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Dossier

Au fil de la soie dans les Balkans au xixe siècle

Along the Silk Thread (Balkans, Nineteenth Century)
Andrea Umberto Gritti

Résumés

L’objectif du présent article est d’expliquer de quelle façon le boom de la demande de matière première en provenance des soieries européennes, que la pébrine provoque au milieu du xixe siècle, accroît l’importance de la sériciculture pour l’économie rurale des Balkans ottomans. Les registres consulaires, la correspondance commerciale et la documentation des Archives ottomanes d’Istanbul sont croisés pour retracer les initiatives des marchands français et italiens qui créent et consolident les chaînes d’exportation. La croissance rapide du commerce séricicole et la suspension des connexions préexistantes remettent en cause les prérogatives fiscales des autorités ottomanes, qui réagissent en tentant d’accroître l’enracinement de leur action administrative. Afin de montrer comment les opérations des marchands étrangers et cette tendance à la territorialisation du pouvoir étatique ont laissé une marque durable sur l’économie de la Roumélie, trois questions sont examinées : les variations de la géographie régionale de la sériciculture, le déploiement spatial du savoir économique et les effets des différents régimes fonciers sur les formes d’accès au profit du marché.

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Texte intégral

Je remercie Bernard Lory pour ses remarques, qui m’ont beaucoup aidé à améliorer mon texte.

La soie, l’économie intérieure et le commerce international

  • 1 Petmezas Socrates, Recherches sur l’économie et les finances des villages du Pélion, région d’indus (...)

1Cet article vise à contribuer au débat autour des imbrications de l’agriculture, du commerce et de l’industrie dans l’Empire ottoman et de leur déploiement spatial, en analysant l’essor des filières de la soie dans les Balkans. Au cours du xixe siècle, ce secteur de l’économie rurale renouvela ses techniques, tant en ce qui concerne les méthodes d’élevage des vers, que les formes du traitement des cocons, afin d’accroître la valorisation de ses produits à l’international. La commercialisation croissante de ces derniers fut l’œuvre consciente d’un front composé de négociants et de courtiers européens, qui voulaient plier les cycles consolidés de la sériciculture locale aux exigences de l’exportation. Les mesures qu’ils prirent n’étaient pas différentes de celles suivies par les pionniers du commerce français s’enfonçant dans l’arrière-pays thessalien dans les années 17201. En fait, leurs démarches poursuivaient un double objectif : persuader les paysans d’étendre les terres consacrées à la culture du mûrier et accaparer, le plus tôt possible après le séchage et le dévidage, les cocons, afin d’empêcher l’utilisation du fil de soie dans le tissage domestique. Et pourtant, la fortune des tentatives faites au cours du xixe siècle fut plus durable que les précédentes : en agrégeant les données relatives aux cocons et à la soie grège et moulinée, on constate que le volume des importations de l’Empire dans les ports français, où s’écoulait la majeure partie du produit brut nécessaire à la soierie lyonnaise, passa de 80 539 kg en 1837 à 913 997 kg en 1853 (voir tableau 1 en annexe).

2Cette évolution n’est pas seulement due au surplus d’opérateurs commerciaux, prêts à atteindre des régions toujours plus éloignées des Balkans. Les perspectives de gains énormes à réaliser en élevant les vers étaient soutenues par un climat économique favorable. Dans les années 1840, une nouvelle maladie parasitaire, la pébrine, fit son apparition dans les fermes d’Italie et des bassins de la Garonne et du Rhône, où elle s’avéra bien plus nuisible que celles connues auparavant, réduisant sévèrement les rendements de l’élevage et faisant grimper la demande et les prix des cocons. Cela favorisa une mutation économique générale : la sériciculture influa de plus en plus sur les décisions de production des ménages paysans ; une branche industrielle se consolida pour la transformation de la matière première ; les pratiques du commerce de gros se répandirent dans de nouvelles régions.

3Il y a là des sujets de recherche que l’historiographie a bien souvent abordés de manière intégrée, afin d’expliquer pourquoi l’expansion du commerce au milieu du xixe siècle n’a pas conduit à un développement économique durable. La dynamique vertueuse prévue par les contemporains s’est en effet enrayée à la fin des années 1860, aux débuts de la longue dépression. Ce que l’historiographie de synthèse a donc cru devoir expliquer, c’était avant tout le rejet de l’Empire dans une position semi-périphérique du système-monde, tel que conceptualisé par Immanuel Wallerstein, ou sa transformation en région source de matières premières et en débouché pour l’industrie européenne. Le regard de cette littérature est sélectif : il s’est concentré préférentiellement sur les exportations, identifiées au facteur de changement, tandis que le rôle actif de l’agriculture a longtemps été ignoré. Lorsque la relation entre les ports de commerce et l’intérieur des terres a été explicitement considérée, le peu de renseignements empiriques disponibles a été noyé dans des modèles explicatifs d’origine sociologique, qui ont fait de l’histoire économique de l’Empire ottoman tardif un jeu à somme nulle. L’impulsion de la commercialisation serait venue de la bourgeoisie marchande, tandis que les producteurs se seraient retrouvés dépendants du marché mondial, qui dictait les conditions de vente et, indirectement, le choix des cultures.

  • 2 Kaya Alp Yücel, « Were Peasants Bound to the Soil in the Nineteenth-Century Balkans? A Reappraisal (...)
  • 3 Lapavitsas Costas, Cakiroglu Pinar, Capitalism in the Ottoman Balkans: Industrialization and Modern (...)

4Plus récemment, la netteté de ces dichotomies a été atténuée par des études monographiques, qui ont montré comment les phénomènes accompagnant la « grande transformation » ottomane n’ont pas été uniformément déclenchés ou contrecarrés par les supposés gagnants ou perdants de la mondialisation. En reprenant le débat sur le « deuxième servage », Alp Yücel Kaya a prouvé qu’en Thessalie, au milieu du xixe siècle, le durcissement des conditions de travail des métayers ne dépendait pas directement des conjonctures : les propriétaires fonciers faisaient pression pour réviser les contrats à leur avantage et lier les colons à la terre, afin de se décharger, sur les épaules de ces derniers, de la perte de profits due à la concurrence d’autres régions productrices2. Les échelles d’analyse ont varié, montrant comment des acteurs économiques aux profils sociaux divers ont contribué à former et à alimenter les filières d’exportation. L’approche locale de Costas Lapavitsas et Pınar Çakıroğlu a saisi les dynamiques de l’accumulation dans une région macédonienne et leur a permis de battre en brèche le monisme de certaines lectures établies. L’industrialisation du massif du Vermion n’a pas nécessité l’apport financier des négociants juifs de Salonique, les mieux implantés dans les réseaux du négoce international et dont les initiatives étaient censées porter les germes d’un capitalisme ottoman. C’était en revanche l’œuvre de marchands chrétiens locaux : dans les années 1870, ceux-ci ont eu recours à l’autofinancement pour établir des filatures de coton. Ces dernières étaient implantées dans une aire qui bénéficiait d’une large disponibilité d’énergie hydraulique et de main-d’œuvre à faible coût3. En insistant sur les avantages de la localisation de ces entreprises, Lapavitsas et Çakıroğlu ont ainsi réintroduit la discussion des spécificités régionales dans les études d’histoire économique des Balkans ottomans.

5Ces nouveaux ouvrages ont surtout le mérite de ne pas renoncer à penser en termes de sociologie historique, s’écartant ainsi de la littérature apparue dès les années 1990 en réaction directe au modèle de Wallerstein. Par rapport à celui-ci, d’ailleurs, l’historiographie récente accorde davantage d’importance aux données empiriques, dont elle se sert pour identifier les transformations de l’économie ottomane au xixe siècle. Le présent article adopte une approche analogue, afin de situer l’action des sujets qui ont dessiné, nourri et administré les filières de la soie dans un contexte d’intensification globale des échanges entre l’Empire et l’Europe. Il entend montrer comment une culture d’exportation et la distribution de son produit ont défini une sphère distincte de la vie économique. Pour ce faire, il prête attention aux différentes formes sous lesquelles les marchands, les producteurs agricoles, les fonctionnaires ont exprimé leur conscience de travailler pour le marché international et leur intention d’y jouer un rôle actif.

  • 4 Pour une récurrence de ce schéma argumentatif, voir Boué Ami, Sur l’établissement de bonnes routes (...)

6Certains observateurs contemporains étaient persuadés que la participation des territoires ottomans au commerce international engendrerait une dynamique d’ensemble. Les voyageurs savants qui parcouraient les Balkans dans les années 1850, alors que le débat public sur le déclin de l’Empire et les solutions à la crise de ses institutions était de plus en plus imprégné des arguments de la théorie économique, voyaient dans sa fragmentation l’un des problèmes à résoudre de toute urgence. Le mauvais état des voies de communication augmentait les coûts de transport, limitant la compétitivité des cultures locales et le volume des exportations. Malgré ces obstacles à l’investissement foncier, les conditions propices au développement agricole étaient à portée de main. Une fois les déficiences infrastructurelles comblées, et, en particulier, la construction de chemins de fer encouragée, les entrepreneurs déterminés à faire un usage rationnel des ressources locales, y compris les étrangers, bénéficieraient du faible prix des terres et de la grande disponibilité de la main-d’œuvre. La croissance des exportations de produits primaires soutiendrait l’importation de biens d’équipement. Cette dernière compenserait les effets de la croissance du commerce extérieur sur l’industrie manufacturière locale, qui serait initialement lésée par la concurrence européenne. La perspective de ces auteurs considérait donc le territoire ottoman comme un ensemble de régions dont les facteurs de production devaient être exploités de manière cohérente. Les capitaux provenant de l’amélioration de l’agriculture et de l’élargissement de ses débouchés commerciaux devaient par la suite être mis au service d’une industrie moderne. Celle-ci se développerait dans des lieux optimaux, reproduisant les méthodes de travail en usage en Europe4.

7On n’entend certainement pas affirmer que tous les acteurs dont il s’agit ici se soient intéressés à ces questions, ni, alors qu’ils examinaient des points individuels de ce schéma, qu’ils y aient perçu l’unité que l’économie politique lui attribuait. Ce que de telles visions générales suggèrent est, plutôt, que la connaissance, quoique fragmentaire, qu’ils avaient des principes du commerce international les a amenés à établir de nouveaux rapports fonctionnels avec les lieux où certaines marchandises étaient produites et circulaient. Les sources employées dans cet article mettent surtout en valeur deux caractères de la mutation provoquée par le boom de la soie.

8Le premier concerne sa localisation à l’échelle régionale. Toutes les maisons de commerce cherchaient à obtenir de la matière première abondante et bon marché mais, si leur objectif était uniforme, tels ne furent pas les résultats de leurs tentatives. Dans l’aire balkanique, il y avait de grandes différences de régimes fonciers, dans la diffusion des compétences techniques et le degré préexistant de commercialisation de l’agriculture. Il convient donc de se demander si le boom a exacerbé ou réduit ces écarts. Cette question semble d’autant plus pertinente si l’on considère l’impact inégal que la pébrine a eu sur les Balkans eux-mêmes au cours des années 1860 : elle s’est déchaînée contre certaines régions et en a épargné d’autres, en général les plus reculées, hors de portée des graineurs européens, qui parcouraient le territoire ottoman à la recherche de sites dont les qualités naturelles permettraient de régénérer leurs variétés de vers infectées. Pour esquisser une réponse, on examinera d’abord les registres consulaires italiens et français, ainsi que les traités de sériciculture contemporains, notamment ceux publiés par les membres des colonies marchandes du Levant.

  • 5 Autour de la diffusion des doctrines d’Adam Smith, de ses vulgarisateurs et des préceptes de la lit (...)
  • 6 Maier Charles S., Once Within Borders: Territories of Power, Wealth, and Belonging since 1500, Camb (...)

9Le deuxième, plus large, a pour objet la répartition des profits. Il sera pris en compte à partir des documents de l’administration provinciale – conservés dans les Archives ottomanes d’Istanbul (Osmanlı Arşivi), placées sous la « Direction des Archives de l’État », qui relève de la Présidence de la République de Turquie (Türkiye Cumhuriyeti Cumhurbaşkanlığı Devlet Arşivleri). L’intérêt de ces matériaux réside dans la diligence avec laquelle l’appareil public a encouragé le développement de la sériciculture. Les rapports envoyés d’un niveau à l’autre de la hiérarchie administrative informent de l’évolution du prix de la soie grège et des cocons, recensent les mûriers plantés, détectent les écarts entre les instructions de l’agronomie et le comportement réel des producteurs. Ils montrent jusqu’à quel point les fonctionnaires tenaient compte, en prenant leurs dispositions, des principes du savoir économique5 : leurs correspondances sont empreintes du « savoir spatial (que les Allemands ont nommé Raumwissen) » qui, selon Charles S. Maier, « était devenu l’une des conditions préalables à la rationalisation des ressources étatiques6 ». Leur intention de maximiser les revenus des cultivateurs les poussait, en d’autres termes, à consolider l’emprise territoriale de leur administration. L’objectif était de réglementer la sériciculture et de contrôler la vente de ses produits, afin qu’un secteur de plus en plus prospère génère de plus en plus de recettes fiscales. Il ne s’agissait donc pas de s’opposer aux opérations commerciales, mais de les maîtriser.

