Introduction. Retour sur les Guerres balkaniques : visions, émotions, savoirs
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- 1 Pour une vue d’ensemble et une bibliographie commentée, voir Ivetic Egidio, Le Guerre balcaniche, B (...)
- 2 Ivetic, Le Guerre balcaniche, op. cit., p. 160.
- 3 Les positionnements des lignes éditoriales quant au déroulement des Guerres balkaniques sont révéla (...)
- 4 Ivetıc, Le Guerre balcaniche, op. cit., p. 28-29.
1Entre l’engagement des hostilités en octobre 1912 et la signature du traité de Bucarest en août 1913, l’Europe redécouvre la réalité de la guerre1. La mobilisation internationale des rédactions, dans un moment de curiosité qui n’est pas exempt d’un certain orientalisme, a pour conséquence que des correspondants sont dépêchés dans les zones de guerre et que s’élabore dans les capitales balkaniques une ligne de conduite dans la gestion des accréditations et de la liberté de la presse. Ce moment d’intérêt médiatique2 génère un flux permanent d’informations sur le déroulement des deux guerres successives : batailles, chute de grandes villes après de longs sièges (Janina, Andrinople, Scutari), tractations diplomatiques, revirements stratégiques et découvertes d’atrocités3. Les opinions publiques, tant sur place qu’à travers l’Europe et au-delà, sont informées de la croissance continue du budget militaire dans les États balkaniques depuis le tournant du siècle. Tous ces éléments contribuent à la perception médiatisée et diffusée en Europe d’une « culture de la violence » spécifique aux Balkans de la première décennie du xxe siècle4.
- 5 Sur 1,3 million de soldats mobilisés, on dénombre 220 000 morts, 360 000 blessés, soit un soldat su (...)
2Mais les Guerres balkaniques ne sauraient se comprendre uniquement dans leurs spécificités locales. Les facteurs internationaux eurent également leur part dans leur déroulement. C’est l’une des raisons pour lesquelles les deux Guerres balkaniques de 1912-1913 n’ont cessé de susciter analyses et questionnements, malgré la brièveté des engagements armés par rapport aux deux conflits mondiaux qui leur ont succédé. Ces guerres ont en effet bouleversé la carte politique des territoires et la répartition des populations, de même qu’elles ont profondément affecté les représentations politiques et culturelles, tant de l’opinion en Europe occidentale que dans les Balkans. Avec des pertes humaines considérables, elles ont aussi directement touché une proportion non négligeable des populations balkaniques, mais avec des différences notables5.
- 6 Bled Jean-Paul, Deschodt Jean-Pierre (dir.), Les Guerres balkaniques, 1912-1913, Paris, PUPS, 2014 (...)
- 7 Stefan Lemny a été le maître d’œuvre de cette rencontre : « Les Balkans au tournant de leur histoir (...)
- 8 Grandhomme Jean-Noël, La Grande Guerre dans les Balkans : regards croisés, perspectives comparées, (...)
- 9 Sur ces fins de guerre qui ne le furent pas complètement, voir Baric Daniel, Weinmann Ute, Introduc (...)
3À un siècle de distance, les rouages diplomatiques et les conséquences des conflits avaient fait l’objet de nouvelles études approfondies6. Dans ce cadre, une journée d’étude organisée à la Bibliothèque nationale de France (BnF) avait été l’occasion de revenir sur certaines questions, en interrogeant de manière privilégiée des sources encore peu connues et exploitées7. Le centenaire de la Grande Guerre qui a suivi a également été un moment de discussion intense entre historiens et d’échange avec le public, de renouvellement historiographique aussi, notamment en comparant les perspectives nationales et en développant des approches dans le domaine de l’histoire culturelle au sens large8. La pertinence d’une lecture en termes de séquence historique initiée par les Guerres balkaniques et poursuivie par la Première Guerre mondiale, tant dans les Balkans qu’en Europe occidentale, jusque dans les années d’instabilité de l’immédiat après-guerre, en est sortie renforcée. À l’extrémité de cette séquence guerrière balkanique, doit-on considérer comme borne pertinente le traité de Bucarest d’août 1913, le 11 novembre 1918, le traité de Lausanne de juillet 1923, ou bien l’annexion de Fiume en mars 19249 ? La réponse aux questions de chronologie et donc d’incorporation dans un contexte européen dépend avant tout de l’objet pris en considération et des perspectives adoptées.
4Ce numéro de Balkanologie inclut donc plusieurs temporalités. Il s’est agi pour les contributeurs de mettre à profit les avancées historiographiques sur l’histoire culturelle des conflits pour proposer une lecture des Guerres balkaniques autour d’axes thématiques peu explorés, ce qui entraîne pour chaque étude un cadrage chronologique qui lui est propre. Les recherches présentées ici s’inscrivent à chaque fois dans une problématique historiographique particulière à l’intérieur de l’histoire culturelle des guerres. Différents angles d’approche sont adoptés, parfois dans une même contribution, pour cerner à la fois ce qui fait la singularité de ces guerres et ce qui les relie à une histoire européenne de la guerre et de sa mémoire.
Les Guerres balkaniques comme fait culturel
- 10 Todorova Maria, Imaginaire des Balkans, trad. de l’anglais Rachel Bouyssou, Paris, éditions de l’EH (...)
- 11 Sur ces deux points, voir les synthèses de Hall, The Balkan Wars, op. cit., et Ivetic, Le Guerre ba (...)
- 12 Prost Antoine, Winter Jay, Penser la Grande Guerre : un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2004 (...)
5Indépendamment de leur importance pour chacune des entités politiques des Balkans, les Guerres balkaniques constituent une césure chronologique pour l’ensemble des Européens. La perception des Balkans se figea précisément à ce moment autour d’une image de poudrière10, dans une relation est-ouest à fort différentiel, à la fois économique et diplomatique, mais aussi culturel. Cerner la spécificité du fait guerrier au cours de ces conflits balkaniques revient donc à interroger la manière dont s’est construite l’image du front et des enjeux des engagements militaires. Dans le va-et-vient entre la réalité des combats et les opinions publiques s’est formée la trame d’une culture collective transnationale du souvenir de ces guerres, dans un rapport parfois politiquement orienté. Une histoire culturelle de ces conflits a pour but de reconstruire les chaînons des différentes représentations de ces guerres. L’approche envisagée ici n’est donc pas celle du récit de batailles, ni des tractations diplomatiques11. Le déroulement de la guerre apparaît plutôt comme producteur de nouveaux objets, concrets ou intellectuels, comme révélateur de transformations induites dans le monde intérieur des belligérants, comme dans celui des populations à l’arrière : pensées et souvenirs, peurs et espoirs, nouveaux savoirs et représentations de l’ennemi, agressivité et disposition à user de violence12. Un postulat de départ est assumé, dont la validité semble universelle et les modalités concrètes encore largement inexplorées :
- 13 Cabanes Bruno, « Ouverture », dans id. (dir.), Une histoire de la guerre, op. cit., p. 7-24 (9).
La guerre est un fait social total, elle est aussi un acte culturel. Elle est l’affaire des chefs d’État et des militaires bien sûr, mais elle engage aussi au plus profond les sociétés, les individus. Elle ébranle les institutions politiques et sociales, mobilise les ressources économiques et environnementales à des degrés parfois inouïs, use des moyens militaires évidemment, et cristallise aussi des affects puissants, des représentations de soi-même et de l’ennemi, des croyances sur la vie et la mort, tout aussi nécessaires que les précédents. Étudier la guerre, c’est étudier un élément structurant de la vie des sociétés et l’expérience souvent la plus décisive dans une vie humaine13.
- 14 Sur l’histoire culturelle de la guerre : Hüppauf Bernd, Was ist Krieg? Zur Grundlegung einer Kultur (...)
- 15 Un ouvrage collectif fut pionnier en la matière : Király Béla, Đorđević Dimitrije (dir.), East Cent (...)
- 16 Boeckh Katrin, Rutar Sabine, « Bringing the Balkan Wars into Historiographic Debates », dans eaedem(...)
