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AccueilNumérosVol. 16 n° 2Note de lectureGal Kirn, Partisan Ruptures. Self...

Note de lecture

Gal Kirn, Partisan Ruptures. Self-Management, Market Reform and the Spectre of Socialist Yugoslavia

Londres, Pluto Press, 2019
Catherine Samary
Référence(s) :

Kirn, Gal, 2019, Partisan Ruptures. Self-Management, Market Reform and the Spectre of Socialist Yugoslavia, Londres, Pluto Press, 304 pages, ISBN: 9780745338941

Texte intégral

  • 1 Le titre de sa thèse est Conceptualisation of Politics and Reproduction in the Work of Louis Althus (...)

1Après l’obtention de son doctorat de philosophie en études interculturelles à l’Université de Gora Novica (2012, Slovénie), Gal Kirn a été chargé de recherche à l’ICI (Institute for Cultural Inquiry) à Berlin et a obtenu plusieurs bourses postdoctorales en Allemagne, où il a donné des cours de philosophie, de sciences politiques, d’études slaves et de cinéma. Il est actuellement affilié au projet de recherche « Social Contract in 21st Century » à la faculté des arts de l’Université de Ljubljana. Ce jeune chercheur polyvalent fait partie d’une génération dont l’adolescence et les études ont eu pour cadre ce qui fut appelé le postsocialisme, contemporain d’une « post-Yougoslavie », souvent identifiée également au post-marxisme. Pourtant, Gal Kirn s’est inséré dans une frange d’étudiants slovènes qui s’est dotée de lieux de formation et de recherche autonomes et autogérés, puisant au plan international (via internet ou les voyages, les lectures et les débats) des sources d’interprétation marxiste hétérodoxes et pluridisciplinaires du monde dans lequel ils vivaient. Les philosophes slovènes de la génération précédente, comme Slavoj Žižek ou Rastko Močnik – parmi les initiateurs de l’École lacanienne de Ljubljana en philosophie –, avaient ramené de France dans les années 1970, et abondamment fait traduire, des auteurs importants dans les débats intellectuels français des années 1960 et 1970, notamment Lacan, Lévi-Strauss, Derrida, Foucault, Lyotard et Althusser. Ce dernier, philosophe hétérodoxe membre du Parti communiste français, influencé par le maoïsme de la révolution culturelle, a eu un impact spécifique en Slovénie. On en trouve des preuves dans la thèse de doctorat en philosophie que Gal Kirn a soutenue en 20121. Tout en soulignant la diversité des interprétations de la pensée évolutive du philosophe, Kirn retient de lui certains concepts qui lui paraissent stimulants pour interpréter l’expérience yougoslave.

  • 2 Le livre (ultérieurement évoqué comme Partisan Ruptures) n’a pas été traduit en français. Les tradu (...)
  • 3 Je traduis la notion synthétique du titre Partisan par « les Partisans » avec majuscule pour désign (...)
  • 4 Collection Media and Cultural Memory, vol. 27, Berlin/Boston, De Gruyter, 2020.
  • 5 Lire The Yugoslav Partisan Art, Slavica Ter (European Slavic Studies Journal), vol. 17, 2016, p. 22 (...)
  • 6 Kirn Gal, « The Yugoslav Partisan Art: Introductory Note », Slavica Ter, op. cit., p. 8-17 (8).

2Le livre présenté ici est issu de cette thèse de doctorat, avec un ancrage dominant en sciences politiques2. Il s’inscrit dans le prolongement d’une monographie publiée en 2014 en slovène, sous le titre Partizanski prelomi in protislovja [Ruptures et contradictions des Partisans3] aux éditions Sophia à Ljubljana. C’est le mouvement spécifique de résistance antifasciste et de libération nationale, dirigé par le Parti communiste yougoslave (PCY) pendant la Seconde Guerre mondiale, que l’on nomme Partisans. Pour cette édition en anglais, l’auteur a ajouté au texte publié en slovène une préface et un dernier chapitre ainsi qu’une introduction actualisée, élargissant ses analyses des nouvelles figures culturelles émergeant au sein des sociétés civiles durant la décennie 1980 puis la période postsocialiste. Parallèlement à cette étude, Gal Kirn a produit un ouvrage centré sur les enjeux mémoriels et artistiques associés à la lutte des partisans : The Partisan Counter-Archive. Retracing the Ruptures of Art and Memory in the Yugoslav People’s Liberation Struggle4 [La contre-archive des Partisans. À la recherche des ruptures dans l’art et la mémoire au sein de la lutte yougoslave de libération populaire]. Il a été impliqué dans les intenses débats qui ont surgi en Slovénie à la suite de l’organisation en 2004-2005, à Ljubljana, d’une exposition sur les arts graphiques des partisans slovènes, dont le catalogue incluait un texte de commentaires du philosophe Rastko Močnik. Les controverses à ce sujet, renouvelant les interprétations de la révolution yougoslave, ont fait l’objet d’une publication importante en 20165, dont Gal Kirn a rédigé la note introductive6 en plus de la présentation de son travail sur l’art des partisans.

  • 7 Il se réfère explicitement à mon ouvrage Samary Catherine, Le marché contre l’autogestion, l’expéri (...)
  • 8 Suvin Darko, Splendour, Misery, and Possibilities. An X-Ray of Socialist Yugoslavia, préface de Fre (...)
  • 9 Lire Löwy Michaël, Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des thèses sur le concep (...)
  • 10 Ernst Bloch (1885-1977), connu pour son « principe d’espérance ».

3C’est dire la richesse des voyages à éclairages multiples et à contre-courant que nous offre Gal Kirn sur une expérience historique unique, dont on est loin d’avoir épuisé l’analyse. Je ne pourrai rendre compte de toute cette richesse et me limiterai ici à ce qui relève de mon propre domaine de compétences et de dialogues avec Kirn7, en soulignant un point de vue commun dans l’analyse de la Yougoslavie socialiste – celui d’un marxisme hétérodoxe qui a inspiré le retour récent dans le spectre politique yougoslave de plusieurs générations d’auteurs – du jeune chercheur Gal Kirn à Darko Suvin8 qui avait quant à lui 15 ans quand il s’est engagé dans le Parti communiste yougoslave (PCY) à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit de réflexions historiques inspirées par des approches non linéaires, non déterministes comme celle de l’historien de l’art Walter Benjamin9 : l’accent sera donc mis sur des logiques conflictuelles. Mais il s’agit aussi d’une histoire improbable, associée à des « utopies concrètes » – pour reprendre la formule du philosophe allemand Ernst Bloch10, proche de Benjamin : utopies, non pas au sens d’impossible, mais indiquant, comme le souligne Kirn, un « déjà plus » (l’ordre ancien rejeté), associé à l’espoir de ce qui n’existe pas encore, sans certitude de succès ; et concrètes parce qu’issues de l’invention pratique d’une société nouvelle propulsée par de vastes mobilisations. D’où l’ancrage de l’analyse dans la force acquise par une révolution sociale, la révolution yougoslave, pour interpréter la force des innovations du régime qui en est issu mais aussi les incertitudes et conflits qui allaient marquer son évolution.

4Comme Gal Kirn l’écrit dans l’introduction de son ouvrage,

  • 11 Kirn, Partisan Ruptures, op. cit., « Introduction : au-delà du spectre de la Yougoslavie socialiste (...)

[a]u milieu des années 2000, se pencher sur la Yougoslavie, le socialisme et la lutte de libération du peuple pendant la Seconde Guerre mondiale, et voir dans ces expériences quelque chose qui valait la peine d’être revisité politiquement ou théoriquement, était considéré comme un pur exercice intellectuel, une curiosité académique, voire un retour nostalgique vers un passé irrécupérable et enterré depuis longtemps11.

5Alors que l’ancienne fédération yougoslave, avec son système d’autogestion, était apparue comme une alternative socialiste à l’URSS stalinisée, sa tragique fin dans la décennie 1990 favorisait en effet l’enterrement général non seulement des expériences qui s’étaient réclamées du socialisme, mais de ce dernier comme projet alternatif au capitalisme globalisé.

  • 12 Kirn s’appuie notamment, à ce sujet, sur les analyses de Rastko Močnik et sur celles de Boris Buden
  • 13 Kirn, Partisan Ruptures, op. cit., p. 4.