  • 7 Sur la manière dont « l’idéologie légitimante la domination » de l’État ottoman s’étend aux territo (...)
  • 8 Ceux de Bursa, débouché du commerce de la soie en provenance de Perse, revêtaient une importance pa (...)

10C’est bien autour du contrôle et de la pratique des lieux permettant l’appropriation du surplus que cette sphère de la gouvernementalité ottomane7 entra en conflit avec la recherche du profit individuel animant les européens. Il s’agissait d’abord des caravansérails (ẖân) situés sur les routes de commerce et affectés au pesage de la soie grège, auxquels l’État ottoman avait déjà accordé une attention particulière au xvie siècle8. Alors que les marchands étrangers tâchaient de les éviter, en traitant directement avec les éleveurs, l’administration dut concentrer son action sur les terrains où ces transactions se faisaient en dehors de sa surveillance. Les fermes d’élevage, une fois liées directement au commerce international, semblaient enfin pouvoir se passer de la médiation des villes mineures de l’arrière-pays. Le potentiel économique de ces dernières, où se concentraient les filatures, était également menacé par la tendance, de plus en plus répandue à partir des années 1840, à exporter les cocons, en renonçant à toute transformation de la matière première sur place. Le boom de la soie incite donc à considérer l’articulation de la filière d’exportation à trois niveaux – les flux passant par les grands ports de commerce, les connexions assurées par les centres provinciaux et la production dans les aires rurales – et à étudier comment leurs relations se sont modifiées en fonction des conjonctures. Mais afin de comprendre comment la perception économique de l’espace et la valorisation effective de ses ressources ont évolué entre les années 1850 et 1860, il faut d’abord éclairer comment la sériciculture et le filage étaient organisés avant l’apparition de la pébrine.

Le filage local et ses techniques

  • 9 Gaudry Albert, Recherches scientifiques en Orient, entreprises par les ordres du gouvernement, pend (...)

11Il est difficile d’esquisser un profil de la géographie de la sériciculture dans l’Europe ottomane avant les années 1840, clarifiant la place qu’elle occupait dans les pratiques d’échange et de production domestique. On peut néanmoins émettre l’hypothèse que les filatures étaient moins répandues au nord de la Thessalie qu’à Chypre et dans le Péloponnèse. Cela peut être déduit, d’une part, de la répartition des matières premières exportées sous forme de cocons et de soie grège, cette dernière prenant le pas dans ces dernières régions, et, d’autre part, des réactions des éleveurs et des fileurs dans les zones où, surtout à partir des années 1830, les marchands étrangers tentèrent d’implanter les techniques de filage dominantes en Europe. Cette diversité ne dépendait pas du traitement des cocons collectés, et même étouffés dans certains cas, par les éleveurs. Ces derniers, dans toutes les régions séricicoles, confiaient le dévidage des cocons à de petits ateliers, où les tours étaient actionnés à bras d’homme, ou plutôt de femme. Une fileuse actionnait, au moyen d’une manivelle, la roue qui repliait autour de son axe la dizaine de brins de soie qu’elle avait tirés des cocons, préalablement dégraissés dans un bassin d’eau chauffé par un four, logé dans une pièce voisine. Une partie de la soie grège ainsi obtenue était conservée par le filateur, tandis que l’autre était laissée au tissage domestique. L’habitude répandue chez les éleveurs chypriotes de s’en remettre à ces ateliers explique pourquoi, jusque dans les années 1850, l’exportation des cocons de l’île restait nulle, malgré les efforts de quelques marchands français9.

  • 10 Agriantṓnῑ Christína, Oi aparchés tīs ekviomīchánisīs stīn Elláda ton 19o aiṓna [Les débuts de l’in (...)

12De même, l’intégration de l’élevage et de la filature dans la vie économique des aires rurales explique l’échec des deux premières filatures « à la piémontaise » – c’est-à-dire fonctionnant avec des roues à eau – créées entre 1837 et 1838 à Sparte, en Laconie et à Nīsí, dans l’Élide, par un entrepreneur athénien, qui furent rapidement abandonnées par leurs ouvriers. Ceux-ci tirèrent de leur apprentissage dans ces deux usines, qui disposaient d’instruments plus perfectionnés que ceux utilisés dans les ateliers traditionnels, un patrimoine de connaissances qu’ils utilisèrent ensuite pour créer leurs propres entreprises et établir des relations de collaboration directe avec les éleveurs. Dans certains cas, ils prenaient des cocons et rendaient aux éleveurs la soie grège ; dans d’autres, ils achetaient la matière première et vendaient eux-mêmes le produit du filage10.

  • 11 Kožuharov Ivan, Bubarstvoto v Bălgaria [La sériciculture en Bulgarie], Sofia, Bălgarskata Akademija (...)

13Ailleurs en Roumélie, cependant, la désintégration des circuits du filage rural avait été plus précoce. Dans quelle mesure cette crise était la preuve d’une diffusion moindre des compétences techniques ou d’une pauvreté relative de l’équipement nécessaire au traitement des cocons demeure incertain. L’instabilité politique des Balkans au tournant du xviiie et du xixe siècle a également joué un rôle important. C’est ce que l’on peut déduire des récits traditionnels de la région de Gabrovo. Les commerçants de la Stara Planina, en Bulgarie centrale, exportaient de la soie grège dès la fin du xviiie siècle, alors que le filage était, au moins partiellement, une pratique itinérante. Les fileurs (dolapčii), organisés en corporations (eṣnâf), se rendaient dans les villages de la région pour dévider sur place les cocons des éleveurs ; la soie grège était ensuite transportée à Gabrovo et vendue aux notables locaux (čorbadžii). Quand, entre le xviiie et le xixe siècle, les brigands (kǎrdžali) se firent de plus en plus nombreux dans les campagnes de Thrace, menaçant les transports routiers, les dolapčii durent trouver des cocons ailleurs ; les écheveaux de soie grège qu’ils parvinrent à dévider à Kazanlǎk furent cependant jugés trop grossiers pour être exportés11.

  • 12 Dalsar Fahri, Türk sanayi ve ticaret tarihinde Bursa’da ipekçilik [La sériciculture à Bursa dans l’ (...)
  • 13 Boué Ami, La Turquie d’Europe, Paris, A. Bertrand, 1840, vol. 3, p. 99.

14Les pratiques vestimentaires n’étaient pas non plus uniformes. L’habitude des femmes de Chypre de tisser elles-mêmes leurs robes en soie à la maison contraste avec les habitudes de consommation qui s’étaient répandues en Roumélie, où d’autres fibres, comme la laine et le coton, étaient privilégiées et où aucun artisanat organisé n’était actif dans ce secteur. En Anatolie – où les tentatives des autorités ottomanes pour promouvoir la fabrication locale avaient échoué au cours du xviie siècle12 et où la seule industrie d’État de Nicomédie était maintenue en activité, malgré ses coûts de production très peu compétitifs, pour satisfaire les commandes de la cour –, on vendait surtout des vêtements en soie produits en Italie ou en France, et il en allait de même dans les Balkans. La persistance de la sériciculture à travers les crises du commerce international jusqu’au xixe siècle s’explique par la production de soies grossières, comme la klašnja mentionnée par Ami Boué13 ; les femmes se consacraient à ces activités de tissage, soit à domicile, soit dans de petits ateliers, d’où sortaient des chemises et des mouchoirs en gaze.

  • 14 On indique ainsi les écheveaux obtenus du dévidage des cocons.
  • 15 Ce terme désigne la pièce du dévidoir sur laquelle les fils de soie étaient enroulés pour former le (...)
  • 16 Gaudry, Recherches scientifiques, op. cit., p. 245.

15Nous manquons d’informations exhaustives sur les différents degrés d’ancrage de la sériciculture. On peut toutefois expliquer la fortune rencontrée par les entrepreneurs qui créèrent des filatures au nord de la Thessalie – contrairement aux tentatives faites à Chypre et dans le Péloponnèse. Les normes de filage imposées par le marché européen y furent adoptées plus rapidement. Jusqu’aux années 1830, les négociants français considéraient que les « flottes14 » turques, lourdes et chargées de gomme, étaient trop inégales en épaisseur pour trouver des débouchés larges et rentables. Les principales limitations étaient dues aux dimensions des « guindres15 », qui rendaient les soies inadaptées aux exigences de Marseille, et à l’irrégularité du chauffage dans le four : là où l’eau des bassins était plus chaude, le nerf du brin était attaqué ainsi que la graisse, et la soie devenait plus souple ; à d’autres endroits, en revanche, la chaleur insuffisante ne dissolvait pas complètement la couche de gomme16.

  • 17 Fernandez Salomon, « Bachicoltura nella Macedonia e nella Tessalia » [La culture des vers en Macédo (...)
  • 18 Gaudry, Recherches scientifiques, op. cit., p. 308.

16Dans les diverses régions de l’Europe ottomane, ces défauts ont été résolus à différentes époques et le dévidage et le moulinage réunis dans les mêmes ateliers en phases successives. Dans son ouvrage publié en 1840, Boué mentionne la présence de moulins à soie à Metsovo, en Épire, et dans les environs du monastère de Rila. La littérature scientifique affirme cependant que, dans les terres bulgares, une filature destinée à l’exportation ne fut créée qu’en 1850, à Stara Zagora, par le marchand français Henri Bonol. En revanche, à Salonique – où, au début des années 1850, on produisait 30 000 kg de soie grège par an, soit près d’un tiers de la quantité totale produite dans l’Empire, qui s’élevait à 105 000 kg –, des filatures fonctionnaient depuis 1825. La première d’entre elles fut fondée par un filateur piémontais, qui ne put pourtant faire face à la concurrence des producteurs locaux. Ici cependant, contrairement au Péloponnèse, la croissance du nombre d’ateliers ne coïncida pas avec une dynamique de dispersion territoriale : en 1860, dans la campagne salonicienne existaient seulement quatre ou cinq filatures, tandis que la ville en comptait une vingtaine, et chacune d’entre elles employait de 20 à 50 petites soieries17. Cet essor se répercuta également sur la finesse du dévidage : si les premières soies grèges de Salonique étaient d’une qualité moyenne parmi les produits européens et ceux des ateliers ottomans ordinaires, au début des années 1850, les écarts de prix entre les soies saloniciennes et françaises s’étaient fortement réduits, les premières se vendant entre 68 et 75 francs le kilogramme, contre 60 à 64 francs pour les secondes18.

17La concentration du filage à Salonique ne manqua pas de susciter des récriminations. Certaines émergent dans une pétition (ʿarż-ı ḥâl en turc ottoman, langue des documents administratifs cités par la suite) adressée en 1853 au Conseil d’État (Meclis-i Vâlâ) par Ester bint Yoşua. Après avoir établi une filature dans sa propre maison, située dans le quartier franc (Efrenc Maḥallesi) de Salonique, la plaideuse avait loué un bâtiment avec l’intention de déplacer ses activités, exposées jusqu’alors au risque constant d’incendie, dans un quartier de la ville non explicité dans le texte où elle possédait d’autres filatures. Mais du fait d’une telle concentration, selon ses mots :

  • 19 Archives ottomanes (Osmanlı Arşivi, ci-après OA), MVL, 145-20 : « fabriḳa-ı meẕkûreli-i ḳülleriniñ (...)

On prétend que davantage de déchets de production ont été accumulés [dans les ateliers], et pour les habitants dudit quartier il est évident que les activités jetteront une puanteur de graisse – et il leur faudra un dédommagement (diyet) pour cela – et que, une fois l’usine inutilisable, on en installera une nouvelle et ainsi de suite19.

18Comme la correspondance s’arrête ici, on ne sait pas si le décret (emir-nâme) qu’Ester voulait obtenir du Conseil d’État pour surmonter l’opposition des habitants a effectivement été envoyé au gouverneur (vâlî) de Salonique. L’unicum documentaire sur lequel doit se fonder cette reconstitution ne permet pas non plus d’identifier les opposants d’Ester, ni d’établir si, au cas où ils étaient juifs, leurs griefs étaient inspirés par l’éventuelle violation des préceptes vestimentaires juifs du šaʿaṭnēz entraînée par le dégraissage des cocons. Ce qui semble certain, c’est que le filage dans la région de Salonique était, contrairement au Péloponnèse, une activité urbaine, non dispersée dans les campagnes.

Les règles de la vente : les colonies marchandes face à l’administration

  • 20 Gaudry, Recherches scientifiques, op. cit., p. 244.
  • 21 Bourgaud A.-M., Lyon et le commerce des soies avec le Levant, Lyon, A. Rey, 1901, p. 28.

