Marie-Claude Maurel, Terre et propriété à l’est de l’Europe depuis 1990. Faisceau de droits, relations de pouvoir
Maurel, Marie-Claude, Terre et propriété à l’est de l’Europe depuis 1990. Faisceau de droits, relations de pouvoir, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2021, 244 p., ISBN : 978-2-84867-837-5.
Texte intégral
1Cette synthèse sur la question agraire est exhaustive, claire et précise : c’est un jalon essentiel pour qui veut comprendre les évolutions sociales depuis 1990 en Europe médiane (Tchéquie, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Pologne, Lituanie, Bulgarie et, à la marge, Estonie et Lettonie). Marie-Claude Maurel, géographe et directrice d’études émérite à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), développe son propos en trois parties : restaurer la propriété privée de la terre ; reconstruire les relations de propriété ; contrôler l’accès au foncier – elles-mêmes subdivisées en dix chapitres.
2Dans la première partie, elle embrasse d’abord les évolutions du droit foncier à partir de l’entre-deux-guerres pour en dégager le modèle agrarien : la propriété familiale privée, modèle repris dans l’immédiat après-guerre par les régimes communistes avant une première vague de collectivisation brutale à partir de la fin des années 1940, qui perdure une dizaine d’années. Au début des années 1960, les différents pays considérés prennent des chemins légèrement divergents en adaptant le collectivisme aux conditions économiques nationales. Année de rupture complète, 1990 marque le retour juridique de la propriété privée et la restitution des terres sur la base de la situation valant juste avant la collectivisation ; la redistribution des moyens de production, elle, est plus complexe et fait l’objet de mesures très différentes selon les États. La Pologne demeure un cas à part dans la mesure où la petite exploitation familiale, protégée par l’État, y est restée dominante et 1990 a surtout marqué le passage à l’économie de marché.
3L’auteure poursuit ensuite en analysant les modalités de la recomposition des droits de propriété. En reprenant la fin de l’exposé précédent (quelques redites entre les p. 63-68 et 76-78), elle insiste sur le morcellement des terres rendues à leurs propriétaires ou à leurs ayants droit, la passivité désemparée des paysans face à la nouvelle situation et la dispersion du cheptel vif et mort. La recomposition des coopératives socialistes – soit en sociétés aux multiples actionnaires (ou coopérateurs), souvent propriétaires rentiers ou absentéistes, soit en petites exploitations – a évolué vers des consortiums agro-industriels ou de grandes exploitations capitalistes, en particulier en Tchéquie et en Slovaquie. Dans les autres pays la situation est plus mitigée : en Hongrie et en Roumanie, un certain équilibre s’est fait entre exploitations moyennes et grandes coopératives, tandis que la trajectoire de la Lituanie a abouti à la prédominance d’exploitations familiales et qu’en Pologne la loi a protégé les exploitations familiales. En Bulgarie, les coopératives ont bon an, mal an perduré à l’échelle villageoise. Encadrés par diverses limitations somme toute peu contraignantes, ces remembrements ont dans la majorité des cas été systématisés grâce à des registres fonciers ou au système dual cadastre-registres, garants de la propriété privée comme moteurs de l’économie de marché. Cela a mis en place un marché foncier locatif très important de « tenure inversée » puisque l’émiettement des parcelles ne permettait pas à leurs propriétaires d’en vivre et de les exploiter en faire-valoir direct (hormis en Pologne et en Lituanie, donc ; le graphique de la p. 132 suggère la même situation en Slovénie et en Lettonie).
- 1 van der Ploeg Jan Douwe, Franco Jennifer C., Borras Saturnino M. Jr., « Land concentration and land (...)
4Les évolutions provoquées par l’intégration à l’Union européenne forment le dernier volet du livre. L’inclusion inconditionnelle et immédiate dans la politique agricole commune (PAC) n’a pas été possible vue l’impréparation des agricultures des pays candidats à supporter le choc de la libre concurrence et de la libre circulation des capitaux. Des moratoires organisant des transitions d’une dizaine d’années ont été signés. Cette politique a eu des effets bénéfiques sur la commercialisation agricole en Pologne, en Hongrie et en Lituanie, sans rattrapage cependant du point de vue des rendements, tandis que le déficit s’est accentué partout ailleurs – en particulier en Slovaquie (malheureusement, aucune explication n’est donnée à cet hiatus, p. 155 ; je note que ce sont donc les pays où la petite propriété familiale prédomine ou reste importante qui s’en sont le mieux tirés, alors que les grands complexes ont tiré l’économie agricole vers le bas, ce qui semble contre-intuitif par rapport à la démonstration globale de l’auteure et à la réalité occidentale). L’évolution ultérieure a confirmé la bipolarité globale des structures agricoles, se partageant entre petites (de moins de 5 hectares) et grandes exploitations (de plus de 100 hectares), les premières conservées de la reprivatisation (sauf en Pologne, toujours), les autres issues de la lame de fond de la concentration foncière observée partout en Union européenne, à la faveur de la PAC, et contrairement à ses intentions. Cette concentration est le fruit d’une « coercition extra-économique » (p. 187, concept repris de van der Ploeg1) aux circuits opaques, impliquant de grands groupes financiers étrangers aux activités non agricoles – une dynamique typiquement libérale. Dans tous les pays considérés, des lois ont ainsi conditionné l’accès à la terre à une obligation de compétences professionnelles et de résidence sur le territoire national ; elles ont eu pour effet de favoriser, à court ou moyen terme, la concentration ce qui, comme le dit à plusieurs reprises l’auteure, correspond à la dynamique de la modernisation (sa prise de position anti-Orbán, p. 196-197, semble ainsi contradictoire du point de vue économique).