6Dans son introduction et son dernier chapitre, l’auteur déconstruit ce qui « est devenu la doxa dominante » après le tournant de 1989, imprégnant les idéologies de ce que l’on a désigné comme le postsocialisme dans le monde académique et la société12. Tout en suggérant d’appeler le postsocialisme « par son vrai nom : “national-libéralisme” », il analyse comment il a été « présenté comme une phase de transition vers la phase finale de l’histoire – le capitalisme néolibéral »13.

  • 14 Ibid.

7Dès lors, interroge-t-il, « pourquoi quelqu’un aurait-il besoin de revenir sur les projets ratés et les catastrophes du xxe siècle ? »14. Or, précise Kirn,

  • 15 Ibid., p. 21.

le postsocialisme n’a pas connu seulement un révisionnisme historique de droite. Un récit positif sur le passé socialiste est apparu comme une résistance au nationalisme et aux guerres ethniques. De nombreux chercheurs l’ont appelé « Yugonostalgia » : un discours qui rejetait idéologiquement les contours des petits États-nations et promouvait la (post)vie de la Yougoslavie15.

8Gal Kirn situe donc son étude en critique des interprétations rivales dominantes de l’histoire passée et présente :

  • 16 Ibid., préface, p. 7.

Ce livre ne considère pas l’histoire comme un processus fermé, mais comme un mélange complexe de relations et de déterminations qui peuvent nous empêcher de répéter certaines erreurs, ou, pour paraphraser Beckett, nous aider à mieux les répéter. […] Malgré de nombreuses contradictions et tensions internes, la Yougoslavie a été l’une des expériences de gauche que l’on peut identifier comme une victoire des opprimés, […] en dépit d’obstacles objectifs et subjectifs majeurs16.

  • 17 Fukuyama Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.

9Avec son ouvrage, Kirn ne veut donc ni proposer un retour vers un passé idéalisé ni refaire l’histoire, mais l’interpréter du point de vue d’aspirations à la dignité et à la justice sociale – les « utopies concrètes » évoquées plus haut – qui ont nourri les luttes des partisans et sont toujours vivantes, sans réponses évidentes ni garanties de succès. Il inscrit ses réflexions dans la critique du déterminisme historique. Il en rejette les variantes optimistes de toutes sortes, celles qui relèvent du supposé triomphe universel des préceptes libéraux marchands que postulait il y a quelque trente ans Francis Fukuyama17, succédant, sur des bases idéologiques opposées, à celles qui propageaient la vision d’un progrès linéaire vers le communisme, véhiculées par le marxisme orthodoxe. Mais Kirn critique également le défaitisme de la soumission supposée fatale des petits peuples face à de grandes puissances ou encore l’acceptation de logiques économiques socialement désastreuses présentées comme étant naturelles et incontournables. Autrement dit, Kirn met l’accent sur les choix, sur les résistances à l’injustice et sur l’imprévu révélé par les crises.

10Ce faisant, Gal Kirn entend réouvrir des pages trop vite lues et fermées, en refusant les versions « révisionnistes » de l’histoire yougoslave qui en occultent les avancées réelles en termes de victoires antifascistes, de droits et de gains de niveau de vie pour les classes dominées. Mais, parce qu’il s’agit pour lui d’apprendre de ce passé, il veut également réexaminer les causes des échecs internes (liées au système lui-même) auxquels sont venus se combiner des facteurs et acteurs externes, aggravant la crise dans les années 1980-1990. Il précise en même temps les difficultés (lutte sur plusieurs fronts, manque de recul et d’expérience) auxquelles s’est heurté le nouveau projet yougoslave au cœur de la Seconde Guerre mondiale, en valorisant l’imprévu et la force des « ruptures » initiées par les partisans dans un monde loin d’être simplement « bipolaire ».

11Le voyage de Gal Kirn se déploie en treize chapitres, qu’il analyse lui-même comme deux grands temps de sa présentation, chacun étant introduit par un chapitre méthodologique explicitant les concepts et références utilisés. Le premier temps (constitué de six chapitres) se concentre sur les trois « ruptures » qui vont fonder la spécificité historique et les succès initiaux de la Yougoslavie socialiste en conflit avec l’URSS. Sa présentation permettra d’illustrer cette thèse tout en faisant d’utiles rappels historiques. Les sept chapitres du deuxième temps interprètent de façon critique les conditions et caractéristiques des avancées et de l’échec final du système. Je conclurai par quelques remarques critiques portant sur cette deuxième partie, visant à nourrir la poursuite des débats et recherches s’inscrivant dans cette démarche d’ensemble.

La force propulsive de l’utopie concrète révolutionnaire

12La première partie de l’ouvrage présente les conditions d’émergence et d’affirmation d’une voie spécifique au socialisme tranchant avec les orientations et le modèle de l’URSS stalinisée. La présentation théorique et philosophique du chapitre introductif comporte deux volets, indiqués par le titre : « Sur la rupture des partisans comme processus révolutionnaire : Tito versus Schmitt ». Je me concentrerai sur l’essentiel, à savoir la façon d’analyser « le processus révolutionnaire ». Kirn déplore (à juste titre) la référence parfois faite, dans les milieux de gauche, au juriste allemand de la république de Weimar Carl Schmitt pour analyser les combats des Partisans. Il souligne notamment l’univers d’anticolonialisme et d’antifascisme qui sépare Tito de Schmitt, et je n’insisterai pas davantage. L’essentiel de ce chapitre, et de la partie qu’il introduit, porte sur la notion de « rupture », que Kirn rattache à Louis Althusser en évoquant trois dimensions soulignées par le philosophe : la part de contingence (et de politique, au sens organisé) d’une rupture révolutionnaire ; ses incertitudes, marquant la réversibilité du processus ; mais aussi l’aspect non ponctuel, ou encore l’impact profond et durable d’une révolution sociale.

  • 18 Ibid., p. 17.

13Les différents aspects de cette approche sont ensuite explorés par Kirn dans les cinq chapitres historiques suivants, qui analysent ce qu’il appelle les trois « ruptures initiées par les Partisans » : la révolution yougoslave, entamant au cœur de la Seconde Guerre mondiale sa rupture fondatrice avec l’ancien ordre social et politique, déjà porteuse d’une insoumission conduisant au schisme Tito-Staline (1948). Celui-ci catalysera les deux prolongements de la rupture initiale : l’implication du régime titiste dans le Mouvement des non-alignés (MNA) et l’introduction d’un système « autogestionnaire », rompant avec l’étatisme soviétique. La thèse essentielle de cette première partie est qu’il s’agit de trois moments d’une « véritable révolution sociale »18 avec toutes les dimensions évoquées d’imprévu, d’incertitudes et d’impact durable sur plusieurs décennies. Cette partie illustre également la thèse (inspirée d’Althusser) d’un sujet « politique » (marxiste et révolutionnaire en l’occurrence) spécifique dans son histoire, largement évolutif dans sa forme, son assise et ses orientations, interagissant avec les mouvements sociaux spontanés ou qu’il organise partiellement. Cette approche est essentielle pour comprendre ce qui forge le PCY dans le contexte du royaume de Yougoslavie pendant l’entre-deux-guerres. J’en soulignerai deux aspects, permettant de comprendre pourquoi le PCY deviendra la force la plus importante dans l’organisation de la résistance.

14Il s’agit, d’une part, de la critique des rapports de domination qui marquèrent le Royaume des Serbes, Slovènes et Croates, né après la guerre, qui devint (en 1929) la première Yougoslavie sous régime dictatorial de la dynastie serbe. Cette critique n’implique pas qu’il ait existé une orientation alternative faisant consensus (comme les batailles entre fractions internes au PCY l’attestèrent) : fallait-il ou non œuvrer à un nouveau projet d’union plurinationale ? Quoiqu’il en soit, face à l’invasion et au dépeçage de la Yougoslavie par les forces de l’Axe, le slogan du PCY « unité et fraternité » n’était pas artificiel. La reconnaissance égalitaire de la diversité des peuples s’accompagnait de la critique des idéologies nationalistes. Mais cela n’apportait pas de réponse simple quant aux modalités d’organisation de la future fédération. Si le yougoslavisme unitariste (cachant des rapports de domination) était rejeté, l’espoir était que la mise en commun de ressources planifiées pour un développement égalitaire ferait émerger un attachement commun à une nouvelle identité yougoslave en construction.

  • 19 Ibid., p. 43.
  • 20 Ibid., p. 44.
  • 21 Ibid.