19Malgré les effets néfastes du dévidage sur la santé publique – et peut-être aussi sur le respect des prescriptions religieuses –, les autorités provinciales ottomanes étaient intéressées par la promotion du filage local. Cela s’accordait avec les mesures du gouvernement central, qui avait exempté les cocons des frais de transport intérieur, tout en maintenant ceux sur les produits sortants, afin de réduire la rentabilité des exportations de cocons frais. Depuis 1837, et avec une vigueur particulière après 1842, celles-ci avaient en effet continué à croître20. En 1850, l’Empire avait dépassé la Lombardie-Vénétie et le royaume de Sardaigne, d’où provenait la majeure partie des cocons transformés par les filatures lyonnaises. L’essor du commerce des cocons était lié, d’une part, à la tendance globale à l’intensification des échanges entre la France et le Levant, grâce au développement de la navigation à vapeur dans les années 1840 ; d’autre part, de nouvelles techniques d’emballage avaient été introduites, rendant moins coûteux le transport d’une marchandise qui en soi n’offrait pas de profit, les cocons frais étant beaucoup plus lourds que la soie grège, leur poids diminuant de plus de 90 % après le séchage et le dévidage21.

  • 22 Meynard Marius, Des droits de dîme et de sortie perçus par le gouvernement turc sur les cocons et l (...)

20Pourtant, l’administration ne pouvait pas se passer de la médiation des marchands européens dans ses efforts pour élargir le marché des produits séricicoles. Un conflit survint bientôt. En 1850, selon une brochure publiée une décennie plus tard par Marius Meynard, négociant du Vaucluse, une expédition à Brousse, où ses promoteurs entendaient acheter des cocons frais, avait provoqué les plaintes de l’affermataire (mültezim) de la dîme. Celui-ci, selon l’auteur, avait de bonnes raisons de faire obstacle à l’exportation des cocons car il détenait également des parts dans les filatures de la région. Quoi qu’il en soit, l’officier avait précisé que la dîme qu’il avait prise à ferme ne concernait que la soie brute : les cocons n’étaient pas pris en compte. Les marchands français avaient donc dû payer plus de 10 % du prix des cocons exportés afin de s’acquitter de la part de l’impôt correspondant aux activités de filage. La compensation demandée avait été calculée sans considérer les coûts réels de transformation, et le montant final avait ainsi été augmenté de 17 % en raison de la taxation22. L’opuscule de Meynard n’apporte cependant aucun éclairage sur la base juridique des revendications de l’affermataire.

21Les documents produits par les autorités du gouvernorat général (vilâyet) de Roumélie, dont la capitale était Andrinople, contiennent davantage d’informations sur les litiges relatifs à ces droits territoriaux. Dans une correspondance adressée au Grand Vizirat (Ṣadâret) et au ministère des Finances (Mâliye Neẓareti) en juillet 1859, le gouverneur et l’administrateur des finances (defterdâr) d’Andrinople faisaient valoir que la loi devait être respectée face à l’habitude, prise depuis quelque temps par les marchands étrangers, de charger les cocons sur leurs navires avant séchage, en déléguant les éleveurs pour payer la dîme en leur nom. Les deux fonctionnaires rappelaient qu’il était interdit d’acheter des produits agricoles destinés à l’exportation avant l’acquittement de la dîme. Les formes de règlement de cette dernière étaient également régies par des pratiques établies pour chaque variété de produit, et la coutume voulait que le paiement de la taxe suive la collecte, le tri, le pesage et le dévidage des cocons.

  • 23 Pour une discussion du lien entre les logiques du fermage des impôts et les formes de production ag (...)

22La situation réelle était, en revanche, préjudiciable au Trésor impérial. Le consulat français, interrogé à ce sujet, s’était opposé à toute ingérence dans les affaires de la colonie marchande d’Andrinople, qui devait être laissée libre de payer la dîme de la manière qu’elle préférait. Mais le vâlî et le defterdâr du gouvernorat de Roumélie n’étaient pas d’accord : le revenu à attendre d’une dîme à percevoir sur les cocons frais était plus limité que celui qui aurait été tiré de l’impôt sur la soie grège. En outre, le nouvel arrangement en cours de négociation aurait obligé les affermataires à visiter les maisons et les jardins où étaient logées les magnaneries (maisons d’élevage) : des difficultés de toutes sortes se seraient présentées et la voie de la transgression aurait été ouverte. Leurs revenus auraient été affaiblis et les affermataires n’auraient pas pu récupérer les dépenses engagées pour la collecte des dîmes. Ces dernières n’auraient certainement pas été louées à nouveau, avec des pertes subséquentes pour les caisses publiques23.

  • 24 Sur les tentatives de justifier l’adoption du savoir économique d’origine européenne en établissant (...)

23Il n’était cependant pas possible d’appliquer immédiatement à la sériciculture les catégories d’autres domaines de la fiscalité. Afin de permettre l’exportation des cocons, des arrangements avaient été conclus avec les marchands pour que la dîme sur les biens agricoles (ẕaẖâʿirʿöşrü) soit étendue à cette denrée ambiguë, qui ne pouvait pas non plus être considérée comme un produit manufacturé. Mais, alors que se posait la question de savoir où et auprès de qui cette taxe devait être prélevée, se présentaient plusieurs incertitudes. De leur côté, le vâlî et le defterdâr recommandaient de souligner à tous égards l’alignement des cocons sur les autres marchandises agricoles : « Il convient de ne pas battre les gerbes lorsqu’elles sont encore dans le champ », et il en était de même pour les cocons. Avant de pouvoir être transportés, ils devaient être séparés des autres produits agricoles, leurs branches de mûrier suffisant à les distinguer. Même dans le cas des contributions, le respect des normes religieuses devait être rendu public : « La dîme étant un droit sacré, elle ne doit pas être dissimulée sous quelque forme que ce soit ». Ce souci d’identification relevait autant de la piété que de préoccupations plus pratiques24 :

  • 25 OA, HR. MKT, 296-66 : « ʿâdetâ tarladaki dökülmeyen ẕaẖʿire demetilerine mümâṡil olaraḳ [...]ʿöşr-i (...)

Les marchands étrangers qui voudront recueillir et transporter des cocons sans payer la dîme, selon l’usage consacré, devront acheter des marchandises autorisées, munies d’une quittance, qui atteste le règlement de l’impôt. En outre, en unité avec ces produits, ils devront acheter au moins des cocons secs, soumis à la dîme. Il sera de l’intérêt de l’administration qu’ils se présentent aux agents de pesage, en même temps que leurs vendeurs, afin d’obtenir le certificat d’autorisation25.

  • 26 Bourgaud, Lyon et le commerce des soies, op. cit., p. 29.

24L’arrangement envisagé ici coïncidait avec celui qui réglait la perception de l’impôt sur les céréales sous tous ses aspects, puisque les paysans n’étaient pas autorisés – comme le rappelaient le vâlî et le defterdâr – à enlever et fouler le blé avant de recevoir la visite du mültezim, ce qui provoquait d’ailleurs des retards constants dans le commerce d’exportation. Quant à la soie, les deux fonctionnaires proposaient une organisation plus stable, structurée autour des lieux de pesée (mîzân maḥallesi) déjà présents, pourvus de tout l’équipement nécessaire au premier traitement des cocons. Cela aurait limité la contrebande générée par une pratique aussi dispersée que l’élevage des vers. Les trois phases – élevage, filage et collecte des dîmes – auraient été intégrées dans un système permettant de tirer profit de la rentabilité croissante du commerce des cocons. Il n’y avait là aucun traditionalisme d’une bureaucratie rapace, prête à sacrifier les profits du négoce à sa soif de richesses, comme suggéré par les marchands français dans leurs opuscules. Cela devient d’autant plus évident lorsqu’on constate la concordance entre l’arrangement suggéré ici et celui institué par l’Administration de la dette publique ottomane qui, en 1881, fut chargée de la perception de la dîme sur la soie dans la région de Brousse. Les transactions sur les produits de la sériciculture n’y étaient autorisées que dans les bureaux de la Dette, où les éleveurs étaient censés remettre leurs produits au courtier officiel, qui les vendait ensuite aux enchères. Les expéditions n’étaient effectuées qu’après que les agents de l’administration avaient contrôlé les biens stockés dans l’entrepôt de l’acheteur et vérifié qu’il n’avait pas de marchandises non déclarées26.

  • 27 OA, HR. MKT, 296-66 : « devletleri tüccârının ʿöşr virmeğe mecbûriyetleri olamıyacağı ve mültezimiñ (...)

25À Andrinople, vers 1860, les tensions entre l’administration et la colonie marchande affiliée au consulat français empêchaient la mise en place d’une organisation aussi efficace, comme en témoigne le reste de la correspondance du vâlî et du defterdâr avec le gouvernement. Les autres communications ne traitent que de la question des sujets auprès de qui la dîme devait être perçue. Selon l’ambassade de France, qui était intervenue dans la recherche d’un compromis entre son consulat et les autorités ottomanes, ces dernières avaient de bonnes raisons d’être attachées à cet impôt, qui représentait l’une des sources de revenu les plus sûres pour le Trésor (H̱azîne-i ʿAmire), et les marchands devaient le payer eux-mêmes, ou bien il incombait aux vendeurs et aux collecteurs de s’entendre. Malgré ces assurances, les propos du fonctionnaire du ministère des Finances notifiant au gouvernorat d’Andrinople la réponse de l’ambassade n’inspiraient pas confiance : « Il est entendu qu’il n’y aura aucune obligation pour les marchands de leur nation de payer la dîme, et que cette dernière sera versée à l’affermataire par les vendeurs27 ». Afin de réduire les pertes à envisager, le vâlî et le defterdâr remirent alors une note au consulat. Les exceptions à l’usage de verser la dîme au mîzân maḥallesi au moment de l’achat étaient admissibles, car il était bien entendu que rien ne serait fait pour empêcher que l’impôt soit réglé après la consignation des cocons. Mais on exigeait au moins que le principe du paiement individuel soit réaffirmé, sans exonérer les marchands en instituant un paiement collectif par la colonie française.

26Le rejet déclaré de cette alternative était conforme au principe que la correspondance entre les autorités d’Andrinople et le gouvernement avait déjà souligné : l’impôt sur la soie devait être réglé au « moment de la perception des dîmes » (ḥîn-i taʿşîr). Comme les cocons frais étaient vendus immédiatement après leur récolte – qui avait lieu en mai, bien avant celle du blé –, l’administration ottomane avait du mal à réglementer cette marchandise dans le cadre du régime fiscal existant. À cet égard, le caractère dispersé de la culture des vers, qui encourageait les achats irréguliers, n’était pas le seul problème. Derrière l’intention, explicitée ici, de saisir les transactions de cocons avant juillet, sans se contenter d’une somme forfaitaire payée d’avance, on peut percevoir la tentative des autorités de se protéger de la volatilité des cours des produits de la sériciculture. Depuis plusieurs années, les prix n’avaient cessé d’augmenter, et le vâlî et le defterdâr pouvaient prévoir une poursuite de cette tendance. C’est pourquoi une dîme à prix fixe, calculée avant le début de la saison des achats sur la base des chiffres d’affaires antérieurs, aurait pénalisé les mültezim. Ces difficultés de quantification se posaient d’autant plus pour une denrée en forte demande, et dont le prix variait beaucoup, non seulement d’une année sur l’autre mais aussi au cours d’une même saison de vente : les graines de vers.

Les cours des graines : conditions de la demande et de l’offre

  • 28 Archivio di Stato di Bergamo, Camera di Commercio, b. 251, Cat. XX, Cl. I.

27À la fin des années 1850, la sériciculture dans le sud de la France et en Italie fut détruite par la propagation de la pébrine. Celle-ci est causée par les spores d’un mesozoa qui s’installe dans le ver et le tue, ou menace sérieusement sa capacité à filer son cocon. Les exploitations qui étaient touchées par la contagion perdaient en moyenne 60 à 80 % des cocons à collecter ; presque toutes les femelles devenaient porteuses du micro-organisme. Les causes de la maladie n’ayant pas été élucidées à l’époque et aucun remède efficace n’étant disponible, la nécessité de remplacer les vers indigènes par des œufs d’autres variétés, élevées dans des régions restées à l’abri de la maladie, devint de plus en plus urgente en 1857. Comme l’indiquaient les réponses des éleveurs aux questionnaires de la chambre de commerce de Milan, toutes les variétés italiennes étaient exposées à la maladie : les zones montagneuses et isolées qui avaient été épargnées jusqu’alors ne représentaient que des cas accidentels et les vers nés des graines qui avaient été importées d’Espagne les années précédentes avaient eux-mêmes contracté la pébrine. « Nos espoirs pour la récolte de 1858 reposent sur les graines qui nous parviendront du Levant, et nous avons toute confiance dans celles qui ont été préparées dans les provinces d’Andrinople et de Smyrne sous la surveillance d’agents experts dignes de notre crédit28 », écrivaient Carlo et Luigi Perego, éleveurs du village de Calusco, situé entre Milan et Bergame.

