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Ruralité et urbanité en Europe centrale et orientale

L’espace urbain dans le projet d’une société multilatéralement développée : l’exemple du Centre civique de Bucarest

Stéphanie Beauchêne

Texte intégral

1Dichotomie, relation, continuité entre espace urbain et espace rural peuvent être envisagées à la lumière du processus dynamique de leurs aménagements. Considérant l’espace comme une projection sociale, culturelle et politique d’une société à un moment donné de son histoire, les transformations que l’on fait subir au territoire, à l’espace, au cadre bâti sont autant de manières d’envisager le monde à travers sa matérialisation spatiale. Les opérations d’aménagement, de construction, de restructuration constituent, dès lors, la manifestation d’un projet de société. En ce sens, le geste - construire, détruire, aménager, restructurer - peut être considéré comme acte quotidien, voire anodin. Or, dans certains cas, ce geste anodin peut se transformer en une manifestation violente d’imposition d’un projet de société ou d’un univers dans lequel la relation rural / urbain est abolie au profit de l’instauration d’une nouvelle urbanité.

2Le site qui est à l’origine de cette réflexion est le Centre Civique de Bucarest. Une dénomination pour l’ensemble architectural et urbanistique érigé à partir de 1984 par Nicolae Ceausescu dans le centre historique de la capitale roumaine. Pour que ce nouveau centre administratif puisse être construit, un cinquième de la ville fut détruit, et une partie de la population expropriée.

  • 1  Au lendemain des événements de décembre 1989, certains bâtiments, rues et boulevards ont changé d’ (...)

3Le centre civique est un ensemble architectural de plusieurs bâtiments, à vocation administrativo-politique, et une structure urbanistique à l’intérieur de laquelle s’agencent ces édifices. Les bâtiments qui le composent sont la Maison du Peuple ou Maison de la République - à présent appelée le Palais du Parlement1- l’Académie des Sciences, le Ministère de la Défense, le Musée National, la Bibliothèque Nationale, l’Opéra National, un hôtel protocolaire, des immeubles devant abriter certains ministères et des logements pour les membres de l’appareil d’État. La structure urbanistique, quant à elle, est composée de la rivière Dîmbovia, d’une place en forme d’arc de cercle pouvant accueillir 500 000 personnes, de l’avenue « Victoria Socialismului » parsemée de ronds-points et accueillant en son centre une allée de fontaines. Le bâtiment central à partir duquel s’organise l’ensemble de l’espace est la Maison du Peuple.

  • 2 Row (Colin), Collage city, Paris : Ed. Centre Georges Pompidou, 1993.

4Il est des sites qui, à l’observation immédiate, nous paraissent d’une désarmante évidence telle « l’idéalité accablante de Versailles » évoquée par Colin Row2. Et pourtant surgit de ce sentiment d’évidence un doute qui peut alimenter une réflexion. Partant de ce constat de « l’évidence architecturale », nous devons le dépasser afin d’en saisir l’opacité sociale, politique et culturelle. Notre propos est de considérer le nouveau centre civique comme un espace analyseur de l’imaginaire politique du régime dirigé par Nicolae Ceausescu. L’exemple de Bucarest est intéressant dans la mesure où le projet idéologique de l’État roumain s’est notamment exprimé à travers le réaménagement d’une partie de la ville. L’objectif est d’analyser la manière dont le pouvoir traduit esthétiquement son idéologie. La reconstruction d’une partie de Bucarest n’est pas en soit remarquable, mais ce qui nous intéresse ici, c’est la nouvelle phrase architecturale qui est imposée par le pouvoir. L’analyse des objets architecturaux et de leur agencement nous permet de comprendre l’essence du projet politique et, en ce sens, nous considérons le centre civique comme un manifeste. La dramaturgie, telle qu’elle peut s’exprimer dans l’architecture, traduit, et cela de manière non équivoque en ce qui concerne le « centre civique », une représentation du monde.

5Or, l’édification du centre civique, si elle représente un « geste décisif et grandiose » pour la capitale, selon les termes employés dans les textes officiels, tire sa genèse d’un projet de société dans lequel les catégories de rural et d’urbain sont intégralement repensées.

Une philosophie : l’idéologie de « l’homme nouveau »

  • 3  Balandier (Georges) Le pouvoir sur scènes. Paris: Balland, 1980.

