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Comptes rendus

Jovana Babović, Metropolitan Belgrade, Culture and Class in Interwar Yugoslavia

Pittsburg, University of Pittsburg Press, 2018
Jovana Papovic
Référence(s) :

Babović, Jovana, 2018, Metropolitan Belgrade, Culture and Class in Interwar Yugoslavia, Pittsburg, University of Pittsburg Press, 259 pages, ISBN : 978-0822965350

Texte intégral

  • 1 1 Entre autres : Wachtel Andrew, Making a Nation, Breaking a Nation: Literature and Cultural Politi (...)
  • 2 Archer Rory, Duda Igor, Stubbs Paul (dir.), Social Inequalities and Discontent in Yugoslav Socialis (...)
  • 3 Vučetić Radina, Coca-Cola Socialism. Americanization of Yugoslav Culture in the Sixties, Budapest, (...)
  • 4 Musić Goran, Making and Breaking the Yugoslav Working Class. The Story of Two Self-Managed Factorie (...)

1Observer la Yougoslavie de l’entre-deux-guerres à travers le prisme de l’industrie du divertissement de sa capitale, voilà l’entreprise inédite dans laquelle s’est engagée Jovana Babović, maîtresse de conférences à l’Université New York Geneseo, dans son ouvrage Metropolitan Belgrade, Culture and Class in Interwar Yugoslavia. Cette démarche originale et ambitieuse a le mérite de défricher un terrain laissé presque intact dans la recherche historique sur la Yougoslavie. En effet, s’il existe bien une historiographie sur les mouvements artistiques modernistes et les pratiques de l’élite, les historiens du Royaume de Yougoslavie ne se sont que très rarement intéressés à la culture populaire1. Babović propose d’aller à contre-courant de la littérature dominante en mettant en lumière les références culturelles transnationales et les influences de la culture de masse qui viennent nourrir les aspirations des Belgradois à une « modernité métropolitaine européenne ». C’est aussi à contre-courant de la littérature que Babović ne décrit jamais la Yougoslavie comme un espace intermédiaire entre Orient et Occident. Elle révèle Belgrade comme le lieu de l’intersection – et non pas de l’opposition – du national et du transnational. Cette approche mène l’autrice à déplacer la focale de la problématique des conflits nationaux ou ethniques vers celles des conflits de classe, en démontrant qu’il s’agit là aussi d’un terrain où se fabrique une définition de la « modernité yougoslave ». Elle rejoint en cela la recherche récente sur la Yougoslavie socialiste qui tend à identifier le rôle des inégalités de classe dans les impasses de la construction yougoslave2, à mettre en avant l’importance des pratiques de consommation3 et à s’éloigner de l’étude des élites pour s’intéresser aux expériences et à la vie sociale des classes moyennes et inférieures4.

2Si Babović cite abondamment la littérature serbe et internationale sur la Yougoslavie, elle entre plus volontiers en dialogue avec la recherche transnationale sur l’histoire urbaine, l’histoire de la consommation et celle des pratiques culturelles. Aussi, l’une des principales contributions de Metropolitan Belgrade est incontestablement de sortir la Yougoslavie de la niche des études aréales et de poser des questions qui dépassent le contexte local pour interroger les conséquences sociales et urbaines de l’avènement d’une modernité européenne.

3À travers six chapitres tout aussi divers que riches en anecdotes et illustrations, Jovana Babović défend « trois arguments interconnectés », formulés explicitement dès l’introduction : « la culture populaire étrangère a joué un rôle dans la formation de la classe moyenne en Yougoslavie » (p. 4) ; l’engouement des Belgradois pour la culture transnationale a participé au façonnement de la ville et a produit une sorte de ségrégation urbaine en étouffant l’industrie du divertissement locale ; enfin, les rapports de classe et la défense des valeurs bourgeoises ont joué un rôle plus important dans la société urbaine belgradoise que l’identité nationale. L’autrice distingue différents groupes d’acteurs : les « Belgradois éduqués » qui tremblent de voir les lignes de distinction culturelle qu’ils ont tracées effacées par l’afflux d’une production transnationale qui séduit « les masses » ; le marché, personnifié par les tenanciers de lieux de divertissements ; l’État qui tente d’imposer une politique culturelle « yougoslave » ; et, enfin, les interprètes et leurs associations.

4Le premier chapitre pose le décor d’une ville en devenir, ou comme dirait l’écrivain moderniste Boško Tokin d’« une illusion de façades et de culture » (p. 24). L’autrice y met en exergue les divergences d’intérêts des acteurs et décrit la progressive redéfinition de la culture à travers un empiètement du divertissement et des loisirs (zabava) sur les pratiques culturelles de l’élite. Les Belgradois éduqués, garants d’une définition de l’art et des valeurs patriarcales, se voient imposer « une expérience urbaine intégrale » (p. 37) par une nouvelle classe d’entrepreneurs favorisant la culture transnationale, plus concurrentielle.

