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AccueilNuméros (1997-2012)Vol. VIII, n° 1Notes de lectureLukić (Reneo), L'agonie yougosla...

Notes de lecture

Lukić (Reneo), L'agonie yougoslave (1986-2003). Les États-Unis et l'Europe face aux guerres balkaniques

Québec : Presses de l'Université de Laval, 2004, 656 p.
Joseph Krulic
Référence(s) :

Lukić (Reneo), L'agonie yougoslave (1986-2003). Les États-Unis et l'Europe face aux guerres balkaniques, Québec : Presses de l'Université de Laval, 2004, 656 p.

Texte intégral

1Beaucoup d'ouvrages relatifs à la disparition de la Yougoslavie ont été publiés, mais l'ouvrage du professeur Reneo Lukić fera date. Centré sur la recherche de la causalité politique, de manière rigoureuse et qui fait un effort méritoire d'impartialité, l'auteur a exploré toutes les sources imprimées dans plusieurs langues (français, anglais et surtout dans l'ensemble des langues serbe, croate, bosniaque, monténégrine, qu'on appelait avant 1991 serbocroate) et les témoignages des acteurs de l'ex-Yougoslavie.

  • 1  Védrine (Hubert), Les Mondes de François Mitterrand, Paris : Fayard, 1996.

2Sa volonté d'impartialité ne signifie pas qu'il met tous les acteurs sur le même plan. Reneo Lukić se sépare nettement de ce qu'on pourrait appeler la « vulgate politico-administrative » française, brillamment illustrée par l'ouvrage d'Hubert Védrine1. Cette optique « mitterandienne » tend à mettre tous les acteurs sur le même plan, en présupposant que la complexité du conflit rend impossible d'isoler toute responsabilité proprement politique. À l'inverse, la méthode « politologique » de Reneo Lukić tend à lui faire conclure que le responsable du caractère violent de l'explosion yougoslave tient largement à l'action de Slobodan Milosevic.

3Toutefois, cette ferme conclusion n'entraîne chez lui nul aveuglement. Dans une longue analyse sur la politique bosniaque de Franjo Tudjman, l'auteur analyse la responsabilité directe du président croate dans la tragédie bosniaque, et souligne la contradiction, évidente pour le juriste ou le spécialiste du Droit d'État croate, entre la volonté de faire respecter les frontières internationalement reconnues de la Croatie et le refus de respecter les mêmes frontières internationales de la Bosnie-Herzégovine. Dans l'étude de la désagrégation de la Yougoslavie, il y aura un avant et un après la publication du livre de Reneo Lukić.

4Reneo Lukić prend bien soin de faire le lien entre l'histoire la plus récente et la longue durée historique. Longue durée au sens de l'école des Annales, mais il rappelle, alors que celle-ci était surtout économique et sociale, que l'école française d'histoire politique, autour de René Rémond, à Nanterre et Sciences-po, a dégagé un enracinement de long terme de la culture politique. La longue durée dont il est question est celle de « l'émergence de l'État-nation en Europe centre-orientale ». Les historiens peuvent y retrouver l'écho d'œuvres marquantes en cette matière, au carrefour de l'histoire des relations internationales (Jean-baptiste Duroselle, Vojtech Mastny), des cultures politiques (François Furet), et l'histoire du nationalisme en Europe centrale (Bernard Michel), nuancée par l'analyse des thèses récentes sur les aspects internationaux de la naissance de la Yougoslavie (Miro Kovac).

5Plus originale est l'étude comparative de « la fédération multinationale et l'État totalitaire : Yougoslavie, Tchécoslovaquie et Union Soviétique ». Enseignant au Québec, familier des États-Unis comme de la Suisse, et auteur d'ouvrages (parfois en collaboration) sur la chute du monde communiste dans son ensemble, Reneo Lukić fait une étude comparative des types de fédérations (« mononationale » aux États-Unis, multinationale en Suisse), et de la « fédéralisation » des États totalitaires, dont la Yougoslavie de Tito. Il est réellement passionné par ce sujet de science politique comparée. Certes, la fédération yougoslave est devenue de plus en plus décentralisée, après 1974 et surtout la mort de Tito en 1980. Implicitement, l'espoir était de rejoindre une logique de fédération multinationale de type helvétique. La remise en cause de cet équilibre précaire par Milosevic, en 1987-1989, inaugure la crise. Selon Reneo Lukić, une Yougoslavie confédérale, composée de six États ayant chacun son siège à l'ONU et liés par un réseau d'institutions à la manière des États de l'Union européenne, aurait été la meilleure solution (page 83). Ce point sera peut-être discuté, mais il est difficile de réfuter le constat que toutes les fédérations communistes (URSS, Tchécoslovaquie) ont disparu, sans que la violence ait toujours été le moyen de cette disparition ( les deux États successeurs de la Tchécoslovaquie ont adhéré à l'Union européenne le 1er mai 2004). Dans la disparition yougoslave, ce qu'il convient d'expliquer, ce n'est pas la disparition, c'est la violence.