6Les régimes totalitaires du XXème siècle se sont développés à partir d’une assise idéologique qui posait comme principe de renouvellement de la société la création de « l’homme nouveau ». Cette « homme nouveau » représente un mythe récurrent dans les régimes dits « totalitaires », où l’on retrouve l’idée de création d’un nouvel homme, d’une nouvelle société, d’un nouvel univers, même si les caractéristiques de cet « homme nouveau » varient d’un État totalitaire à un autre. La refonte du matériau humain est à l’origine du projet d’édification d’une nouvelle société. Ce projet se fonde sur le mythe de l’unité entre tous « qu’il s’exprime par la race, le peuple ou les masse »3 dont l’objectif est l’élimination des différences de tous ordres. Dans le cas des régimes communistes, le nouveau programme prévoit la disparition des inégalités sociales.

  • 4  Mihailescu (Vintil). « Snagov - trois mises en perspective de la systématisation ». Romanian Jour (...)
  • 5  Ibid.
  • 6  Ibid.

7L’intérêt que porte la vision communiste à la création de « l’homme nouveau » trouve son fondement dans la théorie évolutionniste, selon les termes de Vintil Mihailescu4 : « le communisme est la dernière variante de l’idéologie évolutionniste ». Pour l’auteur, une fois la divinité tuée par l’homme, celui-ci a tenté de recréer « l’ancien ordre de la croyance dans le nouveau monde de la nature ». Le communisme ne serait alors que l’imitation ou la singerie de la foi dans un monde profane et « la vision communiste place l’homme entre deux paradis terrestres : le paradis perdu du communisme primitif calqué sur le motif de la promiscuité originaire (largement accrédité par De Vico et Bachofen) et le paradis promis de la société communiste, aboutissement et sens du progrès de l’humanité »5. La Roumanie, de par sa filiation avec la pensée communiste, se réclamera d’une production quasi religieuse similaire ayant pour paradigme la création de « l’homme nouveau », « l’homme nouveau avec toute l’imagerie eschatologique qu’il entraînait a été un point central de la vision communiste, en général et en l’occurrence, de l’obsession de Ceausescu »6. Ce programme idéologique allait dès lors régir une grande partie des domaines de la vie du pays et, notamment, servir de philosophie à un principe de modernisation du pays.

Le principe : « La société socialiste multilatéralement développée »

8Le projet de société qui sous-tend la société roumaine depuis l’arrivée des communistes au pouvoir en 1947 jusqu’en décembre 1989, et ce, malgré les variations inhérentes aux dirigeants qui se sont succédés pendant cette période, s’inspire globalement d’une idéologie de création « d’un homme nouveau ».

9Le programme de l’idéologie nationale roumaine est condensé dans les termes de « société socialiste multilatéralement développée », sorte de phrase leitmotiv qui scandera toutes les allocutions de Nicolae Ceausescu à qui l’on doit l’énonciation du concept. Ce processus doit entraîner la Roumanie sur la voie de la modernisation, ce qui aura des incidences sur les sphères économiques, politiques, sociales et culturelles.

10D’un point de vue idéologique, ce processus de modernisation entend réduire les inégalités entre les individus, en procédant à une « homogénéisation sociale » et une augmentation du niveau de vie. Nicolae Ceausescu résumait ce programme lors de la Conférence Nationale du Parti Communiste Roumain, le 6 décembre 1967, de la manière suivante :

  • 7  Rapport concernant les mesures de perfectionnement de la direction et de la planification de l’éco (...)

11dès sa constitution, le Parti a consacré son énergie et sa capacité de lutte à l’édification d’une société libérée de l’exploitation et de l’oppression, à l’accomplissement des aspirations séculaires des masses à une vie meilleure, libre et digne, à l’affirmation et au libre développement des talents et des aptitudes de chaque travailleur. L’aménagement constant des conditions de vie matérielles et spirituelles du peuple représente le but suprême de toute activité politique et organisationnelle déployée par notre Parti depuis la libération du pays, le sens majeur des plans de construction économique et social, programme du Parti élaboré lors du IXème congrès7.

L’application : la systématisation

  • 8  Durandin (Catherine), Nicolae Ceausescu. Vérités et mensonges d’un roi communiste, Paris : Albin M (...)
  • 9  Le journal Scînteia (l’Etoile) était l’organe officiel de la Roumanie communiste.
  • 10  Cité par Durandin (Catherine), op. cit., p. 187.
  • 11  Rosière (Stéphane), « Le programme de systématisation du territoire roumain », Les Temps Modernes, (...)
  • 12 Mihailescu (Vintil). art. cit., pp 47-49.

