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Pour une géographie de la relationalité.Repenser la solidarité territoriale urbaine avec les non-humains

Toward a geography of relationality: rethinking urban solidarity with the others-than-humans
Damien Marage et Anne Jégou
p. 386-399

Résumés

Avec l’entrée dans l’Anthropocène, les relations des sociétés humaines à elles-mêmes ne sauraient être comprises sans y intégrer les relations à la nature, en particulier avec les non-humains. Pour cela, nous proposons qu’advienne une géographie de la relationalité avec les non-humains, et nous chercherons en quoi cette géographie est utile pour servir des projets de solidarité territoriale urbaine. Cette relationalité se construit dans trois dimensions spatiales, celle de l’exposition et de la précarité, celle des infrastructures et de leur coexistence et enfin celle des assemblées et des assemblages, ces dernières recouvrant le domaine de la gouvernance. Ainsi le milieu urbain acquiert, de ce point de vue, une valeur heuristique. Car travailler sur des objectifs de qualité relationnelle dans la cité suppose de susciter l’espoir de changer les mentalités en réinjectant du sens en commun, de donner un cadre et de porter un jugement de valeur pluraliste. Nous sommes des êtres à part entière, que nous soyons humains, animaux, végétaux, d’abord parce que nous sommes en relation.

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Texte intégral

Introduction : Repenser la nature en ville dans sa demande sociale

1Avec l’entrée dans l’Anthropocène, les relations des sociétés à elles-mêmes ne sauraient être comprises sans y intégrer les relations à la nature. Cette nouvelle ère géologique [Steffen & al. 2011] nous impose de repenser la société et le changement social en fonction de la relation des communautés humaines aux autres êtres vivants, animaux et végétaux, qualifiés de non-humains [Latour 1994, Descola 2005]. Ce concept de non-humains apporte de la porosité à la dichotomie humains-nature, en leur rendant leur individualité.

2Cela se traduit par une manière d’interagir et d’habiter autrement le monde [Sarr 2017]. Autrement ? Reconnaître une valeur d’existence aux non-humains, avec lesquels nous partageons déjà tant sans le savoir, suppose de les laisser occuper les espaces qui leur sont nécessaires, y compris en ville. Que nous l’acceptions ou non, nous sommes investis d’une responsabilité inconnue des générations antérieures : laisser aux générations futures une terre habitable, et ne pas altérer nos conditions biologiques d’existence. Nous (sociétés humaines) avons le devoir de considérer ce droit dans toute prise de décision relevant de la planification urbaine. Les non-humains doivent participer à l’administration des territoires, à leur intendance. Pour reprendre Philippe Descola [2005], nous possédions la nature dans ses ressources et ses possibilités de production. Aujourd’hui, l’idée est d’être « possédé », soi-même, par un milieu de vie.

  • 1 https://www.banquedumiel.org/home.html

3Culturellement la ville occidentale depuis l’époque moderne a été longtemps pensée dans l’exclusion de la nature, limitant la ville au bâti et aux espaces ouverts artificialisés. Pourtant les jardins nourriciers ont toujours existé en ville. Bien après la diffusion de l’hygiénisme urbain, c’est dans les années 1980 que la nature commence à être perçue comme source de vivant, avec des projets urbains visant à refaire couler les rivières à ciel ouvert. Plus récemment le courant de l’urbanisme durable commence à valoriser la biodiversité, les trames vertes et bleues, les services écosystémiques. Ainsi les abeilles urbaines ont été valorisées comme des championnes de la biodiversité. Par exemple, le miel « Béton » collecté sur le toit de la mairie de Saint-Denis depuis 2000 en particulier, a contribué à la prise de conscience de la qualité du miel urbain. C’est un collectif, le Parti Poétique, initié par l’artiste plasticien Olivier Darné, qui a ainsi lancé cette « pollinisation de la ville » pour mettre en relation ruches urbaine et animale. Ce miel amène une réflexion sur les zones de butinage en réunissant 300 pollens différents, issus des friches urbaines comme des balcons fleuris, alignements d’arbres et jardins ouvriers1.