6En ce sens, il s’agit d’une histoire des mentalités qui éclaire les rapports entre le front et l’arrière et qui s’intéresse à la manière de rendre compte de cette expérience guerrière14. Contribuer à penser les Guerres balkaniques à la lumière de l’histoire culturelle implique de replacer la violence qui s’y est déployée dans le contexte d’un développement historique du point de vue sociologique, anthropologique, scientifique et esthétique15. Les expériences guerrières appellent à une saisie profonde des rapports que nouent, sur un mode intime en ces temps particulièrement denses, le corps, les affects et la matérialité. L’histoire de ces conflits offre dès lors l’occasion d’une exploration de l’état d’esprit général et de cas particuliers, dans leurs manifestations corporelles et intellectuelles. Ce programme maximaliste repose dans l’idéal sur des sources ouvrant la voie à la compréhension de phénomènes à la fois intimes et sociétaux16. Ce dossier repose sur l’hypothèse qu’il serait possible, par le biais de l’histoire culturelle, de revenir sur ces deux guerres afin de les repositionner plus largement, dans une histoire du fait guerrier qui ne serait pas qu’aréale. En privilégiant une réflexion centrée sur des objets laissés dans l’ombre des historiographies du politique, du militaire et du diplomatique, les contributions réunies ici puisent à différents champs des études culturelles, à partir d’une série de questionnements et d’arrêts sur image.
Les Guerres balkaniques vues de près : corps et objets
- 17 Illies Florian, 1913. Der Sommer des Jahrhunderts, Francfort/Main, Fischer, 2012, p. 201. (Illies F (...)
- 18 Horel Catherine, « Construire l’image de l’ennemi. La Serbie dans la caricature autrichienne (et al (...)
- 19 Audoin-Rouzeau Stéphane, « La guerre, mais de très près », dans Emmanuel Désveaux, Michel de Fornel (...)
- 20 Ibid., p. 77.
7En août 1913, le petit Golo Mann, 4 ans, dernier né de Thomas et Katia Mann, fait entendre au milieu de ses babillages cette expression nouvelle, « guerres des Balkans » [Balkankrieg]. Sa mère, intriguée, note le fait, non sans un certain étonnement mêlé de stupéfaction, après avoir grondé son benjamin pour avoir prononcé des mots sans en connaître le sens17. L’écho assourdi des conflits est arrivé à l’autre bout de l’Europe, jusque dans les premiers mots prononcés par un enfant de la haute bourgeoise munichoise. Entre le théâtre des opérations balkaniques et les opinions publiques circulent désormais les dépêches et les images, si bien que les adultes comme les enfants y sont exposés. Les racines de la culture de guerre plongent dans l’imaginaire véhiculé par les livres pour enfants, les manuels scolaires et tous les éléments qui contribuent à construire l’image de l’autre, qui pourrait devenir un ennemi18. Dans la mesure où la guerre « concerne le social tout entier »19, y compris les enfants et tous ceux qui ne sont pas directement présents sur le front, l’importance du corps, de la corporéité confrontée à la violence, fût-elle médiatisée par l’image et par les mots, apparaît comme « le carrefour où se situer utilement »20.
- 21 Les développements sur la carrière de Supilo comme réceptacle corporel et amplificateur d’émotions (...)
8L’exemple de Frano Supilo présenté par Daniel Baric montre que c’est le corps même de l’homme politique qui est devenu le réceptacle des conséquences de la guerre. Ses discours et sa correspondance révèlent comment se sont combinées chez lui la réflexion sur l’avenir des Slaves du Sud avec la vertigineuse sensation d’incarner charnellement le corps politique national et d’en être le dépositaire. La réflexion politique sur les conséquences des guerres dans les Balkans a généré chez lui ce qu’il perçut dans son propre fonctionnement organique comme un magnétisme21, alors qu’en retour lui-même a joué un rôle éminent, par ses discours et ses articles, dans la fabrique d’une opinion publique prête à accepter le sacrifice ultime du corps des jeunes combattants.
- 22 Sur la propagande de guerre dans les Balkans en 1912-1913, voir la synthèse de Höpken Wolfgang, « “ (...)
9Entre les scènes de guerre représentant les victimes des combats et les contemporains qui ne se trouvaient pas sur les lignes de front, des objets ont circulé, qui méritent une attention particulière, car c’est par leur truchement que la sensibilité des contemporains, au sens d’une plaque photographique, a été modifiée. Les prises de vue ont contribué à créer une culture visuelle de la guerre que des ressources documentaires, dont certaines sont nouvellement et plus largement accessibles, permettent d’explorer. Melissa Bokovoy replace ainsi l’histoire visuelle du périodique serbe Balkanski rat [La Guerre balkanique] dans l’histoire européenne des images et de la censure de guerre. L’analyse des images de ce média montre comment la guerre, dans ses manifestations les plus dramatiques du point de vue humain, celle des engagements armés, des victimes collatérales, des blessés et des cadavres, est bientôt remplacée par une vision qui répond à des finalités politiques, qui ajustent le cadre de la prise de vue : les conséquences les plus brutales de la guerre, les dépouilles des combattants, sont progressivement reléguées hors cadre. Ainsi se met en place la construction d’un récit visuel de la guerre, comme cela arrivera pour les principaux organes de la presse écrite durant les conflits mondiaux, les pouvoirs politiques saisissant progressivement l’importance stratégique des images22.
Guerres balkaniques et émotions
- 23 Marès Antoine, Rey Marie-Pierre (dir.), Mémoires et émotions. Au cœur de l’histoire des relations i (...)
10La dimension émotionnelle constitue l’un des aspects nouvellement explorés dans le champ des études sur la guerre23, dans le prolongement d’une « histoire des sentiments » suggérée par Lucien Febvre et d’une histoire des mentalités qui croise les affects et les sensibilités. Mais la chronologie des guerres n’est pas forcément synchrone avec celle des changements culturels. Se pose dès lors la question de l’inscription des émotions liées aux Guerres balkaniques dans une histoire européenne des émotions et de la spécificité des émotions suscitées par ces guerres.
- 24 Corbin Alain, « Introduction », dans id. (dir.), Histoire des émotions, t. 2, Des Lumières à la fin (...)
11Un courant historiographique qui tendait à minimiser le nombre et l’intensité des conflits qui se sont déroulés entre 1750 et 1900 a eu pour conséquence une oblitération de la réalité des combats ; or il semble pourtant bien que durant cette période aussi le champ de bataille fut perçu comme un « lieu d’agressions sonores, visuelles, tactiles bouleversantes, chaos sensoriel intense qui entraîne les violences paroxystiques créées par l’effroi, la haine, la joie de la victoire, sans oublier les émotions spécifiques de l’attente du combat24 ». Si l’on postule que la césure est moins importante qu’il n’a longtemps paru entre le xixe et le xxe siècle, une continuité apparaît, marquée par une série de paroxysmes émotionnels. Comment, dans ce cas, insérer les Guerres balkaniques dans ce continuum guerrier ?
- 25 Foronda François, Les retours : lieux de mémoire d’une vocation historienne, Paris, Publications de (...)
- 26 Mazurel Hervé, « Enthousiasmes militaires et paroxysmes guerriers », dans Alain Corbin (dir.), Hist (...)
- 27 Ibid.
- 28 Tharaud Jérôme et Jean, La bataille à Scutari, Paris, Plon, 1923 [1913], p. 72.
- 29 Ibid., p. 73.
12La périodisation des émotions se heurte à la difficulté de les replacer dans une chronologie précise et à en tracer la courbe évolutive25, dans la mesure où les émotions semblent situées dans une autre temporalité, « un temps à part »26. La recherche active du combat ne semble pas, dans le feu des Guerres balkaniques, fondamentalement différente de l’attitude repérable durant le siècle et demi précédent. La guerre comme « foyer de sacré intime et collectif », qui « laissait d’une existence individuelle les souvenirs les plus vifs », ceux « d’une intensité sans pareille »27, est bien décrite par Frano Supilo dans ses discours enthousiastes de l’année 1913 en des termes similaires. Il érige cette envie d’aller au combat des peuples balkaniques, et des Serbes en particulier, comme un modèle. C’est précisément ce que les témoignages rassemblés dans le périodique serbe paru durant l’année 1912 Balkanski rat [La Guerre balkanique], qui rendent compte du quotidien de la guerre au plus près des combattants, laissent entrevoir, tant dans les articles que dans les illustrations. Les témoignages rassemblés par Traian Sandu dans une note de recherche qui complète ce dossier, notamment sur le cas roumain, vont dans le même sens : la soif d’en découdre s’expose comme conséquence d’une vision darwiniste des relations entre nations. Le « mythe de guerre » forgé dans les guerres napoléoniennes, celui du culte de l’engagé volontaire, des morts au champ d’honneur, de la sacralisation de la guerre et du guerrier, allant de pair avec une mémoire édulcorée, volontiers oublieuse des réalités de la guerre, semble bien persister jusque dans les Guerres balkaniques. Le récit des frères Tharaud sur le siège de Scutari, témoignage de première main sur l’ambiance qui régnait au Monténégro durant ses offensives victorieuses, établit justement une continuité dans la manière de faire la guerre depuis l’époque napoléonienne. Les techniques d’attaque semblent ne pas avoir changé depuis l’époque des Provinces illyriennes : « beaucoup de nos soldats (sous Marmont) établis en sentinelles furent ainsi décapitées »28. Mais de nouvelles habitudes apparaissent par égard aux populations civiles. À propos des membres mutilés rapportés en trophées par les soldats monténégrins, un changement est noté concernant les oreilles et les nez prélevés sur les vaincus ottomans : « ainsi s’avance la civilisation dans le Monténégro : hier encore, on les eût laissés dans les corbeilles, au milieu de la ville, pour l’édification du peuple29. » De ce point de vue français, la guerre menée dans les Balkans est encore perçue au début du xxe siècle, comme au début du xixe siècle, sous la forme d’une échappée brève et violente du quotidien.