  • 29 Zanier Claudio, Setaioli italiani in Asia. Imprenditori della seta in Asia centrale, 1859-1871 [Mar (...)

28Les agents ici mentionnés n’exerçaient pas une profession totalement nouvelle. Avant l’apparition de la pébrine, cependant, les pratiques bien établies de la sériciculture ne donnaient au « graineur » qu’une fonction marginale. Il s’agissait d’un marchand itinérant qui fournissait ses semences aux agriculteurs indépendants, les colons des grands propriétaires terriens utilisant les semences produites directement par ces derniers. Après 1857, toutefois, la demande insatisfaite de semences permit à certains graineurs de mener des opérations à grande échelle. Dans le nord de l’Italie en particulier, des syndicats furent créés pour financer leur travail. Ces associations comprenaient des négociants et des banquiers, ainsi que les directeurs des consortiums agricoles ; tant l’intention de régénérer les vers locaux que la recherche du profit avaient leur place. À la fin des années 1850, le marché français n’achetait pas moins de 500 000 onces de semences par an, tandis que les éleveurs italiens en demandaient entre un et deux millions29. Une grande partie de cette demande était satisfaite par des importations en provenance de l’Empire ottoman, sa proximité avec l’Italie limitant les coûts de transport et le risque de détérioration des semences pendant le voyage.

29Jusqu’à présent, la littérature s’est surtout intéressée aux graineurs les plus renommés et les mieux financés, qui ont mené des expéditions périlleuses dans le Caucase, en Asie centrale, au Bengale et plus tard au Japon, afin de précéder la diffusion de la pébrine. Ces marchands-aventuriers pouvaient bénéficier de la sollicitude des diplomates européens, qui intervinrent à plusieurs reprises pour les sauver des dangers auxquels leurs missions les exposaient, notamment dans l’émirat de Boukhara. En revanche, la plupart des semenciers qui ont pénétré dans les territoires ottomans y ont mené des opérations plus modestes. La proximité de ces territoires avec l’Italie faisait de la Roumélie et de l’Anatolie des terrains d’opération privilégiés pour les graineurs pauvres en ressources. L’achat de semences ne nécessitait pas de compétences techniques particulières et le boom des commandes conduisit les maisons de commerce déjà présentes au Levant à recruter de plus en plus d’agents jusqu’en 1863.

  • 30 « Seidenzucht in Bulgarien. Bericht. des k. k. Consulates in Rustschuk » [Sériciculture en Bulgarie (...)
  • 31 Archivio Storico Diplomatico, Consolato d’Italia in Salonicco (ci-après ASD, CIS), b. 4, Lettre de (...)

30Après 1857, à la suite des opérations chanceuses, et bientôt célèbres, des entreprises Arnal et Pavesi, qui parvinrent à exporter 875 kg de cocons frais de leurs établissements de Trjavna et de Veliko Tărnovo et à obtenir 687,5 kg de graines, le mirage des gains soudain offerts par les vers de la vigoureuse « race balkanique30 » attira en Roumélie plusieurs centaines de graineurs par an. Des grands centres de commerce – on en comptait 150 à 200 à Salonique en 186331 –, ils se répandaient dans l’arrière-pays. Ainsi, en 1860 la société Daina en envoya dix à Gabrovo, à la suite d’un courtier. La tâche des semenciers italiens consistait aussi à diffuser de nouvelles techniques de traitement des cocons, comme l’utilisation des fours pour sécher les vers, qu’ils introduisirent dans la Stara Planina. Ils étaient également censés procéder à des expériences pour vérifier si les variétés de vers italiens pouvaient, grâce à leur acclimatation dans les Balkans, se régénérer, s’immunisant ainsi contre la pébrine. Au cours de ces missions, une certaine couche de producteurs de semences locaux eurent également l’occasion de se former.

  • 32 ASD, CIS, b. 122, Contratto di compravendita n. 5.

31L’un des contrats transcrits dans le registre du consulat italien de Salonique clarifie à la fois les temps de la saison d’achat et la chaîne de médiations amenant les semences aux succursales des maisons de commerce. Le 22 juillet 1864, Antonio Locatelli, un marchand de Bergame, et deux graineurs de Strumica, signèrent un accord pour la vente de 50 à 60 oques (62,5 à 75 kg) de semences. Le paiement s’effectuerait à la livraison, qui devait avoir lieu après trois jours. L’acheteur enverrait immédiatement l’un de ses agents, M. Civotta, pour vérifier la qualité de la marchandise ; le contrôle devait se faire sur les graines encore étalées sur des toiles, parmi lesquelles le courtier indiquerait celles de son choix. Dès que 40 oques de semences seraient retirés de leurs étagères, Civotta serait obligé de valider l’achat d’au moins trois oques. S’il n’était pas satisfait de la marchandise dès le départ, le contrat resterait lettre morte. Et si, en se rendant sur place, les deux hommes découvraient que les graines avaient déjà été vendues à d’autres, ils devraient verser 200 francs à Locatelli à titre de dédommagement32. Cette dernière précaution donne une idée de l’instabilité du commerce des graines. Les ventes conclues en juillet, au début de la saison des négociations, n’étaient pas la seule possibilité pour les semenciers. Les prix étaient sujets à de fortes variations, car les transactions se terminaient à l’automne, les graines devant arriver en Italie et en France en novembre ou décembre pour la récolte de l’année suivante. Dans l’espoir d’une hausse des cours, soutenue par une demande croissante, les semenciers ne mettaient pas sur le marché en début de saison tout le stock dont ils disposaient.

  • 33 OA, A. MKT. UM., 289-42 : « ecnebî tüccârı memâlik-i maḥrûse-i şâhâneden eṣḥâbını bi’l-iṭmâʿ mübâyʿ (...)

32Ces spéculations à la hausse des producteurs de graines inquiétaient les autorités ottomanes, qui ne voyaient pas d’un bon œil le commerce des graines lui-même. Déjà en 1857, avant le boom des commandes provoqué par la pébrine, le gouvernement envoya une note aux gouverneurs de Sidon, Andrinople, Salonique et Brousse pour attirer leur attention sur ces flux, susceptibles de réduire les stocks de semences disponibles et, ce faisant, de nuire aux filatures locales et, en définitive, aux finances publiques. Ainsi, les marchands étrangers – qui « avaient fait leurs achats en provoquant la cupidité de ceux qui, dans les domaines bien gardés du Sultan, possédaient des graines de vers à soie33 » – se voyaient interdire le commerce d’une partie des graines, dont le retrait du marché était ordonné.

  • 34 OA, HR. MKT., 350-19.

33L’achat de graines produisit des tensions fiscales semblables à celles créées par les cocons frais. L’administration et les marchands s’étaient mis d’accord pour fixer le montant de la dîme par un tarif, qui avait été établi avant les achats, sur la base des prévisions du prix moyen de vente. Comme en 1858 et 1859 les spéculations avaient été fructueuses, les prix étant plus élevés à la fin de la saison de vente qu’au début, les semenciers de Roumélie se retrouvèrent finalement à payer une dîme de moins de 10 % du prix final de leur produit. En mars 1861, le vâlî et le defterdâr d’Andrinople durent à nouveau informer le Grand Vizirat et le ministère des Finances d’une discorde que le marché des semences avait jeté entre les commerçants étrangers et l’Assemblée des Anciens (Meclis-i Kebîr) du gouvernorat. La dîme sur les graines, qui n’avait pas varié pendant les trois années précédentes, s’élevait toujours à 110 piastres, un montant qui correspondait à 10 % du prix moyen en 1857. Cependant, au cours des deux dernières années, certains marchands avaient contesté cette disposition et s’étaient résolus à ne payer que 80 piastres. Il y avait donc deux montants de 47 500 piastres chacun qui restaient à percevoir par les mültezim et qui étaient gardés par le consulat. Les marchands avaient donc dû se présenter devant l’Assemblée ; tout en se montrant contrariés, ils avaient accepté que la dîme soit désormais fixée à un taux décidé à l’avance, sans attendre la publication d’un nouveau tarif. Cela ne les avait pas empêchés, en tout cas, de demander des corrections à l’arrangement convenu. Au moment où l’ambassade française d’Istanbul avait notifié les nouveaux cours à la colonie française, celle-ci avait pu constater que ses impressions étaient fondées : les prix des semences établis pour l’impôt s’élevaient à 1 037,5 piastres. La dîme à payer aurait donc été moindre (103 piastres et 30 para), s’ils n’avaient pas accepté le compromis avec l’Assemblée, qui avait maintenu l’impôt à un niveau proche de celui des années précédentes (109 piastres et 40 para). Mais, désormais, ils étaient engagés : le vâlî et le defterdâr s’apprêtaient à réclamer aux marchands étrangers soit la somme convenue, soit les deux impayés34.

  • 35 « Seidenzucht in Bulgarien. Bericht. des k. k. Consulates in Rustschuk », op. cit.

34Si, au début de l’année 1861, les négociants français avaient prévu une nouvelle hausse des cours des graines, cela était cohérent avec l’augmentation des ventes en 1860. Quelques années plus tard, le consul austro-hongrois de Roussé vit en cette année l’apogée atteint par la sériciculture des Balkans. Plus d’une centaine de semenciers français et italiens affluèrent dans les provinces bulgares, créant également des fermes d’élevage dans des régions où la sériciculture était jusque-là peu pratiquée, comme le long du Danube. Même les variétés moins réputées, comme celles de Svištov et Roussé, furent largement mises en culture en raison de leur coût attractif. Les ventes d’été furent exceptionnelles, atteignant 8 750 à 9 375 kg de produit exporté. L’échec d’une spéculation audacieuse à l’automne, lorsque 1 500 à 1 875 kg restèrent invendus, prouvait pourtant que la demande européenne était désormais saturée. En outre, les premiers signes de pébrine au nord de la Stara Planina poussèrent les agriculteurs à remplacer les variétés autochtones par la « race milanaise », ce qu’ils firent dès l’année suivante. Mais la pleine santé et la beauté des vers élevés entre Andrinople, Plovdiv et Stara Zagora donnaient des raisons d’espérer35.

  • 36 Fernandez, « Bachicoltura nella Macedonia e nella Tessalia », art. cité.

35Une croissance similaire eut lieu en Macédoine et en Thessalie. Le sancâḳ de Salonique exporta à lui seul plus de 12 500 kg de graines ; à cela s’ajoutèrent les 5 000 à 6 250 kg expédiés par le reste du gouvernorat. La ville de Salonique devint le centre des opérations des maisons italiennes – de Milan, Turin, Novi, Brescia et Trente – et françaises, qui se disputaient les variétés de vers les plus productives, élevées dans les villages au pied du Vermion et autour de Tríkala36. Le vilâyet de Salonique devint ainsi un réservoir de compétences techniques et de ressources, dans lequel les administrations pouvaient puiser pour faire profiter les autres provinces de l’essor commercial de la sériciculture.

Après 1861 : une crise et ses remèdes

  • 37 OA, A. MKT. MHM., 210-37.
  • 38 OA, A. MKT. UM., 461-68.

36Cependant, dès 1861, il apparut que la Macédoine et la Thessalie n’étaient pas la pépinière luxuriante que l’on croyait. À la fin du mois de février, les vâlî des gouvernorats de Salonique et de Roumélie entamèrent une correspondance en vue d’accroître la prospérité de leurs sujets. Le vâlî de Salonique s’engagea à informer son collègue de la quantité de plants de mûriers qui pouvaient être expédiés de Macédoine, en précisant également le prix de l’opération37. En mars, il rapporta au gouvernement les réponses présentées par les autorités des cantons (ḳażâ) autour de Vodina (Édessa), qui avaient été chargées par l’assemblée du vilâyet de recenser les mûriers disponibles. Les résultats de l’enquête n’étaient pas encourageants : en raison d’une pénurie, les plants étaient devenus plus chers et il avait fallu les importer d’autres contrées38.

  • 39 OA, A. MKT. MHM., 214-21 : « ahâlî-i zirâʿları teşvîḳ ü terġîbi eyle ».

37Malgré cette nouvelle, qui se répandit bientôt à Istanbul, l’affaire continua. Début avril, le vâlî de Roumélie écrivit de nouveau à Salonique. Sa note s’ouvrait sur un rappel de l’importance de l’initiative, destinée à rendre la sériciculture plus productive ; dans le but « d’encourager et d’inciter les cultivateurs39 », une commission éducative (Ḳomisyon-ı Maʿrifetî) avait été instituée. C’est pourquoi il était d’autant plus regrettable que des doutes sur le succès de la campagne aient commencé à se répandre. Mais le vâlî de Roumélie restait confiant :

  • 40 Ibid. : « beyân olunan senedatıñ bi-esâsî oldığı baʿżı bed-ẖâhân tarafından istimâʿ olunmaḳda olara (...)

