1Le conflit bulgaro-serbe relatif au territoire de Bregovo est un exemple typique des disputes entre pays balkaniques, conflit qui pendant plusieurs années a perturbé les relations entre les deux voisins sans que l’enjeu n’en vaille la peine. Même pour les hommes politiques balkaniques un tel volume de territoire ne mérite pas de provoquer une véritable crise internationale. Evidemment, derrière cette querelle pittoresque pour un territoire dont la superficie est d’un quart de kilomètre carré, ou plus exactement de 25,858 hectares, ce sont d’autres problèmes qui se cachent.
2Les articles 2 et 36 du Traité de Berlin délimitent le territoire et les frontières entre la Bulgarie et ses voisins. La frontière avec la Serbie est fixée comme suit : « du sommet du mont Radocina la frontière suit vers l’ouest la crête des Balkans par Ciprovec-Balkan et Stara Planina jusqu’à l’ancienne frontière orientale de la Principauté de Serbie près de la Kula Smiljova Cuka, et, de là, cette ancienne frontière jusqu’au talweg du Danube, qu’elle rejoint à Rakovica ». En décembre 1878, une commission bulgaro-serbe signe un protocole déclarant que dans cette zone la frontière suit le cours de la rivière Timok. Néanmoins les deux parties ne parviennent pas à s’entendre sur la date qui doit servir de référence pour la définition de la frontière. Ainsi les discussions n’aboutissent pas à un résultat définitif.
3Le problème consiste dans le fait qu’au cours des décennies précédentes le lit du Timok a changé sensiblement. De cette manière, les Serbes gardent quelques terres situées sur la rive droite de la rivière, c’est-à-dire en territoire bulgare. Cela mécontente la population bulgare locale qui les considère comme lui appartenant. Pour les Serbes, c’est la frontière entre l’Empire ottoman et la Serbie fixée en 1833 qui doit servir de base, car à cette époque « dans ces parages elle a été fixée sur la rive droite du Timok suivant l’ancien lit de la rivière ». Les Bulgares, par contre, insistent pour que soit pris en considération l’état actuel du Timok. Ils soutiennent l’argument que « la Commission européenne parle du Timok sans faire aucune distinction entre d’anciens et de nouveaux lits ».
4Au centre du conflit sont les prairies de Bregovo. Il s’agit d’une propriété de la dynastie Obrenović d’environ 150 dönüm (1 dönüm = 920 m2). Le Prince Miloš (1780-1860) achète dans les années 1830 au Turc Hadji Abdi un moulin à eau à proximité de Bregovo. Le bief de ce moulin, qui coule vers le Timok, avec le temps change le courant de la rivière et la prairie se retrouve en 1879 sur la rive orientale, en territoire bulgare. Les prétentions et les disputes qui existaient jadis entre les Turcs et les Serbes pour ce territoire reprennent à partir de 1879 : maintenant les autorités ottomanes sont remplacées par les Bulgares. En 1881 et 1882, les délégués des deux pays essaient à plusieurs reprises de trouver une solution au problème. En même temps, le gouvernement bulgare (en 1881) et le gouvernement serbe (en décembre 1882) refusent de ratifier la convention élaborée. De cette manière le problème de la frontière dans cette zone reste non résolu.
5En octobre 1883, éclate en Serbie la révolte antigouvernementale connue sous le nom Timočka buna. Elle met encore une fois à l’épreuve les relations entre les deux pays, car après son écrasement ses dirigeants trouvent refuge en Bulgarie. Belgrade proteste et entreprend une offensive diplomatique en vue de leur extradition. A partir de mars 1884 les pourparlers entre les deux pays concernant le sort des émigrés se resaisissent du problème concret des prairies de Bregovo. Et au début du mois de mai, au moment de l’apogée de la crise des émigrés, les autorités serbes envoient dans la zone un poste de sentinelles de quatre soldats, qui s’installent et renforcent l’ancien bâtiment frontalier. Il s’agit d’une maisonnette où logeaient les gardes-champêtres chargés de surveiller la prairie. Les soldats continuent à empêcher, en tirant en l’air, les bergers bulgares de Bregovo d’utiliser la prairie, comme le faisaient les gardes-champêtres. Se sentant menacé par le revirement de la situation - le remplacement des gardes-champêtres par les soldats gardes-frontières, Sofia décide d’agir. Le 16 mai, le gouvernement libéral de Dragan Cankov ordonne au préfet de la région de Vidin de chasser les Serbes du rivage oriental de la rivière. Le 22 mai, le préfet accompagné de neuf dragons encerclent les soldats serbes. Sous la menace d’être désarmés, ceux-ci évacuent et se replient de l’autre côté de la rivière. Le 25 mai, l’agent diplomatique serbe à Sofia, G. Simić, remet une note diplomatique au gouvernement bulgare en protestant contre cet “acte brutal”. Belgrade demande le rétablissement du corps de garde serbe et l’éloignement immédiat de tous les émigrés serbes de Sofia et des départements limitrophes du Royaume Serbe. Le représentant diplomatique prévient que si, dans un délai de trois jours, des mesures concrètes ne sont pas prises par les Bulgares, le gouvernement serbe fermera les bureaux de son Agence diplomatique à Sofia.