6Très classiquement, Reneo Lukić étudie « la désintégration de la fédération yougoslave, 1987-1991 » dans le chapitre 3 et, dans la seconde partie, les guerres de Yougoslavie, de 1991 à 2001. Son originalité réside à la fois dans l'interdisciplinarité méthodologique et dans la variété des sources consultées. Du point de vue méthodologique, il associe une étude d'histoire des relations internationales et une analyse de diverses évolutions politiques de l'espace yougoslave, à la lumière de la science politique américaine, de l'histoire française des relations internationales et des travaux plus « balkanologiques ». Le fait est plus rare qu'on le croie : associer, en l'absence d'ouverture des archives officielles, l'étude des témoignages « yougoslaves » des acteurs de la crise dans les langues locales, des sources imprimées françaises ou anglo-saxonnes nécessite un effort de recherche considérable. S'agissant des États de l'ex-Yougoslavie, la presse croate comme la presse monténégrine ou serbe sont utilisées. Aucune question controversée n'est laissée dans l'ombre. On prendra comme exemples, outre la question du sort des Serbes de Croatie (voir plus loin), l'étude des controverses sur le nombre de victimes albanaises de la crise du Kosovo (pp. 356-360). Non seulement, toutes les principales publications, comme les émissions télévisées relatives à ce sujet sont citées, mais les fosses communes découvertes depuis la chute de Milosevic sont bien répertoriées, et les chiffres envisageables de victimes réelles évaluées.

7Reneo Lukić fait un effort particulier pour éclairer le comportement des Américains pendant les différentes étapes de la crise. À cet égard, les pages du chapitre 6 sur la « route vers Dayton : les États-Unis et les guerres en ex-Yougoslavie », et notamment « la Croatie dans la stratégie diplomatique américaine » (pp. 289-305), qui se fondent notamment sur des rapports d'enquête de la chambre des représentants américaine, apportent un éclairage décisif. Les faits n'étaient certes pas ignorés : le 27 avril 1994, l'ambassadeur américain à Zagreb. Peter Galbraith, demandait au département d'État des instructions en souhaitant ne pas en recevoir, ce qui permettait de continuer à faciliter le réarmement de la Bosnie-Herzégovine par des intermédiaires (dont l'Iran). Ainsi fut fait par Clinton, et le résultat en fut le renversement de situation de l'été 1995. Cette méthode secrète a déplu aux parlementaires américains. Toutefois, l'assistance militaire d'anciens officiers américains a transformé la culture militaire croate, encore marquée par une culture stratégique de type soviétique. L'étude de l'interaction entre les systèmes américains, croates, leurs aspects militaires et le système international (États-Unis, Moyen-orient, Croatie, ensemble de l'ex-Yougoslavie) est plus précise que celles qu'il est d'usage de lire. Reneo Lukić, qui a publié des études sur l'armée yougoslave avant 1987 est aussi à l'aise dans ces questions stratégiques que dans questions internationales ou l'étude des relations entre les militaires et les civils en Croatie.

8Un autre apport du livre concerne l'étude de « l'après-guerre en Serbie et en Croatie » (chapitre 10). Le sort de la minorité serbe en Croatie en 2003 fait l'objet d'une étude précise (pages 499-505), qui constitue un modèle de précision et d'objectivité. L'ouvrage ne minore pas les conséquences diverses du conflit sur les deux sociétés, serbe et croate, comme sur les relations entre les deux pays. Il se fait l'écho des études du démographe croate Dražen Živic, qui évalue les pertes croates de la guerre serbo-croate à 20 091 et les pertes serbes à 4 000, alors que les chercheurs serbes V. Dabić et M. K. Lukić évaluent ces pertes serbes à 10 000 personnes. La dette extérieure des deux pays est considérable : c'est, notamment, le cas de la Croatie où elle atteint, en décembre 2002, 13,34 milliards de dollars (12 milliards en SerbieMonténégro), alors qu'elle était de 2 638 milliards en 1993. Tous les volets de la relation serbocroate (économiques, évolution des opinions publiques, retour des réfugiés, jugements des criminels à la Haye ou ailleurs) sont analysés, sans compter les « dividendes de la détente serbo-croate » (pp. 492-493), c'est-à-dire la diminution des budgets de défense de la Serbie et Croatie. L'ouvrage évalue de manière prudente les conséquences des changements électoraux de l'année 2000, surtout en Serbie, où, notamment, la puissance relative plus grande des forces de l'armée et de police (la chute du budget militaire date de 2002, alors qu'en Croatie, cette chute est spectaculaire entre 1997 et 1999, voir tableau page 492) freine le changement.

9L'ouvrage de Reneo Lukić, par son caractère interdisciplinaire, l'effort d'objectivité qui le caractérise, la variété des sources qu'il utilise se présente, ainsi, à notre connaissance, en tout cas en langue française, comme l'effort de synthèse le plus complet sur la disparition de la Yougoslavie, entre 1986 et 2003.

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Notes

1  Védrine (Hubert), Les Mondes de François Mitterrand, Paris : Fayard, 1996.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Joseph Krulic, « Lukić (Reneo), L'agonie yougoslave (1986-2003). Les États-Unis et l'Europe face aux guerres balkaniques »Balkanologie [En ligne], Vol. VIII, n° 1 | 2004, mis en ligne le 21 janvier 2010, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/2099 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/balkanologie.2099

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Auteur

Joseph Krulic

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