15D’autre part, les dirigeants du PCY avaient accumulé une diversité d’expériences organisationnelles et politiques dans des contextes de conflits violents. Tito avait dirigé l’envoi de brigades internationales en Espagne. Kirn souligne, de diverses façons, l’importance de ce conflit dans la pensée politique et les orientations pratiques de la direction communiste yougoslave : Tito interprète au sein du PCY la « lutte héroïque du peuple espagnol » non seulement comme un enjeu de démocratie contre le fascisme en Espagne, mais également comme le début d’un conflit mondial19. Et Edouard Kardelj (principal théoricien slovène du régime) compare – avec leurs différences et points communs – les enjeux de démocratie et de défense de droits nationaux au sein de l’Espagne et dans le contexte yougoslave, notamment pour « le développement de la question nationale slovène20 ». Kirn ajoute que c’est l’expérience de la « tragique défaite espagnole » qui incita, au début de la guerre, « Tito et son entourage à organiser une guerre de guérilla » – ce fut le début des Partisans – plutôt que de tenter un soulèvement urbain21.

  • 22 Ibid., p. 42.
  • 23 Ibid., p. 43.

16Kirn souligne la faiblesse initiale du PCY qui, à la veille de la guerre, ne pouvait compter que sur quelques milliers de membres au sein du parti et dans l’organisation des jeunes. Mais cette faiblesse, dit-il, « était compensée tout d’abord par un réseau très bien organisé de cellules et d’organisations locales » qui avaient « l’habitude de l’action illégale », au sein duquel le noyau politique clandestin s’insérait dans de multiples activités et associations de terrain, notamment de femmes et de jeunes. En outre, souligne Kirn, les membres de ce parti étaient très profondément « dévoués et déterminés » à lutter « pour un autre monde22 » – ce qui sera d’une importance cruciale face à l’invasion des forces fascistes en avril 1941. Alors que « dès le début, les régimes d’occupation appliquèrent une politique de nettoyage ethnique, soumettant les membres des mouvements de résistance aussi bien que la population civile à une terreur brutale23 » et raciste, la résistance organisée par les partisans était le seul mouvement de l’espace yougoslave qui comprenait des personnes de différentes religions, des deux sexes et de toutes les nationalités.

  • 24 Ibid., p. 217-218.

17Ce faisant, redira Kirn dans sa conclusion, ils « ont créé l’image d’un nouvel avenir qui différait radicalement des deux autres orientations politiques existantes24 » : d’une part, les forces fascistes d’occupation, mais aussi, d’autre part, la résistance des tchetniks soutenant le gouvernement monarchique yougoslave en exil, en conflit avec les Partisans parce qu’anti-communistes, dominés par le nationalisme serbe et favorables au retour de la monarchie serbe.

18Or, souligne l’auteur, le

  • 25 Ibid., p. 14.

saut dans le vide des Partisans s’est déroulé sans aucun soutien initial ni reconnaissance internationale des Alliés, laissant entrevoir une autonomie politique dès 1943. Cet aspect est crucial pour la compréhension des ruptures qui ont suivi après la guerre et qui, selon moi, doivent être comprises comme une continuation de la politique des Partisans par d’autres moyens25.

19Kirn explicite les manifestations d’autonomie politique qui se concrétisent en 1943. Sous l’impulsion du PCY, les partisans organisent une session historique de l’AVNOJ (sigle serbo-croate désignant le Conseil antifasciste de libération du peuple), regroupant les délégués des divers « comités de libération » organisés sur une base fédérative dans les territoires libérés. L’AVNOJ fut l’acte fondateur d’un nouveau projet yougoslave multinational – critique radicale de la « prison des peuples » qu’était, selon cette organisation, la première Yougoslavie sous domination de la dynastie royale serbe. De plus, l’AVNOJ se proclama gouvernement provisoire d’une future Yougoslavie fédérative qui rejetait aussi le retour de la monarchie, et de son régime social et politique. Cette assemblée fut aussi une démonstration de force internationale, qui allait convaincre les Britanniques (venus en observateurs) de l’efficacité de la résistance antifasciste des Partisans, par comparaison à celle des tchetniks (royalistes) jusque-là la seule reconnue et aidée par les Alliés, Staline inclus. Dans le partage du monde entre Alliés qui se faisait sans consulter les peuples, notamment à Yalta, la Yougoslavie était supposée relever « à 50 % » de chacune des deux sphères d’influence. Mais la conception de ce curieux pourcentage était inacceptable pour le PCY : tout d’abord, la future Yougoslavie devait rester sous domination de la monarchie serbe dans la sphère occidentale. La « moitié » de contrôle reconnue à Staline consistait à légaliser le PCY en lui permettant une représentation parlementaire supposée appliquer les orientations dictées par le Kremlin. Or, l’AVNOJ affirma son rejet du retour de la monarchie. Et la force – notamment armée – de la résistance des partisans organisée par le PCY donnait à celui-ci bien d’autres ambitions que d’occuper quelques strapontins parlementaires dans un régime qu’il rejetait, qui plus est en se soumettant aux intérêts diplomatiques de Staline.

20Dans l’organisation du rapport de force permettant une autonomie de choix et l’insoumission du futur pouvoir, Kirn souligne, comme Darko Suvin, l’interaction à l’œuvre entre PCY et mouvement de masse – source de popularité du premier et d’efficacité d’ensemble de la lutte :

  • 26 Ibid., p. 217.

Il ne faut rien enlever au Parti communiste de Yougoslavie (PCY), à son travail organisationnel et idéologique, à son mode de fonctionnement clandestin de longue date et au fait qu'il occupait une position d’avant-garde […]. Cependant, sa direction – avec son mode de fonctionnement clandestin et sectaire dû à la répression constante de l’entre-deux-guerres – ainsi que la composition socio-politique du Parti, ont radicalement changé pendant la guerre26.

  • 27 Ibid., p. 59-62. Cette idée est plus largement développée dans l’ouvrage et les articles des notes  (...)

21L’ensemble du chapitre 3 du livre analyse sous de multiples angles comment, dans ce processus de mobilisation antifasciste, se combinent les impulsions venant du PCY et les initiatives spontanées sur les territoires libérés – des actions armées aux activités culturelles, artistiques et littéraires sur les territoires libérés ou clandestines dans les zones dominées par les forces fascistes27, ou encore des liens politiques entre territoires aux tâches de la vie quotidienne (distribution de la terre aux pays, organisation des activités de propagande, distribution des vivres, des soins, etc.). Autrement dit, Kirn évoque les interactions entre plusieurs formes d’organisation aux frontières poreuses et leur croissance simultanée, le PCY devenant un parti de masse profondément populaire en même temps que se déploient des initiatives autonomes d’en bas. Que l’on soit membre ou pas du PCY, il s’agit de s’associer autour d’objectifs concrets au sein des comités de libération populaire. Aussi, le parti passa-t-il de quelque 3 000 membres en 1926 à plus de 140 000 à la fin de la guerre (et près de 500 000 en 1950), dirigeant une armée populaire de plusieurs centaines de milliers de paysans qui assurera – plus que l’Armée rouge finalement envoyée par Moscou – la victoire finale et surtout l’autonomie du nouveau pouvoir.

  • 28 Ibid., p. 78.
  • 29 Ibid., p .80.

22Là réside précisément la source du schisme avec Staline, analysé dans le chapitre 4. Gal Kirn y souligne des conflits majeurs avec la logique hégémoniste du Kremlin, nés pendant la guerre et se prolongeant après la victoire, en particulier les liens noués de façon autonome entre les PC de la région : ils se sont concrétisés dans un projet de confédération balkanique impliquant, outre les peuples de la Yougoslavie, la Bulgarie, l’Albanie et la Grèce. C’était, d’une part, mettre en danger la politique diplomatique de Staline et son partage du monde, qui laissait la Grèce dans la sphère occidentale. Mais c’était aussi remettre en cause le contrôle du Kremlin sur les PC. Telle fut la cause profonde de « l’excommunication » de Tito et de son entourage par Staline en 1948, qui s’accompagna de purges majeures contre les titistes dans les divers PC. Kirn souligne que la « décision de poursuivre la route autonome fut extrêmement difficile28 » : non seulement « parce que la majorité de la direction communiste en Yougoslavie était historiquement attachée à Moscou », mais aussi parce que ces dirigeants basaient sur des « relations d’amitié socio-économiques » leur espoir et leur « pleine acceptation de l’aide de l’Union soviétique ». Mais ils résistèrent aux divers conditionnements de cette aide, qui revenaient à organiser la subordination économique et politique de la Yougoslavie à l’URSS et à sa diplomatie internationale au nom de la « construction du socialisme dans un seul pays29 ».

  • 30 Ibid.