12Si le programme idéologique de la Roumanie de Ceausescu utilise la tournure quelque peu obscure de « société socialiste multilatéralement développée » pour son application dans la pratique, on préféra le terme de « systématisation ». Sous le terme de « systématisation », qui désigne officiellement « une coordination unitaire de toutes les activités de l’économie par branche et par profil territorial »8, on entend la réorganisation spatiale de l’appareil de production. En réalité, la systématisation recouvre un processus de refonte administrative et territoriale du pays dont le soubassement idéologique n’est rien d’autre que la création de « l’homme nouveau ». La systématisation est évoquée pour la première fois lors de la Conférence Nationale du Parti Communiste Roumain de 1967. La loi de systématisation qui date de 1974, est définie par le journal Scînteia9 du 21 avril comme « l’organisation sur des bases scientifiques et de manière rationnelle et harmonieuse du cadre dans lequel habitent et travaillent les citoyens de notre patrie »10. D’un point de vue scientifique, le terme « systématiser » signifie « réunir dans un système ». Stéphane Rosière remarque que « le terme, est pour la première fois, appliqué à une société tout entière. Le pouvoir agit sur le pays comme un espace purement théorique ; à ses yeux, les habitants et leur habitat ne sont plus que des pions dont il dispose suivant la nature de ses préoccupations. C’est le rappel, dénué d’ambiguïtés, de la nature « scientifique » du régime »11. Les objectifs de la systématisation sont multiples. Ils concernent tout à la fois la réorganisation administrative des localités, la refonte de l’appareil de production, la redistribution des activités économiques et sociales. Une analyse attentive des contenus des articles publiés depuis 1984 dans le journal Scintea a permis à Vintil Mihailescu de faire apparaître le polysémantisme12 du concept de systématisation. Les sept grands thèmes qui émergent de cette étude - la modernisation générale, l’économie de l’expansion foncière, l’homogénéisation sociale, la politique d’égalité inter-ethnique, la question administrative, l’urbanisme et, enfin, la formation de l’homme nouveau - montrent à quel point le programme de systématisation concernait la totalité de la société.

L’aménagement du territoire

  • 13 Durandin (Catherine), op. cit.

13Le principe idéologique qui oriente ce programme de modernisation visant à l’homogénéisation de la société aboutit à une manifestation spatiale correspondante. Ce processus de modernisation implique, entre autre, une refonte fondamentale de l’espace pour que soient atteints les objectifs. La réorganisation territoriale a concerné aussi bien l’espace rural que l’espace urbain.  « À l’homme nouveau , il faut une géographie nouvelle. Il lui faut oublier la différence entre les villes et les campagnes, il doit effacer le fossé qui sépare les travailleurs manuels et intellectuels »13. L’archipel des entités villageoises devra intégrer un système où la commune est désormais une unité territoriale et administrative de base. L’incidence manifeste en matière d’aménagement du territoire consistera à éliminer les unités villageoises au profit de véritables centres, entités industrielles, agricoles et économiques. La systématisation, dans ce cas, a consisté à réorganiser le découpage administratif du pays en regroupant les unités villageoises en districts (judei) formant ainsi des ensembles plus vastes. Les objectifs étaient de diminuer le nombre des villages et de rationaliser la production industrielle et agricole au sein de ces districts. L’idée poursuivie par ce principe de modernisation était de supprimer l’espace rural composé d’unités villageoises dispersées qui formaient presque l’intégralité du territoire roumain au profit de la création d’importants centres agro-industriels. En ce qui concerne l’espace rural, le programme de systématisation prévoyait la destruction de 7 000 à 8 000 des 13 123 villages du pays, alors que les villes s’étaient multipliées passant de 128 en 1912, 152 en 1948, 237 en 1988, à 265 en 1989.

Aux origines

  • 14 Ibid.

14La systématisation opérée par Nicolae Ceauescu, considérée comme l’élément central de « l’époque Ceauescu », était une idée qui préexistait à son arrivée au pouvoir en 1965. La systématisation, tout en ayant connu des appellations différentes et des destinées distinctes, est un processus qui a débuté dès l’arrivée des communistes pour s’achever en 1989. La question de la planification de la répartition de la population sur le territoire fut considérée dès l’arrivée des communistes au pouvoir en 1947. En 1948, intervient la politique de collectivisation des terres. En 1960 est créé un Comité d’Etat pour la construction, l’architecture, et la systématisation. En 1964, débute « la systématisation des localités rurales » dont le but, nous dit Stéphane Rosière, est « d’ajuster la répartition des populations rurales, trop dispersées, à la distribution nouvelle des exploitations agricoles »14. Dès son élection en tant que Premier Secrétaire du Comité Central du Parti Communiste Roumain (PCR), Ceauescu crée la Commission centrale pour la systématisation des villages. La « loi de systématisation du territoire et des localités urbaines et rurales », votée en 1974, est publiée dans le journal officiel du 1er novembre de la même année. L’article 1 présente les dispositions générales de cette politique d’aménagement :

15La systématisation a pour but l’organisation judicieuse du territoire du pays, des départements et communes, des localités urbaines et rurales, le zonage fonctionnel quant au mode d’utilisation du sol, l’établissement du régime de hauteur, de la densité des constructions, ainsi que de la densité des habitations, des espaces boisés et d’agrément, l’équipement en dotations socio-culturelles, en travaux technico-édilitaires et voie de communication et de transport, la conservation et l’amélioration de l’environnement, la mise en valeur des monuments historiques et d’art et des lieux historiques, l’accroissement de l’efficience économique et sociale des investissements et l’amélioration continuelle des conditions de travail, d’habitation et de loisirs pour toute la population.