Les écrits qui ont circulé ne sont pas fondés, et ce que nous avons dû entendre de la part de certains calomniateurs est contraire à la vérité. Sans aucun doute, vos magnifiques interventions porteront leurs fruits : les arbres précités auront continué à être plantés jusqu’à présent, et [...] dans peu de temps les signes des bénéfices seront attestés par eux-mêmes. Il sera ainsi possible de le démontrer par l’apparition effective de ces avantages : ils ne se limiteront plus à des paroles de réassurance, bien que celles-ci soient déjà solides et n’aient pas besoin de preuves40.

  • 41 OA, A. MKT. UM., 466-19.

38Répondant aux éloges et aux pressions du vâlî de Roumélie, le gouverneur de Salonique s’empressa de préciser le succès de la campagne. Aux plants qui avaient été achetés au tout début avaient été ajoutés des nouveaux, qui avaient été plantés en mars. Avant d’autoriser leur envoi en Roumélie, le gouverneur ordonnait de contrôler les mûriers pour s’assurer de leur bon état. Les langues de vipère ne manquaient pas non plus dans son gouvernorat, mais une réunion de tous les officiers (müdîr) du ḳażâ avait fixé le prix des dîmes sur tous les articles les plus importants, démentant ceux qui disaient qu’une taxe de trois piastres était préparée sur la vente des plants. Les propriétaires des exploitations n’avaient pas respecté exactement les quotas qui leur avaient été assignés, mais les déficits du ḳażâ de Véria avaient été compensés par les excédents des autres cantons41.

  • 42 OA, A. MKT. UM., 437-99.

39Pourtant, ces assurances ne pouvaient pallier une réelle pénurie de mûriers. Comme l’écrivait en mai le vâlî de Roumélie au gouvernement, il fallut poursuivre l’opération en s’approvisionnant dans d’autres régions, faute d’envois du vilâyet de Salonique, d’où étaient pourtant venus des paysans versés dans la culture du mûrier. De leur côté, les autorités continuaient à inciter les habitants des régions les plus propices à la sériciculture, notamment la Thessalie et la Macédoine occidentale, à produire des plants. Un commentaire sur le dénombrement des mûriers commissionné par l’assemblée du sancâḳ de Tríkala en novembre 1861 mentionnait cependant la négligence dont on avait fait preuve au cours des mois précédents, au cours desquels aucun semis n’avait été effectué, et la faible quantité de mûriers qui avaient été plantés, seulement 15 10042.

40En fait, il s’agissait de signes locaux d’un déclin général. Dans les terres bulgares en particulier, la collaboration entre les sociétés italiennes et françaises et les semenciers autochtones se détériorait à mesure que les récoltes de plusieurs régions montrèrent les signes de la pébrine : les prix des graines, qui étaient montés à 150 francs par oque au début de la saison, tombèrent ensuite à 80, voire 60 francs. Un élargissement de l’offre, dû au succès des missions des semenciers dans le Caucase, accéléra la chute des prix. La spéculation tentée, comme d’habitude, par les semenciers locaux, ne réussit pas non plus : la majeure partie des marchandises envoyées en Europe à l’automne ne trouva pas preneur.

41L’année 1862 fut ambivalente. La variété milanaise se révéla encore assez résistante à la contagion, qui frappa durement les exploitations de Valachie, permettant aux semenciers bulgares du Danube de profiter de la diminution de l’offre. Les races locales, en revanche, ne se remirent pas de la pébrine : même les semenciers les plus expérimentés de Gabrovo et d’Elena ne parvinrent à obtenir qu’une oque de graines à partir de 18 à 22 oques de cocons, alors que les fermes Arnal et Pavesi avaient obtenu des rendements seize fois supérieurs en 1857. Trjavna perdit également sa réputation en termes de fraîcheur de ses feuilles de mûrier et de vitalité de ses vers. La Stara Planina étant presque désertée des semenciers italiens, la spéculation à la hausse devint de moins en moins un levier pour les monopolistes et davantage un moyen de profiter d’une demande tardive, qui n’avait pas pu accaparer les graines du Caucase. Mais ces manœuvres restèrent vaines : les semences envoyées en Europe virent leurs prix chuter de 80 à 40 francs au cours de la saison, et la plupart d’entre elles restèrent invendues.

42Les changements intervenus l’année suivante n’inversèrent pas la tendance. Les graines de quelques semenciers de bonne réputation, qui avaient mis leurs vers à l’abri de la pébrine, se vendirent bien. Au printemps, l’augmentation du coût des semences caucasiennes sembla donner un coup de pouce aux graineurs milanais dispersés autour de Gabrovo ; cependant, plusieurs commandes furent annulées lorsqu’on apprit que certains d’entre eux mélangeaient des races locales avec des semences amenées d’Italie. En outre, plusieurs magnaneries de la Stara Planina furent détruites par des orages. Le prix des cocons varia à plusieurs reprises : il passa de 8 à 7 francs en début de saison, les acheteurs ayant pu constater leur faible qualité, avant de remonter à 14 francs après l’arrivée d’un groupe d’acheteurs de Valachie, puis de retomber finalement en dessous du prix initial. Mais il y avait aussi des signes d’un nouvel essor. Malgré leur couleur ou leur taille, les cocons des variétés indigènes se vendaient à bas prix. La tendance à exporter les produits bruts de la sériciculture, sans les soumettre à une quelconque transformation sur place, fut ainsi interrompue. La grande disponibilité de matière première bon marché amena la maison Daina de Bergame et une firme française à installer leurs filatures à Gabrovo.

  • 43 « Seidenzucht in Bulgarien. Bericht. des k. k. Consulates in Rustschuk », art. cité.

43Comme l’indiquait le consul autrichien de Roussé à la fin de son rapport de 1865, pour relancer la sériciculture dans la Stara Planina et le bassin du Danube, il fallait améliorer les conditions d’élevage : celui-ci était souvent le fait de spéculateurs, qui n’hésitaient pas à surcharger leurs magnaneries, ce qui favorisait la propagation de la pébrine et affaiblissait les races locales. Mais il était également nécessaire d’étendre les plantations de mûriers. À partir de 1864, la culture d’un certain nombre de variétés provenant d’Anatolie, du Caucase, de Chine et du Japon permit de réduire l’incidence de la maladie et d’augmenter les rendements43. Pour sa part, l’administration du vilâyet du Danube – le gouvernorat modèle confié, jusqu’en 1868, à la direction de Midḥat Pacha – se chargea d’encourager les plantations. En 1866, le vâlî fut informé par le Conseil d’État de l’envoi imminent par les gouvernorats de Brousse et d’Andrinople des deux millions de plants de mûriers qu’il avait demandés pour développer la sériciculture dans les sancâḳ de Sofia, de Vidin, de Niš et de Tărnovo.

  • 44 Johann Heinrich von Thünen (1783-1850) est un économiste allemand, connu en particulier pour son mo (...)

44La communication du Meclis-i Vâlâ contenait également des remarques sur la disposition des terrains où les drageons devaient être plantés. Ces notes montrent l’importance accordée au succès des futures campagnes séricicoles, qu’il fallait préparer en calculant soigneusement les bénéfices à attendre. Les dispositions du Conseil d’État visaient à persuader les agriculteurs des avantages à tirer d’une application suivie pour une production profitable, afin d’en maximiser les résultats et d’éviter les conflits pouvant naître de l’extension des cultures de mûriers. Le rédacteur de la note supposait que les habitants consacreraient à cette culture des terres périphériques, auparavant réservées au pâturage. Ce faisant, les plantations se seraient concentrées sur les limites séparant un village de son voisin. La loi foncière de 1858 (Arâżî Ḳânûnı) aurait de ce fait été transgressée, notamment en ce qui concernait la distinction entre prés et terres agricoles, et certains villages auraient tout simplement subi des empiètements. Il n’en aurait pas résulté de bénéfices considérables, malgré la mise en culture systématique des terres prélevées sur les pâturages. Tout d’abord, les animaux auraient été effrayés. Les parcelles que les habitants auraient utilisées pour les mûriers auraient été trop éloignées ; même si les plantes avaient pu pousser, il aurait été difficile de les soigner. Mais il était aussi possible que les paysans décident de faire autrement, comme le suggérait l’auteur de la note, imitant les accents de von Thünen44 pour esquisser une localisation des cultures :

  • 45 OA, MVL., 1073-20 : « meṡelâ bir dönüm tarladan ẕaẖîre envâʿıdan olan ḥâṣılâttan senevî beşyüz gürü (...)

Prenons l’exemple du produit d’un champ d’une superficie d’un dönüm où l’on cultive des céréales. Le gain est de 500 piastres par an. Ce seront les habitants des villages eux-mêmes, lorsqu’ils comprendront que de la production de la soie, préparée par la culture des mûriers, on obtient des profits d’une valeur deux ou trois fois supérieure, qui voudront affecter à ces plantations les terres à leur portée, par exemple des champs ou des jardins, afin de récolter ces bénéfices45.

45Toutefois, il ne s’agissait là que d’une hypothèse : c’est pourquoi on invitait le vâlî à mener une enquête minutieuse sur le comportement réel des agriculteurs.

Les pratiques de la sériciculture : la place de l’homme et celle de la nature

46En reprenant la mission confiée à Midḥat Pacha et en essayant de saisir le rôle nouveau de la culture du mûrier dans l’économie paysanne des Balkans ottomans, on constate la bigarrure de la sériciculture locale. Même avec des variations annuelles, celle-ci était intégrée aux sociétés rurales sous des formes fonctionnellement différentes, liées aux systèmes fonciers préexistants. Deux sources provenant des archives du Premier ministre ottoman apportent une réponse provisoire à la question de savoir quel degré de liberté les agriculteurs de Roumélie avaient pour décider de la place à accorder à la culture du mûrier.

  • 46 Bonapace Luigi, Educazione dei bachi in Adrianopoli [L’éducation des vers à Andrinople], Rovereto, (...)

47La première, datant de 1856, est la copie d’un ordre d’enquête adressé au vâlî de Salonique par le Conseil d’État au sujet des événements rapportés par la pétition qu’il avait reçue des colons de la ferme de Mačukovo (Maçiḳo), située dans le canton de ʿAvrat Ḥiṣâr (Gynaikókastro), au cœur de la plaine du Vardar. Ce village était inclus dans les domaines de Ḥâcî Fetḥi Efendi, qui employait une main-d’œuvre composée, au moins en partie, de fermiers (aylaḳcı), dont les baux étaient renouvelés d’année en année. Selon les termes convenus à la fin de 1855, les paysans étaient tenus de verser au propriétaire un loyer de dix piastres, six branches par mûrier et une piastre par dönüm de vigne. Comme on ne coupait que huit à dix branches sur les mûriers greffés qui constituaient, du moins à cette époque, l’essentiel des plantations dans les territoires ottomans46, les termes du contrat étaient d’emblée lourds pour les paysans. Mais lorsque, au moment de la récolte, l’intendant (ḳocabaşı) de la ferme se rendit à Salonique avec trois habitants du village, ils apprirent de Ḥâcî Fetḥi Efendi que les termes du contrat avaient été modifiés. Selon les nouvelles conditions, les loyers étaient augmentés de sept à huit piastres, une ou deux branches de plus étaient prélevées sur les mûriers et dix piastres de plus sur chaque dönüm de vigne.

  • 47 OA, A. MKT. UM., 397-24 : « ḥâcî Fetiḥ Efendiniñ bu vechile vuḳûʿ bulan ḥareket-i ġaddârânesini ahâ (...)

Les délégués mentionnés n’étaient pas d’accord avec un tel arrangement, car ils croyaient que par là Ḥâcî Fetḥi Efendi faisait une cruauté, mais l’intendant, après les avoir interrogés, valida l’accord en les obligeant à le marquer de leur sceau47.

  • 48 OA, A. MKT. UM., 462-1 : « duval-ı muʿâẓamâ ʿasker sevḳine menʿ olacaḳlarından Ġaribaldi uṣûlunca m (...)
  • 49 Ibid. : « râḥatımızı bozmayız her nevḳat-ı külliyetlü ṭop u niẓâm ṭaburlarıyla müsîrı gelür görer i (...)