- 30 Hüppauf Bernd, « Medien des Krieges », dans Niels Werber, Stefan Kaufmann, Lars Koch (dir.), Erster (...)
13Si le combat a pu être recherché à l’orée des Guerres balkaniques, c’est sans doute aussi parce que le contact entre adversaires ne s’était pas encore trop longuement enlisé dans des tranchées, ce qui deviendra une réalité durable durant la Première Guerre mondiale. Les Guerres balkaniques s’inscrivent donc dans la continuité d’un rapport rétrospectif immédiat empreint de décorum guerrier, et elles ont aussi été un moment précurseur dans la construction d’un discours médiatique, contrôlé par les autorités politiques des pays impliqués, dans le sens d’une héroïsation et d’une sacralisation. Le rôle des médias comme adjuvants à la cause militaire et politique justifierait de valider la formule « pas de guerre sans médias » [ohne Medien kein Krieg]30 appliquée à la Première Guerre mondiale, pour l’espace balkanique, avant même le déclenchement des Guerres balkaniques. C’est ce que montre Bernard Lory dans son analyse des attentats perpétrés en Macédoine dans les années d’immédiat avant-guerre. L’action des bandes armées étant jugée inefficace, il fallut passer à des attentats à la bombe, frapper indistinctement en milieu citadin au cœur du bazar et viser tout particulièrement les lignes de chemin de fer, afin de susciter un écho international : émouvoir et mobiliser les opinions publiques en touchant les grandes puissances dans leurs intérêts économiques. Leur organisation avait précisément pour but de susciter une émotion occidentale qui soit en mesure de générer un discours sur l’intolérable violence dans l’Empire ottoman, dans l’espoir d’obtenir un appui extérieur pour des revendications politiques locales. Durant les quelques années qui ont précédé les conflits balkaniques à proprement parler, ces actes de terrorisme se sont multipliés. L’analyse de leur schéma opératoire montre une logique qui s’est progressivement installée : les actes de violence ont pris des formes qui devaient avoir un certain retentissement, en particulier auprès des chancelleries occidentales. La question de la perception des conflits balkaniques à l’extérieur de cet espace, à travers leur médiatisation, fait donc partie intégrante des éléments qui éclairent la motivation des acteurs sur place.
- 31 Hüppauf Bernd, « Das Schlachtfeld als Raum im Kopf » dans Martus Steffen, Marina Münkler, Werner Rö (...)
- 32 Matković Stjepan, « Political Narratives in Croatia in the Face of War in the Balkans », dans Katri (...)
- 33 Hüppauf Bernd, « Medien des Krieges », art. cit., p. 331.
14Durant le conflit lui-même, la conscience de l’existence de plusieurs discours parallèles circulant sur la guerre incite les gouvernements à contrôler les messages transmis depuis le front : le périodique Balkanski rat [La Guerre balkanique] reflète cette évolution vers un reportage photographique d’où sont évacuées les images devenues inconvenantes des corps sans vie au profit du recueillement sur les tombes. Mais les Guerres balkaniques ont par ailleurs aussi été un moment de médiatisation de la violence31 autour de la thématique des atrocités utilisée comme un moyen de discréditer l’ennemi. Les médias ont diffusé des textes et des images qui, par l’évocation d’atrocités, ont amplifié des émotions dans l’opinion publique européenne et installé ces événements balkaniques dans un espace plus large. Les journaux ont joué un rôle essentiel dans la diffusion d’informations sur les Guerres balkaniques, en dehors des pays directement concernés. Ainsi, les journaux hongrois, pourtant réticents à couvrir une actualité située en dehors du territoire national, ont eu recours à quelques correspondants connaisseurs de la zone, tel Zoltán László, auteur de récits hauts en couleurs inspirés par les conflits balkaniques, dont l’itinéraire est retracé par Krisztián Csaplár-Degovics. En Croatie, ces guerres ont marqué un tournant pour de nombreux intellectuels ; lecteurs des nouvelles du front, ils ont partagé un sentiment nouveau « d’euphorie nationale », dont l’intensité émotionnelle n’avait encore jamais été éprouvée32. C’est ce même schéma que l’on retrouve dès avant et durant la Première Guerre mondiale, avec des médias qui diffusent et renforcent des émotions perçues comme justifiées33.
- 34 « Il faut être sincère : nos forces d’aimer sont bornées, notre puissance à compatir est petite. Dè (...)
- 35 Cabanes Bruno, The Great War and the Origins of Humanitarianism, 1918-1924, Cambridge, Cambridge Un (...)
15Cette intensité émotionnelle peut être saisie dans sa spécificité par contraste avec des images et des discours contemporains qui ont pris l’exact contre-pied de la tension émotionnelle. Le récit des frères Tharaud inclut une réflexion sur le rôle de simple témoin de ces conflits et l’impossible élasticité des émotions face à la succession de scènes dramatiques jamais vécues auparavant34. Le rapport de la Fondation Carnegie dans l’immédiat après-guerre s’est lui aussi voulu impartial dans le traitement de la question des atrocités, devenues un enjeu dans les opinions publiques et un facteur politique. L’irruption de l’émotion a donc aussi déclenché son antidote, tant individuel que collectif, anticipant un schéma que l’on retrouve au cours du premier conflit mondial et dans son sillage, avec la création d’organisations humanitaires internationales auxquelles sont confiées des tâches de secours collectif en substitution des individus35.
Guerres balkaniques et fabrique de savoirs
- 36 Marinetti Filippo Tommaso, Zang Tumb Tuum : Adrianopoli ottobre 1912 : Parole in libertà, Milan, Ed (...)
16Dans le contexte du monde industrialisé, les guerres ont fonctionné comme un accélérateur technique ; tel fut le cas avec la conquête de la Libye à l’automne 1911 par les troupes italiennes, dont l’aviation avait été mise à contribution pour la première fois dans des bombardements. Quelques mois plus tard, lors de la Première Guerre balkanique, les Bulgares ont entrepris des incursions aéroportées alors qu’ils assiégeaient Andrinople et expérimentaient des bombardements aériens de nuit, le 7 novembre 1912. L’écrivain Filippo Marinetti (1876-1944), correspondant de guerre pour L’Intransigeant de Paris, a pu en être témoin, puisqu’à la différence de nombreux confrères cantonnés dans les capitales, lui a pu bénéficier d’un transport aérien jusqu’à la ville assiégée et assister à cette première. Au fil de cette expérience aérienne, il commence à percevoir l’espace différemment, il découvre une vision écrasée par la perspective depuis les hauteurs. Il est en train de vivre le moment décisif d’élaboration d’un nouveau programme esthétique, où le son et la sensation deviennent plus importants que le sens. La naissance du futurisme, Marinetti le dira plus tard, se situe sur les champs de bataille de Tripoli, puis d’Andrinople36.
- 37 Le tableau se trouve à Buffalo (New York), Albert Knox Gallery. Illies Florian, 1913, op. cit., p. (...)
- 38 Chantepleure Guy, La Ville assiégée. Janina (Ioannina). Octobre 1912-Mars 1913, Levallois-Perret, T (...)
- 39 Les sons de la bataille se font entendre, « se répandant au loin, dans l’atmosphère brutalisée, voi (...)
- 40 « on a l’impression qu’ils ne savent pas très clairement pourquoi ils ont été amenés là-bas, pourqu (...)
- 41 « les conjectures déroulent leurs “films” dans mon esprit », ibid., p. 126.