23Le schisme avec Moscou allait conduire à deux nouvelles ruptures marquant la « voie yougoslave au socialisme » dans la première moitié des années 1950. Elles font l’objet des deux derniers chapitres de cette partie. Staline chercha à isoler le nouveau pouvoir du mouvement communiste international par ses calomnies et l’arrêt de toute aide. Ce traumatisme catalysa d’intenses débats, en critique de la planification étatiste. Gal Kirn rappelle, à la suite de Darko Suvin, le rôle clé que jouèrent dans ces débats les dirigeants slovènes des Partisans, membres de la direction du PCY, Edouard Kardelj et l’économiste Boris Kidrič. Le premier mit l’accent sur « les diverses routes » vers le socialisme – ce qui allait légitimer le non-alignement ; le second, développant la critique radicale de la bureaucratisation du parti et de la planification, plaçait la question des droits des conseils ouvriers au cœur des réflexions sur l’exigence de démocratisation de la planification socialiste30.

24L’introduction des conseils ouvriers dans les entreprises en 1950 visait à consolider la base sociale ouvrière du régime par la reconnaissance constitutionnelle de ses droits de gestion, d’où le qualificatif de système « autogestionnaire ». Ce faisant, la direction communiste recherchait des soutiens dans le mouvement ouvrier, se réclamant de Marx soutenant la Commune de Paris et prônant le dépérissement de l’État contre Staline et l’étatisme soviétique. Cela impliquait une transformation du mode de planification, associée à des débats et des expérimentations évolutives, mais sans remise en cause des objectifs de réduction des inégalités régionales. Les caractéristiques et phases des réformes introduites, qui modifient le rôle respectif du marché et des républiques par rapport aux pouvoirs centraux, seront examinées dans la deuxième partie de l’ouvrage, ainsi que leurs effets et contradictions.

25Très vite, les dirigeants yougoslaves sont confrontés aux mesures de restriction de l’aide occidentale dès lors qu’ils affirment leur soutien aux luttes anticoloniales. C’est pourquoi, d’une part, ils espèrent un rétablissement des relations avec l’URSS sur des bases égalitaires dès la mort de Staline, mais, surtout, ils prêtent une grande attention à l’affirmation de ce qui sera appelé le « tiers-monde » avec la conférence de Bandung de 1955. Dès juillet 1956, Tito invite les présidents Nasser et Nehru dans l’île yougoslave de Brioni pour une rencontre qui préfigure de possibles alliances. Malgré l’espoir né de la dénonciation par Khrouchtchev des crimes de Staline lors du xxe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique, les tensions avec Moscou rebondissent après l’intervention soviétique en Hongrie en 1956. Le basculement vers le non-alignement sera alors définitif. Tito organise donc, avec Nasser et Nehru, une conférence à Belgrade en 1961 qui précisera les bases du nouveau Mouvement des non-alignés (MNA) anticolonialiste et indépendant des deux alliances militaires de la guerre froide, à savoir l’OTAN et le Pacte de Varsovie. Il s’agit de peser collectivement afin d’élargir les marges de manœuvre en faveur de politiques autonomes des pays du MNA tout en résistant aux rapports de domination imposés, avec des modalités et des intensité différentes, par les deux grandes puissances.

26Kirn souligne dès cette partie les ambivalences de ces ruptures : l’autogestion a été introduite par en haut et sans conception claire ; quant au MNA, il constituait un regroupement éclectique et fragile. Mais il résume ainsi sa thèse générale – à laquelle je souscris :

  • 31 Ibid., p. 15. Sur Tito et le MNA, voir supra.

malgré diverses contradictions, j’estime que la nouvelle Yougoslavie ne peut être comprise sans le rayonnement des trois ruptures des Partisans – la lutte pour la libération du peuple, l’autogestion et le Mouvement des non-alignés31.

Le temps des contradictions

  • 32 Ibid., p. 108
  • 33 Ibid., p. 110-111
  • 34 Djilas Milovan, La nouvelle classe dirigeante, Paris, Plon, 1957
  • 35 Cf. notamment Unkovski-Korica Vladimir, The Economic Struggle for Power in Tito’s Yugoslavia. From (...)
  • 36 Kirn, Partisan Ruptures, op. cit., p. 112.
  • 37 Ibid.
  • 38 Ibid.

27Le deuxième temps d’analyse se déploie des chapitres 7 à 13 – le premier d’entre eux étant théorique. Son but est de disséquer de manière plus critique les facteurs et logiques conflictuels au sein même du système. Dans le contexte présent, il s’agit, nous dit Kirn, de « fournir une nouvelle interprétation du contexte et de la genèse de la dissolution de la Yougoslavie32 ». Afin de préciser sa démarche, il évoque les trois approches du socialisme réel (au sens des expériences historiques), évoquées dans un échange que nous avons eu en 201333. D’une part, celles qu’il conteste, quels que soient leurs apports : celle d’une société où la bureaucratie s’est totalement autonomisée en tant que nouvelle classe (approche adoptée, entre autres, par Milovan Djilas34) ; et celle d’un « capitalisme d’État »35 dont les choix sont fondamentalement déterminés par les pressions capitalistes externes. Il se rattache à une troisième approche qui « considère le socialisme comme une formation transitoire qui n’est plus capitaliste mais vise des objectifs communistes36» – sans mode de production socialiste stabilisé (contrairement aux proclamations de Staline à la fin des années 1930). Kirn inscrit dans cette troisième approche, en rupture avec les apologies du marxisme orthodoxe, Louis Althusser ainsi que le philosophe français Étienne Balibar qui en était proche. Tout en soulignant que ces deux auteurs « en sont restés au niveau de la philosophie » et que l’on « pourrait reprocher à Althusser de n’avoir pas produit d’étude concrète historique du socialisme réel37 », Kirn pense pouvoir s’inspirer d’Althusser dans sa propre approche de l’histoire yougoslave – voire « insuffler un peu d’althussérisme » à mes propres analyses et à celles de l’économiste marxiste canadien Michael Lebowitz, dont il s’inspire dans cette troisième approche38.

  • 39 Lebowitz A. Michael, The Contradictions of Real Socialism. The Conductor and the Conducted, New Yor (...)

28Contrairement à Althusser, c’est à partir d’études historiques concrètes sur l’URSS que Lebowitz introduit son approche originale du socialisme réel. Comme le souligne le titre de son ouvrage de référence39, il vise à mettre en évidence « les logiques contradictoires » de ces régimes à partir du mode de légitimation du parti unique (le « conducteur », dit parti d’avant-garde) qui se réclame du socialisme en régnant « au nom des travailleurs » en position dominée. Il introduit alors plusieurs notions reprises par Kirn : d’une part, celle de « contrat social » entre dirigeants et dirigés – émergeant de facto de rapports spécifiques de production ayant remis en cause la domination capitaliste. Mais ces rapports spécifiques limitant étroitement les gains de productivité suscitent des tendances réformistes au sein du parti, visant à recourir à des pressions de type capitaliste (mécanismes marchands de formation des prix et risques de licenciement des travailleurs) contradictoires avec les bases du « contrat social ». Les institutions du parti/État peuvent connaître des divisions et évolutions relevant des diverses logiques en présence. Lebowitz introduit alors une deuxième notion reprise par Kirn, celle de « reproduction contestée » du système, qui, selon Lebowitz, s’applique à toutes les sociétés en rupture avec le capitalisme.

  • 40 Kržan Marko, « Uspehi i neuspehi jugoslovanskega samoupravljanja » [Succès et échecs de l’autogesti (...)

29Appliquant ce schéma au cas yougoslave, Kirn cherche donc, dans sa deuxième partie, à mettre en évidence ce qui favorisera la rupture avec la domination capitaliste sur la base du « contrat social » révolutionnaire, puis, au contraire, la montée de pressions proto-capitalistes au sein des institutions bien avant 1989. L’auteur reprend, de ce point de vue, une périodisation proposée par le chercheur en sciences politiques Marko Kržan40 et distingue deux phases : la première, jusqu’en 1964, est globalement cohérente avec les aspirations égalitaires du processus révolutionnaire, alors que la seconde, à partir de la réforme de marché de 1965, voit la montée d’une logique capitaliste qui tend à démanteler les bases du « contrat social » – jusqu’à l’éclatement final du système.

