International Canonization and Transnational Literature, New York, Continuum, 2008 ; Seyhan Azade, Writing Outside the Nation, Princeton, Princeton University Press, 2001.
8 Ivančić Viktor, Polan Hrvoje, Stjepanović Nemanja, Iza sedam logora: od zločina kulture do kulture zločina [Derrière les sept camps : du crime de la culture à la culture du crime], Beograd, Forum Ziviler Friedensdienst, 2018.
9 Sur les débuts du féminisme en Yougoslavie, voir : Mlađenović Lepa, « Počeci feminizma – Ženski pokret u Beogradu, Zagrebu, Ljubljani » [Les débuts du féminisme – Le mouvement des femmes à Belgrade, Zagreb, Ljubljana], Autonomni ženski centar Beograd, en ligne : http://www.womenngo.org.rs/zenski-pokret/istorija-zenskog-pokreta/217-poceci-feminizma-zenski-pokret-u-beogradu-zagrebu-ljubljani (consulté en décembre 2023). Voir également Lóránd Zsófia, The Feminist Challenge to the Socialist State in Yugoslavia, Cham, Palgrave Macmillan, 2018.
10 La première organisation lesbienne se constitue à Ljubljana en 1985 dans le cadre du groupe féministe Lilith, sous le nom de Lilith LL. S’ensuit la création en 1987 de ŠKUC LL, section autonome du centre culturel étudiant (ŠKUC) de la ville. Voir Oblak Teja et Pan Maja, « Yearning for Space, Pleasure and Knowledge: Autonomous Lesbian and queer Feminist Organizing in Ljubljana », dans Bojan Bilić, Marija Radoman (dir.), Lesbian Activism in the (Post)Yugoslav Space: Sisterhood and Unity, Cham, Palgrave Macmillan, 2019, p. 27-59.
11 Voir à ce propos : Lukić Jasmina, « Pisanje kao antipolitika » [L’écriture comme antipolitique] dans Reč, časopis za književnost i kulturu, i društvena pitanja, no 66, 2002, p. 73-102.
12 Parun Vesna, Pod muškim kišobranom [Sous un parapluie masculin], Zagreb, Globus, 1987.
13 Mićić Dimovska Milica, Priče o ženi [Histoires sur une femme], Novi Sad, Matica srpska, 1972.
14 Drakulić Slavenka, Smrtni grijesi feminizma [Les péchés mortels du féminisme], Zaprešić, Fraktura, 1984.
15 Ugrešić Dubravka, Štefica Cveck u raljama života, Zagreb, GZH, 1983. La traduction en français, Štefica Cvek dans la gueule de la vie, figure dans le recueil de nouvelles et de courts romans intitulé Dans la gueule de la vie, Mireille Robin (trad.), Paris, Plon, 1997.
16 En français dans le texte original.
17 Jovanović Biljana, Pada Avala, Beograd, Slobodan Masić, 1981. Traduction anglaise : Avala is Falling, John Cox et Biljana Jovanović (trad.), Wien, Central European University Press Classics, 2020. En français sont publiées deux de ses pièces de théâtre : Maison centrale. Une chambre sur le Bosphore, Mirelle Robin (trad.) Paris, L’Espace d’un instant, 2010.
18 Le terme babe signifie « grand-mère » en BCMS et peut être utilisé de manière péjorative à l’encontre des femmes. Le mouvement s’est réapproprié ce terme, en en resémantisant le sens.
19 Mićić Dimovska Milica, Poslednji zanosi MSS [Les dernières illusions de MSS], Beograd, Nolit, 1997.
20 Mićić Dimovska Milica, Mrena [La Cataracte], Novi Sad, Solaris, 2002. Traduction anglaise : The Cataract, Sibelan Forrester (trad.), Media, Parnilis Media, 2016.
21 Voir : Lunghi Enrico et al., Sanja Iveković: Lady Rosa of Luxembourg, Luxembourg, Musée d’Art moderne Grand-Duc Jean et Casino Luxembourg (éd.), 2012.
22 Voir : https://kunsthallewien.at/en/exhibition/sanja-ivekovic-works-of-heart/ (consulté en décembre 2023).
23 Laszlo Klemar Kosjenka (dir.), Izložba Sanja Iveković: Nada Dimić File 2023. Nada Dimić – Rekonstrukcija industijskog nasleđa 12/05-30/06/2023 [Exposition Sanja Iveković : Nada Dimić File 2023. Nada Dimić – Reconstruction d’un héritage industriel], Zagreb, Tehnički muzej Nikola Tesla, 2023.
24 Ibid., p. 12.
25 Ugrešić Dubravka, La Renarde, Chloé Billon (trad.), Paris, Christian Bourgeois, 2023, p. 468. Version originale : Lisica, Zagreb, Fraktura, Belgrade, IP Booka, 2017 ; Sarajevo, Buybook, 2018.
26 Ugrešić Dubravka, Poza za prozu [Pause pour la prose], Zagreb, CDD, 1978. Il s’agit d’un recueil de nouvelles dont la première a été publiée dans Ugrešić Dubravka, Lend me your character, Celia Hawkesworth, Michael Henry Heim et Damion Searls (trad.), Funks Grove, Dakley Archive Press, 2004. Certaines de ces nouvelles ont également été traduites en français dans Dans la gueule de la vie, Murielle Robin (trad.), op. cit.
27 Ugrešić Dubravka, Doba kože, Zagreb, Fraktura, 2019. Traduction anglaise : The Age of Skin, Ellen Elias-Bursać (trad.), Rochester, University of Rochester: Open Letter Books, 2020.