5L’ensemble est parfaitement instructif et doit absolument trouver sa place dans les bibliothèques des généralistes comme des spécialistes. L’auteure définit son sujet par une approche agrarienne et législative et traite parfaitement ce qu’elle annonce. Seule remarque : elle use de deux outils conceptuels certes pertinents, mais de peu d’effet heuristique en tant que tels car ils ne font qu’exprimer une démarche analytique classique : « faisceau de droits » et « path dependence ». En dehors de quoi, le livre est suffisamment suggestif pour ouvrir de belles perspectives complémentaires. D’abord, il serait intéressant de pousser un peu plus loin les considérations historiques. L’espace examiné se partageait au xixe siècle entre quatre empires (prussien, russe, habsbourgeois et ottoman), dont les législations foncières divergeaient parfois radicalement, favorisant qui le servage, qui le métayage, qui la petite propriété, ou plusieurs de ces aspects à la fois, ou encore tentant de les dépasser sous l’impulsion de l’idée physiocratique que la terre doit appartenir à celui qui la cultive. Les réformes agraires des années 1920 n’effacèrent pas ce passé des mentalités, et les agriculteurs comme les politiques purent s’y référer après la chute du mur de Berlin, que ce soit comme repoussoir ou comme âge d’or. Élargir l’analyse à d’autres pays contribuerait à asseoir ces différents modèles historiques et permettrait de pousser un peu plus loin les considérations théoriques pour comprendre les différences entre ces pays eux-mêmes et avec l’Europe continentale, héritière du droit romain (bien évidemment amendé dans le temps, comme l’auteure le remarque à la note 1 de la page 59).
6En effet, pour cerner le revirement des années 1990, deux facteurs seraient ainsi mobilisables : en premier lieu, la définition de ce qu’est une personne dans les droits antérieurs ; en deuxième lieu, la définition de la nation. En ce qui concerne le premier point, Marie-Claude Maurel n’exploite pas à fond cette constatation que la collectivisation communiste efface la personne en tant que sujet de droit au profit du « peuple », être impersonnel, comme elle le relève en citant Janós Kornaï (p. 19). Aussi bien corps qu’âme, le concept juridique de personne en Occident est un héritage de la théologie chrétienne, donnant à chacun la possibilité de disposer de son corps et de son extension dans l’espace, la propriété privée. C’est un moment symbolique, d’aucuns diront fantasmatique, de l’histoire du droit occidental, lié à une anthropologie particulière. Il faut comprendre ainsi la reprivatisation triomphale (quoique chaotique) de l’immédiat après-1990 comme un élan de repersonnalisation, facteur psycho-juridique sapé dès les années 2000 par la rationalité capitaliste et dépersonnalisante à l’œuvre dans l’Union européenne que ces pays étaient avides d’intégrer. La tristesse pragmatique de l’homo economicus a eu raison de l’enthousiasme de la re-connaissance. En ce qui concerne enfin la définition de la nation, un autre déploiement des significations symboliques du droit foncier reprendrait la distinction classique entre droit du sol et droit du sang pour expliquer l’enjeu identitaire de la réappropriation de la terre en Europe de l’Est.
- 2 Panjek Aleksander (dir.), Integrated Peasant Economy Goes East, Turnhout, Brepols, 2023, à paraître
7Enfin, il serait intéressant de prolonger cet ouvrage par des développements sur l’intégration des exploitations familiales, en particulier des petites exploitations, dans le tissu économique global : les agriculteurs peuvent-ils vivre de leur activité agricole ? Ont-ils des activités secondaires ou, inversement, l’agriculture est-elle vraiment leur activité principale ? Le modèle de l’Integrated Peasant Economy mis en place par Aleksander Panjek2 pour les économies paysannes pré-industrielles pourrait apporter ici des éclairages sur les revenus non agricoles de personnes qui, souvent, ne sont pas qu’agriculteurs.
Notes
1 van der Ploeg Jan Douwe, Franco Jennifer C., Borras Saturnino M. Jr., « Land concentration and land grabbing in Europe: A preliminary analysis », Canadian Journal of Development Studies/Revue canadienne d’études du développement, vol. 36, no 2, 2015, p. 147-162.
2 Panjek Aleksander (dir.), Integrated Peasant Economy Goes East, Turnhout, Brepols, 2023, à paraître.
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Référence électronique
Philippe Gelez, « Marie-Claude Maurel, Terre et propriété à l’est de l’Europe depuis 1990. Faisceau de droits, relations de pouvoir », Balkanologie [En ligne], Vol. 17 n° 2 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/4170 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/balkanologie.4170
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