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Notes de lecture

Gordy (Eric), The Culture of Power in Serbia. Nationalism and the Destruction of Alternatives

University Park: The Pennsylvania State University Press, 1999, 230 pages
Xavier Bougarel
Référence(s) :

Gordy (Eric), The Culture of Power in Serbia. Nationalism and the Destruction of Alternatives, University Park: The Pennsylvania State University Press, 1999, 230 pages

Texte intégral

1« Comment le régime de Slobodan Milošević se maintient-il au pouvoir en Serbie ? », telle est la question qui ouvre le livre d’Eric Gordy, publié en 1999, et traitant de la première moitié des années 1990. La récente chute de S. Milošević n’enlève rien à l’importance de cette question, car le mystère de sa longévité politique reste entier, et sa chute elle-même ne peut être analysée sans prendre en compte toute la décennie écoulée. De ce point de vue, l’ouvrage d’E. Gordy reste encore aujourd’hui une des analyses les plus pertinentes du régime de S. Milošević et, au-delà, de la société serbe contemporaine.

2L’hypothèse centrale de l’auteur est que le régime de S. Milošević « se maintient non pas en mobilisant les opinions ou les sentiments en sa faveur, mais en rendant inaccessible toute alternative à son pouvoir. L’histoire de la vie quotidienne dans le Belgrade d’aujourd’hui est donc celle d’un régime cherchant à fermer les voies d’accès à l’information, à l’expression et à la sociabilité, alors que de nombreuses personnes extérieures au régime s’efforcent de les maintenir ouvertes ». A côté des conflits qui ont ravagé la Croatie et la Bosnie-Herzégovine, s’est donc déroulée dans la Serbie des années 1990 une autre guerre silencieuse, « celle de l’Etat contre la société », entre « le régime et des citoyens désireux de développer l’espace politique, d’élargir l’espace culturel, ou simplement de mener des vies ordinaires ».

3E. Gordy examine plus en détails quatre aspects de cette « destruction des alternatives », qui constituent autant de chapitres :

  • le premier, consacré à « la destruction des alternatives politiques », explique que S. Milošević, malgré une crise croissante de légitimité, a réussi à garder le pouvoir en préservant largement l’ancien monopole politique de la Ligue des communistes (devenue Parti socialiste de Serbie), en manipulant les règles électorales et en affaiblissant son opposition. La guerre a elle aussi joué un rôle central dans sa longévité politique, car elle a rendu « pratiquement impossible le développement d’une culture politique indépendante » et « renforc[é] la domination des secteurs pro-régime de la population en modifiant sa structure » ;

  • le deuxième chapitre, consacré aux médias, décrit comment S. Milošević est parvenu à utiliser les médias officiels et à marginaliser les médias indépendants. E. Gordy souligne toutefois que l’accès ou le non-accès à ces derniers dépendait aussi de choix individuels, et reflétait donc des clivages sociaux et culturels plus profonds au sein de la société serbe ;

  • il en va de même pour les genres musicaux, traités dans le troisième chapitre. Retrouvant là son sujet de prédilection, E. Gordy analyse l’opposition entre un rock yougoslave urbain et cosmopolite et une musique néo-folklorique sponsorisée par le régime, avant que celle-ci ne lui échappe lors du « tournant pacifiste » de 1994/1995, et finisse par représenter une autre « alternative musicale » qu’il convenait dès lors de détruire ;

  • enfin, le quatrième chapitre, sans doute le plus riche et le plus novateur, s’intéresse à la « destruction de la sociabilité » qui a caractérisé la Serbie dans les années 1990. Utilisant en particulier l’exemple de l’hyperinflation, E . Gordy montre comment le chaos économique de la dernière décennie a non seulement servi à alimenter le régime en devises et à organiser une brutale redistribution de la richesse, mais aussi, en généralisant « l’instabilité et l’imprévisibilité de la vie quotidienne », à maintenir la population dans un état d’apathie politique et d’anomie sociale. Car c’est bien en détruisant toute normalité que le régime de S. Milošević est longtemps parvenu à rendre impossible l’émergence d’une alternative.