  • 15 Buletinul Oficial al Republicii Socialiste România, . « Loi de la systématisation du territoire et (...)

16Par la systématisation, on doit assurer la réduction au strict nécessaire des périmètres d’agglomération des localités, et l’utilisation optimale du sol qui représente une importante richesse nationale15.

  • 16  Rapport au XIIème congrès du Parti Communiste Roumain. 19 novembre 1979, Bucarest : Ed. Méridiane, (...)

17Au cours du prochain quinquennat, 140 autres centres communaux seront transformés en villes agro-industrielles. L’accomplissement de ces prévisions accélèrera le processus de disparition des différences essentielles entre la ville et le village, entre l’activité agricole et l’activité industrielle, déterminant  une homogénéisation croissante de notre société (...)16.

  • 17  Althabe (Gérard), « La ville, miroir de l’Etat : Bucarest », Journal des anthropologues (dosier : (...)

18Le projet de réaménagement de l’ensemble du territoire prévoyait l’élimination de la proposition rural / urbain car selon Gérard Althabe « l’idée fondamentale est de transformer en ville toute la Roumanie, d’urbaniser toute la société roumaine »17. À terme, le processus devait aboutir à l’urbanisation totale du pays par la réorganisation de son espace.

La mise en oeuvre

  • 18  À propos de la systématisation de la commune de Snagov, lire les articles de Deltenre-De Bruycker (...)

19L’application du programme de systématisation revenait aux Conseils Populaires, délégués au niveau local de la Commission centrale du Parti et de l’État pour la systématisation du territoire et des localités urbaines et rurales. Cette commission avait une double tâche, celle d’orientation et de direction du programme de systématisation et celle de contrôle auprès des commissions locales de systématisation. La systématisation concernait l’ensemble du territoire. Or, de manière pragmatique, elle fut appliquée inégalement. La région la plus touchée concerne les environs de Bucarest, comprenant les départements d’Ilfov et de Giurgiu, considérée comme une région pilote, mais aussi principal lieu de passage du couple Ceauescu. Parmi les localités, la commune de Snagov a fait l’objet d’une attention particulière, puisqu’elle se trouvait sur la route que le couple empruntait pour se rendre dans un château sur les bords du lac de Snagov18. Cet exemple démontre en réalité qu’il ne faut pas sous-estimer l’implication personnelle du couple Ceauescu dans l’avancement du programme de systématisation. Implication ô combien plus efficace que la loi et la commission d’orientation et de contrôle. À titre d’exemple, Scornieti, village dont est originaire Ceauescu, a été entièrement transformé en ville agro-industrielle et la seule maison qui a subsisté à la réorganisation fut celle où était né Nicolae Ceauescu, transformée en musée.

La systématisation urbaine

  • 19  Rosière (Stéphane), art. cit.

20Si la systématisation des campagnes a connu des fortunes diverses, en revanche, la systématisation des villes a été plus efficace. Lieu du pouvoir par excellence, la ville, d’une part, offre moins de résistance et d’opposition que les campagnes, et, d’autre part, elle représente un lieu privilégié pour accueillir en son sein « l’homme nouveau ». La ville a été, comme le souligne Stéphane Rosière, « l’objet des soins attentifs du pouvoir, et a connu une transformation qu’on pourrait qualifier de systématisation rampante dès les années 50. D’énormes cités sont alors édifiées pour accueillir la population paysanne que l’on dirige vers les villes, afin d’industrialiser le pays, d’y créer un prolétariat »19.

  • 20  Mihailescu (Vintil). art. cit.

21L’élément fondamental qui caractérise la nouvelle ville est la construction en son centre d’un « centre civique » dont le nom nous indique la fonction. Ensemble politico-administratif, nouveau lieu de la centralité des fonction essentielles à l’administration d’un territoire, il est doté d’un bâtiment principal - la mairie - et de bâtiments à vocation administrative, sociale et culturelle. Face à ce complexe est toujours prévu une place, qui lors des manifestations ou célébrations, est susceptible d’accueillir plusieurs dizaines de milliers de personnes. Si l’on doit à Ceauescu la réalisation effective de la redéfinition des villes, l’idée d’implantation de « centres civiques » au cœur des villes revient à Dimitrie Gusti, fondateur de l’école sociologique roumaine qui, comme nous le rappelle Vintil Mihailescu, « envisageait de regrouper les principales institutions du village au centre même de celui-ci, d’une part pour faciliter leur accès aux gens, d’autre part afin de les attirer autour de ce centre vital de leurs activités »20. Autrement dit, au-delà des critères esthético-politiques (homogénéisation du style architectural, destructions des habitations), on peut mettre au bénéfice de la systématisation des villes, leur modernisation.