4Cet article se situe dans le nouveau paradigme des humanités environnementales, qui visent l’étude de la pensée écologique et de la mutation écologique de nos sociétés. Il vise à proposer une géographie de la relationalité avec les non-humains, à partir des territoires urbains. En effet, les liens entre humains et non-humains sont le plus souvent posés dans des aires protégées. Mais en milieu urbain, les relations entre les différentes communautés sont plus distantes, dans une forme d’indifférence. En quoi pourtant une géographie de la relationalité peut-elle servir des projets de solidarité territoriale urbaine ? À quel titre le milieu urbain acquiert-il une valeur heuristique ?

1. Solidarité, relationalité en milieu urbain : Smart City ou cité comme milieu de vie ?

5Si la ville s’ouvre, si elle se complexifie, se systématise, se métabolise, où est la place du vivant et des solidarités, dans cette ville « pilotée », « intelligente », « smart » ? Avec l’écologie urbaine [Pickett & al. 2001] et l’urbanisme durable [Emelianoff 2004], la ville est devenue solutions et non problèmes, à condition de raisonner à l’échelle des territoires.

1.1. La place des vivants dans la Smart City, comme objet manipulable et manipulé

6Les Systèmes d’Information Géographique (SIG) constituent un outil d’inventaire des espaces verts urbains et des arbres urbains en veillant à leur état sanitaire, à la programmation de leur entretien, en signalant les arbres présentant un risque, ainsi que les arbres dits remarquables.

7Paris et Lyon font ainsi partie des villes avancées dans la mise en place de leur SIG arbre. Ainsi pour Paris et la petite couronne sont enregistrés 200 000 arbres avec leur carte d’identité numérique. Une partie de ces bases de données est en ligne sur le site open data2, mais leur manque d’ergonomie limite leur prise en main par les citoyens. Si ce SIG existe depuis 1993 à Lyon par exemple, l’inventaire des arbres s’avère nettement moins abouti dans la plupart des villes de France : la transition se fait ainsi à l’échelle d’une génération de professionnels du paysage et d’élus.

8Ces SIG sont des outils techniques de gestionnaire planifiant l’entretien de végétaux. Ils ont le mérite d’individualiser chacun des sujets arborés, dans une forme de reconnaissance, qui contribue à leur éviter un dépérissement trop rapide et un abattage injustifié. En outre, le partage de ces données avec les citoyens initie une gouvernance plus partagée des non-humains majeurs que sont les arbres : les citadins ont ainsi la possibilité de suivre l’entretien des arbres de leur rue, par exemple.

9Certains observatoires participatifs de la biodiversité urbaine relèvent aussi de la Smart City. Parmi les programmes mis en place par le Muséum National d’Histoire Naturelle, dans le cadre de la plateforme Vigie-Nature3, « Sauvages de ma rue », propose l’identification des plantes sauvages urbaines depuis 2012 et SPIPOLL leurs pollinisateurs associés. Ces dispositifs de fiche numérique ou de recensement photographique favorisent véritablement un début de reconnexion avec le vivant pour les citadins-citoyens volontaires et valorisent une biodiversité auparavant déconsidérée [Julliard 2017].

1.2. Repenser la ville comme milieu de vie : quels apports de l’urbanisme durable ?

10L’urbanisme durable qui se diffuse dans les années 1990 en Europe et dans les années 2000 en France implique davantage de végétalisation dans l’ensemble : une plus grande surface « d’espaces verts », urbanisme végétal, végétalisation un peu plus dense et qualitative [Hucy 2016], dans l’évocation de la biodiversité [Gramond 2015]. Ainsi une grande partie des écoquartiers européens comprennent un parc public et des éléments de continuités écologiques, dans un tramage des espaces urbains par le végétal [Jégou 2011]. La mise en œuvre difficile des trames vertes et bleues en milieu urbain fait tout de même son chemin [Clergeau & Blanc 2013] et vient s’enrichir du concept de trame noire pour intégrer l’obscurité nocturne [Sordello et al. 2018]. Les parcs présents dans les écoquartiers relèvent d’une ambiance qualifiée de « champêtre » par Gaëlle Aggeri [2010], avec dès lors une biodiversité plus foisonnante, y compris esthétiquement, sous la forme des prairies fleuries.