4Le grand mérite d’E. Gordy est d’avoir su restituer de manière subtile et nuancée une réalité de la société serbe trop souvent ignorée ou caricaturée par les ouvrages traitant de la crise yougoslave. Cela vaut pour certaines remarques de détail, telles que son analyse de la célèbre sentence de S. Milošević « Désormais, personne n’a le droit de vous battre » (p.26, note 7), comme pour des considérations plus générales sur les clivages sociaux (urbain/rural) et culturels (cosmopolitisme/folklorisme) de la société serbe. Reste à savoir si E. Gordy parvient pour autant à cerner la nature du régime de S. Milošević.

5De ce point de vue, le concept central de « destruction des alternatives » laisse un peu le lecteur sur sa faim, et les considérations les plus intéressantes à ce sujet se trouvent en fait dans l’introduction. E. Gordy y qualifie le régime de S. Milošević de « nationalisme autoritaire », et analyse en quoi il s’inspire ou se différencie des pratiques politiques de l’époque communiste. Il montre ainsi comment l’ « éclectisme idéologique » du régime lui permet de s’appuyer sur des coalitions circonstancielles et mouvantes, et passe par le renouvellement rapide de personnages politiques secondaires servant de « fusibles » entre S. Milošević et la population. De même, E. Gordy a raison d’insister sur le maintien de « la forte machine distributive et répressive héritée de leurs prédécesseurs », le régime de S. Milošević reposant autant sur les réseaux de redistribution clientélistes contrôlés par les directeurs de banques et d’entreprises publiques que sur l’appareil policier et la télévision.

6Il reste regrettable, toutefois, que E. Gordy n’ait pas pleinement intégré ses remarques sur la « destruction de la sociabilité » ou la production délibérée d’une « instabilité et imprévisibilité de la vie quotidienne » dans ses réflexions sur la nature du régime de S. Milošević, en se demandant par exemple dans quelle mesure ces pratiques répressives « infra-politiques » prenaient le relais de la répression ouverte de la période communiste. Cela aurait permis de montrer que le régime de S. Milošević prolongeait certaines évolutions déjà esquissées dans la période tardive (post-totalitaire) du communisme yougoslave, et s’insérait donc mal dans l’opposition classique entre « totalitarisme » et « autoritarisme » (comme l’attestent au demeurant les remarques de E. Gordy sur le durcissement de la politique culturelle dans les années 1990).

7De même, E. Gordy écrit que « le régime nationaliste autoritaire de Slobodan Milošević représente donc à la fois une continuation de et une rupture avec l’ancien régime communiste. Dans son usage autoritaire de faux collectifs comme principe de légitimation et dans son appui sur les structures de pouvoir héritées de l’ancien régime, il ressemble fortement à son prédécesseur communiste.(…) La principale différence entre l’ancien et le nouveau régime est culturelle. Alors que la Yougoslavie de Tito s’appuyait sur l’assentiment, sinon l’appui, des élites urbaines et intellectuelles, Milošević a vite compris qu’il ne pouvait espérer avoir leur soutien et s’est alors tourné vers la Serbie rurale ». Mais la « retraditionalisation » du régime et de la société yougoslaves ont été très tôt signalées par des auteurs tels que Josip Županov, le régime de S. Milošević ne faisant là encore que prolonger des évolutions communes à tout l’espace yougoslave, et remontant en fait aux années 1960/1970.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Xavier Bougarel, « Gordy (Eric), The Culture of Power in Serbia. Nationalism and the Destruction of Alternatives »Balkanologie [En ligne], Vol. IV, n° 2 | 2000, mis en ligne le 26 février 2008, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/350 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/balkanologie.350

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Auteur

Xavier Bougarel

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