17À cet égard, nombreux sont les témoignages d’une accélération des événements qui déstabilise la perception. Le fait qu’un artiste en vue, représentant de l’avant-garde artistique allemande tel que Franz Marc (1880-1916) expose au Salon d’automne de Berlin en septembre 1913 le tableau intitulé « Les loups (Guerre des Balkans) » [« Die Wölfe (Balkankrieg) »], achevé en juin 1913 et qui devient un manifeste pictural37, semble relever de la même logique de création artistique inspirée par les événements balkaniques. Il montre des animaux prédateurs, dont les formes oblongues évoquent celles de canons. Entre les deux Guerres balkaniques, le peintre avalise une dislocation des formes et une nouvelle dynamique des couleurs. Le témoignage de l’épouse du consul de France à Ioannina durant le siège de la ville rend compte à sa manière également de ce moment de la sensibilité européenne38. Comme le souligne la préface de Nathalie Clayer, son récit reflète une perception exacerbée des sons et des couleurs39. Alors qu’elle-même essaye de saisir la logique des forces militaires et politiques en présence, elle voit dans les attitudes des soldats turcs qu’eux-mêmes ne comprennent pas pour quelle raison ils se trouvent entraînés sur ces terrains de combat40. L’omniprésence de la guerre se présente à elle sous la forme de ce qu’elle appelle des « films », des images animés41.
- 42 Voir sur le projet documentaire et ses liens avec les zones de guerre : Genoudet Adrien, L’efferves (...)
- 43 Gleizes Albert, Metzinger Jean, Du cubisme, Paris, Eugène Figuière, 1912.
18Alors que se clôt la conférence de Bucarest, le premier film expressionniste est projeté à Berlin le 22 août 1913, Der Student von Prag de Paul Wegener. Du point de vue de la technique photographique, le procédé autochrome, mis au point il y a moins de dix ans en 1912, est mis à profit par les opérateurs du projet iconographique développé par Albert Kahn pour produire une documentation sur les conséquences des conflits balkaniques, centrée sur des thématiques définies en amont par le géographe Jean Brunhes42. Le moment des Guerres balkaniques apparaît, dans les sciences et dans les arts, précisément alors qu’est publié le manifeste du cubisme43, comme celui d’une fragmentation de la perception et d’une nouvelle focalisation.
- 44 Voir l’anthologie établie par Muhidine Timour, Quella-Villéger Alain (éd.), Balkans en feu, à l’aub (...)
- 45 Sur l’intérêt scientifique croissant dans les milieux dirigeants (austro-)hongrois pour les Balkans (...)
- 46 La troisième partie du volume Boeckh, Rutar (dir.), The Balkan Wars from Contemporary Perception, o (...)
- 47 Sur la mémoire spécifique de ces guerres dans les pays orthodoxes, voir Rohdewald Stefan, « Religio (...)
19Les Guerres balkaniques ont été le laboratoire d’une modernité technique, médicale, médiatique et esthétique, dont les développements ont ensuite été poursuivis et propagés au cours de la Première Guerre mondiale. Dans le domaine strictement militaire, les états-majors bulgares, serbes et grecs ont fait appel à des experts techniques français, allemands et italiens, qui ont anticipé nombre d’innovations que la Grande Guerre donnera l’occasion d’appliquer sur une plus grande échelle, dans les transports (rôle des voies ferrées, du blocus naval et des aéroplanes) et la tactique (manœuvres rapides et mise en place de tranchées). L’accélération notable des interactions avec et à l’intérieur des Balkans dans le sillage des guerres ont contribué à établir un différentiel culturel, qui préexistait certes au conflit, mais qui en sort renforcé par un regard réciproque des belligérants et des observateurs extérieurs. Les Guerres balkaniques sont des moments d’interaction entre Européens, que documentent de manière privilégiée les nombreux témoignages produits à travers toute l’Europe44. Le contexte d’échanges plus intenses entre Européens, ainsi que la perspective ouverte par l’issue des conflits expliquent que, parmi les retombées scientifiques des conflits balkaniques, se trouve aussi le premier dictionnaire hongrois-albanais. Kristián Csaplár-Degovics retrace la genèse de ce projet et le replace dans sa dimension régionale et impériale sur le temps long d’un intérêt hongrois pour les Balkans45. Les connaissances historiques sur les Guerres balkaniques ont aussi été un enjeu mémoriel dans la gestion de l’image réciproque des anciens belligérants46, comme le montre Edvin Pezo à partir des historiographies serbe et albanaise du Kosovo, dont il décrit les inflexions dans le cadre contraint de la politique yougoslave de la mémoire dans le second après-guerre : les mécanismes d’évacuation et de réactivation de cette mémoire s’inscrivent dans un paysage mémoriel européen des guerres du premier xxe siècle, éminemment fragmenté selon les lignes de fracture nationales47.
- 48 Müller Dietmar, Troebst Stefan (dir.), Philanthropy, Conflict Management and International Law: The (...)
- 49 Voir sur deux textes qui furent redécouverts et interprétés dans le contexte des guerres de Yougosl (...)
- 50 Rebreyend Paul, Les Français aux armées de Bulgarie, Tours, Mame, 1914.
- 51 Voir la présentation et l’analyse de ce témoignage : Bertin Simon, « Journal d’un médecin de campag (...)
- 52 « Et puis, il y a les “atrocités”. Je ne sais ce que serait une guerre entre grandes nations occide (...)
- 53 Sur le refus de la psychiatrie de reconnaître le choc du combat (shell-shock) comme invalidant, la (...)
- 54 Les témoignages des frères Tharaud et de Guy Chantepleure sont à contre-courant d’une opinion négat (...)
20Certains textes ont eu une influence notable sur le façonnement de stéréotypes nationaux au sujet des Balkans en guerre, à l’instar du rapport de la Fondation Carnegie, dont l’apport est par ailleurs également notable dans l’élaboration d’un droit international et humanitaire48. D’autres n’ont eu de lectorat qu’épisodique, mis en lien avec la réactivation de représentations de la violence comme modèle explicatif d’une spécificité culturelle supposée des peuples balkaniques49. Certains témoignages n’eurent qu’un lectorat confidentiel. Tel est le cas de celui du docteur Rebreyend à la suite de son séjour en Bulgarie. Son récit, qui fait partie d’un fonds documentaire important constitué par des professionnels qui se sont rendus sur place à l’occasion des conflits balkaniques50, rend compte de son expérience de chirurgien français, venu avec d’autres confrères sur le théâtre des opérations en Bulgarie51 pour seconder les alliés balkaniques. Au retour de sa mission d’aide sanitaire en Bulgarie, il rapporte la matière d’un témoignage de première main sur le front et la gestion des blessés. Observateur privilégié, en tant que représentant de la médecine française, de l’organisation pratique des soins médicaux bulgares auprès des combattants, il croit pouvoir saisir une manière de faire la guerre sensiblement plus violente qu’ailleurs. À quelques mois d’une conflagration majeure qui touchera son pays, il n’imagine pas qu’un conflit pourrait y prendre d’autres traits que ceux d’une « humanité relative » « entre grandes nations occidentales »52. Son témoignage peut être analysé dans le contexte de l’évolution des connaissances médicales durant ces conflits armés53, mais aussi dans l’histoire des représentations des autres peuples, l’efficacité relative de la médecine de guerre étant perçue comme un marqueur culturel. Des annotations en ce sens se retrouvent du reste dans les témoignages de contemporains qui ne sont pas des professionnels de la médecine, sans converger toutefois sur les mérites respectifs des formations54.
- 55 « Je vois bien maintenant, c’est tout à fait déraisonnable de se promener ainsi, en dilettante, en (...)
- 56 Ibid., p. 63
- 57 « Alors, pour la première fois, se présente à mon esprit cette pensée si simple et qui bientôt ne m (...)
- 58 « Sur cette terre primitive, l’amitié fraternelle revêt presque toujours un caractère passionné, qu (...)
21Le témoignage des frères Tharaud, pour allusif qu’il soit sur les opérations militaires en cours, explore la profondeur historique de l’événement guerrier et les limites du savoir pour un témoin occidental non impliqué55. Il saisit aussi qu’il s’agit d’une guerre désormais médiatisée par l’image : le « premier coup de canon de la guerre balkanique », lancé par l’artillerie monténégrine, apparaît comme une mise en scène, avec « à quelques pas, un cinématographe italien [qui] opérait »56. Le narrateur se met lui-même en scène, comme Européen au regard extérieur à cette réalité balkanique57, qu’il comprend à l’aune d’un différentiel, articulé avec l’évocation de scènes homériques et de sentiments d’un autre âge58. Ainsi, dès le début des combats, tant pour les acteurs que pour les témoins étrangers, se met en place une interprétation d’ordre civilisationnel du sens des événements sur le terrain. Quant à la permanence de ces positions, le contraste ne saurait être plus grand entre un projet hongrois d’expansion balkanique resté sans lendemain et des récits historiques serbes et albanais qui demeurent jusqu’à nos jours foncièrement antagonistes.
La mobilisation des esprits : une dimension de la culture de guerre
- 59 Krumreich Gerd, « Postface », dans Chambarlhac, Liard, Taubert, Tillier (dir.), Veilles de guerre, (...)
- 60 Sur l’histoire de l’occurrence de cette expression, lancée en 1971 dans un article du Journal of Mo (...)