11Les projets urbains durables constituent donc un progrès pour le végétal et la biodiversité en ville, mais cela reste partiel et lacunaire selon le gradient d’urbanité [Clergeau 2020], le type de tissu urbain ainsi que le rapport historique des communes à leur végétalisation. Le législateur a dans un premier mouvement [Lois Grenelle 2010] posé la densification comme injonction, dans un renouvellement de lutte contre l’étalement urbain. Celle-ci, omettant la végétalisation, s’avère trop marquée dans les projets urbains livrés ou en travaux [Jégou & Gateau 2015].

  • 4 Thèse en cours de Mélissa Poupelin, sous la direction d’Yves Richard et Thomas Thévenin, université (...)

12La loi Climat et résilience (2021) valide la dialectique récente des « îlots de fraîcheur urbains », pour lutter contre les canicules en ville et les îlots de chaleur urbains [Bonhomme 2015]4.

13Le végétal urbain a aussi fait l’objet d’une patrimonialisation plus marquée au travers de différents outils : Espace Boisé Classé dans le PLU, Site Patrimonial Remarquable, barèmes de l’arbre VIE (valeur intégrale évaluée de l’arbre)… Mais encore trop souvent, des arbres matures sont abattus dans des projets d’infrastructures linéaires ou d’habitat, afin de laisser place nette. Les arbres sénescents sont trop facilement remplacés par des jeunes plants, alors qu’ils ont encore un rôle écologique à jouer, au moins pour quelques années. La biodiversité ordinaire reste déconsidérée, alors qu’elle sous-tend tout le milieu urbain.

1.3. Repenser la ville comme milieu de vie : la révolution en cours dans les services espaces verts urbains

14Une révolution est à l’œuvre depuis les années 2000 dans les espaces verts, avec la mise en œuvre de la gestion différenciée [Ansart & Boutefeu, 2014]. Ce zonage inclut les pratiques de fauche tardive, d’écopâturage, les plans de désherbage et favorise une gestion très extensive des espaces semi-naturels. L’interdiction des produits phytosanitaires en ville a démarré en 2014 avec la loi Labbé, le dernier décret d’application, paru en 2021, l’appliquant aux derniers bastions des pesticides urbains : cimetières et terrains sportifs. La désimperméabilisation, plus récente, y compris dans les cours d’école, favorise la pleine terre et les revêtements alternatifs comme les pavés enherbés, les allées sablées et les pieds d’arbres végétalisés.

15Depuis quelques années, les « forêts » urbaines ont connu une forte valorisation politique, avec par exemple la maire de Paris qui aurait souhaité en installer dans de nombreux lieux emblématiques de la capitale, par exemple place de l’Opéra, ce qui s’est avéré impossible. L’appellation « micro-forêts urbaines » est plus justifiée pour qualifier les bosquets d’arbres à l’ambiance et à l’écosystème forestiers, qui concourent à la reconnexion écologique avec les citadins [Rosenzweig 2003]. Ces forêts « comestibles » ou vergers conservatoires viennent renouveler les traditionnels arboretums, comme ici à Chenôve, une commune limitrophe de Dijon (Fig. 1). Leur mise en œuvre se heurte aux réseaux viaires et souterrains, ainsi qu’aux temporalités longues qu’implique la croissance des arbres.

