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Contraintes globales et gouvernance locale : pour un premier bilan des ports décentralisés en France

Global constraints and local governance: towards a first assessment of decentralized seaports in France
Jacques Guillaume
p. 350-368

Résumés

La France s’est engagée franchement dans la décentralisation portuaire depuis 1983 et le processus n’est pas définitivement achevé ni stabilisé, si l’on en croit les termes de la loi du 7 août 2015 sur la nouvelle organisation territoriale de la République (loi NOTRe). Pour autant, la décentralisation qui, pour les ports principaux, s’est traduite par la régionalisation (en dehors bien sûr des Ports autonomes, devenus Grands Ports Maritimes), est sous tension de multiples contraintes globales qui peuvent en altérer l’intérêt économique ou la portée territoriale. L’article se propose, après un premier bilan institutionnel, de cerner ces contraintes et de suggérer quelques pistes de gouvernance.

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Texte intégral

1Les ports décentralisés, c’est-à-dire tous les ports qui ne sont pas des ports d’État, selon les principes de la loi du 4 juillet 2008 portant sur les Grands Ports Maritimes (GPM), ne sont pas forcément à décentrer de nos préoccupations de chercheurs, pour au moins deux raisons. La première tient à leur importance relative, nullement négligeable au vu des trafics qui les animent, de l’ordre du cinquième des trafics portuaires français (68,2 millions de tonnes en 2012). Même si ces trafics se dispersent sur un nombre élevé de points de passage (une quarantaine), alors qu’il n’existe que sept GPM, il faut reconnaître à ces ports un pouvoir d’équilibre et d’impulsion des territoires littoraux, d’autant que les marchandises qu’ils traitent sont « globalement » plus riches que celles des GPM. En effet, les GPM pèsent surtout par les vracs liquides (95 % des trafics nationaux de ce type), les vracs solides (85 %) et beaucoup moins par les marchandises diverses (moins de 60 %), malgré leur traitement presque exclusif des marchandises conteneurisées. Ils doivent cette relative faiblesse au roulage dont les flux s’écoulent à 70 % par les ports décentralisés. Certes, il y a dans cette affaire une part exagérément grossie du port de Calais qui réalise à lui seul les trois quarts du roulage des ports décentralisés et la moitié environ du roulage de tous les ports de France, part qui interpelle par la même occasion sur le statut curieusement « régionalisé » de ce port, alors que ses modes d’insertion géographique sont d’échelle européenne. La remarque n’efface pourtant pas l’importance des ports décentralisés sur des créneaux beaucoup plus classiques, comme les marchandises conventionnelles, dont ils récupèrent le quart des flux nationaux.

2La seconde raison tient au fait que la France est connue pour être un État jalousement conservateur en matière de droits régaliens sur les infrastructures portuaires, de sorte qu’évoquer la décentralisation paraît assez baroque, ou du moins totalement contradictoire avec les tendances de fond qui avaient animé l’État, au moins depuis la Révolution française [Guillaume 2014]. Or, depuis 1983, et singulièrement depuis 2004, l’État semble décider à « passer la main », en transférant aux collectivités territoriales, la majeure partie des infrastructures, sans pour autant que se dessinent clairement des lignes directrices d’une politique en matière de développement portuaire [Debrie & Lavaud-Letilleul (dir.), 2010]. On sait bien en effet que les ports de France, en comparaison d’autres situations en Europe, sont en difficulté, avec des trafics qui stagnent (330,5 millions de tonnes en 1979, 332,5 millions de tonnes en 2012), des opérateurs qui se marginalisent et des concurrences qui s’exacerbent. Décentraliser n’est donc pas forcément la panacée universelle, surtout lorsqu’on en cherche les motivations profondes qui s’apparentent pour l’État à un délestage sans réflexion d’ensemble et sans réelle stratégie d’accompagnement des politiques locales.

3C’est donc avec de telles considérations que nous avons abordé ce travail, en insistant bien sur la permanence lointaine de la vieille querelle entre centralisme et « localisme ». Le recours à la décentralisation n’a donc guère de risque de surprendre les acteurs locaux qui, historiquement, en faisaient leur cheval de bataille. Mais il se fait à un moment où les contraintes globales s’exacerbent considérablement sur la vie portuaire, en en diminuant ainsi les chances de succès, d’autant que le « localisme » se heurte à ses propres limites. Elles doivent être rappelées et surtout traitées par quelques stratégies d’accompagnement politique.