5Le poids des « forces capitalistes » – d’autant plus important à Belgrade, comme le remarque Babović, qu’il n’y vit pas d’aristocratie (contrairement à Zagreb et Ljubljana) – est remarquablement dépeint dans le chapitre 2, qui porte sur la création de la station de radio Radio Belgrade à la fin des années 1920. Ce nouvel acteur culturel, qui se déploie grâce à l’arrivée d’une technologie inédite qui vient bouleverser les pratiques quotidiennes des Yougoslaves, doit pouvoir compter sur différentes stratégies de financement pour s’imposer. Il y a les agenceurs et la publicité, dont les stratégies de placement sont particulièrement innovantes, à l’instar de celle de l’entreprise allemande de production d’appareils radio Telefunken ; les auditeurs qui contribuent financièrement par abonnement ; mais aussi l’État avec lequel l’entreprise passe un accord : pour devenir majoritaire sur les ondes, Radio Belgrade se fait le porte-voix, durant la première moitié des années 1930, de la propagande du régime autoritaire. On voit ainsi que la fabrique des modèles culturels est une entreprise collective. La radio est un outil privilégié pour mettre en place ce que Babović va jusqu’à décrire comme un « disciplinement » des auditeurs et dessiner les contours de la « modernité yougoslave ».

6Les chapitres 3 et 4 portent, respectivement, sur la ségrégation des pratiques de divertissement des couches populaires et sur la transformation infrastructurelle et symbolique des quartiers du centre-ville. Babović soutient que l’influence de la culture transnationale sur les divisions sociales est d’autant plus importante que l’État n’est pas capable de garantir l’indépendance du secteur culturel local et qu’il ne sait pas mettre en place une véritable politique culturelle. Aussi, la définition bourgeoise de la culture défendue par l’État favorise le démantèlement progressif des espaces de culture populaires, comme les kafana-cinéma ou les cafés-théâtres où se produisent des artistes locaux. Ces lieux de divertissement doivent appliquer bien plus strictement la réforme sanitaire municipale de 1929 qui interdit le tapage nocturne et de fumer à l’intérieur des locaux, et impose des mesures strictes d’hygiène dans les cuisines. Une ségrégation se met aussi en place dans l’espace urbain. Ainsi, la restructuration du parc Kalemegdan commence dès la première moitié des années 1920 et se poursuit en 1929 avec l’ouverture en son sein du pavillon d’art contemporain Cvijeta Zuzorić. En résultat, le lieu se trouve mieux adapté aux pratiques culturelles des classes supérieures et le divertissement populaire est repoussé à la périphérie de la ville.

7Les chapitres 5 et 6 s’intéressent aux interprètes. L’un porte sur la visite de Joséphine Baker, artiste de scène noire américaine naturalisée française, sensation dans l’Europe des années folles et incarnation du capital culturel transnational, l’autre sur son pendant local, le culturiste Dragoljub Aleksić, strongman et showman en mal de succès, qui vogue entre la rue, la scène et le cinéma. Ces deux chapitres, qui peuvent se lire dans une perspective chronologique, montrent bien la transformation de la définition de la modernité pour la bourgeoisie belgradoise. Dans les années 1920, celle-ci s’aligne sur un modèle transnational, comme l’illustre l’accueil triomphal réservé à « la sensation Joséphine Baker ». L’autrice situe cet engouement aussi dans le rapport de la bourgeoisie belgradoise à la question raciale qui, calqué sur celui des classes moyennes occidentales, fait du racisme un marqueur de la modernité urbaine européenne. Si les stratégies sont alors multiples pour invisibiliser la couleur de peau de Joséphine Baker, ce n’est que pour mieux l’opposer à « l’autre » racial de la région : le Rom. Quelques années plus tard, en 1941, pendant l’occupation allemande, quand la modernité européenne est perçue comme hostile, la bourgeoisie locale se replie plus volontiers sur des marqueurs nationaux, comme le montre la popularité du film Innocence sans protection (Nevinost bez Zaštite) de Dragoljub Aleksić, où le culturiste se met en scène en héros sauvant une femme d’une agression sexuelle, allégorie à peine voilée de la défense d’une Serbie déshonorée par l’envahisseur.

8Une question importante qui traverse tout l’ouvrage, même si elle n’apparaît ni dans le titre ni dans l’introduction, est indéniablement celle du genre. L’autrice s’attache à montrer tout du long de son livre que, dans cette société défendant des valeurs bourgeoises, le statut des femmes n’est pas identique à celui des hommes. Par exemple, les chapitres 3 et 4 traitent de la question des femmes interprètes. Seules les actrices de théâtre peuvent être membres des associations professionnelles ; les autres sont stigmatisées et souvent considérées comme des prostituées, leur présence sur scène défiant les codes bien ancrés du paternalisme inhérent à la bourgeoisie masculine belgradoise. Mais cette peine infligée en raison du genre est accentuée par la position de classe, les interprètes appartenant aux classes populaires étant souvent embarquées par la police et se voyant imposer des restrictions de déplacement et des interdictions d’exercer bien plus drastiques que celles mises en œuvre à l’égard d’interprètes (souvent étrangères) se produisant dans les établissements destinés au public aisé. Babović montre que les injonctions patriarcales touchent aussi largement les femmes consommatrices de culture. Comme l’illustre bien le chapitre sur la tournée de Joséphine Baker en 1929, les femmes doivent porter le poids symbolique imposé par les codes culturels. Elles doivent être capables d’épouser une modernité débridée à l’instar de l’artiste franco-américaine, tout en continuant à satisfaire les normes patriarcales de pudeur et de bienséance.