48La condition des agriculteurs indépendants de Thessalie était, quant à elle, beaucoup moins précaire. Les propriétaires chrétiens des villages libres, en dehors des grandes fermes des seigneurs musulmans, étaient autonomes dans leurs évaluations de la profitabilité de l’élevage des vers, mais ils restaient exposés aux revers de la conjoncture. Comme l’indiquait en 1863 un rapport du gouverneur (mutaṣarrıf) de l’arrondissement de Tırḥala au Meclis-i Vâlâ, si auparavant il fallait payer les propriétaires en espèces pour les dépôts sur les plantations de mûriers, désormais personne ne demandait à louer une parcelle, même à 1 000 piastres. Mais la note ne s’arrêtait pas là pour inciter les membres du Conseil à accorder leur faveur aux agriculteurs, bien au contraire. L’administration du sancâḳ craignait en effet une invasion des forces grecques, désignées dans le texte sous le nom de « hétairie » (Yunan Eteryası). La déposition d’Othon Ier du trône grec, qui avait eu lieu l’année précédente, aurait bien pu diffuser des troubles au-delà de la frontière thessalienne, d’autant plus que – comme le prouvent des documents diplomatiques italiens – des rumeurs de débarquement imminent de colonnes de volontaires sous les ordres de Garibaldi se répandaient autour de Salonique. On comprend donc aisément l’inquiétude avec laquelle le mutaṣarrıf rapportait les chuchotements entendus au passage d’une patrouille de police : « Les grandes puissances empêcheront la mobilisation de l’armée. Nous pourrons ainsi rendre service à la nation à la manière de Garibaldi48. » Ailleurs, les propos étaient plus virulents dans leur sarcasme. Les notables de Giannitsá avaient entendu cette phrase : « Ne cherchez pas de noises ! Même si sa Sublime Intelligence le Maréchal apparaissait en revue avec toute sa cohorte de canons et de soldats, nous serions unis49. » Dans une période aussi tendue que celle-ci, la crise soudaine de la sériciculture aurait pu semer le mécontentement parmi les paysans, et c’est cette éventualité qui inquiétait le gouverneur.

  • 50 Petmezas, Recherches sur l’économie…, op. cit., p. 614-616.
  • 51 Gos François, L’agriculture en Thessalie. Petite étude d’économie rurale et d’agriculture comparée, (...)
  • 52 Ibid., p. 32.
  • 53 Kaya, « Were Peasants Bound… », art. cité, p. 82-87.
  • 54 Très récurrent dans les historiographies des pays des Balkans, le déroulement du « jeu de la Gutshe (...)

49En comparant ces deux documents, on peut se faire une idée des raisons pour lesquelles l’essor du commerce de la soie ne modifie pas le tableau dressé par Socrates Petmezas pour la fin du xviiie siècle50 : les villages où ces activités étaient le plus efficacement pratiquées demeurèrent ceux des régions montagneuses. Déjà, les récits des observateurs européens insistaient sur le soin dont faisaient preuve, pour le développement de leurs cultures, les paysans des « képhalokhori, ou villages libres51 » du haut-pays thessalien. Les habitants y étaient pleinement propriétaires des terres qu’ils cultivaient et avaient tout intérêt à en augmenter la productivité. L’agronome François Gos remarquait, deux décennies plus tard, le contraste entre leur travail infatigable et l’incurie régnant dans les domaines agricoles de la plaine de Zárkos, propriété de grands seigneurs terriens, où « tous les cultivateurs [étaient] des colons pauvres et paresseux, incapables de mener à bonne fin une amélioration, car ils n’[avaient] aucune avance pour vivre52 ». Bien qu’une dichotomie aussi tranchée induise le scepticisme, on ne peut s’empêcher de constater que l’historiographie récente, et en particulier l’article précité de Kaya, semble en réaffirmer la validité. Malgré une tentative du gouverneur de Salonique, au début des années 1860, de pousser les propriétaires à réviser les termes des contrats de métayage afin de soulager le travail des colons, ceux-là avaient tendance, au contraire, à alourdir les prestations coutumières et à en introduire de nouvelles. En ce qui concerne les premières, leur aggravation provenait de la volonté d’augmenter les rentes liées à la commercialisation grandissante de l’agriculture. Les métayers tentaient de se protéger en cultivant des produits non soumis à des obligations contractuelles ou, dans les cas les plus extrêmes, en quittant les fermes pour pratiquer l’élevage nomade. Les seigneurs réagissaient alors en réaffirmant leurs prérogatives sur les parties de la production agricole des colons qui n’étaient pas encore expressément réglementées53 ; pour faire face au risque de fuite des paysans, ils s’appuyaient sur le besoin constant d’argent pour payer les impôts afin d’en prêter aux colons et les plonger dans la spirale de l’endettement, qui les liait finalement à la terre54. On peut démontrer les effets de cette dynamique sur la sériciculture, qui était soumise à des incitations fort différentes en plaine et en montagne. Si l’on compare le nombre de mûriers plantés dans les fermes autours de Tríkala entre 1860 et 1861, fourni par le recensement ordonné par l’assemblée du canton que l’on a mentionné, avec la taille de la population des villages respectifs, on constate que les ratios les plus élevés se concentrent sur les pentes du Pinde (cf. Carte 1 en annexe).

  • 55 Ce qui n’était que des souhaits à ces dates devint, une décennie plus tard, des règles contraignant (...)

50Il ne faut cependant pas imaginer que l’essor qui avait lieu dans les zones montagneuses des régions mieux intégrées aux circuits du commerce international était un phénomène général. Dans les périphéries des Balkans ottomans, persuader les agriculteurs de produire pour le marché était une tâche très difficile pour l’administration. On en trouve trace dans une note adressée au gouvernement en 1863 par le mutaṣarrıf de Prizren, notifiant l’arrivée de 500 oques de graines de coton en provenance du vilâyet de Salonique et de 50 000 plants de mûriers de celui d’Andrinople. Tout en soulignant la bénignité de cet envoi, la lettre indiquait que les efforts déployés pour faire comprendre aux habitants du sancâḳ qu’il valait mieux délaisser la culture du maïs au profit d’autres, plus rentables, n’avaient eu que peu de succès55. Et elle ajoutait :

  • 56 OA, A. MKT. UM., 730-22 : « şu Debreler u Malisialar virildileri olsa ve efkâr u evḳâtıñ böyle iʿmâ (...)

Quelle que soit l’occupation à laquelle se consacrent les habitants de Deber et de Malësia, nonobstant le fait que beaucoup de pensées et d’intelligences se soient appliquées à rendre leurs régions plus prospères et mieux ordonnées – ce qui a conduit d’ailleurs à de nombreux résultats –, que ces montagnards rebelles se livrent à toute sorte d’activité importune et nuisible ! Cela a laissé le gouvernement sans voix à chaque instant, en proie à une sorte de découragement et de lassitude. Comme ces gens de Deber et de Mirdita n’ont pas été amendés, tout le bien que l’on fait ici n’est que provisoire56.

51Considérer le soin apporté à l’élevage des vers comme un critère pour établir dans quelle mesure les populations de l’Empire se rapprochaient de l’idéal de progrès était encore plus l’apanage du regard européen. C’est la simplicité, presque la naïveté, des instruments et des méthodes adoptés en Roumélie qui frappait les auteurs des traités techniques. Ils se livraient parfois à un véritable éloge de la sériciculture ottomane.

  • 57 Dufour B.-J., Observations pratiques faites en Orient sur la maladie actuelle des vers à soie penda (...)
  • 58 Ibid., p. 70.

52C’est le cas de l’essai publié en 1862 par B.-J. Dufour, négociant à Constantinople, afin de proposer des remèdes à la pébrine et, implicitement, de rassurer les marchands européens traitant avec l’Empire. Le pamphlet présentait les résultats des expériences menées par l’auteur au cours des années précédentes : celles-ci montraient que les variétés de vers élevées, tant en Roumélie qu’en Anatolie, étaient immunisées contre la pébrine. Les mauvaises récoltes et l’augmentation de la mortalité observées auparavant n’avaient pas été causées par celle-ci, mais par des maladies moins graves et par les gelées ayant perturbé la saison de la récolte des branches de mûrier. Afin de préserver la santé des vers, il fallait encourager les éleveurs à conserver leurs méthodes traditionnelles, car l’élevage au rameau pratiqué dans les magnaneries permettait aux vers de rester bien aérés et protégés de l’humidité tout au long de leur cycle de vie. La mode consistant à « grainer d’une manière industrielle57 » avait eu, au contraire, des effets néfastes : c’était notamment la préférence pour les mûriers greffés, au détriment du sauvageon, qui menaçait la sériciculture ottomane. Comme l’avaient montré les analyses physiologiques de l’auteur, les feuilles du sauvageon contenaient 25 % de substances assimilables de plus que celles du mûrier greffé, dont l’usage s’était pourtant répandu. Au fur et à mesure que leur alimentation s’appauvrissait, les vers montraient de moins en moins de résistance à la contagion ; en s’enracinant dans une ferme et en devenant héréditaires, plusieurs maladies auraient pu muter en pébrine. Cette dernière faisait en effet partie des infections qui « s’érigent en maladie à cause de leur intensité, mais seulement dans un milieu qui comporte leur éruption, s’arrêtant là où des conditions normales d’hygiène opposent une barrière insurmontable58 ». En Roumélie, seule Andrinople avait été véritablement touchée par ce fléau.

  • 59 Ibid., p. 65.
  • 60 Ibid., p. 16.

53Ce sont, bien sûr, des hypothèses qui ont été invalidées par les études ultérieures de Pasteur, qui ont montré comment une correction des « erreurs séricicoles de l’Europe59 » ne devait pas passer par l’utilisation de feuilles de mûrier greffées, mais par la sélection des graines de vers. Néanmoins, et malgré l’intérêt personnel de Dufour à redorer le blason de la sériciculture ottomane, le regard qu’il portait sur elle témoigne d’une réelle appréciation de la salubrité des pratiques traditionnelles. Au fil d’une section sur le grainage, son récit prend une allure lyrique lorsqu’il décrit l’habitude de « jeter les papillons pêle-mêle dans un grand et large sac » comme le moyen le plus favorable de « procurer le mystère60 » à leurs amours.

  • 61 Fernandez, « Bachicoltura… », art. cité.

54Mais la sériciculture ottomane n’était généralement pas célébrée de manière aussi enthousiaste. Lorsque le consul italien à Salonique chercha à identifier les raisons de l’explosion de la production de cocons en Macédoine en 1860, il précisa qu’aucun crédit ne devait être accordé aux éleveurs locaux. Ceux-ci étaient « négligents et insouciants par tempérament naturel et fatalistes par conviction. Ils suivent par habitude les vieilles techniques traditionnelles de l’époque la plus reculée, laissant le soin des résultats à la Providence ». Les qualités de la sériciculture macédonienne, en revanche, résidaient dans les vers : ceux-ci « progressent vigoureusement, relâchant, par leur bave soyeuse, l’abondance qui constitue le mérite de nos cocons61 ».

  • 62 Ubicini Abdolonyme, Lettres sur la Turquie, ou Tableau statistique, religieux, politique, administr (...)
  • 63 MacKenzie Georgina Muir, Irby Paulina, The Turks, the Greeks & the Slavons: Travels in the Slavonic (...)

55L’invisibilisation du travail humain dans la mise en valeur des ressources naturelles de l’Empire était un trait récurrent de la littérature d’économie politique des années 1850 et 1860. Celle-ci s’en tenait encore sans hésitation au principe du libre-échange, trouvant dans le boom de la sériciculture suffisamment d’arguments pour étayer la leçon qu’elle voulait faire passer au gouvernement ottoman : si tout effort pour promouvoir l’industrialisation de l’Empire était voué à l’échec face à la concurrence des produits européens, il valait mieux investir dans le développement des « richesses du sol62 ». Or, la main-d’œuvre n’avait pas sa place dans le développement de l’agriculture ottomane prôné dans ces écrits. Elle aurait été plus prospère, si l’administration impériale avait cessé de l’accabler de taxes. Mais la nature était généreuse et étalait ses produits avant toute activité agricole. Il en va de même des récits de voyage. Ainsi, en 1867, dans leur ouvrage soulignant l’échec de la domination ottomane et l’indolence de la population musulmane, les voyageuses britanniques Georgina MacKenzie et Paulina Irby pouvaient remarquer, sans relever de contradiction, la beauté du paysage d’Édessa. Ici, « dans les jardins de mûriers qui bordent la ruelle, les rossignols chantent leur sérénade, quand une brise légère agite les clochettes écarlates des grenadiers en pleine floraison63 ». Des hommes qui avaient soigné ces jardins à la Saʿdī il n’était, en revanche, pas question.

Les caractères d’une (ou de plusieurs ?) mutation(s)

  • 64 Palairet Michael R., « The Decline of the Old Balkan Woollen Industries, c. 1870-1914 », Vierteljah (...)
  • 65 Poni Carlo, La seta in Italia. Una grande industria prima della rivoluzione industriale [La soie en (...)

56Contrairement à ce que le récit de certains observateurs européens impliquait, les cultivateurs de Roumélie contribuèrent activement au développement de la sériciculture. Les efforts déployés par les marchands européens pour intégrer celle-ci dans le marché international furent plus fructueux dans les régions où l’économie d’autoconsommation l’avait négligée. Lorsque, comme à Chypre et dans le Péloponnèse, le tissage domestique de la soie était une pratique établie, les incitations à vendre directement la matière première ne persuadèrent ni les éleveurs ni les filateurs d’introduire de nouvelles méthodes de travail pour répondre à la demande européenne. Au nord de la Thessalie, en revanche, l’augmentation de cette demande, provoquée par la pébrine, eut des effets plus durables, accélérant la transition des filatures locales vers l’utilisation de la force hydraulique et leur mécanisation ultérieure. Si l’on considère les districts où les activités séricicoles s’implantèrent le mieux au cours de leur poussée vers le nord, comme ceux du massif du Pélion et de la Stara Planina, on ne peut manquer de noter qu’ils coïncident avec les régions où le développement de l’industrie textile fut massif pendant les années 187064. On peut se demander, à ce propos, si la diffusion de la pébrine dans les années 1860 a conduit à ce que les équipements introduits dans les filatures de soie soient affectés au traitement d’autres fibres. En effet, une dynamique similaire a été remarquée par Carlo Poni s’agissant des cotton mills anglais de la seconde moitié du xviiie siècle, implantés dans plusieurs cas par des entrepreneurs formés à la filature de la soie65. La question reste ouverte pour des recherches ultérieures.