22Le temps de la guerre à proprement parler fut assez bref, entre l’automne 1912 et l’été 1913. La Première Guerre balkanique fit l’effet d’une guerre-éclair de quarante jours qui réussit à faire voler en éclat l’ordre issu de la conférence de Berlin de 1878. La conférence de Londres dura plus longtemps que les hostilités, de décembre 1912 au traité signé le 30 mai 1913. Ce déséquilibre reflète le retentissement international d’affrontements à portée régionale. L’insertion de ce conflit dans une chronologie européenne permet de mieux saisir ce que fut l’état d’esprit dans l’avant-guerre de 1914, et de comprendre les ressorts d’un basculement rapide, à l’échelle du continent européen, dans la guerre totale59. Ce dernier s’explique notamment par l’illusion qu’une guerre rapide mènerait à des victoires diplomatiques et entraînerait un agrandissement territorial, puisque la Première Guerre mondiale ne devait en effet être qu’une Troisième Guerre balkanique60.
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- 62 Terrades Marc, Le drame de l’hellénisme. Ion Dragoumis (1878-1920) et la question nationale en Grèc (...)
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23Les témoignages occidentaux sur les Guerres balkaniques font souvent apparaître un distinguo rassurant entre les populations balkaniques et occidentales. La vision d’un monde aux ressources territoriales finies, soumis à l’impératif de la construction nationale n’était cependant pas divergente dans ses principes de l’horizon politique du reste de l’Europe, pleinement engagée par ailleurs, pour ce qui est des puissances occidentales, dans des projets coloniaux. Traian Sandu présente l’état des forces des nations balkaniques, matérielles et mentales, avant leur affrontement, et montre comment un sentiment d’agressivité s’est propagé pour gagner différentes strates de la société. La guerre a été acceptée comme étalon dans une concurrence féroce entre nations proches et potentiellement ennemies. Cette mobilisation des esprits qui se déroula en vue de constructions étatiques et nationales ou impériales répondait de fait à une évolution en cours sur tout le continent européen, des Balkans aux îles Britanniques61. L’agressivité produite par le système éducatif empreint de darwinisme social, encourageant le nationalisme et la guerre au nom de la compétition entre nations ouvrait la voie au sacrifice du sang62. Ces phénomènes de mobilisation, repérables au niveau des États, ont leur pendant au niveau local, ce que révèlent des études à l’échelle de la microhistoire63.
- 64 Milojković-Ðurić Jelena, « Učešće omladine u javnom mnjenju uoči balkanskih ratova » [La participat (...)
- 65 Dedijer Vladimir, La route de Sarajevo, trad. de l’anglais Magdeleine Paz, Paris, Gallimard, 1969 ( (...)
- 66 Hajdarpašić Edin, Whose Bosnia? Nationalism and Political Imagination in the Balkans, 1840-1914, It (...)
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- 68 Isnenghi Mario, Le Guerre degli Italiani. Parole, immagini, ricordi 1848-1945, Bologne, Il Mulino, (...)
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24Le cas de Frano Supilo montre ce qui est en train de se transformer en profondeur avec les Guerres balkaniques dans le rapport entre la sphère politique et le corps social. La véhémence verbale de Supilo impressionne fortement le groupe des Jeunes Bosniaques et l’envie se fait sentir parmi eux de passer à une action directe et violente contre le régime austro-hongrois, les plus jeunes se montrant les plus radicaux64. Dans les études plus anciennes sur l’attentat de Sarajevo (Vladimir Dedijer)65, les interprétations mettaient en exergue une tradition balkanique du tyrannicide ; désormais, le facteur générationnel est souligné (Edin Hajdarpašić)66, parfois en lien avec une spécificité culturelle (Robin Okey)67. L’articulation de cette mobilisation intense de la jeunesse sud-slave, politisée durant les campagnes militaires des Guerres balkaniques, avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale n’en reste pas moins établie. Au-delà de la seule chronologie des Guerres balkaniques, les formes de mobilisation guerrière par la parole ont continué. Entre Supilo durant les Guerres balkaniques et D’Annunzio durant la Première Guerre mondiale68 apparaît un mécanisme comparable de transfert de sacralité, entre religion et politique, dans une entropie de la violence, d’abord verbale, qui gagne l’ensemble des Balkans à partir de 1912 et qui se prolonge à l’échelle du continent sous diverses formes de guerre ouverte ou larvée sur une douzaine d’années69. Si la mobilisation des esprits fait partie des phénomènes qui ont précédé et accompagné les Guerres balkaniques, elle n’est en rien circonscrite aux belligérants, qui n’en développent qu’une modalité parmi d’autres connues ailleurs en Europe au même moment ou immédiatement après, dès août 1914.
Contextualiser les Guerres balkaniques
25Ce dossier croise différentes approches en histoire culturelle qui convergent dans un effort de contextualisation. Melissa Bokovoy s’interroge sur les ellipses documentaires dans le processus de création d’une mémoire visuelle des Guerres balkaniques en Serbie, où se met progressivement en place un rapport à l’image normé. Cette contribution invite à suivre l’itinéraire de certains clichés pris sur le vif durant la guerre, depuis le projet éditorial dans lequel les médias les ont produits et diffusés jusqu’à la transmission d’une mémoire visuelle porteuse d’identité dans les décennies qui suivent les conflits. L’analyse des clichés montre in fine à quel point le contexte général, intérieur et international, sert à interpréter le message que les images des Guerres balkaniques devaient transmettre et ce qu’elles ne devaient pas montrer. Deux contributions consacrées aux productions scientifiques en lien avec les Guerres balkaniques montrent de forts contrastes d’intensité : Krisztián Csaplár-Degovics prouve, avec l’édition du dictionnaire hongrois-albanais en 1913, que les ambitions hongroises dans les Balkans ont atteint un apogée durant ces conflits. L’analyse comparée entreprise par Edvin Pezo pour la période 1945-1992 de la construction du savoir historique sur les Guerres balkaniques au sein des institutions scientifiques centrales yougoslaves, serbes et albanophones, prouve en revanche que ces conflits sont devenus le réceptacle d’enjeux interprétatifs à forte intensité, que le pouvoir communiste a vainement cherché à contrôler. Deux contributions apportent des éclairages sur la mobilisation des esprits et les cultures de guerre, à partir de deux terrains, en Macédoine (Bernard Lory) et en Croatie (Daniel Baric). Ces deux études replacent la plasticité des opinions publiques à l’égard d’un imaginaire du sang et du sacrifice dans l’environnement plus large des mobilisations européennes. Les réflexions de Traian Sandu posent enfin les jalons d’une réflexion historique sur la dynamique du darwinisme social à l’œuvre dans les milieux balkaniques à la veille des Guerres balkaniques, contribuant ainsi à décloisonner ces guerres en montrant les effets de mimétisme et de concurrence avec l’Europe occidentale.
- 70 Sur la mécanique diplomatique, voir Boeckh Katrin, Von den Balkankriegen zum Ersten Weltkrieg. Klei (...)
26Ce qui se joue sur les champs de bataille des Balkans n’est pas déconnecté, mais représente le prolongement d’une histoire en train de se faire, celle d’États nouveaux soucieux de rendre leurs populations homogènes, en compétition les uns avec les autres pour un agrandissement territorial maximal. La continuité entre Guerres balkaniques et Première Guerre mondiale, déjà amplement interrogée70, mérite assurément d’être encore explorée car elle incite à regarder de près et de loin sous quelle forme perdure le xixe siècle européen et comment débute une nouvelle séquence guerrière. Le retour de la guerre en Europe en 2022 incite également à jeter un regard rétrospectif pour mesurer ce qu’a représenté il y a cent dix ans, à l’échelle de toute l’Europe, la nouveauté d’une guerre menée dans l’espace oriental de l’Europe, supposément lointain et différent, mais non, comme le montrent les contributions élaborées ici dans le sillage de l’histoire des émotions, indifférent.
Notes
1 Pour une vue d’ensemble et une bibliographie commentée, voir Ivetic Egidio, Le Guerre balcaniche, Bologne, Il Mulino, 2006, p. 175-183. Pour les aspects plus spécifiquement militaires, voir HALL Richard C., The Balkan Wars, 1912-1913, Prelude to the First World War, Londres-New York, Routledge, 2000. Pour une chronologie des événements militaires et diplomatiques des Guerres balkaniques, voir Jelavich Barbara, History of the Balkans, vol. 2, Twentieth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 95-100 ; Ancel Jacques, Manuel historique de la question d’Orient (1792-1925), Paris, Delagrave, 1926, p. 249-253. On pourra également se référer dans ce dossier à l’annexe chronologique de la contribution de Bernard Lory. Une importante documentation, constituée de sources écrites et visuelles, ainsi que d’études sur les Guerres balkaniques est disponible en ligne : https://www.osmikon.de/themendossiers/balkankriege-191213 (consulté en juin 2022).
