Green (Sarah F.), Notes from the Balkans. Locating Marginality and Ambiguity on the Greek-Albanian Border
Green (Sarah F.), Notes from the Balkans. Locating Marginality and Ambiguity on the Greek-Albanian Border, Princeton / Oxford : Princeton University Press, 2005, 313 p.
Texte intégral
1Ce livre est le résultat d'enquêtes de terrain menées entre 1992 et 1998 dans les villages de la région de Pogoní, en Épíre, du coté grec de la frontière entre la Grèce et l'Albanie. Anthropologue et enseignante à l'Université de Manchester, Sarah Green a collaboré à des programmes de recherche européens et pluridisciplinaires, impliquant principalement des géographes et des géologues, sur des questions d'érosion des terres et de changements environnementaux dans le bassin méditerranéen. Ses enquêtes en Épire ont donc d'abord porté sur l'utilisation des terres par les villageois et sur les problèmes liés à certains types d'érosion ou encore à la transformation, au cours de la seconde moitié du XXème siècle, de terres agricoles et de pâturages en maquis. Comme elle le raconte cependant, son intérêt pour la question de l'érosion et de la dégradation des terres – évident de la part des chercheurs occidentaux – s'est heurté à l'incompréhension de ses interlocuteurs, qu'il s'agisse des habitants des villages ou des techniciens des différentes administrations locales consultées : de là une nouvelle interrogation, point de départ de ce livre, sur la relation entre les gens et les lieux qu'ils occupent, sur leur perception et leurs usages du territoire qui les entoure. D'autres constatations sont venues enrichir cette interrogation (chapitre 1) : la position frontalière de la région considérée (une partie de Pogoni a été attribuée à l'Albanie en 1913 ; certains des villages grecs ont maintenu jusqu'en 1944 et la fermeture de la frontière des relations matrimoniales et de travail avec les villages de la minorité grecque d'Albanie), l'expression par les habitants de la région d'un sentiment de marginalité et de périphérie, reproduisant dans certains cas des hiérarchies entre petites régions remontant à la fin de l'époque ottomane (par exemple, la valorisation patrimoniale et touristique de la région voisine de Zagori, inconnue à Pogoni, qui rappelle le statut particulier de ces villages de montagne dans l'administration ottomane), et enfin l'apparition au début des années 1990, suite à l'ouverture de la frontière, de gens venus de l'autre côté de la frontière, qu'ils soient considérés comme « Albanais » ou « Épirotes du Nord ».
2Ce livre parle donc de la relation entre les gens et les lieux. Les chapitres 2 et 3 s'intéressent à ce qui fait les « lieux » et principalement à la mobilité des individus entre différents lieux : les histoires de vie et les catégories utilisées localement pour parler de soi et des autres révèlent en fait l'importance des déplacements qui concernent, d'une manière ou d'une autre, toute la population : pasteurs transhumants, villageois installés en ville et revenant périodiquement au village, migrants ayant quitté leur village pour l'étranger, migrants venus depuis l'Albanie, épouses venant vivre dans le village de leur mari à partir du mariage, etc. L'opposition pertinente n'est donc pas entre ceux qui se déplacent et les autres, elle est entre les différents types de mouvement (définis par la distance parcourue, la périodicité, etc.) et ces différents types de mouvement permettent de différencier et de classer les gens : « It was the way that they moved, not the fact that they moved (for everybody moved), that made the difference » (p. 67). Sarah Green s'inscrit ainsi dans la lignée des travaux de Akhi Gupta et James Ferguson sur la notion de « lieu » en anthropologie (anglais place).
- 1 Todorova (Maria), Imagining the Balkans, New York : Oxford University Press, 1997 ; Drace-Francis ( (...)
3Le chapitre 4, peut-être le moins convaincant du livre, cherche à rendre compte des relations complexes entre les différents types de lieux et les différentes échelles à l'aide d'un modèle issu de la théorie mathématique des fractals, modèle étendu ensuite aux Balkans pour tenter de rendre compte de ce que sont les Balkans par rapport à l'Europe. Cela donne lieu à une analyse des représentations des Balkans et des tentatives de description et de définition de la région qui s'appuie, entre autres, sur les travaux de Maria Todorova et d'Alex Drace-Francis1.
