Sabev Dessislav, Comment draguer un top-modèle. Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie
Sabev Dessislav, Comment draguer un top-modèle. Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie, Québec : Presses de l’Université Laval, 2008, xi-229 p.
Texte intégral
1Le titre aguicheur de l’ouvrage renvoie à l’un des problèmes essentiels de la société bulgare et de sa culture dans le contexte de la sortie du socialisme, au sein de sociétés balkaniques encore marquées par leurs structures rurales.
2Le propos de l’auteur est à double détente : centré sur la manière d’assumer l’individualisme dans une société dorénavant d’essence libérale, occidentalisée, le nouveau Bulgare s’oppose certes aux pratiques et aux valeurs diffusées sous le socialisme, mais il doit alors prendre en considération l’enracinement des valeurs collectives traditionnelles, qui avaient elles-même été abusivement utilisées par le défunt régime.
3Les représentations corporelles ont été choisies comme centre de la représentation du nouveau mode d’existence des Bulgares engagés dans l’aventure de la réussite, désormais affranchis de l’enfermement dans « l’aquarium » de la vie sous le socialisme et passés dans « la jungle » du capitalisme. Les modes de consommation, voitures et maisons sont alors considérés comme des prolongements de ce nouveau corps.
4La technique d’approche, à partir de revues de presse d’illustrés de mode et de style de vie, correspond bien à l’intention de restituer des représentations, à la fois visuelles et discursives. Cette manière de procéder pourrait souffrir d’une insuffisance si l’on cherchait à restituer un fonctionnement social d’ensemble, mais le propos n’est pas là.
5Dans la Bulgarie socialiste, le temps n’existe que comme « avenir radieux » (au sens de Zinoviev), qui se réalisera sous condition que chacun se comporte comme le lui assigne le centre. Chacun reçoit des miettes de bien-être (d’où l’image de l’aquarium), mais il n’y a pas de destin individuel lié à une entreprise propre. Le sport permettait une voie personnelle, mais était à son tour réapproprié dans une symbolique collective.
6La réussite dans la Bulgarie nouvelle est aventure, une aventure se déroulant dans l’urgence, dans le risque, au cours de laquelle l’homme (au sens strict, un mâle) se forme, se reconstitue, en mettant en jeu en permanence sa propre existence, excluant de facto tout travail de réflexion ou d’introspection. Toute réussite ne peut dorénavant trouver sa voie que dans une certaine marginalité, dans le cadre autonome et fluctuant de réseaux.
7D. Sabev nous rappelle qu’il y a là réactualisation de vieux thèmes de l’ère ottomane où, dans l’isolement d’une ruralité pauvre en ressources matérielles, la réussite ne pouvait provenir que d’un « coup » : émigration, découverte d’un « trésor ». De même, dans la tradition épique, l’homme qui réussit, le héros (junak, dont le prototype est Marko Kraljević), certes porteur de valeurs traditionnelles, ne réussit que par de multiples transgressions de ces mêmes valeurs.
8Dans ce contexte d’aventures individuelles, dépourvu de référent social identifiable sur le plan local, l’entrepreneur héros ne pourra se référer qu’à son corps, ultime référent et garantie de son identité. Le héros contemporain de la réussite (preuspel) colporte une image associée à une figure archétypique bulgare, celle du lutteur, corrélative en fait d’une antique culture de sports de combat. Promus au temps du communisme au nom des valeurs collectives, les lutteurs et boxeurs bénéficient maintenant de la reconnaissance de leurs qualités physiques et morales qui confèrent un capital social de départ qui permet ensuite d’évoluer dans le champ économique. Ils se caractérisent par leur cou épais, symbole de force, et par leurs cheveux courts, rasés, signifiant leur excellence en ces temps de lutte et d’urgence. Il s’agit non seulement de force, mais de capacité d’action, de résolution face aux situations, Au contraire, l’intellectuel ou l’artiste peuvent pour leur part avoir les cheveux longs, qui renforceront son caractère féminin, passif (avec des connotations homophobes).