30La première phase est analysée dans le chapitre 8 et couvre les années 1945-1964, qui sont les plus marquées positivement par l’impact des trois ruptures analysées dans la première partie. Au sein de cette phase, les premières années sont consacrées à la reconstruction du pays dévasté par la guerre et le nouveau pouvoir utilise des institutions fortement inspirées du modèle soviétique mais qui s’appuient sur la mobilisation populaire et des buts égalitaires. Après le schisme avec Moscou, les nouveaux facteurs d’approfondissement de la rupture initiale permettent la poursuite, sous des formes innovantes, du contrat social des Partisans : il s’agit des années qui vont de l’introduction de l’autogestion en 1950 à 1964.

31Même si le monopole de la décision politique continue d’appartenir au parti/État, celui-ci met en œuvre, avec une grande légitimité, les grands objectifs de la révolution, c’est-à-dire le développement des infrastructures, l’industrialisation de régions entières, l’élévation du niveau de vie et des statuts sociaux pour l’immense majorité de la population, ainsi que de nouveaux instruments facilitant la décentralisation et la désétatisation des procédures. La nouvelle planification, portant sur les choix stratégiques et non pas sur l’ensemble de la production, s’appuie sur des fonds d’investissement. Ils canalisent par des taxes une part majeure des résultats des entreprises et redistribuent ces ressources vers les unités de production qui présentent les projets les plus conformes aux objectifs planifiés. Des centaines de milliers de travailleurs, pour la plupart issus de la paysannerie, sont alors impliqués dans l’apprentissage de la gestion des ressources restant à leur disposition : celles-ci correspondent à des besoins de court terme relevant de la gestion locale et quotidienne des entreprises reliées aux communes.

32Selon Kirn, l’ensemble de la période répond positivement aux promesses de développement égalitaire, avec la réduction des écarts de niveau de vie au sein du pays ainsi qu’entre la Yougoslavie et les pays capitalistes développés. Dans cette phase, la référence au socialisme autogestionnaire et aux travailleurs devient la composante incontournable de l’idéologie dominante. Elle pénètre l’ensemble de la société sous de multiples formes – des discours et célébrations mythifiées à l’expression intellectuelle, artistique et populaire d’une adhésion sincère aux idéaux et à la dignité de statut social associés à un système de socialisme autogestionnaire en train de se créer.

  • 41 Kirn, Partisan Ruptures, op. cit., p. 219.
  • 42 Ibid.

33La deuxième phase retenue par Kirn va de l’introduction de la réforme de marché en 1965 à l’éclatement du système à la fin de la décennie 1980. La thèse présentée dans cette partie se précise alors. Il ne s’agit plus seulement de souligner l’existence de logiques conflictuelles. L’idée maîtresse, selon Kirn, est que « la transition majeure vers le postsocialisme a eu lieu par le biais de la réforme du marché qui a renforcé les éléments capitalistes entre 1965 et 1972 »41. Alors que dans la phase précédente, le marché restait subordonné à la détermination planifiée des grands choix stratégiques, la nouvelle réforme du marché supprime la planification, produisant ce que Kirn analyse comme un renversement durable de tendance, « au profit des éléments capitalistes »42, bien avant 1989.

34Pourtant, Kirn souligne des aspects paradoxaux de sa thèse, puisque la réforme a également renforcé certaines dimensions autogestionnaires et antistaliniennes du système. Il explique :

  • 43 Ibid., p. 220.

la réforme de marché a révélé un des points aveugles centraux de l’autogestion, qui, au plan discursif et économique, a pris pour cible tout ce qui avait l’odeur d’une autorité centrale : le « marché socialiste » fut célébré comme une force qui permettrait de résoudre les tensions de classe et de combattre la bureaucratie43.

35En effet, la réforme de 1965 démantèle les fonds centraux d’investissement en redistribuant leurs ressources, pour une part vers les entreprises, une autre part allant vers un nouveau système bancaire. Celui-ci est chargé d’attribuer ses crédits sur la base de critères d’efficacité tributaires du marché. Mais, de façon immédiate, la réforme accorde effectivement aux travailleurs autogestionnaires une part plus importante de contrôle de leur production en supprimant les taxes qui allaient vers les fonds d’investissement. De plus, les économistes se réclamant du socialisme défendent l’idée que le nouveau système remettrait en cause le caractère politique souvent arbitraire  des décisions planifiées au profit d’une supposée « neutralité objective » des critères basés sur la concurrence de marché. Cet argument est exploité par les gestionnaires des banques et des grandes entreprises, pesant sur les comités de gestion au sein des organes d’autogestion.

36Kirn rend donc compte d’un paradoxe majeur, au moins dans le cadre de son appréciation globalement négative des transformations de 1965 :

  • 44 Ibid., p. 26.

la réforme a été conçue pour favoriser la démocratisation et la décentralisation en renforçant le pouvoir des travailleurs sur leur lieu de travail et en élargissant les droits et les institutions d’autogestion44.

37Pourtant, nous dit Kirn, ce qui avait commencé

  • 45 Ibid., p. 144.

comme un appel à la dépolitisation, demandant que l’idéologie soit abandonnée et que la gestion soit confiée aux experts, a en fait abouti à un processus extrêmement politisé et à une nouvelle division du pouvoir politique au sein d’une nouvelle classe dirigeante. Au lieu de la confirmation de l’ancien « contrat social » entre le parti et les travailleurs, une nouvelle coalition de la classe dirigeante a été établie45.

  • 46 Ibid., p. 128, où Kirn cite Lebowitz, The Contradictions, op. cit., p. 91-92.

38Cette « nouvelle coalition » incarnant la « montée de la logique du capital » marque donc, selon Kirn, la période allant de la réforme de marché jusqu’à l’éclatement du système. Mais il cite à nouveau Lebowitz pour préciser une difficulté de l’analyse : on ne peut cerner « deux logiques » qui existeraient simplement « l’une à côté de l’autre ». Elles « interagissent », souligne Lebowitz. « Et elles se déforment l’une l’autre46 ».

39Face à cette difficulté, Gal Kirn cherche à préciser les éléments venant étayer sa thèse, de diverses façons. Dans les chapitres 10, 11 et 12, il se centre sur les manifestations du démantèlement du contrat social autogestionnaire égalitaire fondé sur les travailleurs dans les relations verticales (au sein des entreprises), puis horizontales (entre entreprises et régions), et enfin dans les aspects idéologiques.

  • 47 Ibid., p. 140 et p. 148-152
  • 48 Ibid., p. 156. Voir Woodward Susan, Socialist Unemployment. The Political Economy of Yugoslavia 194 (...)

40Dans le contexte donné, se produit en effet une différentiation verticale qui tend à démanteler la logique autogestionnaire de contrôle des travailleurs sur les managers et sur le comité de gestion formé de technocrates. Ces dirigeants tendent à renforcer leur pouvoir dans une alliance avec les gestionnaires des banques autour de projets d’investissements dont les critères de rentabilité poussent à une intensification de l’exploitation des travailleurs et à des conflits croissants autour des rémunérations. L’augmentation des grèves que l’on enregistre pendant ces années illustre ces conflits au sein des entreprises, où les autogestionnaires se sentent impuissants et tentent de trouver un soutien auprès des dirigeants politiques47. Kirn souligne également la montée du « chômage socialiste », analysé par Suzan Woodward48, et l’émigration organisée, facilitée par la suppression des visas avec les pays européens. Ce dernier thème souligne le fait que la transformation alors en cours concerne également les relations au monde capitaliste. Outre l’émigration des chômeurs, la dette en devises des entreprises pèsera de plus en plus dans un système où le contrôle d’État du commerce extérieur a été levé.

  • 49 Ibid., p. 168.

41Parallèlement, la logique de rentabilité financière de court terme des banques favorise les régions les plus riches, creusant les inégalités entre républiques et aggravant notamment la situation au Kosovo49, alors que les régions moins prospères bénéficiaient auparavant des logiques redistributives de la planification.

  • 50 Ibid., p. 178.

42Le chapitre 12, qui conclut l’analyse de la décomposition du contrat social égalitaire au sein du système autogestionnaire, porte sur les dimensions idéologiques. Entre 1965 et 1968, on assiste à une montée des grèves. Des mobilisations étudiantes se multiplient dans plusieurs universités. Une grève de plusieurs jours, avec occupation de la faculté de philosophie, est décidée à Belgrade. Un mouvement autonome s’y construit sur des bases socialistes autogestionnaires, doté d’un programme. Celui-ci dénonce « la bourgeoisie rouge », les inégalités qui se creusent, exprime sa solidarité avec les travailleurs et réclame « l’autogestion de bas en haut ». Il s’agit donc d’un mouvement politique, critiquant la réforme de marché du point de vue des valeurs socialistes autogestionnaires et égalitaires. Or, le 9 juin, raconte Kirn, le président Tito s’adresse aux étudiants de tout le pays. Il leur donne raison sur leurs revendications, remerciant même « les étudiants et les travailleurs pour leurs critiques constructives » et leur demande leur « aide pour construire une société meilleure », concluant son discours « en suggérant que s’il n’était pas capable de “résoudre ces problèmes, alors je ne devrais plus occuper ce poste” »50.