4Les chapitres suivants (5 et 6) s'intéressent à une autre façon d'appréhender la relation entre gens et lieux : le comptage et la statistique. Ils contiennent de très fines analyses non seulement des modes de production des nombres (qu'il s'agisse de recensement de la population humaine, de comptage des troupeaux ou encore de la superficie des différents types de terres), mais surtout de la façon dont les nombres et ce qu'ils expriment, ou manquent à exprimer, sont perçus et interprétés par les différents acteurs, en fonction de leur statut ou de leurs intérêts personnels : « In any event, all of these population figures, in different ways and at different times, became objects of either active negotiation or passive indifference : there was no single kind of relationship among the numbers, the people, and the places, nor any single outcome » (p. 199). Ces deux chapitres offrent également des données sur les réformes agraires mises en œuvre dans la région et sur leurs conséquences jusque dans la période actuelle ; ils invitent enfin à une interrogation sur la notion de « village » et de « territoire villageois » et sur les interactions entre différentes échelles ou différentes appréhensions de la réalité (voir par exemple, pp. 179-183, la discussion de la catégorie de « forêt » telle qu'elle est comprise par les villageois et par les techniciens de l'office des forêts).
- 2 Herzfeld (Michael), The body impolitic. Artisans and artifice in the global hierarchy of value, Ch (...)
- 3 Bakalaki (Alexandra), « L'envie, moteur de l'imitation », Ethnologie française, (2) 2005 ; Bakalak (...)
5Le chapitre 7, enfin, est une discussion des implications de deux phénomènes récents : l'ouverture de la frontière avec l'Albanie et la multiplication des projets de développement local financés par l'Union européenne. C'est l'occasion de montrer l'ambiguïté et les processus de négociation dont sont l'objet les classifications appliquées aux gens de part et d'autre de la frontière et la façon dont celle-ci, tout en séparant, « did not imply a fixed or essential difference between two sides » (p. 231). Le livre s'achève sur une analyse des notions de « modernité », « pré-modernité » et « tradition » dans le contexte des relations entre les deux côtés de la frontière et de leur rapport à l'Europe, analyse qui s'appuie sur les récents travaux de Michael Herzfeld2 et d'Alexandra Bakalaki3 et sur des exemples dans plusieurs villages, révélateurs de la manière dont, à travers les projets européens visant au développement de la région, les mêmes relations entre les gens et les lieux, et les lieux entre eux, se reproduisent : « And so the marginality of this place was reconstructed once again, and it was both the same and different from what had corne before » (p. 248).
6Remarquablement écrit, Notes from the Balkans mêle ethnographie détaillée et analyse anthropologique avec une grande finesse et beaucoup de rigueur. Par l'ampleur des thèmes abordés et la multiplication des échelles et des angles d'approche, l'intérêt que ce livre présente dépasse les limites de l'ethnologie et des seuls spécialistes de la frontière gréco-albanaise.
Notes
1 Todorova (Maria), Imagining the Balkans, New York : Oxford University Press, 1997 ; Drace-Francis (Alex), « The prehistory of a neologism : “south-eastern europe” », Balkanologie, 3 (2), 1999.
2 Herzfeld (Michael), The body impolitic. Artisans and artifice in the global hierarchy of value, Chicago / London : Chicago University Press, 2004.
3 Bakalaki (Alexandra), « L'envie, moteur de l'imitation », Ethnologie française, (2) 2005 ; Bakalaki (Alexandra), « Locked into security, keyed into modernity : The selection of burglaries as source of risk in Greece », Ethnos : Journal of Anthropology, 68 (2), 2003.
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Référence électronique
Gilles de Rapper, « Green (Sarah F.), Notes from the Balkans. Locating Marginality and Ambiguity on the Greek-Albanian Border », Balkanologie [En ligne], Vol. IX, n° 1-2 | 2005, mis en ligne le 14 janvier 2010, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/balkanologie/2002 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/balkanologie.2002
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