  • 66 Foucault Michel, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Ga (...)

57L’essor commercial des années 1850 et 1860 modifia donc la géographie de la sériciculture en Roumélie. Son poids augmenta davantage dans les régions déjà plus fermement intégrées dans les sphères d’activité des grandes maisons d’exportation, et moins dans celles où, en dépit d’une présence plus stable de la sériciculture dans la vie économique, les mécanismes de la commercialisation ne fonctionnaient pas encore aussi rapidement. À l’intérieur des premières, en outre, l’élan pris par la sériculture a pu pousser les cultivateurs à produire pour le marché au détriment de l’autoconsommation, surtout dans les zones montagneuses, comme le laissent penser les observations faites pour le cas thessalien. Les contraintes des régimes fonciers en vigueur dans les plaines réduisirent sans doute les incitations du boom, malgré les efforts déployés par l’administration ottomane. Cette dernière adopta la tendance à la rationalisation suggérée par les entrepreneurs européens, mettant les instruments d’analyse de l’agronomie et de l’économie rurale au service de ses objectifs fiscaux. Il est difficile de donner une évaluation globale de l’impact des politiques d’encouragement mises en œuvre par les autorités provinciales. Ce que l’on peut dire, cependant, c’est qu’elles considérèrent « le milieu [...] comme un champ d’intervention » administrative. Afin d’administrer la sériciculture et le commerce de ses produits dans tous leurs phénomènes collatéraux, « la gouvernementalité de l’État s’intéress[a] [...] à la matérialité fine de l’existence, à la matérialité fine de l’échange et de la circulation66 ». Ainsi, la commercialisation grandissante de ce secteur n’altère pas seulement l’économie des campagnes et des villes de Roumélie, mais est également un laboratoire local de la construction de l’État ottoman et de sa territorialisation.

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Annexe

Tableau 1. Quantités de soies importées de l’Empire ottoman en France de 1818 à 1853 (en kg)

Années

Soies

En cocons

Écrues

Grèges

Moulinées

1818

18 493

1819

18 622

1820

15 682

1821

21 962

1822

73 853

155

1823

397

54 200

1824

43 146

1825

49

32 162

1826

187

84 334

1827

52 915

1828

60 296

1829

81 617

1830

59 052

27

1831

103

35 152

1832

53 128

1833

76 057

1834

60 027

1835

119

112 148

48

1836

104 194

86

1837

65

80 474

1838

193

134 241

30

1839

98

165 805

132

1840

37

156 314

229

1841

11

232 328

1842

208 603

1843

1 477

222 309

1844

9 132

240 040

5

1845

51 470

196 907

1846

10 702

196 907

1847

14 334

259 048

23

1848

3 699

89 693

140

1849

18 031

295 648

196

1850

133 554

356 304

462

1851

130 674

304 438

416

1852

232 823

605 014

621

1853

410 370

503 370

247

Source : A. Gaudry, Recherches scientifiques en Orient, op. cit., p. 238.

Tableau 2. Recensement des mûriers plantés dans les fermes (çiftlik) et les villages (ḳarye) du ḳażâ de Tırḥala au cours de l’année islamique 1257 (1860-1861)

Nom ottoman de la circonscription

Nom de la circonscription d’après le recensement de 1889 / nom actuel

Population non musulmane en 1846

Population en 1889

Estimation de la population en 1860-1861

Nombre de mûriers plantés

Rapport mûriers-population

Çiftlik-i Ḳirniça

Κρινίτσα / Κρηνίτσα

38

78

48

30

0,6

Çiftlik-i Zulani

Ζουλιάνι / Ζηλευτή

52

128

72

60

0,8

Çiftlik-i Ṭirnos

Τουρναβός / Χρυσαυγή

63

150

84

50

0,6

Çiftlik-i Zavlanya

Ζαγλάνια / Παληόπυργος

123

238

153

50

0,3

Çiftlik-i Vanya

Βάνια / Πλάτανος

127

265

162

75

0,5

Çiftlik-i Isḳlaṭina

Σκλάταινα / Ρίζωμα

208

443

263

200

0,8

Ḳarye-i Ḳaṣraki

Καστρίκιον / Καστράκι

247

602

332

110

0,3

Çiftlik-i Ḳuvvelci

Κουβέλτσιον / Θεόπετρα

82

228

115

20

0,2

Çiftlik-i Voyvoda

Βοϊβόδα / Βασιλική

163

293

198

100

0,5

Çiftlik-i Zarḳ

Ζάρκον / Ζάρκος

546

983

664

350

0,5

Çiftlik-i Voryani

Βοργιάννη / Αχλαδοχώριον

41

104

56

75

1,3

Çiftlik-i Voştidi

Βοστίδι / Κρήνη

196

303

227

200

0,9

Çiftlik-i Niḥor

Νεοχώριον / Οιχαλία

376

936

510

200

0,4

Çiftlik-i Banişa

Πάνιτσα / Διάσελον

53

112

68

100

1,5

Çiftlik-i Baya

Μπάγια / Πετρωτόν

104

202

130

50

0,4

Çiftlik-i Nomi

Νουμῆ / Νομή

72

136

89

100

1,1

Çiftlik-i Ḳurbanlu

Κουρμπαλή / Φανερωμένη

118

191

139

150

1,1

Çiftlik-i Baṭulya

Πατουλιά / Πατουλιά

68

115

81

30

0,4

Çiftlik-i Ġulinos

Γλήνος / Γλίνος

38

127

57

180

3,2

Çiftlik-i Beritos

Πυργετός / Πυργετός

74

233

108

40

0,4

Çiftlik-i Ḳule

Πύργος / Πύργος

19

95

32

20

0,6

Çiftlik-i Merc-i Kebîr

Μέρτσι Μεγάλον / Μεγάλο Κεφαλόβρυσο

83

179

107

20

0,2

Çiftlik-i Merc-i Sağîr

Μέρτσι Μικρόν / Κεφαλόβρυσον

145

286

183

1 000

5,5

Çiftlik-i Leştoz

Λέσταινον / Διπόταμος

33

88

46

20

0,4

Çiftlik-i Sarakina

Σαρακίνα / Σαρακήνα

37

145

58

50

0,9

Çiftlik-i Megarki

Μεγάρχι / Μεγάρχη

131

304

173

40

0,2

Çiftlik-i Ṭoskeşe

Τόσκεσι / Πρίνος

23

93

37

250

6,8

Çiftlik-i Gorgoyir

Γουργογύριον / Γοργογύρι

20

144

39

30

0,8

Çiftlik-i Paparanca

Παπαρράντζα / Δενδροχώρι

52

217

84

50

0,6

Çiftlik-i Vaḳıf-i Ṭûrḥân Beg

Βακούφ-Τουρχάν / Ελευθεροχώριον

23

102

38

100

2,7

Ḳarye ḳarînine Ḳumurlinica

Καρβουνολεπενίτσα / Πιάλεια

146

360

197

150

0,8

Çiftlik-i Lisana

Λησανά / Φιλύρα

19

102

33

50

1,5

Çiftlik-i Duşḳo

Δοῦσκον / Άγιος Βησσαρίων

27

153

48

200

4,2

Çiftlik-i Varbopi

Βαρμπόπι / Φήκη

98

275

138

100

0,7

Çiftlik-i Valçinos

Βαλτσινόν / Βαλτινόν

83

223

115

350

3

Çiftlik-i Çara

Μαγούλα Τσάρα / Φωτάδα

57

155

80

40

0,5

Çiftlik-i Çaġali

Τσανγαλί / Παραπόταμος

49

112

65

30

0,5

Çiftlik-i Valomandiri

Βαλαμάνδριον / Βαλαμάνδριον

32

47

36

20

0,6

Çiftlik-i Beliç

Μπελέτσι / Παληομονάστηρο

113

295

156

250

1,6

Çiftlik-i Rabçişte

Ραψίστα / Γόμφοι

128

279

166

200

1,2

Çiftlik-i Gorçi

Γορζί / Λυγαριά

56

97

67

150

2,2

Çiftlik-i Polanya

Πολιάνα / Πηγή

77

403

134

100

0,7

Çiftlik-i Istefanoşos

Στεφανοσαίοι / Δροσερόν

48

96

60

100

1,7

Çiftlik-i Ḳalograna

Καλογρηανά / Καλογριανά

81

203

110

150

1,4

Çiftlik-i Ṣervoṭa

Σερβοτά / Σερβωτά

83

162

104

170

1,6

Çiftlik-i Orman-i Aḥmed Ağa

Λόγγος Αρμέτ Αγά / Λόγγος

29

54

36

100

2,8

Çiftlik-i Aya Kiryaki

Αγία Κυριακή / Αγία Κυριακή

54

90

64

120

1,9

Çiftlik-i Iflamul

Φλαμούλιον / Φλαμούλι

16

6

12

100

8,3

Sources : les données sur le nombre de mûriers plantés en 1860-1861 sont tirées de OA, A. MKT. UM. 437-99. Un dénombrement de la population masculine non musulmane des fermes et des villages du ḳażâ se trouve dans les registres (Nüfus defterleri) compilés en 1262 (1846) (OA, NFS. D. 5156). Ces données ont été croisées avec celles rapportées par le ministère de l’Intérieur (Statistique de la Grèce. Population. Recensement général à la date 15-16 avril 1889, Athènes, Imprimerie et lithographie nationale, 1890, p. 149-160), en se limitant à la population masculine, afin d’estimer, à partir des taux de croissance, la population en 1860-1861.

Carte 1. Valeurs du rapport mûriers plantés en 1860-1861/nombre d’habitants par village

Carte 1. Valeurs du rapport mûriers plantés en 1860-1861/nombre d’habitants par village

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Notes

1 Petmezas Socrates, Recherches sur l’économie et les finances des villages du Pélion, région d’industries rurales, ca 1750-1850, thèse de doctorat, EHESS, 1989, vol. I, p. 642-646.

2 Kaya Alp Yücel, « Were Peasants Bound to the Soil in the Nineteenth-Century Balkans? A Reappraisal of the Question of the New/Second Serfdom in Ottoman Historiography », in Leda Papastefanaki, M. Erdem Kabadayı (dir.), Working in Greece and Turkey: A Comparative Labour History from Empires to Nation-States, 1840-1940, Oxford et New York, Berghahn, 2020, p. 61-112.

3 Lapavitsas Costas, Cakiroglu Pinar, Capitalism in the Ottoman Balkans: Industrialization and Modernity in Macedonia, Londres et New York, Tauris, 2019.

4 Pour une récurrence de ce schéma argumentatif, voir Boué Ami, Sur l’établissement de bonnes routes et surtout de chemins de fer dans la Turquie d’Europe, Vienne, Braumüller, 1852.

5 Autour de la diffusion des doctrines d’Adam Smith, de ses vulgarisateurs et des préceptes de la littérature du self-help au sein de l’opinion publique ottomane, voir Kılınçoğlu Deniz T., Economics and Capitalism in the Ottoman Empire, Abingdon et New York, Routledge, 2015, p. 28-33.

6 Maier Charles S., Once Within Borders: Territories of Power, Wealth, and Belonging since 1500, Cambridge (MA), Belknap Harvard University Press, 2016, p. 89.

7 Sur la manière dont « l’idéologie légitimante la domination » de l’État ottoman s’étend aux territoires et à leurs populations, voir Deringil Selim, The Well-Protected Domains: Ideology and the Legitimation of Power in the Ottoman Empire, 1876-1909, Londres et New York, Tauris, 1998, p. 68-92.

8 Ceux de Bursa, débouché du commerce de la soie en provenance de Perse, revêtaient une importance particulière : fortifiés et équipés de grandes balances, ils étaient gérés par des courtiers publics (simsâr) ; voir Çizakça Murat, « A Short History of the Bursa Silk Industry (1500-1900) », Journal of the Economic and Social History of the Orient, vol. 23, no 1/2, 1980, p. 142-152, ici p. 143.

9 Gaudry Albert, Recherches scientifiques en Orient, entreprises par les ordres du gouvernement, pendant les années 1853-1854, Paris, Impr. impériale, 1855, p. 272.

10 Agriantṓnῑ Christína, Oi aparchés tīs ekviomīchánisīs stīn Elláda ton 19o aiṓna [Les débuts de l’industrialisation en Grèce au xixe siècle], Athènes, Katárti, 2010 [1986], p. 40-48.