9Les images de la réussite sont donc fortement sexuées, l’action étant connotée de manière masculine ; les cheveux longs et la pensée, la sensiblerie étant renvoyés au domaine du féminin. Même la réussite artistique, souvent le fait de groupes musicaux aux cheveux longs, est esquivée pour refaire resurgir au travers de musique « turbo folk » des personnages de réussite agressive (le boxeur surnommé symboliquement Tyson).
10Dans ces circonstances, le rapport à la femme de l’homme pressé, actif, valorise l’acte sexuel en lui-même, la femme comme objet. On retrouve à nouveau le thème folklorique du rapt, si présent dans le folklore et même dans les pratiques maritales balkaniques. Mais l’auteur note que dans l’épique, la femme est « étrangère », autre, souvent urbaine. De même, dans le nouvel imaginaire du lutteur (borac), l’idéal féminin est la top-modèle, élancée et longiligne, obéissant aux critères internationaux de la mode. La réussite se mesurera dorénavant à la capacité à maîtriser l’une de ces femmes qui alimentent les revues de mode dont elles font la une. Mais ces femmes sont elles aussi des vecteurs de réussite, volontaires, dotées du sens des affaires, elles sont d’ores et déjà occidentalisées, refusant les destins médiocres que leur assuraient les petits rentiers du régime défunt.
11Alors que l’homme de la réussite transgresse les valeurs traditionnelles tout en y restant attaché, la femme désirée et possédée, comme ses images médiévales, appartient à un autre monde, internationalisé, auquel le lutteur voudrait se rattacher. Il en va de même de ces extensions du corps que sont pour D. Sabev la maison et la voiture.
12La maison de la réussite, entre tradition et modernité, offre tout le confort, mais elle offre également les instruments de la socialisation rurale : cuisine d’été extérieure, grill, four traditionnel. Il en va de même pour la voiture : si la Mercédès offre la garantie de la représentation sociale (et parfois un support pour des pratiques d’aventures rémunératrices), la Jeep (4x4, SUV) offre du statut, tout en permettant de circuler en toutes saisons dans un environnement rural difficile et doté de peu d’infrastructures.
13En définitive, le travail original de Dessislav Sabev sonne particulièrement juste pour qui pratique les terrains des Balkans. Derrière les discours opposés d’un libéralisme purement discursif et d’un nationalisme frelaté, il met l’accent sur les déchirements que génèrent dans ces pays restés pauvres les aspirations à un bien-être individuel. Seules réserves, celles qui se référeraient aux exemples d’autres pays voisins. En ex-Yougoslavie, l’émigration offrait des débouchés, et les rapports du pouvoir aux milieux en marge de la légalité étaient ambigus. La si proche Macédoine, où la grande émigration constitue un horizon permanent, ne pose pas de question d’identité au projet individuel. La voisine serbe, surtout dans la toute proche Morava, a expérimenté le retour des émigrés (povratnici, gastarbajteri), avec les mêmes marques simultanées de réussite et d’appartenance. Enfin, du point de vue de l’image féminine, l’ex-Yougoslavie, productrice de top-modèles pour les estrades milanaises ou pour Cinecitta, a expérimenté par sa scène populaire (estrada) des héroïnes moralement semblables aux nouveaux idéaux bulgares, mais plus inscrites dans la tradition de la chanteuse populaire (l’archétype Ceca Ražnjatović, veuve Arkan). Mais dans l’espace yougoslave, les nationalismes ont tenté d’absorber l’opposition tradition villageoise/modernité urbaine au profit de modèles « nationaux ». Néanmoins, que les balkanistes soient reconnaissants à D. Sabev d’avoir fait revivre dans le quotidien de l’aventure bulgare les faits héroïques des Marko Kraljević : c’est extrêmement revivifiant.
Pour citer cet article
Référence électronique
Hugues Sachter, « Sabev Dessislav, Comment draguer un top-modèle. Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie », Balkanologie [En ligne], Vol. XIV, n° 1-2 | 2012, mis en ligne le 17 janvier 2013, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/2363 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/balkanologie.2363
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