La capitale

22Dans les textes, l’intervention dans le centre de Bucarest s’inspire, elle aussi, du principe de modernisation du pays, celui d’une « société socialiste multilatéralement développée » :

  • 21  Discours de Nicolae Ceauescu lors de la conférence de l’organisation municipale du Parti. 9 novem (...)

23dans le prochain plan quinquennal, dès l’année prochaine, nous allons construire le nouveau centre politico-administratif. Dans la pratique, on doit finir, pour ainsi dire, la reconstruction générale de la capitale, la systématisation du système des rues. Ainsi, lorsqu’en 1985, nous aurons le volume nécessaire d’habitations auquel je me suis référé, la capitale pourra devenir une ville socialiste multilatéralement développée qui constituera une fierté pour notre peuple21.

  • 22  Ibid.

24L’intervention dans la capitale procède du même phénomène, même si le cas de Bucarest reste particulier, en raison de l’ampleur de la transformation. Cette ampleur est bien compréhensible dans la logique de la systématisation, la logique du lieu qui fait de Bucarest la vitrine idéale pour que s’exprime l’idéologie de « l’homme nouveau », car, comme nous le rappelle Georges Balandier :« une ville capitale nouvelle matérialise une autre ère ; elle montre les commencements d’une entreprise collective ; elle est le spectacle que le pouvoir donne de la nation en action et de lui-même. Le décret la crée, et notamment pour lui conférer une force expressive »22. D’ailleurs, on ne peut s’y tromper à la lecture des propos du quotidien Scînteia :

  • 23  Scînteia, 1987.

25on avait besoin de cette capitale moderne, ultra-moderne et ultra-fonctionnelle. On avait besoin, au-delà du chaos de cette ville où on a vécu au hasard, de ce geste décisif et grandiose qu’on doit au grand dirigeant de la Roumanie, de la fondation d’un nouveau Bucarest. Parce qu’en s’élevant saine, lumineuse et intègre, elle doit élever un nouvel homme, un nouveau comportement, dans une parfaite concordance du geste civilisé avec le marbre brillant des impressionnantes stations de métro, un des plus beaux métro du monde, avec le miroir de cristal de la Dîmbovia, devenue artère bleue23.

26Mais aussi, la logique de la figure du lieu, figure du couple Ceauescu par excellence, où la présence du dirigeant se manifeste au quotidien.L’approche de la systématisation de la capitale nécessite un traitement à part, qui, tout en l’incluant dans le processus général de réaménagement du territoire, consiste à la considérer comme un aboutissement grandiose de cette politique qui conduit à un traitement extrême du lieu de pouvoir. En réalité, la nouvelle capitale n’est que l’aboutissement de cette politique d’envergure nationale visant à l’intervention d’une nouvelle roumanité.

  • 24  Extrait du texte inscrit sur le parchemin qui se trouve dans les fondations du centre civique. Il (...)

27Aujourd’hui, 25 juin 1984, dans la quarantième année de l’anniversaire de la libération sociale et nationale, du développement libre et indépendant de la Roumanie, nous avons procédé à l’inauguration des travaux de construction de la Maison de la République et du boulevard de la Victoire du Socialisme, grandioses et lumineuses fondations de cette époque de grandes transformations révolutionnaires, constructions monumentales qui vont durer à travers les siècles comme un impressionnant témoignage de la volonté des habitants de Bucarest, de tout le peuple roumain, de conquérir dignité et grandeur pour la capitale de notre pays, notre patrie socialiste24.

28La zone choisie pour accueillir le nouveau centre civique se situe dans la partie sud de la ville, sur la rive droite de la Dîmbovia. Le nouvel ensemble se déploie sur une surface de 4 800 mètres de longueur et d’une largeur variable entre 800 et 1 700 mètres, le tout formant une superficie de 485 hectares, suivant une orientation est-ouest.

Une nouvelle urbanité pour un « homme nouveau »

  • 25  Balandier (Georges)  op. cit.
  • 26  Marin (Louis), « Le lieu de pouvoir à Versailles », Des hauts-lieux. La construction sociale de l’ (...)