11 Kožuharov Ivan, Bubarstvoto v Bălgaria [La sériciculture en Bulgarie], Sofia, Bălgarskata Akademija na Naukite, 1970, p. 29-34.

12 Dalsar Fahri, Türk sanayi ve ticaret tarihinde Bursa’da ipekçilik [La sériciculture à Bursa dans l’histoire de l’industrie et du commerce turcs], Istanbul, İstanbul Üniversitesi, İktisat Fakültesi, 1960, p. 161-164.

13 Boué Ami, La Turquie d’Europe, Paris, A. Bertrand, 1840, vol. 3, p. 99.

14 On indique ainsi les écheveaux obtenus du dévidage des cocons.

15 Ce terme désigne la pièce du dévidoir sur laquelle les fils de soie étaient enroulés pour former les écheveaux.

16 Gaudry, Recherches scientifiques, op. cit., p. 245.

17 Fernandez Salomon, « Bachicoltura nella Macedonia e nella Tessalia » [La culture des vers en Macédoine et Thessalie], Gazzetta ufficiale del Regno, 11 septembre 1861.

18 Gaudry, Recherches scientifiques, op. cit., p. 308.

19 Archives ottomanes (Osmanlı Arşivi, ci-après OA), MVL, 145-20 : « fabriḳa-ı meẕkûreli-i ḳülleriniñ maḥal-ı aẖırda sâʿir ḥarîr fabriḳaları ḳarîninde olaraḳ diğer mutaṣarrıfa oldığım bir ḳıṭʿa-ı ʿarż-ı hâliyeye taḳıl u inşâ eyle ẕikr olunan fabriḳaları daẖi kâr-gîr-i maẖzan iʿmâl olunması teṣavvur olunmuş ve ẖuṣûs-ı mezbûr-ı maḥalle-i meẕkûre ahâlîsiniñ daẖi ḥaşen ve diyetlerini müstelzim olacağı der-kâr ve bu ṣûretle bir fabriḳa bozılub bir yine yine bir fabriḳa iʿmâl olunacağı aşikâr bulunmuş oldığında ».

20 Gaudry, Recherches scientifiques, op. cit., p. 244.

21 Bourgaud A.-M., Lyon et le commerce des soies avec le Levant, Lyon, A. Rey, 1901, p. 28.

22 Meynard Marius, Des droits de dîme et de sortie perçus par le gouvernement turc sur les cocons et les graines de vers à soie, Valréas, Jabert, 1860, p. 6.

23 Pour une discussion du lien entre les logiques du fermage des impôts et les formes de production agricole, voir, pour une période antérieure, Öncel Fatma, « Land, Tax and Power in the Ottoman Provinces: The Malikane-Mukataa of Esma Sultan in Alasonya (c. 1780-1825) », Turkish Historical Review, vol. 8, no 1, 2017, p. 54-74, ici p. 73.

24 Sur les tentatives de justifier l’adoption du savoir économique d’origine européenne en établissant sa filiation ultime dans les préceptes de l’islam, voir Kılınçoğlu, Economics and Capitalism, op. cit., p. 63-64.

25 OA, HR. MKT, 296-66 : « ʿâdetâ tarladaki dökülmeyen ẕaẖʿire demetilerine mümâṡil olaraḳ [...]ʿöşr-i ḳurı ḳoza u toẖumundan ḥaḳḳ-ı ḥarîmî oldığını hiçbir ṣûretle münker olamıyacağından ve aḥkâm-ı müʿâhedeye taṭbîḳan ʿöşrini virmiyerek ḳoza u toẖum iştirâ u naḳl etmek isteyen tüccâr-ı ecnebiyenin taʿşîr olunmuş ve arâ teżkeresi virilmiş ruẖṣatlı mâl mübâyʿa etmeleri ve hiç olmaz ise taʿşîre ḳâbıl olan ḳurı ḳoza u toẖum mübâyʿa etmeleriyle beraber ruẖṣat-ı teżkeresini almaḳ içün mîzân me’mûrine bâyʿîleriyle birlikde gitmesi lâzim gelürki ».

26 Bourgaud, Lyon et le commerce des soies, op. cit., p. 29.

27 OA, HR. MKT, 296-66 : « devletleri tüccârının ʿöşr virmeğe mecbûriyetleri olamıyacağı ve mültezimiñ iʿşârı bâyiʿnden alacağı añladılaraḳ ».

28 Archivio di Stato di Bergamo, Camera di Commercio, b. 251, Cat. XX, Cl. I.

29 Zanier Claudio, Setaioli italiani in Asia. Imprenditori della seta in Asia centrale, 1859-1871 [Marchands de soieries en Asie. Entrepreneurs de la soie en Asie centrale, 1859-1871], Padoue, CLEUP, 2008, p. 22.

30 « Seidenzucht in Bulgarien. Bericht. des k. k. Consulates in Rustschuk » [Sériciculture en Bulgarie. Rapport du consulat impérial et royal à Ruse], in Nicolas V. Michoff, Beiträge zur Handelsgeschichte Bulgariens. Offizielle Dokument und Konsularberichte [Rapports sur l’histoire commerciale de la Bulgarie. Documents officiels et rapports consulaires], vol. 2, Österreichische Konsularberichte [Rapports consulaires autrichiens], Sofia, Staatsverlag « Wissenschaft und Kunst », 1953 [1865], p. 178-186.

31 Archivio Storico Diplomatico, Consolato d’Italia in Salonicco (ci-après ASD, CIS), b. 4, Lettre de Salomon Fernandez à G. Vana du 20 mai 1863.

32 ASD, CIS, b. 122, Contratto di compravendita n. 5.

33 OA, A. MKT. UM., 289-42 : « ecnebî tüccârı memâlik-i maḥrûse-i şâhâneden eṣḥâbını bi’l-iṭmâʿ mübâyʿa ederek diyârlarına naḳl etmekde olduḳları ».

34 OA, HR. MKT., 350-19.

35 « Seidenzucht in Bulgarien. Bericht. des k. k. Consulates in Rustschuk », op. cit.

36 Fernandez, « Bachicoltura nella Macedonia e nella Tessalia », art. cité.

37 OA, A. MKT. MHM., 210-37.

38 OA, A. MKT. UM., 461-68.

39 OA, A. MKT. MHM., 214-21 : « ahâlî-i zirâʿları teşvîḳ ü terġîbi eyle ».

40 Ibid. : « beyân olunan senedatıñ bi-esâsî oldığı baʿżı bed-ẖâhân tarafından istimâʿ olunmaḳda olaraḳ eğerce bunuñ ẖılâf-ı vâḳiʿ oldığı bi-iştibâḥ ve himem-i bâhiyeleri ṡemeresiyle eşcâr-ı meẕkureniñ şimdiye ḳadar ġars olunmuş olacağı ve [...] ʿahd-ı ḳarîbde vücûd u ḥusûla gelerek aṡâr-ı nâfıʿasınıñ müşâhede ḳılınacağı vâ-reste-i delîl ü küvâh ise de böyle şeyleriñ ḳuvvede ve lafıẓda ḳalmıyub fiʿle çıḳmaḳ eyle iṡbât olunabılacağı ».

41 OA, A. MKT. UM., 466-19.

42 OA, A. MKT. UM., 437-99.

43 « Seidenzucht in Bulgarien. Bericht. des k. k. Consulates in Rustschuk », art. cité.

44 Johann Heinrich von Thünen (1783-1850) est un économiste allemand, connu en particulier pour son modèle de la distribution optimale des cultures autour d’une ville.

45 OA, MVL., 1073-20 : « meṡelâ bir dönüm tarladan ẕaẖîre envâʿıdan olan ḥâṣılâttan senevî beşyüz gürüṣ menfaʿat vâḳʿî olur ise ṭût yetişdirilüb harîr iʿmâlında bu miḳdâr birden bihim hâl iki üç miṡillî ziyâde-i fâ’ida ẓahûr olacağı bedîhî olmasıyla bu menâfıʿı istiḥṣâl içün bağçe ü tarla gibi ahâlînıñ ḳaryeniñ ek yaḳînında olan birlerini bu iʿmârâta taẖṣîṣ eylemleri münâsıb ».

46 Bonapace Luigi, Educazione dei bachi in Adrianopoli [L’éducation des vers à Andrinople], Rovereto, Caumo, 1859, p. 13.

47 OA, A. MKT. UM., 397-24 : « ḥâcî Fetiḥ Efendiniñ bu vechile vuḳûʿ bulan ḥareket-i ġaddârânesini ahâlî-i merḳûme żamîr olaraḳ bu ẖuṣûṣa bir vechile râzî olmadıḳlarından keyfiyet ḳoca-başı-ı merḳûmunden leda’l-sû’âl cebren mehirleri aẖż eyle temhîd olundığını ».

48 OA, A. MKT. UM., 462-1 : « duval-ı muʿâẓamâ ʿasker sevḳine menʿ olacaḳlarından Ġaribaldi uṣûlunca millete bir ẖidmet ederiz ».

49 Ibid. : « râḥatımızı bozmayız her nevḳat-ı külliyetlü ṭop u niẓâm ṭaburlarıyla müsîrı gelür görer ise de ol vaḳt beraber olabiliriz ».

50 Petmezas, Recherches sur l’économie…, op. cit., p. 614-616.

51 Gos François, L’agriculture en Thessalie. Petite étude d’économie rurale et d’agriculture comparée, Paris, Masson, 1884, p. 38.

52 Ibid., p. 32.

53 Kaya, « Were Peasants Bound… », art. cité, p. 82-87.

54 Très récurrent dans les historiographies des pays des Balkans, le déroulement du « jeu de la Gutsherrschaft » dans l’Europe ottomane a été repris et éclairci par McGowan Bruce, Economic Life in Ottoman Europe: Taxation, Trade, and the Struggle for Land, 1600-1800, Cambridge et Paris, Cambridge University Press / Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1981, p. 70.

55 Ce qui n’était que des souhaits à ces dates devint, une décennie plus tard, des règles contraignantes des statuts fonciers. Ceux introduits à Parga, dans le vilâyet de Janina en 1875, interdisaient aux métayers de semer le maïs dans les champs et les jardins, et imposaient en revanche des cultures commerciales, dont le mûrier et les agrumes ; voir Kaya, « Were Peasants Bound… », art. cité, p. 88.

56 OA, A. MKT. UM., 730-22 : « şu Debreler u Malisialar virildileri olsa ve efkâr u evḳâtıñ böyle iʿmâr u tanẓîme taḥṣîl-i ṣarfına vaḳt bulunması ẖeylî şeyler vücûda getürilir ise de na-çâre ki bu ṭağı u bâğî adamlarıñ efʿâl-ı müzʿice u mużırası hükûmeti her an u daḳîḳa bi-ṣöz u giriftâr-ı envâʿ-ı ye’ss u fütûr etmekdedir ve bu Debralar ile Mirdita iṣlâḥ olunmadıḳça buralarca her-ne yapası ṭoğrısı muvaḳḳatdır ».

57 Dufour B.-J., Observations pratiques faites en Orient sur la maladie actuelle des vers à soie pendant les années 1857, 1858 et 1859, Paris, Impr. impériale, 1863, p. 14.

58 Ibid., p. 70.

59 Ibid., p. 65.

60 Ibid., p. 16.

61 Fernandez, « Bachicoltura… », art. cité.

62 Ubicini Abdolonyme, Lettres sur la Turquie, ou Tableau statistique, religieux, politique, administratif, militaire, commercial, etc., de l’Empire ottoman, depuis le khatti-cherif de Gulkanè (1839), Paris, Dumaine, 1854. p. 391-392.

63 MacKenzie Georgina Muir, Irby Paulina, The Turks, the Greeks & the Slavons: Travels in the Slavonic provinces of Turkey-in-Europe, London, Bell & Daldy, 1867, p. 65 : « in the mulberry gardens that fringe the road the nightingales were singing their serenade, while a light breeze shook the scarlet bells of pomegranate bushes in full bloom ».

64 Palairet Michael R., « The Decline of the Old Balkan Woollen Industries, c. 1870-1914 », Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, vol. 70, no 3, 1983, p. 330-362, ici p. 332.

65 Poni Carlo, La seta in Italia. Una grande industria prima della rivoluzione industriale [La soie en Italie. Une grande industrie avant la révolution industrielle], Bologna, il Mulino, 2009, p. XVI.

66 Foucault Michel, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 23, 346.

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Titre Carte 1. Valeurs du rapport mûriers plantés en 1860-1861/nombre d’habitants par village
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Pour citer cet article

Référence électronique

Andrea Umberto Gritti, « Au fil de la soie dans les Balkans au xixe siècle »Balkanologie [En ligne], Vol. 17 n° 2 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/4191 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/balkanologie.4191

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Auteur

Andrea Umberto Gritti

Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBaC), École des hautes études en sciences sociales (EHESS) / Institut Convergences Migrations
au.gritti[at]gmail.com

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