2 Ivetic, Le Guerre balcaniche, op. cit., p. 160.
3 Les positionnements des lignes éditoriales quant au déroulement des Guerres balkaniques sont révélateurs des fractures à l’intérieur du champ politique dans chacun des pays, qu’ils soient ou non belligérants, ainsi que d’une concurrence entre organes de presse. Voir pour le cas français Pitsos Nicolas, Marianne face aux Balkans en feu. Perceptions françaises de la question d’Orient à la veille de la Grande Guerre, Paris, L’Harmattan, 2017 ; idem, « Les Guerres balkaniques dans la presse française », dans Catherine Horel (dir.), Les Guerres balkaniques (1912-1913) : conflits, enjeux, mémoires, Bruxelles, Peter Lang, 2014, p. 243-265 ; id., « Marianne Staging at the Balkans on Fire: French Views and Perceptions of the 1912-13 Conflicts », dans Katrin Boeckh, Sabine Rutar (dir.), The Balkan Wars from Contemporary Perception to Historic Memory, New York, Palgrave Macmilan, 2016, p. 141-160 ; Dorn Sezgin Pamela J., « Between Cross and Crescent. British Diplomacy and Press Opinion toward the Ottoman Empire in Resolving the Balkan Wars, 1912-1913 », dans Hakan M. Yavuz, Isa Blumi (dir.), War and Nationalism: The Balkan Wars, 1912-1913, and Their Sociopolitical Implications, Salt Lake City, The University of Utah Press, 2013, p. 423-473.
4 Ivetıc, Le Guerre balcaniche, op. cit., p. 28-29.
5 Sur 1,3 million de soldats mobilisés, on dénombre 220 000 morts, 360 000 blessés, soit un soldat sur six mort, trois sur dix blessés. Pour les civils, il est beaucoup plus difficile de disposer de chiffres fiables. Ibid., p. 150.
6 Bled Jean-Paul, Deschodt Jean-Pierre (dir.), Les Guerres balkaniques, 1912-1913, Paris, PUPS, 2014 ; Horel Catherine (dir.), Les Guerres balkaniques, op. cit. ; Durandın Catherine, Folschweıller Cécile (dir.), Alerte en Europe : la guerre dans les Balkans, 1912-1913, Paris, L’Harmattan, 2013 ; Yavuz, Blumı (dir.), War and Nationalism: The Balkan Wars, op. cit.
7 Stefan Lemny a été le maître d’œuvre de cette rencontre : « Les Balkans au tournant de leur histoire : 1912-1913. Journée d’étude du 5 décembre 2013 ». Enregistrement sonore numérique disponible à la BnF. Deux contributions sont en ligne : Lemny Stefan, « Les Guerres balkaniques : naissance d’une collection à la Bibliothèque nationale de France », L’Histoire à la BnF, 11/12/2018, https://histoirebnf.hypotheses.org/5396 (consulté en juin 2022) ; Bertin Simon, « Journal d’un médecin de campagne : un chirurgien français dans les guerres balkaniques », L’Histoire à la BnF, 10/11/2017, https://histoirebnf.hypotheses.org/1253 (consulté en juin 2022). Certaines contributions de ce dossier sont issues de cette journée d’étude, d’autres ont été sollicitées pour le compléter.
8 Grandhomme Jean-Noël, La Grande Guerre dans les Balkans : regards croisés, perspectives comparées, Sofia, Institut français de Bulgarie, 2018 ; Winter Jay (dir.), La Première Guerre mondiale, Annette Becker (dir.), vol. III, Sociétés, Paris, Fayard, 2014 ; Angelow Jürgen (dir.), Der Erste Weltkrieg auf dem Balkan, Perspektiven der Forschung, Berlin, be.bra, 2011.
9 Sur ces fins de guerre qui ne le furent pas complètement, voir Baric Daniel, Weinmann Ute, Introduction au dossier « Finis Austriæ : la chute de l’aigle bicéphale », Austriaca, vol. 87, 2018, en ligne : doi.org/10.4000/austriaca.287, ainsi que Tasić Dmitar, Paramilitarism in the Balkans: The Cases of Yugoslavia, Bulgaria and Albania, 1917-1924, Oxford-New York, Oxford University Press, 2020, p. 13-27 et 235-241. Pour l’espace ottoman, voir Ginio Eyal, The Ottoman Culture of Defeat: The Balkan Wars and Their Aftermath, Oxford-New York, Oxford University Press, 2016. Robert Gerwarth, historien de l’après Première Guerre mondiale, dirige une nouvelle collection aux presses universitaires d’Oxford (incluant ce dernier titre), qui a pour objectif explicite de couvrir cette séquence historique : « The Greater War, 1912-1923 » ; sur la nécessité de prendre en compte des chronologies larges, incluant l’ensemble d’un processus conflictuel, y compris en l’occurrence les Guerres balkaniques : Cabanes Bruno, « Ouverture » dans id. (dir.), Une histoire de la guerre : du xixe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2018, p. 15-16.
10 Todorova Maria, Imaginaire des Balkans, trad. de l’anglais Rachel Bouyssou, Paris, éditions de l’EHESS, 2011 [1997], p. 19-23.
11 Sur ces deux points, voir les synthèses de Hall, The Balkan Wars, op. cit., et Ivetic, Le Guerre balcaniche, op. cit.
12 Prost Antoine, Winter Jay, Penser la Grande Guerre : un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2004, p. 42-50.
13 Cabanes Bruno, « Ouverture », dans id. (dir.), Une histoire de la guerre, op. cit., p. 7-24 (9).
14 Sur l’histoire culturelle de la guerre : Hüppauf Bernd, Was ist Krieg? Zur Grundlegung einer Kulturgeschichte des Kriegs, Bielefeld, transcript-Verlag, 2013 ; pour le champ novateur des études culturelles sur la Première Guerre mondiale, voir Duménil Anne, Beaupré Nicolas, Ingrao Christian (dir.), L’ère de la guerre, t. 1, Violence, mobilisation, deuil, Paris, Agnès Viénot, 2004 ; Audoin-Rouzeau Stéphane, Becker Annette, Ingrao Christian, Rousso Henry (dir.), La violence de guerre 1914-1918. Approche comparée des deux conflits mondiaux, Bruxelles, Complexe, 2002 ; Audoin-Rouzeau Stéphane, Becker Annette, Becker Jean-Jacques, Krumreich Gerd, Winter Jay M. (dir.), Guerre et cultures 1914-1918, Paris, A. Colin, 1994 ; Mommsen Wolfgang J., Kultur und Krieg: die Rolle der Intellektuellen, Künstler und Schriftsteller im Ersten Weltkrieg, Munich, Oldenbourg, 1996 ; sur le lien entre convictions religieuses et guerre : Krumreich Gerd, Lehmann Hartmut (dir.), “Gott mit uns”. Nation, Religion und Gewalt im 19. und frühen 20. Jahrhundert, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2000.
15 Un ouvrage collectif fut pionnier en la matière : Király Béla, Đorđević Dimitrije (dir.), East Central European Society and the Balkan Wars, New York, Columbia University Press, 1987.
16 Boeckh Katrin, Rutar Sabine, « Bringing the Balkan Wars into Historiographic Debates », dans eaedem (dir.), The Wars of Yesterday. The Balkan Wars and the Emergence of Modern Military Conflict, 1912-13, New York, Berghahn, 2018, p. 416-424.
17 Illies Florian, 1913. Der Sommer des Jahrhunderts, Francfort/Main, Fischer, 2012, p. 201. (Illies Florian, 1913, chronique d’un monde disparu, trad. de l’allemand Frédéric Joly, Paris, Piranha, 2014, p. 197).
18 Horel Catherine, « Construire l’image de l’ennemi. La Serbie dans la caricature autrichienne (et allemande) avant 1914 », dans Vincent Chambarlhac, Véronique Liard, Fritz Taubert, Bertrand Tillier (dir.), Veilles de guerre. Précurseurs politiques et culturels de la Grande Guerre, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2018, p. 47-67.
19 Audoin-Rouzeau Stéphane, « La guerre, mais de très près », dans Emmanuel Désveaux, Michel de Fornel (dir.), Faire des sciences sociales. Généraliser, Paris, éditions de l’EHESS, 2012, p. 59-86 (82).