28 Ugrešić, Štefica Cveck u raljama života, op. cit.
29 Ugrešić Dubravka, Baba Jaga je snijela jaje, Zagreb, Vuković-Runjić ; Belgrade, Geopoetika, 2008. Traduction française : Baba Yaga a pondu un œuf, Chloé Billon (trad.), Paris, Christian Bourgeois, 2021.
30 Ibid.
31 Ugrešić Dubravka, Život je bajka [La vie est un conte], Zagreb, GZH, 1981.
32 Ugrešić Dubravka, Forsiranje romana reke, Zagreb, August Cesarec, 1988. Traduction française : L’offensive du roman-fleuve, Mirelle Robin (trad.) Paris, Plon, 1993.
33 Ugrešić Dubravka, Fording the Stream of Consciousness (Writings from an Unbound Europe), Tom Eekman, Nadja Grbić et Michael Henry Heim (trad.), London, Virago Press, 1991.
34 Voir Lukić Jasmina, « Poetics, Politics and Gender », dans Jasmina Lukić, Joanna Regulska, Darja Zavirsek (dir.), Women and Citizenship in Central and Eastern Europe, Aldershot, Ashgate Publishing, 2006, p. 239-257.
35 Ugrešić Dubravka, American fictionary, Cela Hawkesworth et Ellen Elias-Bursać (trad.), Rochester, Open Letter Books, 2018. Le texte a d’abord été publié dans une traduction de Roel Schuyt : Nationaliteit:geen, Amsterdam, Njigh&van Ditmar, 1993. Le texte original est publié la même année : Ugrešić Dubravka, Američki fickionar, Zagreb, Durieux, 1993.
36 « Le titre a d’abord été traduit, à cause des pressions de l’éditeur, par Have a Nice Day: From the Balkan War to the American Dream, New York, Viking Press, 1994. Dubravka n’a jamais aimé ce titre, cette nouvelle édition permet à l’ouvrage de revenir à ce qu’il s’était donné pour but. » [Note de Jasmina Lukić]
37 Ugrešić Dubravka, Kultura laži, Zagreb, Arzkin, 1996. La première publication se fait aux Pays-Bas : De cultuur van leugens, Roel Schuyt (trad.), Amsterdam, Njigh&van Ditmar, 1995. Traduction anglaise : The Culture of Lies, Celia Hawkesworth (trad.) London, Weidenfeld and Nicolson, 1998.
38 Ugrešić Dubravka, Muzej bezuvjetne predaje, Zagreb, Faust Vrančić ; Belgrade, Geopoetika, 2004. Première publication du texte : Museum van onvoorwaardelijke overgave, Roel Schuyt (trad.), Amsterdam, Njigh&van Ditmar, 1997. Traduction française : Le musée des redditions sans condition, Mireille Robin (trad.), Paris, Fayard, 2004.
39 Ugrešić Dubravka, Ministarstvo boli, Beograd, Fabrika knjiga ; Zagreb, Faust Vrančić, 2004. Traduction française : Le ministère de la douleur, Jeanne Matillon (trad.), Paris, Albin Michel, 2008.
40 Ugrešić Dubravka, Zabranjeno čitanje, Sarajevo, Omnibus ; Belgrade, Geopoetika, 2001. Traduction française : Ceci n’est pas un livre, Mireille Robin (trad.), Paris, Fayard, 2005.
41 Sur le concept de postmémoire, voir : Hirsch Marianne, The Generation of Postmemory: Writing and Visual Culture After the Holocaust, New York, Colombia University Press, 2012.
42 Matijević Tijana, From Post-Yugoslavia to the Female Continent: A Feminist Reading of Post-Yugoslav Literature, Bielefeld, Transcript Verlag, 2021. Une recension de cet ouvrage figure dans ce numéro.
43 Tumbas Jasmina, “I am Jugoslovenka!”: Feminist Performance Politics During and After Yugoslav Socialism, Manchester, Manchester University Press, 2022. Une recension de cet ouvrage est publiée dans ce numéro.
44 Richter, Matijević, Kowollik (dir.), Schwimmen gegen den Strom?, op. cit.
45 Lukić Jasmina, « Gender and migration in post-Yugoslav literature as transnational literature », dans Richter, Matijević, Kowollik (dir.), Schwimmen gegen den Strom?, op. cit.
46 Agoston-Nikolina Elka, Shoreless Bridges: South East European Writing in Diaspora, Amsterdam-New York, Rodopi, 2010.
47 Kasabova Kapka, Border: A Journey to the Edge of Europe, Minneapolis, Graywolf Press, 2017. Traduction française : Lisière, Morgane Saysana (trad.), Paris, J’ai Lu, 2021.
48 Alexandru Maria-Sabina Draga, Nicolaescu Madalina, Smith Helen (dir.), Between History and Personal Narrative: East European Women’s Stories of Migration in the New Millennium (Contributions to Transnational Feminism), Münster, LIT Verlag, 2014.
49 Pekić Borislav, Zlatno runo, Belgrade, Prosveta, 1978. Traduction française : La Toison d’or, Mireille Robin (trad.), Marseille, Agone, 2002.
50 Lukić Jasmina, Metaproza: čitanje žanra: Borislav Pekić i postmoderna poetika [Métaprose. Lire le genre littéraire : Borislav Pekić et la prose postmoderne], Belgrade, Stubovi kulture, 2001.
51 CEU Review of Books, Central European University Press : https://ceureviewofbooks.com/ (consulté en décembre 2023).
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Naïma Berkane et Lola Sinoimeri, « Entre Schéhérazade et Douniazad : une approche féministe et transnationale des littératures (post‑)yougoslaves. Entretien avec Jasmina Lukić », Balkanologie [En ligne], Vol. 18 n° 2 | 2023, mis en ligne le 30 décembre 2023, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/5197 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11qf6
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page