Les prairies de Bregovo
6Le Premier ministre bulgare Dragan Cankov et le ministre des Affaires étrangères Marko Balabanov consultent l’agent diplomatique russe à Sofia, Koyander. Celui-ci déclare que le gouvernement n’a pas le droit de céder aux autres pays même une poignée du territoire bulgare, libéré par le sang des Russes. Le diplomate russe partage la crainte du Département Asiatique à Saint-Pétersbourg qui voit d’un mauvais œil l’influence prééminente de Vienne sur la politique serbe et en craint des développements dangereux. Encouragé par cette réponse, le Premier ministre ne cède pas devant le Prince Alexandre Ier de Battenberg, qui, à la tête du pays, préconise un compromis avec Belgrade. Devant le Conseil des ministres, Dragan Cankov déclare qu’il est prêt à « se mesurer à la Serbie », ce qui signifie la guerre. Cette tirade provoque l’inquiétude du Prince qui, entré en conflit avec le tsar Alexandre III, cherche des alliés balkaniques.
7Finalement la réponse du ministre bulgare des Affaires étrangères concernant l’incident de Bregovo est que « les autorités locales de Vidin, qui ont invité, non par la force armée qui n’a pas été employée, mais tout simplement par les agents ordinaires de Police locale, certains hommes armés sur notre territoire et dont le nombre avait dernièrement augmenté, à se retirer au-delà de la frontière, n’ont fait que leur devoir ».
8En réponse, le Premier ministre serbe Milutin Garašanin rappelle son agent diplomatique à Sofia. Par note du 26 mai le gouvernement de Belgrade expose ses accusations contre la Bulgarie aux Grandes Puissances, qui sont concentrées surtout sur le problème des émigrés. A son tour, le 16 juin, le gouvernement bulgare envoie aux agents diplomatiques européens à Sofia un mémoire relatif au conflit. Dans ce document, pour la première fois, on prévoit la possibilité d’un compromis :
Si, d’ailleurs, le Gouvernement serbe voulait se prévaloir de l’existence d’un ancien lit du Timok pour justifier ses prétentions sur le point contesté, le Gouvernement bulgare dans ce cas ne s’opposerait nullement à ce que l’on se mît à chercher tous les endroits où le Timok avait changé de cours, à la condition toutefois qu’il aurait le droit d’occuper les points de territoire qui, situés autrefois en deçà du Timok, se trouvent actuellement sur le territoire serbe par suite des changements du lit qu’a éprouvés cette rivière.
9Dans le mémoire est cité en exemple un terrain de 300 dönüm situé au-delà du Timok à côté du village bulgare de Baley (dans certain documents Balej ou Balei), à une distance de deux kilomètres de Bregovo. Le document conclut que : « Si la “Kraleva Livada” [“la Prairie du kral” - appellation du roi de Serbie] doit appartenir à la Serbie, parce que le Timok s’est retiré du territoire bulgare, pour la même raison “la Carina Livada” [“tsar” appellation des monarques bulgares] doit appartenir à la Principauté de Bulgarie ».
10La rupture des relations diplomatiques entraîne la menace d’un conflit potentiel entre les deux pays. Les Grandes Puissances décident d’agir. Au cours de l’été 1884, une commission internationale composée des représentants de la Russie, de l’Autriche-Hongrie et de l’Allemagne se réunit afin de délimiter la frontière bulgaro-serbe. Les discussions ne donnent pas de résultats, car les participants n’arrivent pas à rapprocher les positions des deux pays voisins. Le délégué russe insiste pour tenir compte uniquement de la position actuelle du Timok, les deux autres délégués considèrent comme base le lit datant de 1833.
11L’échec de la commission internationale fait que Sofia et Belgrade doivent mener eux-mêmes les pourparlers. En octobre et novembre 1884, le gouvernement bulgare envoie via l’agent diplomatique serbe à Bucarest, Kalević, sa proposition de négociation. En novembre, le Prince Alexandre à son tour adresse une lettre au Roi Milan. Il lui propose de faire connaître à M. Bodi, secrétaire chargé de s’occuper des intérêts de l’Agence diplomatique serbe à Sofia, les positions serbes en vue d’entamer entre les deux parties une discussion non-officielle. Après une longue correspondance, les deux monarques préparent un projet d’accord. Selon le document, les Bulgares doivent déclarer leurs regrets pour le conflit et doivent racheter la prairie directement au Roi Milan. Le nouveau gouvernement de Petko Karavelov, soutenu par l’agent russe Koyander refuse. Avec tristesse, le Prince Alexandre décrit dans une lettre personnelle au Roi Milan les mésaventures relatives à ce sujet avec ses ministres. Ils ont déclaré qu’étant Bulgares « ils préfèrent être égorgés plutôt que de signer ce document qui est un crime contre la Patrie ».