20 Ibid., p. 77.
21 Les développements sur la carrière de Supilo comme réceptacle corporel et amplificateur d’émotions multiples doivent beaucoup à l’entreprise collective de Corbin Alain, Courtine Jean-Jacques, Vigarello Georges (dir.), Histoire des émotions, 3. vol., Paris, Seuil, 2016-2017 et, en l’occurrence, pour la mise en perspective des découvertes médicales sur l’articulation entre émotion et fonctionnement organique : Carroy Jacqueline, Dupouy Stéphanie, « Du côté des sciences : psychologie, physiologie et neurobiologie », dans Jean-François Courtine (dir.), Histoire des émotions, vol. 3, De la fin du xixe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2017, p. 46-71, ainsi que pour une approche anthropologique du répertoire émotionnel en politique : Mariot Nicolas, « Fureurs, communions et ardeur civique : la vie politique des émotions », dans ibid., p. 98-126. Sur les liens intrinsèques entre développements de la biologie et histoire des émotions, voir aussi Plamper Jan, Geschichte und Gefühl. Grundlagen der Emotionsgeschichte, Munich, Sielder, 2012, chapitre III, « Universalismus: Lebenswissenschaften », p. 177-194 ; sur le rôle des neurosciences dans l’émergence d’un affective ou emotive turn dans les sciences sociales et ses conséquences théoriques pour les politistes : Weber Florian, « Von den klassischen Affektenlehren zur Neurowissenschaft und zurück. Wege der Emotionsforschung in den Geistes- und Sozialwissenschaften », Neue Politische Literatur, vol. 53, no 1, 2008, p. 21-42 ; pour une approche plus psychologique, voir Oatley Keith, Emotions: A brief history, Malden (MA)-Oxford, Blackwell, 2004 ; sur la conjonction entre guerre et corporéité, voir Scarry Elaine, The Body in Pain. The Making and Unmaking of the World, New York-Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 60-157.
22 Sur la propagande de guerre dans les Balkans en 1912-1913, voir la synthèse de Höpken Wolfgang, « “Modern Wars” and “Backward Societies”. The Balkan Wars in the History of Twentieth-Century European Warfare », dans Katrin Boeckh, Sabine Rutar (dir.), The Wars of Yesterday, op. cit., p. 19-90 (34-40).
23 Marès Antoine, Rey Marie-Pierre (dir.), Mémoires et émotions. Au cœur de l’histoire des relations internationales, Paris, Publications de la Sorbonne, 2014 ; Frevert Ute, Scheer Monique, Schmidt Anne et. al., Gefühlswissen. Eine lexikalische Spurensuche, Francfort/Main-New York, Campus, 2011. Pour le contexte russe, notamment guerrier, voir Plamper Jan, Schahadat Schamma, Élie Marc (dir.), Rossijskaja imperija čuvstv : Podxody k kul’turnoj istorii emocij [L’Empire russe des émotions : vers une histoire culturelle des émotions], Moscou, Novoe literaturnoe obozrenie, 2010.
24 Corbin Alain, « Introduction », dans id. (dir.), Histoire des émotions, t. 2, Des Lumières à la fin du xixe siècle, Paris, Seuil, 2016, p. 7.
25 Foronda François, Les retours : lieux de mémoire d’une vocation historienne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2019, p. 71, 106-107.
26 Mazurel Hervé, « Enthousiasmes militaires et paroxysmes guerriers », dans Alain Corbin (dir.), Histoire des émotions, t. 2, op. cit., p. 227-256 (227).
27 Ibid.
28 Tharaud Jérôme et Jean, La bataille à Scutari, Paris, Plon, 1923 [1913], p. 72.
29 Ibid., p. 73.
30 Hüppauf Bernd, « Medien des Krieges », dans Niels Werber, Stefan Kaufmann, Lars Koch (dir.), Erster Weltkrieg. Kulturwissenschaftliches Handbuch, Stuttgart-Weimar, Metzler, 2014, p. 311-339 (311).
31 Hüppauf Bernd, « Das Schlachtfeld als Raum im Kopf » dans Martus Steffen, Marina Münkler, Werner Röcke (dir.), Schlachtfelder. Codierung von Gewalt im medialen Wandel, Berlin, Akademie Verlag, 2003, p. 207-233 ; id., « The Emergence of Modern War Imagery in Early Photography », History and Memory, vol. 5, no 1, 1993, p. 130-151.
32 Matković Stjepan, « Political Narratives in Croatia in the Face of War in the Balkans », dans Katrin Boeckh, Sabine Rutar (dir.), The Balkan Wars from Contemporary Perception, op. cit., p. 179-196 (183).
33 Hüppauf Bernd, « Medien des Krieges », art. cit., p. 331.
34 « Il faut être sincère : nos forces d’aimer sont bornées, notre puissance à compatir est petite. Dès que les événements se haussent à un certain dramatique, on ne s’accorde plus avec eux. […] Une sentimentalité toujours prête à s’épancher sur le monde serait bientôt destructrice de la sensibilité même, et sans doute finirait-elle par émousser les plus fines pointes de l’âme et par tarir. » THARAUD, La bataille à Scutari, op. cit., p. 152-153.
35 Cabanes Bruno, The Great War and the Origins of Humanitarianism, 1918-1924, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.
36 Marinetti Filippo Tommaso, Zang Tumb Tuum : Adrianopoli ottobre 1912 : Parole in libertà, Milan, Edizioni Futuriste di Poesia, 1914, cité par Todorova Maria, Scaling the Balkans: Essays on Eastern European Entanglements, Leyde, Brill, 2018, p. 529.
37 Le tableau se trouve à Buffalo (New York), Albert Knox Gallery. Illies Florian, 1913, op. cit., p. 160, 233 (id., 1913, trad., op. cit., p. 156, 227).
38 Chantepleure Guy, La Ville assiégée. Janina (Ioannina). Octobre 1912-Mars 1913, Levallois-Perret, Turquoise, 2014 [1913]. Préface de Nathalie Clayer.
39 Les sons de la bataille se font entendre, « se répandant au loin, dans l’atmosphère brutalisée, voix annonciatrice d’épouvante, de carnage, de mort », ibid., p. 55 ; « quelques heures à peine après que les blessés et les morts en eussent été enlevés, nous avons vu le champ de bataille, encore vibrant de l’action furieuse, encore rouge de sang », ibid., p. 60.
40 « on a l’impression qu’ils ne savent pas très clairement pourquoi ils ont été amenés là-bas, pourquoi ils viennent ici, pourquoi la guerre est partout », ibid., p. 70.
41 « les conjectures déroulent leurs “films” dans mon esprit », ibid., p. 126.
42 Voir sur le projet documentaire et ses liens avec les zones de guerre : Genoudet Adrien, L’effervescence des images. Albert Kahn et la disparition du monde, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2020 ; Perlès Valérie, Sigaud Anne (dir.), Réalités (in)visibles. Autour d’Albert Kahn, les archives de la Grande Guerre, Paris, Bernard Chauveau, 2019.
43 Gleizes Albert, Metzinger Jean, Du cubisme, Paris, Eugène Figuière, 1912.
44 Voir l’anthologie établie par Muhidine Timour, Quella-Villéger Alain (éd.), Balkans en feu, à l’aube du xxe siècle, Paris, Omnibus, 2004. Pour l’espace germanophone, voir Golczewski Mechthild, Der Balkan in deutschen und österreichischen Reise- und Erlebnisberichten 1912-1918, Wiesbaden, Franz Steiner, 1981, p. 6-96.
45 Sur l’intérêt scientifique croissant dans les milieux dirigeants (austro-)hongrois pour les Balkans à la veille des conflits balkaniques, voir Okey Robin, « A Trio of Hungarian Balkanists: Béni Kállay, István Burián and Lajos Thallóczy in the Age of High Nationalism », The Slavonic and East European Review, vol. 80, no 2, avril 2002, p. 234-266.
46 La troisième partie du volume Boeckh, Rutar (dir.), The Balkan Wars from Contemporary Perception, op. cit., est consacrée aux mémoires de la victoire et de la défaite dans la construction nationale (« Memories of Victory and Defeat: Constructing the Nation »), p. 217-340 ; voir aussi Çiçek Nazan, « More History Than They Can Consume? Perception of the Balkan Wars in Turkish Republican Books (1932-2007) », dans Yavuz, Blumi (dir.), War and Nationalism: The Balkan Wars, op. cit., p. 777-804.
47 Sur la mémoire spécifique de ces guerres dans les pays orthodoxes, voir Rohdewald Stefan, « Religious Wars? Southern Slavs’ Orthodox Memory of the Balkan and World Wars », dans Katrin Boeckh, Sabine Rutar (dir.), The Balkan Wars from Contemporary Perception, op. cit., p. 249-273 ; sur la prégnance des affects dans l’historiographie française, en particulier les revirements émotionnels autour de la mémoire de la Grande Guerre, voir Prochasson Christophe, L’empire des émotions. Les historiens dans la mêlée, Paris, Demopolis, 2008, p. 116-137.