29De tout temps, les pouvoirs ont entretenu des liens forts étroits avec l’architecture. Georges Balandier nous rappelle que « chaque règne, même républicain, marque d’une manière nouvelle un territoire, une cité, un espace public. Il aménage, modifie et organise, selon l’exigence des rapports économiques et sociaux dont il est le gardien, mais aussi afin de ne pas être effacé par l’oubli et de créer les conditions de ses commémorations futures »25. Si l’intervention à Bucarest n’est pas en soi un acte remarquable, car au cours de son histoire la ville a connu de multiples transformations, ce qui va attirer notre attention, c’est la nouvelle phrase architecturale qui est proposée ou imposée par le pouvoir. Pour cela, nous nous attarderons sur certains éléments qui fondent cette nouvelle urbanité. Tout lieu exhibe une loi. « Est lieu, nous dit Louis Marin, ou relève de la notion de lieu, dans tous les sens du terme, l’ordre selon lequel des éléments sont distribués dans un rapport de coexistence »26.

Substitution des origines

  • 27  Harhoiu (Dana), Bucarest, une ville entre orient et occident, Bucarest : Simetria / Union des arch (...)

30L’exemple du centre civique de Bucarest est révélateur d’une politique de substitution volontaire des origines. À la différence de Brasilia, qui fut construite sur une zone désertique, le nouveau centre de  Bucarest s’est imposé en centre-ville, dans un espace, qui, pour être affecté à ce projet d’édification d’une nouvelle centralité, fut nettoyé des anciens édifices tels que des maisons, des églises - une vingtaine ont été détruites, d’autres déplacées - des hôpitaux, les halles. L’édification du nouveau centre civique a effacé les marques qui faisaient de ce territoire urbain le reflet d’une certaine organisation sociale. Historiquement, la ville s’est déployée selon un axe nord-sud à partir de trois églises fondatrices, identifiées comme des repères spatio-temporels. La ville est sise dans la plaine de la Dîmbovia qui s’insère entre deux corniches et prend sa place à l’intersection de deux axes, l’un étant le cours de la rivière et l’autre celui de la route qui arrive de Moldavie. Le relief de la ville comprend aussi des collines sur lesquelles ont été édifiés des ensembles monastiques : Radu Vod, Cotroceni, Vcreti et l’Eglise Métropolitaine, cette dernière se situant sur l’axe de la route de Moldavie. Dana Harhoiu développe la thèse selon laquelle ces ensembles religieux constituent un principe organisateur de l’espace urbain : « le principe d’organisation territoriale de la ville était donc celui d’unités paroissiales, et l’expression symbolique et formelle de la structure urbaine de l’époque était l’apanage exclusif des églises, monuments disséminés qui dessinaient les verticales de la ville »27.

  • 28 Ibid., p 34.

31L’implantation de l’habitat autour de ces centres allait, petit à petit, donner corps à des faubourgs dont le nom atteste de leur lien avec les ensembles religieux : le faubourg Sfintu Gheorge Nou (Saint Georges le jeune), faubourg Sfintu Sava (Saint Sava), le faubourg de l’église de Juramant (du Serment), etc. Une analyse géométrique de la trame urbaine permet à Dana Harhoiu de dire que l’église Sfintu George Vechi (édifiée en 1562 et détruite par un incendie en 1847) était le point d’origine à partir duquel la ville s’est développée : « ainsi, l’église Sf. Geoghe Vechi représente le sommet d’un angle formé par les deux lignes sur lesquelles ont été positionnées les églises des monastères Radu Vod et Mihai Vod. La bissectrice de cet angle coïncide presque exactement avec l’axe de la Calea Moilor, axe qui va de l’Eglise Métropolitaine à l’église Sf. Georghe Vechi »28. Émerge de cette configuration une structure urbanistique concentrique à partir d’un noyau initial dans lequel les églises forment l’axe principal. Au fil du temps et de la construction de nouvelles églises, et à partir de ce cercle initial, se déploient des ondes concentriques qui attesteront de l’évolution de la ville. De cette manière la ville se développe dans le sens d’un axe nord-sud.

Monumentalité

  • 29 Marin (Louis), art. cit.

32Bucarest est une capitale qui s’est développée en longueur plutôt qu’en hauteur. Le centre-ville est, certes, composé d’immeubles mais aussi de nombreuses petites maisons munies d’une cour. Les trois quartiers qui furent détruits (Uranus, Rahova, Antim) étaient de ces quartiers faits de ruelles et de rues biscornues, principalement occupées par des maisons individuelles. Ils étaient, d’un point de vue architectural, révélateurs de cette spécificité de Bucarest, c’est-à-dire, d’une part, d’une capitale qui est née de la conjugaison de plusieurs villages, ce qui lui conférait une image bucolique, et, d’autre part, d’une ville qui avait harmonisé, à travers ces bâtiments, son héritage occidental et oriental. L’espace nouvellement construit s’impose de manière monumentale. La monumentalité réside tout autant dans les formes que dans le projet qui prévoyait l’implantation de la totalité des institutions nécessaires à la direction du pays - le siège de la Présidence, le Comité Central du Parti Communiste, le Conseil des Ministres, différents ministères. Louis Marin nous propose de « construire la notion de monumentalité comme l’essence même du lieu de pouvoir absolu, de sa représentation et de sa structure »29. Le pouvoir pour exister et se légitimer a besoin de se transposer en signe, en image,« par la manipulation de symboles et de leur organisation dans un cadre cérémoniel » nous dit Georges Balandier.