Figure 1 – La « forêt comestible » à Chenôve, au milieu des barres du quartier du Mail, un aménagement végétal porté par l’association Pirouette Cacahuète, en lien avec les riverains, pour la Ville de Chenôve (Côte d’Or)

Figure 1 – La « forêt comestible » à Chenôve, au milieu des barres du quartier du Mail, un aménagement végétal porté par l’association Pirouette Cacahuète, en lien avec les riverains, pour la Ville de Chenôve (Côte d’Or)

Source : Cliché AJ, juin 2020

1.4. Solidarité et/ou relationalité ?

16Le terme « d’urbanisme relationnel » est utilisé dans plusieurs projets urbains des années 2010 [Barbe & al. 2016, Gayet & Ung 2021]. Il vise à favoriser les relations entre humains divers, en particulier dans des « tiers-lieux », dans une ville ordinaire, temporaire et transitoire, avec une animation festive de friches urbaines, comme celle des Grands Voisins à Paris. Mais cette relationalité n’inclut à aucun moment les non-humains.

17Dans cette recherche de relationalité, co-produire avec les non-humains dans les projets de territoires urbains relève d’une gageure. Il y a bien dans le projet de territoire une poeïsis, en tant qu’idées et représentations de la mise en valeur d’un lieu, ainsi qu’une praxis, en tant qu’outils et processus, en général collectifs, de conception et de création de territoires réels ou imaginaires. C’est sur la base de ce concept de relationalité que Judith Butler cherche à reformuler des enjeux politiques et éthiques du vivre ensemble à partir des corps. Notre corps constitue ainsi notre première maison et il reflète le monde [Butler 2004, 2016, Culbertson 2013]. De là, il importe de repenser les rapports entre le sujet politique et le monde dans lequel il vit et agit, de façon à promouvoir des relations plus égalitaires entre le monde des humains et le monde des non-humains. Ainsi la relationalité [Barnett 2018], en particulier la géographie de la relationalité, articule habitabilité [Rockström & al. 2009, Bourg 2018, Lyon & al. 2022] et solidarité écologique [Mathevet 2012]. Jusqu’à quel point mettre en place la coexistence inclusive et la relationalité pour aménager ?

2. Renforcer la solidarité territoriale dans les projets urbains

18Les politiques urbaines et les projets urbains gagneraient pourtant à intégrer les non-humains, végétaux et/ou animaux, non pas seulement pour l’éducation des citadins mais pour améliorer l’habitabilité du milieu de vie urbain.

2.1. L’animal dans la ville, un média pour pratiquer la relationalité ?

19L’animal est l’interface avec le monde non-humain [Morizot, 2016]. Or l’urbanisme durable et la gestion écologique des espaces végétaux urbains intègrent encore peu l’animal dans son urbanité, qu’il soit invasif ou à favoriser. Le patrimoine végétal est parfois politisé, mais qu’en est-il de l’animal, dans sa dimension patrimoniale ?

20Si les espèces domestiques sont valorisées, elles ne sont pas forcément associées au milieu urbain, qu’elles se situent dans nos maisons et jardins (chiens, chats) ou bien dans nos parcs (canards, cygnes, abeilles domestiques). Or les espèces sauvages réapparaissent de plus en plus en ville. Certaines d’entre elles sont protégées et bien plus fréquentes que les citadins ne l’imaginent généralement : chauve-souris, batraciens, reptiles. La grande majorité des animaux urbains reste soit oubliée soit considérée comme nuisible : blattes, rats, pigeons, renards, ragondins [Blanc 2000]. Une partie de ces animaux est régulièrement éliminée, ainsi avec le Fox Hunter à Londres. D’autres méthodes plus douces ont été expérimentées dans les années 1990 dans les villes de l’Ouest, avec l’effarouchement des étourneaux-sansonnets. D’ailleurs la plus efficace semble être la nuisance sonore collective émise par les citadins eux-mêmes [Clergeau & Le Lay 2006].

21Les politiques publiques urbaines commencent à s’intéresser aux animaux : symposiums à Lyon [Darribehaude & al. 2016], « Stratégie Animaux en ville » à Paris5. Cette dernière concerne les animaux domestiques, de ferme, protégés et quelques nuisibles emblématiques, mais continue à omettre la majorité animale.

  • 6 « Les animaux liminaires, sont, d'après les philosophes canadiens Sue Donaldson et Will Kymlicka, l (...)