  • 5 Allcock John, Explaining Yugoslavia, New York, Columbia University Press, 2004.

9Malgré la richesse de l’enquête et l’originalité des arguments, l’ouvrage comporte un défaut important. La catégorie de « classe moyenne », utilisée à de nombreuses reprises, n’est ni explicitée, ni encadrée par une définition fût-elle minimale. L’utilisation de cette catégorie semble d’autant plus problématique que, comme le note l’autrice elle-même, « la définition d’une identité de classe moyenne était loin d’être absolue » à l’époque étudiée (p. 38). On peut se demander alors si parler d’une « classe moyenne » à Belgrade dans les années 1920 et 1930 est bien justifié. L’analyse aurait sûrement gagné à être épaulée par une littérature sociologique et une historicisation du terme5. On regrettera aussi que la division thématique de l’ouvrage limite la mise en récit chronologique des évènements. Le flou au regard de la temporalité, renforcé par un usage fréquent du chrononyme « entre-deux-guerres », masque quelque peu les ruptures et les continuités qui font toute la complexité de la période étudiée.

  • 6 Entre autres : Gordy Eric, Culture of Power in Serbia: Nationalism and the Destruction of Alternati (...)

10Pourtant, l’ouvrage de Jovana Babović est une importante contribution à l’historiographie yougoslave. D’un côté, il démontre de façon inattendue que les débats autour des fossés culturels qui séparent les élites politiques et intellectuelles des classes populaires – débats qui ont longtemps occupé la littérature sur la Serbie des années 1990 et les discussions autour de l’« Autre Serbie »6 – sont largement transposables en contexte présocialiste. De l’autre, Metropolitan Belgrade vient enrichir notre compréhension du régime autoritaire du roi Alexandre Karađorđević (1929-1934) en relativisant la thèse d’un pouvoir « absolu » et en montrant le poids du marché et des acteurs privés dans la définition d’une « culture yougoslave » avant la Seconde Guerre mondiale. Enfin, cette recherche permet aussi de montrer les apports de l’histoire culturelle qui, en redonnant une place à des phénomènes et à des acteurs trop souvent perçus comme marginaux et impuissants, permet de mettre en lumière des processus jusque-là restés invisibles.

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Notes

1 1 Entre autres : Wachtel Andrew, Making a Nation, Breaking a Nation: Literature and Cultural Politics in Yugoslavia, Palo Alto, Stanford University Press, 1998 ; Bogdanović Jelena, Filipovitch Robinson Lilien, Marjanović Igor, On the Very Edge: Modernism and Modernity in the Arts and Architecture of Interwar Serbia (1918-1941), Leuven, Leuven University Press, 2014 ; Vučetić Radina, Evropa na Kalemegdanu. “Cvijeta Zuzorić” i kulturni život Beograda 1918-1941 [L’Europe à Kalemegdan, « Cvijeta Zuzorić » et la vie culturelle belgradoise 1918-1941], Belgrade, Inis, 2003 ; Čupić Simona, Građanski mdernizam i popularna kultura: Episode modnog, pomodnog i modernog (1918-1941) [Modernisme urbain et culture populaire : être à la mode, être sophistiqué, être moderne (1918-1941)], Novi Sad, Galerija Matice Srpske, 2011.

2 Archer Rory, Duda Igor, Stubbs Paul (dir.), Social Inequalities and Discontent in Yugoslav Socialism, Londres, Routledge, 2016.

3 Vučetić Radina, Coca-Cola Socialism. Americanization of Yugoslav Culture in the Sixties, Budapest, CEU Press, 2018.

4 Musić Goran, Making and Breaking the Yugoslav Working Class. The Story of Two Self-Managed Factories, Budapest, CEU Press, 2021.

5 Allcock John, Explaining Yugoslavia, New York, Columbia University Press, 2004.

6 Entre autres : Gordy Eric, Culture of Power in Serbia: Nationalism and the Destruction of Alternatives, University park, Pennsylvania State University Press, 1999 ; Jansen Stef, Antinacionalizam: etnografija otpora u Beogradu i Zagrebu [Antinationalisme : ethnographie de la résistance à Belgrade et Zagreb], Belgrade, Biblioteka XX vek, 2005 ; Čolović Ivan, Le bordel des guerriers : folklore, politique et guerre, Paris, Non Lieu, 2009 (pour la traduction française).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jovana Papovic, « Jovana Babović, Metropolitan Belgrade, Culture and Class in Interwar Yugoslavia »Balkanologie [En ligne], Vol. 16 n° 1 | 2021, mis en ligne le 01 juin 2021, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/3154 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/balkanologie.3154

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Auteur

Jovana Papovic

EHESS, CETOBaC
papovicj[at]gmail.com

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