1. Le débat entre centralisme et « localisme » : la réactivation d’une vieille querelle

4Il y a en gros trois manières de traiter les politiques portuaires [Brooks 2004]. La première repose sur le centralisme, confiant le contrôle des ports à l’État, au nom de principes qu’il est facile de décliner (intérêt stratégique, droit d’accès pour tous à des biens publics, coûts de ces biens publics, effets d’induction de ces biens sur l’économie locale, régionale et nationale), l’État en profitant pour mieux asseoir ses prétentions par l’octroi d’une assise domaniale aux ports maritimes et par la définition large des services publics dispensés aux usagers [Lavaud-Letilleul & Parola 2011]. La seconde, tout en ne renonçant pas aux principes qui viennent d’être évoqués, cherche plutôt à confier les ports aux acteurs publics d’obédience locale, en estimant que c’est à cette échelle que peut se faire le mieux l’arbitrage entre les intérêts collectifs et les intérêts particuliers, ainsi que la stimulation des initiatives. C’est en gros la posture « hanséatique », même si elle est souvent relayée par l’aide massive des pouvoirs régionaux et centraux. Enfin, la troisième, plus récente, consiste à faire confiance à l’initiative privée, quitte à lui concéder l’exploitation des ports, voire lui garantir la totale propriété des infrastructures et des outillages. Cette posture « anglo-saxonne » a aujourd’hui le vent en poupe et trouve des formes moins radicales d’adaptation et d’intégration aux modèles précédents, par le biais des concessions de terminaux, selon l’acception du « landlord port », dans laquelle l’autorité portuaire n’a plus que la propriété des terrains et la responsabilité de l’aménagement, perdant par la même occasion la responsabilité des outillages dont elle disposait dans le modèle plus classique du « port-outil » [Banque mondiale 2001, Brooks & Cullinane 2007].

5Sans aller jusqu’au centralisme radical pour des raisons que nous rappelons plus bas, l’État en France a pourtant penché en sa direction depuis la Révolution française. C’est en effet à cette époque qu’il décide deux mesures capitales : placer les ports de France sous l’autorité d’un ministère central à partir du décret du 2 brumaire an IV, mettre les espaces portuaires sous le régime du domaine public (article 538 du code civil en 1802), étendant ainsi aux espaces portuaires l’idée bien française du domaine public maritime [Grosdidier de Matons 1999]. Par la suite, cette prise en main des ports par l’État a été justifiée, au nom d’un saint-simonisme assez prégnant tout au long du 19ème siècle, faisant des conditions du développement de la richesse productive un devoir d’État, passant entre autres par la réalisation de grands équipements. L’État en effet n’avait aucune peine à justifier ses interventions dans les ports, en mettant en avant les besoins d’investir liés à la révolution des transports et l’ouverture au grand commerce, les mettant en balance avec les maigres capacités de financement de l’échelle locale. Le port, de simple fenêtre sur la mer, devient, avec la naissance des grands axes de pénétration ferroviaire et fluviale, un nœud de réseau, perçu de plus en plus comme un levier de développement régional [Vigarié 1979]. L’émergence d’une sensibilité à l’aménagement du territoire, aux grands équilibres régionaux, agit dans le sens d’un intérêt pour les ports, car, comme le rappelait un sénateur des Côtes du Nord de l’entre-deux-guerres, « l’outillage économique est dans toute région, même déshéritée, aussi indispensable qu’une école ou un service public » [in Marnot 2011]. Cette conception culmina dans la réalisation du plan Freycinet de 1879, puis finalement, sur un registre différent mais avec des objectifs assez semblables, dans les lois sur l’autonomie portuaire, inaugurées par la loi du 12 juin 1920, puis remaniées de fond en comble par celle du 19 juin 1965, lorsque la France des Trente Glorieuses, de l’industrialisation et de la planification gaullienne, se lança dans la désignation de six ports autonomes qui n’eurent d’autonome en fait que leur qualificatif juridique, puisqu’il s’agissait d’établissements publics dont la gouvernance restait éminemment centralisée et contrôlée par l’État [Vigarié 1984, 2003]. Nombre d’acteurs locaux ont ressenti cette intrusion comme une véritable spoliation puisqu’il s’agissait pour les chambres de commerce et d’industrie, de remettre gratuitement les terrains et les outillages des concessions dont elles avaient la charge. Ceci ne se fit pas sans débats ni tensions.

6En fait, c’est moins la posture presque dogmatique de l’État qui était critiquée par les acteurs locaux que son manque de souffle financier. Si l’on suit les estimations de Georges Hersent [in Marnot 2011, op. cité], on peut penser qu’entre 1814 et 1913, l’État a dépensé moins de 1,4 milliard de francs pour ses ports (contre 2 pour ses canaux, 18 pour ses voies ferrées et 40 pour ses routes). Il faut donc bien convenir qu’en dehors de quelques courtes périodes favorables, c’est plutôt la médiocrité qui a prévalu et a fortement démoralisé les acteurs locaux, surtout lorsqu’ils mettaient en comparaison les efforts consentis avec les aides accordées aux ports de l’Europe du Nord-Ouest, pourtant majoritairement sous gouvernance municipale. Preuve de cette inconstance chronique, l’autonomie, qui devait engager l’État vers un net renforcement de son effort financier (la loi de 1965 l’obligeait à couvrir la totalité des dépenses d’entretien des infrastructures des ports autonomes et de 60 à 80 % des dépenses liées aux infrastructures nouvelles), s’est vite heurtée à de graves défaillances à partir des années 1980. Ainsi, d’après un rapport d’enquête de l’IGF, il apparaissait que sur les dix années 1989-1998, la part de l’État dans les financements des nouvelles infrastructures n’atteignait pas le seuil des 60 % réglementaires dans les ports autonomes et que cette participation descendait même à 43 % en prenant en compte tous les ports dont l’État avait la tutelle (ports autonomes et ports d’intérêt national). Le complément devait être trouvé chez les gestionnaires des ports eux-mêmes (36 %), les collectivités territoriales (13 %) et la communauté européenne (8 %).