22Pour favoriser cette cohabitation dans la planification urbaine, les domaines de vie des non-humains sont eux aussi à articuler avec ceux des individus. La géographie animale [Bortolamiol & al. 2017] s’est développée d’abord par l’analyse des grands prédateurs et ongulés dans les aires protégées [Poinsot & Saldaqui 2012]. Elle s’étend aux territorialités animales urbaines. Celles-ci incluent une liminarité6 avec les humains, provoquée par la densité urbaine [Kymlicka & Donaldson 2016]. À partir du concept de voisinage, Joëlle Zask [2020] propose une « alliance » avec les animaux dans la cité. Un droit à la mobilité, d’existence et plus simplement un droit d’être là pourrait être ainsi reconnu à un certain nombre d’animaux, en tant qu’occupants, eux aussi, de l’espace, à l’instar de leurs domaines vitaux. Pour finir, les territorialités végétales s’imbriquent elles aussi dans les domaines vitaux humains et animaux. L’intrication des échelles, déjà multiples des citadins (îlot, quartier, commune, agglomération, aire urbaine) inclut dès lors également celles des animaux et des végétaux.

2.2. Une gouvernance ajustée et négociée qui se cherche

23Au nom de la nature, des collectifs citoyens remettent en cause certains projets urbains durables en France. En Seine-Saint-Denis, comme à Dijon ou Besançon, ces collectifs protestent contre la bétonisation de leurs friches urbaines, perçues comme des espaces nourriciers, de partage et de respiration au milieu de la densité [Granchamp & Glatron 2021]. Ils déclarent représenter les non-humains : « Nous sommes la nature qui se défend ».

24L’occupation potagère constitue l’un de leurs outils d’action, comme aux jardins de l’Engrenage à Dijon : évacués une première fois, les membres du collectif ont replanté avant d’être évacués une seconde fois (Fig. 2). Ces mobilisations potagères marquent souvent un dialogue inabouti entre élus et militants.

25Quels sont les outils favorables au débat public, concernant les relations entre humains et non-humains en milieu urbain ? Dans un contexte de démocratie participative poussive en France, les projets d’écoquartiers valorisent un peu mieux les citoyens, avec des cycles de concertation ou des maisons du projet [Chelzen & Jégou 2015]. Les non-humains, bien plus souvent les végétaux, constituent alors un sujet de discussion parmi d’autres. Parmi les politiques volontaristes de biodiversité, certaines sont susceptibles d’inclure une participation des citoyens : charte de l’arbre, Plan Biodiversité, Parc Naturel Urbain comme celui de l’Ill Bruche à Strasbourg, National Park City Foundation à Londres. Toutefois le 2e Plan Biodiversité de la Ville de Paris (2018-2024) n’inclut qu’une fiche action concernant la participation citoyenne, les permis de végétaliser n’étant désormais accordés qu’à des collectifs et non plus des individus. Ces différents dispositifs politiques stratégiques favoriseraient pourtant un dialogue territorial constructif, à condition d’oser représenter la situation des non-humains dans une perspective délibérative [Badouard & al. 2016]. Ainsi le centre d’écologie urbaine de Montréal accompagne un urbanisme choisi et consensuel. L’intégration des différentes temporalités en particulier ouvre des pistes concrètes pour rationaliser, améliorer la délibération et prendre des décisions opérationnelles dans l’intégration du vivant.

Figure 2 – Le projet Garden State (https://gardenstate-dijon.com/​), avenue de Langres à Dijon, après la 2nde expulsion des jardins de l’Engrenage

Figure 2 – Le projet Garden State (https://gardenstate-dijon.com/​), avenue de Langres à Dijon, après la 2nde expulsion des jardins de l’Engrenage

« Rebsamen et Ghitti volent la terre. Ami.e.s de la nature, rejoignez la lutte ». La terre désigne le foncier ainsi que la terre végétale cultivée (mais sur remblai) excavée par les engins de BTP. F. Rebsamen est le maire de Dijon, Ghitti Immobilier est un promoteur.