43De divers côtés s’expriment également des revendications et tensions nationalistes, tant parmi les plus pauvres que chez les plus développées des régions du pays : d’abord au Kosovo en 1968 ; puis, sur des bases différentes, le « printemps croate », culminant en 1971, a pour revendication le contrôle des devises issues des exportations. Face à ces mouvements, des mesures et une nouvelle constitution (1974) sont introduites après mise au pas de leurs leaders.

44Il émerge de cette phase cruciale (1965-1973) des transformations de ce que Kirn analyse comme étant les nouveaux « référents politiques » de l’idéologie du système autogestionnaire, qui s’éloignent progressivement des critères de classe pour prendre en compte : les diverses facettes de « l’homme » (en tant que citoyen, usager…), le marché (et la consommation), la nation.

45Le chapitre 13 conclut cette partie en se centrant, comme l’annonce son titre, sur les « mouvements contradictoires de la société civile dans les années 1980 en Slovénie : le début de la fin ». Il évoque et commente de multiples aspects de la fin du système, ses causes internes et ses facteurs aggravant, internationaux notamment. Il conclut sur l’après 1991, évoquant « le déluge yougoslave » et l’émergence de « la Nouvelle Europe » qui rejoint l’Union européenne, devenant digne d’être qualifiée d’européenne alors que son passé est dénigré.

Poursuivre dialogues et recherches sur le passé/présent

  • 51 C’était le sujet de ma thèse de doctorat en économie publiée en 1988, cf. note 7.
  • 52 Preobrajensky Evgueni, La nouvelle économique, (traduit du russe par Bernard Joly), préface de Pier (...)
  • 53 Lebowitz A. Michael, The Contradictions, op. cit., p. 91.
  • 54 Samary Catherine, « 1968 : The Yugoslav Self-management System at the Cross-Road : A “Concrete Utop (...)

46C’est dans le sillage de cette deuxième partie que s’inscrivent mes remarques. Je pars d’un accord substantiel avec les thèses exprimées dans la première partie et avec la démarche d’ensemble de l’analyse. J’ai cherché, dès les années 1980, à mettre en évidence les logiques contradictoires des réformes yougoslaves51 en actualisant la méthode introduite pour la première fois dans un pays se réclamant du socialisme dans le débat les années 1920 en URSS par l’économiste marxiste Evgueni Préobrajensky52. Or Lebowitz s’est également inspiré de cet apport, qu’il a enrichi53. J’ai donc naturellement prolongé mes recherches en utilisant, comme Kirn, la démarche et les concepts de Lebowitz en 2018 dans mon retour sur la Yougoslavie de 1968 « à la croisée des chemins »54. Cette méthode commune est évidemment compatible avec des discussions concernant l’analyse concrète, politique et théorique, venant souligner les recherches à approfondir. C’est là le but de mes commentaires.

47Mes divergences partielles avec Kirn portent sans doute sur l’analyse de ce qu’était le « contrat social » révolutionnaire et les réformes de 1965 et 1974 – donc aussi sur une évaluation sensiblement différente de la phase 1968-1973. Les promesses égalitaires sociales et nationales ont permis les mobilisations et la victoire révolutionnaire. Mais ce contrat social était sans recettes sur le mode de représentation des acteurs sociaux et des peuples constituants le nouveau projet. Les paradoxes de la réforme de 1965 se clarifient si l’on comprend que cette réforme ne fut pas le produit d’une alliance contre mais pour l’application du contrat révolutionnaire : elle augmentait les droits nationaux et autogestionnaires parce que le plan (de la phase antérieure) restait perçu comme contradictoire avec de tels droits. De même, la constitution de 1974, écrite par Kardelj et soutenue par Tito, accroît encore les droits sociaux autogestionnaires et nationaux, en même temps que la propriété sociale devenait « à tous et à personne » contre les appropriations étatistes ou privées. L’inefficacité et les aspects contre-productifs des mesures prises, du point de vue des buts socialistes égalitaires sociaux et nationaux sont une tout autre chose, et c’est de cela qu’il convient de discuter.

48Autrement dit, je partage avec Kirn le jugement sur le désastre de la réforme de marché de 1965, qui creuse les inégalités sociales et nationales et favorise de facto l’émergence d’une coalition technocrato-financière proto-capitaliste sapant les bases solidaires du système. Mais on peut aussi vérifier dans la phase 1968-1973 (contrairement à ce que dit Kirn) que de telles forces sont des effets imprévus et illégitimes de la réforme, et non pas des acteurs dominants : les dirigeants en place, notamment Tito et Kardelj, soutiennent et reprennent à leur façon (après le démantèlement des mouvements autonomes) les revendications exprimées dans cette phase au plan social et national ; ils démantèlent du jour au lendemain le système bancaire de 1965 et les grandes entreprises, et mettent en œuvre les réformes constitutionnelles incorporant les nouveaux droits. Il s’agit d’un coup d’arrêt à la réforme de marché (partiel et instable car lourd de contradictions).

49Pour illustrer mon hypothèse et conclure, je voudrais souligner deux voies de dépassement du dilemme étatisme/marché dans les années 1968-1973, questionnant l’approche de Kirn.

  • 55 Drugi Kongres Samoupravljaca Jugoslavije [publié en français sous le titre Le Deuxième Congrès des (...)
  • 56 Congrès des autogestionnaires, op. cit., p. 31.
  • 57 Ibid., p. 186.

50D’une part, le congrès des autogestionnaires convoqué par Tito et Kardelj à Sarajevo en 1971 pour y présenter les amendements constitutionnels. La gauche critique (et je m’y inclus) en a négligé l’analyse, y voyant seulement une opération bureaucratique (associée à des mesures répressives). Dans son discours d’ouverture, Tito évoque « les transferts illégitimes de revenus » en provenance des banques et du commerce extérieur « au détriment des producteurs immédiats »55. Kardelj présente ensuite les amendements constitutionnels en cours, après avoir souligné qu’il y a dans le pays « des forces, des conceptions et des intérêts auxquels l’autogestion ne convient guère »56. Loin d’une présentation sans tensions de la situation et du système, le discours de clôture de Tito évoque des « frictions entre les républiques » et des concessions faites pour y répondre. Et c’est avec une inquiétude explicite qu’il appelle les travailleurs à veiller « à ce qu’un élitisme républicain ne se manifeste » ou que « certains dirigeants » se laissent aller « à croire qu’en étant seule leur République pourrait mieux prospérer » ; si cela se produisait, conclut-il, alors « ils se heurteraient à l’unité des autogestionnaires et des producteurs de toute la Yougoslavie57 ».

51Parallèlement, à la fin des années 1960, les impasses de la fausse alternative étatisme/marché commençaient à être dépassées au plan idéologique et politique. Mais il faut, pour le comprendre, discuter de l’impact du courant Praxis sur le mouvement de juin 1968. Or, Kirn le désigne négativement, en lien avec ce qu’il appelle les nouvelles figures émergeant de cette phase, en rupture avec le contrat social égalitaire :

  • 58 Kirn, op. cit., p. 174-175.

premièrement, la figure de l’homme dans le sens d’une réinterprétation du jeune Marx (l’école de Praxis) et de ses réappropriations ultérieures par le Parti ; deuxièmement, la figure du marché, plus tard aussi des communautés d’intérêts autogérées et du pluralisme (libéralisme) ; et troisièmement, l’émergence de la figure de la nation et donc du nationalisme, qui a fatalement sapé les ruptures partisanes et le contrat social initial58.

  • 59 Suvin, op. cit., p. 367.
  • 60 Cf. dans les archives marxistes, le site international avec la plateforme de référence et l’ensembl (...)