33La dramaturgie politique que l’architecture dévoile n’est donc que la traduction de cette transfiguration du pouvoir en images. Louis Marin évoque les lieux de pouvoir comme des lieux qui mettent la force en signes :

  • 30 Ibid. p121.

34c’est-à-dire substituer à l’acte extérieur, où la force se manifeste, les signes de la force qui n’ont pas besoin d’être présentés (c’est-à-dire vus), pour que leur signifié, le signifié de ces signes, la force, soit cru. La représentation, dans et par ses signes, représente la force. Ce qui est en jeu dans le jeu des signes, ce n’est pas de cacher la force, mais de faire croire à la réalité de ce qu’ils simulent. Les signes, dans cette mesure, sont pouvoir et le pouvoir n’est que l’effet irrésistible de ce que l’on pourrait nommer leur texte, le texte du lieu que les signes construisent30.

Le mythe de l’unité

  • 31 Balandier (Georges)  op. cit.

35La question de l’unité est essentielle et récurrente dans les régimes totalitaires puisqu’elle évoque l’idée même du pouvoir. « Le mythe de l’unité, qu’il s’exprime par la race, ou le peuple, ou les masses, devient le scénario régissant de la théâtralisation politique » nous dit Georges Balandier31. Le mythe de l’unité trouve un écho dans l’architecture. L’idée de l’homogénéisation de la société roumaine est le discours fondateur de toute la démarche du communisme national roumain. Par homogénéisation, on entendait la suppression des anciens cadres de référence, des anciennes hiérarchies, et l’égalité entre tous devait représenter la fondation d’une nouvelle société. Tel était le dessein du programme de systématisation dont les propos de Nicolae Ceausescu tenus le 29 avril 1988 expriment la teneur :

  • 32  Cité in Durandin (Catherine), op. cit.

36il s’agit d’un processus conforme aux lois objectives du développement, qui conduira progressivement, mais inévitablement, au renforcement de l’unité et de l’homogénéisation de la classe ouvrière, de la paysannerie, de l’intellectualité, des autres catégories sociales, qui, dans le cadre de la division social du travail, forment un peuple unique, bâtisseur conscient de sa destinée, du plus juste système socio-politique que l’humanité ait jamais connu - le communisme32.

37L’idée contenue dans le principe d’homogénéisation est la transformation du peuple en une seule entité, une masse face à laquelle le pouvoir pourra se développer. Dans les faits architecturaux, cela se traduit par une relocalisation en une seule centralité de tous les organismes et institutions d’État selon un style architectural - néo-classique - homogénéisant. Ce geste architectural instaure le pouvoir dans une forteresse, dont la seule porte d’entrée concédée à la masse est la place semi-circulaire, dispositif expressément conçu pour donner à celle-ci les moyens de la célébration du pouvoir.

Conclusion

38Toute une série de questions apparaissent à l’aube de cette nouvelle ère sur la destinée urbaine de Bucarest. Entre le premier coup de pelle et la situation actuelle en Roumanie, beaucoup d’eau s’est écoulée dans la Dîmbovia, au pied du centre civique. Au lendemain de décembre 1989, la Roumanie se réveille étourdie par les événements qu’elle vient de vivre, ayant en tête l’idée d’une nouvelle ère qu’il lui faut maintenant inaugurer. Symbole de cette époque que les Roumains viennent de rejeter violemment, les réflexions concernant l’avenir du centre civique accompagnent les nouveaux pas de la société roumaine. L’ensemble est terminé, en moyenne à 80 %, se pose alors la question de sa réaffectation. L’un des premiers gestes des nouveaux dirigeants est d’ouvrir à la visite la Maison du Peuple. Les Roumains se pressent à l’intérieur du Palais pour voir ce dont ils n’avaient pu que se faire des idées, puisque le chantier et les informations le concernant leurs étaient interdits. De longues files d’attente se forment à l’entrée pour admirer-haïr les dorures, les tapis, le marbre, les lustres en cristal. Parmi le bouillonnement d’idées et l’effervescence qui a animé le pays pendant les premières années, le centre civique a fait l’objet d’un nombre conséquent de projets concernant la redéfinition de ses fonctions. Parmi cette profusion de projets et de discours, une seule demeurait sûre et certaine, son indestructibilité. La construction du centre civique a respecté des normes antisismiques lui permettant de résister à une trentaine de tremblements de terre.