Source : Cliché AJ, juillet 2021

262.3. Recomposition des savoirs et des actions : élaborer une géographie de la relationalité

27Plusieurs pistes s’ouvrent alors pour une géographie de la relationalité en prise avec les projets de solidarité urbaine. Il s’agit d’écouter les non-humains, de les faire « parler », de révéler leur présence au sein des sociétés humaines, en cherchant à les intégrer dans nos processus de gouvernance. Or, dans un projet de territoire urbain, les systèmes socio-écologiques ont leurs propres dynamiques, qui constituent intrinsèquement des sources d’incertitudes. Nous ne pouvons gérer cette extériorité uniquement par l’intensité de la relation : ce que nous mettons dedans et ce que nous en retirons. La géographie culturelle et la géographie sociale observent, décrivent, interprètent les comportements, les représentations, les imaginaires des humains, y compris dans leurs relations à l’environnement, par exemple au travers du concept-clé de médiance [Berque 1998]. La géographie environnementale observe, décrit et analyse et modélise des interactions entre les activités humaines et l’environnement [Mathevet & Godet 2015].

Tableau 1 – Les trois dimensions de la relationalité, leur forme et leur application en milieu urbain

Dimension de la relationalité

Type/forme de lien

Actions en milieu urbain

Exposition et précarité

Accorder de la considération aux individus 

Ressentir un engagement, une responsabilité

Se sentir avec, embarqués sur la même terre 

Viser un mieux-vivre ensemble

Prendre soin en cas de blessure/maladie

Nourrir/Arroser

Réduire les pollutions

Charte de l’arbre

Permis de végétaliser

Centres de soin pour la faune sauvage

ONG protection animale/végétale

« Brigade » de jardinage

Stratégie et plan zéro émission Atmosphériques, sonores, lumineuses

Zéro Phyto en ville

Infrastructure et coexistence

Planter ; introduire

Réguler le vivre ensemble des non humains commensaux

Entre wilderness et féralité : laisser-être, laisser place

Laisser être, de manière diffuse

Tenir compte des déplacements

PLU : arbres et espaces classés, coefficients de biotope

Pigeonniers contraceptifs, Secouage des œufs 

Stérilisation d’animaux errants (chats)

Parc et jardins ; pieds d’arbres végétalisés ; friches urbaines ; pavés enherbés ; forêt urbaine

Pavés enherbés, perméabilisation des sols

Coefficient de biotope ; Trame brune, trame noire

Refaire couler les rivières à ciel ouvert

Continuité écologique

Assemblée et assemblage

Discuter entre humains du mieux-vivre ensemble avec les non humains

Co-produire des politiques de mieux-vivre ensemble avec les non humains

Ateliers de concertation sur la végétalisation ; Conseils de quartiers, budgets participatifs

Plan Biodiversité

Source : conception DM et AJ, inspirés par Butler et Barnett

28La géographie de la relationalité nous invite donc à observer, décrire, analyser et modéliser les interactions entre humains et non-humains, à partir des concepts apportés par Judith Butler et repris par Joshua Barnett [2018]. Cette relationalité se construit dans trois dimensions spatiales, sur la base de concepts doubles représentant la condition initiale et son aboutissement (Tableau 1, p. 395) :

  • Exposition et précarité : les non-humains sont exposés à des risques et les humains sont responsables de leur maintien, dans une interdépendance mutuelle ;

  • Infrastructures et coexistence : les institutions, aiguillées par les citoyens, garantissent la coexistence spatiale et la rencontre des humains et non-humains ;

  • Assemblées et assemblages : les espaces de débat public favorisent une gouvernance territoriale incluant les non-humains.

Conclusion : encourager la qualité relationnelle dans nos cités

29Comment repenser nos modes de faire à l’aune de cette relationalité incluant les non-humains ?