52Rappelons que ce courant Praxis a regroupé, entre 1964 et 1974, à Zagreb et à Belgrade, des philosophes marxistes à la fois défenseurs de la lutte des partisans et de ses ruptures, et critiques de la « pratique sociale » (praxis) au sein du système autogestionnaire existant59. C’est le mérite et l’innovation majeure du PCY, devenu Ligue des communistes yougoslaves (LCY), d’avoir commencé à concevoir son rôle différemment en introduisant l’autogestion – et d’avoir donc été ouvert à des critiques s’exprimant (jusqu’à un certain point…) librement. Le mode d’existence de ce courant était la production de la revue Praxis (avec, dans sa version internationale, des articles dans diverses langues)60 et l’organisation de séminaires annuels dans l’île de Korčula, auxquels participaient de nombreux intellectuels de la gauche hétérodoxe mondiale, largement suivis par les étudiants – d’où son impact majeur et reconnu sur le mouvement étudiant de 1968 en Serbie.

  • 61 Je reconnais un biais de défiance liée à ma perception d’Althusser en France dans les années 1960. (...)
  • 62 Löwy Michael, « L’humanisme historiciste de Marx, ou relire le Capital », L’Homme et la société, (...)
  • 63 Mandel Ernest, La formation de la pensée économique de Karl Marx, Paris, François Maspero, 1967, no (...)
  • 64 Cf. notamment Golubović Zagorka, « Humanism and Alienation », sur le site de l’édition internationa (...)

53Kirn et d’autres philosophes associés à l’École lacanienne de Ljubljana, influencée par Althusser, reprochent à ce courant de se réclamer de l’humanisme du jeune Marx dénonçant (sur une base qu’ils critiquent comme étant anthropologique, ahistorique), l’aliénation de l’homme en général au lieu de se centrer sur l’exploitation de classe dans un capitalisme situé historiquement. Il ne s’agit ici ni de soutenir tout ce qu’a pu produire Praxis (heureusement hétérogène d’ailleurs) ni de discuter d’Althusser en général et dans ses évolutions61. Je partage l’analyse de Michael Löwy62 ou d’Ernest Mandel63, critiques d’Althusser et défendant la pertinence d’un « humanisme marxiste radical » qui dénonce tous les rapports d’aliénation et d’oppression dans leurs contextes historiques. Voilà ce qui nous intéresse ici et fait débat avec Kirn : de mon point de vue, le grand apport des philosophes de Praxis est d’avoir à la fois défendu radicalement la révolution yougoslave et ses ruptures tout en entreprenant une critique concrète de l’expérience (praxis) du socialisme autogestionnaire yougoslave ; d’avoir, ce faisant, contesté la prétention de tout parti communiste à représenter « l’émancipation collective » des travailleurs ; et, face à la réforme de marché de 1965, d’avoir rappelé que la critique de l’étatisme ne devait pas faire oublier l’aliénation par le marché non seulement dans le capitalisme, mais aussi dans le contexte socialiste autogestionnaire yougoslave64.

  • 65 J’en ai analysé les logiques contradictoires (avec ou sans autogestion) dans Samary Catherine, « Pl (...)
  • 66 Voir la présentation de ce débat sur les archives d’Ernest Mandel, en ligne : https://www.ernestman (...)

54J’ajouterai que les réflexions sur l’émergence possible d’« un homme nouveau » au travers de la pratique sociale d’un statut et de droits autogestionnaires renvoie aussi à des débats concrets (et bien actuels) menés dans le contexte des projets de réforme de la planification, de l’URSS à la Tchécoslovaquie en passant par la Yougoslavie65. Ces mêmes débats avaient lieu à Cuba au début des années 1960 entre Che Guevara et les économistes marxistes Charles Bettelheim (défendant les réformes de marché) et Ernest Mandel les critiquant66 en recherchant des stimulants matériels et moraux adéquat à un projet socialiste : non pas ceux qui organisent la concurrence mais ceux qui stimulent l’association et, par la responsabilité démocratique, l’émergence effective d’un « homme nouveau », dans toutes ses facettes (que l’on soit homme ou femme, de toute nationalité et culture, travaillant dans des entreprises, des bureaux ou des champs, producteur et usager – citoyen face à des enjeux écologiques et sociopolitiques globaux).

  • 67 Cf. Stojanović Svetozar, « The June Student Movement and Social Revolution », site de l’édition int (...)
  • 68 Cité par Kirn, Partisan Ruptures, op. cit., p. 184, qui dit le reprendre à son compte. Žižek Slavoj (...)

55J’ai, quant à moi, retenu de mes rencontres avec des membres de Praxis leur critique essentielle de cette réforme de marché comme étant une fausse alternative à l’étatisme et un substitut à l’invention nécessaire d’une démocratie autogestionnaire radicale – vers une planification autogestionnaire permettant de grands choix stratégiques et l’élaboration de critères d’efficacité et de justice sociale à l’horizon de l’ensemble du système. C’est bien aussi ce qu’en ont retenu les étudiants belgradois. Il est de même significatif de lire dans la revue Praxis un éloge explicite du mouvement étudiant de juin 1968 et de son autonomie comparée à l’embrigadement de la « révolution culturelle » chinoise67. Je me situe donc aux antipodes du jugement de Slavoj Žižek, malheureusement repris par Kirn68, qui critique « la croyance naïve » de Praxis dans « l’autogestion existante ». Si cela avait été vrai, il n’y aurait pas eu l’influence reconnue de Praxis sur un mouvement revendiquant, contre « la bourgeoisie rouge », un véritable système autogestionnaire, de bas en haut, égalitaire.

  • 69 Musić Goran, Making and Breaking the Yugoslav Working-Class. The Story of Two Self-Managed Factori (...)
  • 70 C’est la logique de la mise à plat que je propose dans Samary Catherine, Du communisme décolonial à (...)

56Il faut rappeler le soutien explicite reçu par les étudiants de Belgrade par les hauts dirigeants syndicaux et politiques du régime et confronter les craintes exprimées par Tito et les mouvements des travailleurs de la fin des années 1980 – notamment à la lumière des remarquables études à ce sujet de Goran Musić69 : il semble que la revendication d’une chambre de l’autogestion au niveau fédéral ait explicitement émergé d’une grande lutte sociale en Serbie avant d’être étouffée par la domination des projets nationalistes des pouvoirs en place. N’aurait-elle pu émerger d’un congrès des autogestionnaires qui élabore, et non pas entérine, un nouveau projet de constitution et qui associe toutes les personnes et associations (syndicales, politiques, culturelles, de jeunes et de femmes) cherchant à gérer ensemble les conflits, déséquilibres, dysfonctionnements rencontrés dans la praxis (pratique sociale) de l’autogestion de « communs »70 – ce qui était permis par les droits de propriété sociale reconnus en Yougoslavie ?

57Globalement, il n’y a pas eu en 1968-1973, au plus fort de la légitimité du projet socialiste autogestionnaire, de coconstruction d’un tel cadre politique démocratique. Là était l’impasse, favorable aux pires régressions. C’est donc dans la décennie 1980, dans le contexte de la crise de la dette en devises et de la disparition des dirigeants historiques du régime, que les autogestionnaires vont être – à tous égards – en position menacée. La constitution de 1974 n’incarnait pas un système cohérent du point de vue socialiste autogestionnaire, mais les droits de propriété qu’elle reconnaissait devaient être démantelés par les courants proto-capitalistes, que ce soit au plan de la fédération (gouvernement Marković) ou, de façon de plus en plus dominante, sur des bases étatistes nationalistes. À ce stade de l’analyse, je partage entièrement le point de vue de Gal Kirn.

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Notes

1 Le titre de sa thèse est Conceptualisation of Politics and Reproduction in the Work of Louis Althusser: The Case of Socialist Yugoslavia [Conceptualisation de la politique et de la reproduction dans l’œuvre de Louis Althusser : le cas de la Yougoslavie socialiste], Université de Nova Gorica, 2012 (ultérieurement désignée par « thèse »).

2 Le livre (ultérieurement évoqué comme Partisan Ruptures) n’a pas été traduit en français. Les traductions utilisées dans cette recension sont de ma responsabilité. Je traduis Partisan par « les Partisans », avec majuscule, pour désigner le mouvement des partisans.

3 Je traduis la notion synthétique du titre Partisan par « les Partisans » avec majuscule pour désigner le mouvement de ceux qui s’appelèrent les « partisans ».

4 Collection Media and Cultural Memory, vol. 27, Berlin/Boston, De Gruyter, 2020.

5 Lire The Yugoslav Partisan Art, Slavica Ter (European Slavic Studies Journal), vol. 17, 2016, p. 2283-5482, en ligne : https://arts.units.it/retrieve/handle/11368/2905634/185345/De%20Michiel_Slavica%202016.pdf (consulté en novembre 2021), avec notamment les articles de débat entre Rastko Močnik et Miklavž Komelj.