48 Müller Dietmar, Troebst Stefan (dir.), Philanthropy, Conflict Management and International Law: The 1914 Carnegie Report on the Balkan Wars of 1912/13, Budapest-New York, CEU Press, 2022.
49 Voir sur deux textes qui furent redécouverts et interprétés dans le contexte des guerres de Yougoslavie dans les années 1990 : Todorova Maria, « The Balkan Wars in Memory : The Carnegie Report and Trotsky’s War Correspondence », dans Todorova, Scaling the Balkans, op. cit., p. 510-534 ; ainsi que Sandner Günther, « Deviationist Perceptions of the Balkan Wars: Leon Trotsky and Otto Neurath », dans Katrin Boeckh, Sabine Rutar (dir.), The Balkan Wars from Contemporary Perception, op. cit., p. 196-215.
50 Rebreyend Paul, Les Français aux armées de Bulgarie, Tours, Mame, 1914.
51 Voir la présentation et l’analyse de ce témoignage : Bertin Simon, « Journal d’un médecin de campagne », art. cit.
52 « Et puis, il y a les “atrocités”. Je ne sais ce que serait une guerre entre grandes nations occidentales. Sans doute y trouverait-on, à défaut d’une chevalerie improbable, un caractère d’humanité relative. Cette humanité, il faut renoncer pour longtemps encore à la trouver dans l’Orient balkanique. Où et quand les peuples l’auraient-ils apprise ? La haine ici, la rancune, ne remontent ni à trente ni à cinquante ans. Elles comptent par siècles ; elles sont à elles seules toute l’histoire des nations. » Rebreyend, Les Français aux armées de Bulgarie, op. cit., préface, p. xvii-xviii.
53 Sur le refus de la psychiatrie de reconnaître le choc du combat (shell-shock) comme invalidant, la guerre n’étant pas identifiée comme moment du traumatisme, voir : Karge Heike, « War Neurosis and Psychiatry in the Aftermath of the Balkan Wars », dans Boeckh, Rutar (dir.), The Wars of Yesterday, op. cit., p. 392-415 ; sur les suites de ce débat dans le sillage de la Première Guerre mondiale : Winter Jay, « Shell-Shock and the Cultural History of the Great War », Journal of Contemporary History, vol. 35, no 1, 2000, p. 7-11. Sur le cas russe examiné sur une plus longue séquence temporelle, voir Plamper Jan, « Strax : soldaty i emocii v istorii voennoj psixologii načala XX veka » [La peur : soldats et émotions dans l’histoire de la psychologie de guerre au début du xxe siècle], dans Plamper, Schahadat, Élie (dir.), Rossijskaja imperija čuvstv, op. cit., p. 401-430.
54 Les témoignages des frères Tharaud et de Guy Chantepleure sont à contre-courant d’une opinion négative sur les mérites des services sanitaires balkaniques, en particulier ottomans. Ils prennent soin cependant de lier l’expertise des professionnels de la santé à leur origine et leur formation. Tharaud, Le siège à Scutari, op. cit., souligne à propos d’un médecin ottoman qu’il s’agit d’un « habile chirurgien qui a fait ses études à Paris », p. 119 ; Chantepleure, La ville assiégée, op. cit., souligne la qualité des médecins militaires ottomans et la sollicitude des médecins grecs pour tous les blessés, p. 36. À comparer avec l’appréciation d’un professionnel beaucoup plus critique à l’égard des médecins ottomans : Rebreyend, Les Français aux armées de Bulgarie, op. cit., p. 168-170. Voir pour recontextualiser la situation médicale du point de vue ottoman : Macar Oya Dağlar, « Epidemic Diseases on the Thracian Front of the Ottoman Empires during the Balkan Wars », dans Yavuz, Blumi (dir.), War and Nationalism: The Balkan Wars, op. cit., p. 272 sqq.
55 « Je vois bien maintenant, c’est tout à fait déraisonnable de se promener ainsi, en dilettante, en curieux, dans un pays exalté par la bataille et la passion nationale. Je me fais l’effet d’être une sorte d’huissier de la guerre, un de ces tristes agents d’assurances qui s’en vont dans les villages constater les sinistres et emploient leur journée, en attendant le train, à jouer au billard dans le café du lieu. » Tharaud, Le siège à Scutari, op. cit., p. 176.
56 Ibid., p. 63
57 « Alors, pour la première fois, se présente à mon esprit cette pensée si simple et qui bientôt ne me quittera plus : Que fais-je ici à regarder si complaisamment la douleur ? » Ibid., p. 83.
58 « Sur cette terre primitive, l’amitié fraternelle revêt presque toujours un caractère passionné, qu’on ne retrouverait pas à ce point dans une autre contrée d’Europe. » Ibid., p. 175.
59 Krumreich Gerd, « Postface », dans Chambarlhac, Liard, Taubert, Tillier (dir.), Veilles de guerre, op. cit., p. 263-266 ; Horne John (dir.), Vers la guerre totale : le tournant de 1914-1915, Paris, Tallandier, 2010.
60 Sur l’histoire de l’occurrence de cette expression, lancée en 1971 dans un article du Journal of Modern History pour désigner la Première Guerre mondiale, maintenant appliquée surtout pour les guerres de succession de la Yougoslavie, voir Todorova, Scaling the Balkans, op. cit., p. 517 ; Höbelt Lothar, « Why Fight a Third Balkan War? The Habsburg Mindset in 1914 », dans Cornwall (dir.), Sarajevo 1914, op. cit., p. 149-162.
61 Keisinger Florian, Unzivilisierte Kriege im zivilisierten Europa? Die Balkankriege und die öffentliche Meinung in Deutschland, England und Irland, 1876-1913, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2008.
62 Terrades Marc, Le drame de l’hellénisme. Ion Dragoumis (1878-1920) et la question nationale en Grèce au début du xxe siècle, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 115-125 ; Dragoumis Ion, Le sang des martyrs et des héros, trad. du grec Marc Terrades, Paris, L’Harmattan, 2002. Voir le lien entre défaillance militaire et mobilisation corporelle subséquente des Ottomans : Hafez Melis, « “And the Awakening Came in the Wake of the Balkan War”. The Changing Conceptualization of the Body in Late Ottoman Society », dans Yavuz, Blumi (dir.), War and Nationalism: The Balkan Wars, op. cit., p. 571-593.
63 Embirikos Léonidas, « Kilkis 1913 : territoire, population et violence en Macédoine », European Joural of Turkish Studies, vol. 12, 2011, en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ejts.4486.
64 Milojković-Ðurić Jelena, « Učešće omladine u javnom mnjenju uoči balkanskih ratova » [La participation de la jeunesse dans l’opinion publique à la veille des Guerres balkaniques], dans Vladimir Stojančević (dir.), Prvi balkanski rat 1912. godine i kraj Osmanskog carstva na Balkanu [La Première Guerre balkanique de 1912 et la fin de l’Empire ottoman dans les Balkans], Belgrade, SANU, 2007, p. 191-205 (199-200).
65 Dedijer Vladimir, La route de Sarajevo, trad. de l’anglais Magdeleine Paz, Paris, Gallimard, 1969 (1966), p. 204-205 ; chapitre xii, « Les Jeunes Bosniaques passent à l’action », p. 244-267.
66 Hajdarpašić Edin, Whose Bosnia? Nationalism and Political Imagination in the Balkans, 1840-1914, Ithaca (NY)-Londres, Cornell University Press, 2015.
67 Okey Robin, « Mlada Bosna. The educational and cultural context », dans Mark Cornwall (dir.), Sarajevo 1914: Sparking the First World War, Londres, Bloomsbury Academic, 2020, p. 102-121 (121).
68 Isnenghi Mario, Le Guerre degli Italiani. Parole, immagini, ricordi 1848-1945, Bologne, Il Mulino, 2005.
69 Sur cette chronologie de la mobilisation des esprits au moins décennale à l’échelle européenne, voir : Prochasson Christophe, Rasmussen Anne, Au nom de la patrie. Les intellectuels et la Première Guerre mondiale (1910-1919), Paris, La Découverte, 1996.
70 Sur la mécanique diplomatique, voir Boeckh Katrin, Von den Balkankriegen zum Ersten Weltkrieg. Kleinstaatenpolitik und ethnische Selbstbestimmung auf dem Balkan, Munich, Oldenbourg, 1996.
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Référence électronique
Daniel Baric, « Introduction. Retour sur les Guerres balkaniques : visions, émotions, savoirs », Balkanologie [En ligne], Vol. 17 n° 1 | 2022, mis en ligne le 30 septembre 2022, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/4029 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/balkanologie.4029
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