12Pendant toute l’année 1885 les relations diplomatiques entre les deux pays restent rompues. En novembre 1885 éclate la guerre serbo-bulgare qui se termine par une défaite serbe. Le 13 octobre 1886, à Niš, est signé un « Accord relatif au rétablissement des relations diplomatiques bulgaro-serbes et au règlement des questions pendantes entre les deux pays ». Dans ce document, le gouvernement de Sofia « regrettant l’incident de Bregovo qui avait altéré les relations d’amitié entre les deux états voisins, fera évacuer le terrain contesté vis-à-vis de ce village, immédiatement après la signature du présent acte ». Le terrain est déclaré “neutre” et une commission bulgaro-serbe est nommée pour trouver une solution. En même temps le gouvernement serbe se déclare prêt à le céder à la Bulgarie en échange d’un terrain équivalent sur un autre point de la frontière.
13Le lendemain le ministre des Affaires intérieures, Vasil Radoslavov, demande au préfet de Vidin de lever le poste bulgare sur la prairie de Bregovo, ce qui se fait deux jours plus tard. Dans un télégramme du 23 octobre, le préfet décrit le mécontentement des paysans de Bregovo suite à cette décision. Il est intéressant de noter que dans ce télégramme on trouve deux résolutions du ministre des Affaires étrangères Grigor Načovič : il note que « la prairie restera toujours bulgare, même si les Serbes prouvent qu’elle leur appartient » et aussi : « Il en suit que le poste serbe restera pour toujours de l’autre côté du Timok ».
14Une semaine plus tard, les Serbes nomment le préfet de la région frontalière et le président du tribunal de Belgrade comme membres de la commission mixte. Les délégués bulgares et serbes commencent leurs discussions sur le problème en décembre de la même année, mais sans grand succès. L’année suivante, les deux pays continuent à chercher un compromis. Entre-temps les Bulgares essaient d’entraîner dans les pourparlers la Sublime Porte, laquelle est encore suzerain officiel de la Principauté. Les Turcs fournissent au ministre Načovič tous les documents nécessaires, mais préfèrent ne pas se mêler directement aux discussions, malgré les insistances bulgares. La seule démarche de la Porte est datée de février 1887. Son représentant à Belgrade déclare que le gouvernement du Sultan n’acceptera aucune concession territoriale de la part de sa vassale la Bulgarie. Certaines parmi les autres Grandes Puissances conseillent aux Bulgares et aux Serbes de trouver eux-mêmes la solution du problème. Dans ce sens on peut mentionner la démarche du comte G. Kàlnoky, ministre des Affaires étrangères de l’Autriche-Hongrie. Les Bulgares sont très sensibles aux conseils des diplomates européens depuis qu’en novembre 1886 Saint-Pétersbourg a rompu les relations diplomatiques avec Sofia, tout en exerçant une politique de pression sur la Régence qui gouverne le pays après la destitution du prince Alexandre I. L’appui des autres Grandes Puissances est d’une importance réelle pour la Principauté, car ses hommes politiques se rendent compte que ce problème frontalier peut être exploité par les Russes.
15Le 1er juin 1887, un changement de gouvernement s’effectue en Serbie. Le Parti libéral accède au pouvoir. Tout de suite le représentant bulgare à Belgrade entre en contact avec le nouveau ministre des Affaires étrangères à propos du problème frontalier entre les deux pays. De nouveau des représentants des deux pays se réunissent, mais cette fois ils sont décidés à trouver une solution au problème de la frontière concernant la prairie de Baley. Finalement, le problème est résolu par un « Acte d’échange de territoires dans la région des villages Bregovo et Balej (Baley) » signé le 19 décembre 1888. D’après le document :
1. Le Royaume de Serbie cède à la Principauté de Bulgarie la prairie de Bregovo, située sur la rive droite du Timok.
2. En échange la Principauté de Bulgarie cède au Royaume de Serbie la prairie de Balei se trouvant sur la rive gauche de Timok.
3. Le cours actuel de Timok près de Bregovo et de Balej est la frontière politique entre le Royaume de Serbie et la Principauté de Bulgarie.
16C’est la fin logique d’un conflit pour une prairie de 25 hectares qui pendant presque dix ans a entretenu des tensions entre les deux pays voisins.