30Il ne s’agit pas seulement de discuter de la place des animaux et des végétaux en ville. Les laisser être suppose de lâcher-prise sur les mécanismes culturellement intégrés de domination de la nature par les humains, plus encore dans la ville encore souvent perçue comme artificielle et aseptisée par un certain nombre d’élus de grandes agglomérations. Valoriser les friches et la végétation spontanée constituant le Tiers-Paysage [Clément 2004], accepter l’errance animale, laisser les jardiniers en herbe cultiver des légumes en ville implique d’accepter les dynamiques ascendantes, c’est-à-dire les initiatives citoyennes dans leur singularité. Ostrom [2010] valorise ainsi celles-ci dans le cadre d’une gouvernance polycentrique de réservoirs de ressources communes. À partir de cela, c’est d’abord la qualité de la relation avec les non-humains que valorise la géographie de la relationalité. Cette dimension qualitative implique que tous les animaux ne sont pas bienvenus en milieu urbain. La nature n’est pas bonne et toute bonne : des espèces dangereuses et parasites viennent et viendront contrecarrer cette vision édénique. Il convient alors de revenir à la question première : pourquoi cette relation entre humains et non-humains est-elle essentielle ? Parce que travailler sur des objectifs de qualité relationnelle dans la cité suscite l’espoir de changer les mentalités en réinjectant du sens en commun [Stengers 2020], de donner un cadre et de porter un jugement de valeur pluraliste. Nous sommes des êtres à part entière, que nous soyons humains, animaux, végétaux, d’abord parce que nous sommes en relation [Chabot 2019].

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Notes

1 https://www.banquedumiel.org/home.html

2 https://opendata.paris.fr/explore/dataset/les-arbres/information

3 https://www.vigienature.fr/fr

4 Thèse en cours de Mélissa Poupelin, sous la direction d’Yves Richard et Thomas Thévenin, université de Bourgogne : Modélisation du cycle urbain de l’eau dans une perspective de changement climatique : application aux îlots de fraîcheur urbains de Dijon Métropole

5 https://www.paris.fr/pages/les-animaux-a-paris-6287

6 « Les animaux liminaires, sont, d'après les philosophes canadiens Sue Donaldson et Will Kymlicka, les animaux adaptés aux environnements anthropisés, et particulièrement aux environnements urbains, tels que les rats et les pigeons, ou encore les perruches à collier vivant à l'état féral” http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/liminaire

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Table des illustrations

Titre Figure 1 – La « forêt comestible » à Chenôve, au milieu des barres du quartier du Mail, un aménagement végétal porté par l’association Pirouette Cacahuète, en lien avec les riverains, pour la Ville de Chenôve (Côte d’Or)
Crédits Source : Cliché AJ, juin 2020
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/9829/img-1.png
Fichier image/png, 1,5M
Titre Figure 2 – Le projet Garden State (https://gardenstate-dijon.com/​), avenue de Langres à Dijon, après la 2nde expulsion des jardins de l’Engrenage
Légende « Rebsamen et Ghitti volent la terre. Ami.e.s de la nature, rejoignez la lutte ». La terre désigne le foncier ainsi que la terre végétale cultivée (mais sur remblai) excavée par les engins de BTP. F. Rebsamen est le maire de Dijon, Ghitti Immobilier est un promoteur.
Crédits Source : Cliché AJ, juillet 2021
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/9829/img-2.png
Fichier image/png, 1,2M
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Pour citer cet article

Référence papier

Damien Marage et Anne Jégou, « Pour une géographie de la relationalité.Repenser la solidarité territoriale urbaine avec les non-humains »Bulletin de l’association de géographes français, 99-3 | 2022, 386-399.

Référence électronique

Damien Marage et Anne Jégou, « Pour une géographie de la relationalité.Repenser la solidarité territoriale urbaine avec les non-humains »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 99-3 | 2022, mis en ligne le 20 novembre 2022, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/9829 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.9829

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Auteurs

Damien Marage

Professeur de géographie, UMR ThéMA 6049 CNRS / Université de Franche-Comté, 32 rue Mégevand 25030 Besançon cedex – Courriel : damien.marage[at]univ-fcomte.fr

Anne Jégou

Maîtresse de conférences en Géographie et Aménagement de l’espace, urbanisme, Université de Bourgogne, laboratoire ThéMA – Courriel : anne.jegou[at]u-bourgogne.fr

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Droits d’auteur

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