6 Kirn Gal, « The Yugoslav Partisan Art: Introductory Note », Slavica Ter, op. cit., p. 8-17 (8).

7 Il se réfère explicitement à mon ouvrage Samary Catherine, Le marché contre l’autogestion, l’expérience yougoslave, préface d’Ernest Mandel, Malakoff, Publisud/La Brèche, 1988. Il s’agit de ma thèse de doctorat d’État en économie qui portait sur « les logiques contradictoires des réformes yougoslaves » de 1950 aux années 1980.

8 Suvin Darko, Splendour, Misery, and Possibilities. An X-Ray of Socialist Yugoslavia, préface de Fredric Jameson, Leiden, Brill ,2015 / Chicago, Paperback, 2018. Lire ma recension Samary Catherine, « A Utopian in the Balkans », New Left Review, no 114, 2018, en ligne : https://0-newleftreview-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/II/114/catherine-samary-a-utopian-in-the-balkans (consulté en novembre 2021), traduite en français : Samary Catherine, « Une utopie dans les Balkans », 2019, en deux parties, sur le site : https://autogestion.asso.fr/une-utopie-dans-les-balkans-1-2/ (consulté en novembre 2021).

9 Lire Löwy Michaël, Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des thèses sur le concept d’histoire, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Pratiques théoriques », 2001.

10 Ernst Bloch (1885-1977), connu pour son « principe d’espérance ».

11 Kirn, Partisan Ruptures, op. cit., « Introduction : au-delà du spectre de la Yougoslavie socialiste des Partisans », p. 11.

12 Kirn s’appuie notamment, à ce sujet, sur les analyses de Rastko Močnik et sur celles de Boris Buden.

13 Kirn, Partisan Ruptures, op. cit., p. 4.

14 Ibid.

15 Ibid., p. 21.

16 Ibid., préface, p. 7.

17 Fukuyama Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.

18 Ibid., p. 17.

19 Ibid., p. 43.

20 Ibid., p. 44.

21 Ibid.

22 Ibid., p. 42.

23 Ibid., p. 43.

24 Ibid., p. 217-218.

25 Ibid., p. 14.

26 Ibid., p. 217.

27 Ibid., p. 59-62. Cette idée est plus largement développée dans l’ouvrage et les articles des notes 5 et 6 sur les archives artistiques des Partisans.

28 Ibid., p. 78.

29 Ibid., p .80.

30 Ibid.

31 Ibid., p. 15. Sur Tito et le MNA, voir supra.

32 Ibid., p. 108

33 Ibid., p. 110-111

34 Djilas Milovan, La nouvelle classe dirigeante, Paris, Plon, 1957

35 Cf. notamment Unkovski-Korica Vladimir, The Economic Struggle for Power in Tito’s Yugoslavia. From World War II to Non-Alignment, Londres, New York, IB Tauris, 2016.

36 Kirn, Partisan Ruptures, op. cit., p. 112.

37 Ibid.

38 Ibid.

39 Lebowitz A. Michael, The Contradictions of Real Socialism. The Conductor and the Conducted, New York, Monthly Review Press, 2012 (ultérieurement The Contradictions).

40 Kržan Marko, « Uspehi i neuspehi jugoslovanskega samoupravljanja » [Succès et échecs de l’autogestion yougoslave], Predavanje 17. letnik IDŠ – Socializem, Ljubljana, 12 décembre 2013. Voir aussi note 15, chapitre 10, p. 248-249.

41 Kirn, Partisan Ruptures, op. cit., p. 219.

42 Ibid.

43 Ibid., p. 220.

44 Ibid., p. 26.

45 Ibid., p. 144.

46 Ibid., p. 128, où Kirn cite Lebowitz, The Contradictions, op. cit., p. 91-92.

47 Ibid., p. 140 et p. 148-152

48 Ibid., p. 156. Voir Woodward Susan, Socialist Unemployment. The Political Economy of Yugoslavia 1945-1990, Princeton, Princeton University Press, 1995.

49 Ibid., p. 168.

50 Ibid., p. 178.

51 C’était le sujet de ma thèse de doctorat en économie publiée en 1988, cf. note 7.

52 Preobrajensky Evgueni, La nouvelle économique, (traduit du russe par Bernard Joly), préface de Pierre Naville, introduction d’Ernest Mandel, Paris, EDI, 1966 ; réédition (brochée), préface de Michel Husson, Paris, Page2/Syllepse, 2021.

53 Lebowitz A. Michael, The Contradictions, op. cit., p. 91.

54 Samary Catherine, « 1968 : The Yugoslav Self-management System at the Cross-Road : A “Concrete Utopia” Revisited in 2018 », Acta Histriae, no 27, 2019-1, en ligne : https://zdjp.si/wp-content/uploads/2019/08/AH_27-2019-1_SAMARY.pdf (consulté en novembre 2021).

55 Drugi Kongres Samoupravljaca Jugoslavije [publié en français sous le titre Le Deuxième Congrès des autogestionnaires yougoslaves], Beograd, Mejdunarodna Politika, 1972, p. 24 (ultérieurement Congrès des autogestionnaires).

56 Congrès des autogestionnaires, op. cit., p. 31.

57 Ibid., p. 186.

58 Kirn, op. cit., p. 174-175.

59 Suvin, op. cit., p. 367.

60 Cf. dans les archives marxistes, le site international avec la plateforme de référence et l’ensemble des numéros de 1964 à 1974, en ligne : https://www.marxists.org/subject/praxis/index.htm (consulté en décembre 2021).

61 Je reconnais un biais de défiance liée à ma perception d’Althusser en France dans les années 1960. À cette époque, Althusser exerçait certes un pouvoir d’attraction car, tout en restant membre du PCF, il introduisait d’importants débats au sein du marxisme orthodoxe. Mais il le faisait sans rompre avec Staline (dont se réclamait Mao) ni avec les méthodes et le sectarisme du PCF envers les « gauchistes » de 1968 (dans lesquels je m’insérais).

62 Löwy Michael, « L’humanisme historiciste de Marx, ou relire le Capital », L’Homme et la société, n17, 1970, p. 111-125.

63 Mandel Ernest, La formation de la pensée économique de Karl Marx, Paris, François Maspero, 1967, notamment le chapitre 10 : « D’une conception anthropologique à une conception historique de l’aliénation ».

64 Cf. notamment Golubović Zagorka, « Humanism and Alienation », sur le site de l’édition internationale de Praxis, no 4, 1965, p. 520-535, en ligne : https://www.marxists.org/subject/praxis/praxis-international/Praxis%2C%20international%20edition%2C%201965%2C%20no.%204.pdf (consulté en novembre 2021).

65 J’en ai analysé les logiques contradictoires (avec ou sans autogestion) dans Samary Catherine, « Plan, marché et démocratie, l’expérience des pays dits socialistes », Cahier d’étude et de recherche, no 7/8, 1988, (en anglais : « Plan, Market and Democracy »), en ligne : https://fileserver.iire.org/nsr/NSR7.pdf (consulté en novembre 2021).

66 Voir la présentation de ce débat sur les archives d’Ernest Mandel, en ligne : https://www.ernestmandel.org/fr/ecrits/txt/1965/le_grand_debat_economique.htm (consulté en décembre 2021).

67 Cf. Stojanović Svetozar, « The June Student Movement and Social Revolution », site de l’édition internationale de Praxis, op. cit., no 3/4, 1970 (consulté en novembre 2021).

68 Cité par Kirn, Partisan Ruptures, op. cit., p. 184, qui dit le reprendre à son compte. Žižek Slavoj, The Tiklish Subject: The Absent Center of Political Ontology, Londres, Verso, p. 113.

69 Musić Goran, Making and Breaking the Yugoslav Working-Class. The Story of Two Self-Managed Factories, Budapest, New York, European University Press, 2021, vol. I, p. 210-211.

70 C’est la logique de la mise à plat que je propose dans Samary Catherine, Du communisme décolonial à la démocratie des communs, Paris, Éd. du croquant, 2017 ; et (version élargie) Decolonial Communism, Democracy & The Commons, Londres, Merlin Press, Resistance Book & IIRE, 2019.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Catherine Samary, « Gal Kirn, Partisan Ruptures. Self-Management, Market Reform and the Spectre of Socialist Yugoslavia »Balkanologie [En ligne], Vol. 16 n° 2 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/3435 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/balkanologie.3435

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Auteur

Catherine Samary

Membre de l’AFEBalk, collaboratrice de l’International Institute for Research and Education, Amsterdam
samarycatherine[at]yahoo.fr

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