39Une fois passée l’effervescence des premiers mois, la question du centre civique est redevenue une affaire sérieuse. Aujourd’hui, la problématique du centre civique est urbanistique. Un grand Concours International d’Urbanisme fut organisé sous l’égide de la Présidence Roumaine et de l’UNESCO. Son actualité concerne la réarticulation de cet espace avec le reste du centre urbain, mais en aucun cas la redéfinition de ses fonctions dans la ville. Il semble que l’avenir du centre civique soit envisagé à la lumière d’une nouvelle opération d’urbanisme qui laisse de côté un de ses aspect fondamental : celui d’être un lieu de pouvoir.

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Notes

1  Au lendemain des événements de décembre 1989, certains bâtiments, rues et boulevards ont changé d’appellation.

2 Row (Colin), Collage city, Paris : Ed. Centre Georges Pompidou, 1993.

3  Balandier (Georges) Le pouvoir sur scènes. Paris: Balland, 1980.

4  Mihailescu (Vintil). « Snagov - trois mises en perspective de la systématisation ». Romanian Journal of Sociology, IV, 1993.

5  Ibid.

6  Ibid.

7  Rapport concernant les mesures de perfectionnement de la direction et de la planification de l’économie nationale et l’amélioration de l’organisation administrative territoriale de la Roumanie. Chapitre sur « les réalisations et perspectives roumaines ». Rapports, discours, articles, textes choisis, Bucarest : Ed. Méridiane, 1969.

8  Durandin (Catherine), Nicolae Ceausescu. Vérités et mensonges d’un roi communiste, Paris : Albin Michel, 1990.

9  Le journal Scînteia (l’Etoile) était l’organe officiel de la Roumanie communiste.

10  Cité par Durandin (Catherine), op. cit., p. 187.

11  Rosière (Stéphane), « Le programme de systématisation du territoire roumain », Les Temps Modernes, 45 (552), janvier 1990.

12 Mihailescu (Vintil). art. cit., pp 47-49.

13 Durandin (Catherine), op. cit.

14 Ibid.

15 Buletinul Oficial al Republicii Socialiste România, . « Loi de la systématisation du territoire et des localités urbaines et rurales » (version française), X (135), vendredi 1er novembre 1974.

16  Rapport au XIIème congrès du Parti Communiste Roumain. 19 novembre 1979, Bucarest : Ed. Méridiane, 1980.

17  Althabe (Gérard), « La ville, miroir de l’Etat : Bucarest », Journal des anthropologues (dosier : “L’imaginaire de la ville”), (61-62), automne 1995.

18  À propos de la systématisation de la commune de Snagov, lire les articles de Deltenre-De Bruycker (Chantal), « Accéleration de l’histoire à Snagov, commune roumaine », Etudes Rurales, (125-126), janvier-juin 1992, pp117-119 ; « La bouche du village », Journal des Anthropologues, (57-58), Automne-hiver 1994 ; « Les démolis de Snagov », Communication (“L’est : les mythes et les restes”), (55), 1992.

19  Rosière (Stéphane), art. cit.

20  Mihailescu (Vintil). art. cit.

21  Discours de Nicolae Ceauescu lors de la conférence de l’organisation municipale du Parti. 9 novembre 1979.

22  Ibid.

23  Scînteia, 1987.

24  Extrait du texte inscrit sur le parchemin qui se trouve dans les fondations du centre civique. Il fut repris dans le journal Scînteia du mardi 26 juin 1984.

25  Balandier (Georges)  op. cit.

26  Marin (Louis), « Le lieu de pouvoir à Versailles », Des hauts-lieux. La construction sociale de l’exemplarité. Paris : CNRS, 1991.

27  Harhoiu (Dana), Bucarest, une ville entre orient et occident, Bucarest : Simetria / Union des architectes de Roumanie / Arcub, 1997.

28 Ibid., p 34.

29 Marin (Louis), art. cit.

30 Ibid. p121.

31 Balandier (Georges)  op. cit.

32  Cité in Durandin (Catherine), op. cit.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Stéphanie Beauchêne, « L’espace urbain dans le projet d’une société multilatéralement développée : l’exemple du Centre civique de Bucarest »Balkanologie [En ligne], Vol. IV, n° 2 | 2000, mis en ligne le 22 avril 2008, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/339 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/balkanologie.339

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Auteur

Stéphanie Beauchêne

Centres de Recherches et d’Etudes Anthropologiques (CREA) et membre fondateur d’ALYASPACO

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Droits d’auteur

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