7C’est donc cette indigence chronique des sources de financement de l’État, à laquelle s’est ajoutée la nécessaire prise en compte d’une certaine « démocratie locale », qui firent lentement dériver le pouvoir central vers la délégation de service public, sous la forme de concessions portuaires de longue durée à des chambres locales de commerce et d’industrie, ces dernières s’identifiant progressivement à la gestion et à l’exploitation de « leur » port [Puaux 2004]. Ces chambres consulaires deviennent progressivement des interlocuteurs légitimes à partir des années 1820, au point qu’en 1866, l’État leur reconnaît le droit de participer à l’amélioration des installations portuaires, en la gageant sur la perception de droits et taxes. La loi du 9 avril 1898 va beaucoup plus loin, puisqu’elle autorise dans son article 15 les chambres de commerce à être concessionnaires de travaux publics ou de services publics, en citant explicitement les ports de leur circonscription. La loi du 7 avril 1902 vient en complément, en rendant permanente la perception par les chambres de taxes locales (droits de port, taxes d’outillage), sans que cette perception soit assujettie à un programme de travaux spécifiques [Marnot 1999 , Roussel 1990]. Dès lors, les chambres de commerce sont désignées comme organes de gestion portuaires. Elles sont encouragées à participer au financement des infrastructures et elles financent directement les outillages. Certes, elles restent sous la tutelle de l’État, les concessions n’étant accordées qu’à la signature d’une convention et d’un cahier des charges dont une grande partie est réglementaire et non négociée. Il en résulte que l’ingénieur des Ponts et Chaussées, désigné par l’État comme directeur du port, a des pouvoirs réels de contrôle sur la bonne marche de la vie de son port. Par exemple, les droits et taxes doivent être proportionnés aux besoins réels du concessionnaire et n’assurer en principe que l’équilibre des comptes de la concession qui, de toute manière, reviendra à l’État à son extinction. En cas d’excédents manifestes, l’État est en droit de ponctionner les comptes de la concession pour ses besoins propres, ou d’imposer une réduction des droits et taxes perçus. Toutes ces contraintes pourraient faire penser à un dirigisme très strict. Dans la pratique, les concessionnaires ont bénéficié d’une assez grande liberté et là encore, c’est plutôt dans le registre des aides financières qu’ont porté les revendications locales. Cette question est devenue récurrente avec la création des Ports autonomes, le soutien de l’État aux investissements étant systématiquement plus faible dans les ports non autonomes, et surtout sans garantie par la loi, mais discuté projet par projet.

8On retrouve encore cette question financière avec les campagnes de décentralisation des dernières décennies, dans la mesure où les collectivités territoriales étaient devenues de facto des sources importantes de financement des investissements, alors même qu’elles n’avaient aucun pouvoir de contrôle sur les organismes portuaires. Par ailleurs, le débat préparatoire aux transferts s’est cristallisé abondamment sur la question des dotations globales de décentralisation, ces futures dotations étant souvent jugées trop modestes, parce que calculées sur des périodes de référence pendant lesquelles l’État s’était montré peu généreux à l’égard de son domaine, au point d’être soupçonné de vouloir céder un patrimoine en voie de détérioration rapide. S’ajoutent à cette question comptable, des considérations théoriques sur la meilleure répartition de l’offre de biens publics [Marchand 1999].

9S’il est incontestable qu’un port est un bien public, son assise géographique est très variable et peut donc poser la question des agents économiques susceptibles d’en bénéficier. Indirectement, l’assiette des charges financières doit au mieux se rapprocher de l’assise géographique des usagers qui, dans le cadre des ports secondaires, est souvent très restreinte.

10C’est en ce sens qu’il faut comprendre les deux lois de décentralisation des 7 janvier 1983 et 22 juillet 1983 dont le but est de transférer aux départements ou aux communes (pour les seuls ports de plaisance), 532 ports de taille réduite (304 ports de pêche et de commerce aux départements, 228 ports exclusivement de plaisance aux communes), sans pour autant que les grands équilibres nationaux en soient perturbés (les ports départementaux réalisaient avant la décentralisation 1,2 % du trafic métropolitain). Du reste, les ports qui sont restés dans le giron de l’État après cette première salve de décentralisation ont été promus au titre de ports d’intérêt national, semblant ainsi confirmer la logique d’affectation des biens publics précédemment exposée. Ces ports d’intérêt national (17 au moment de leur désignation) avaient effectivement des trafics souvent multimillionnaires (douze dépassaient le million de tonnes en 1979, cinq les 3 millions de tonnes), les seuls qui se détachaient mal des ports départementaux étant néanmoins qualifiés par la place qu’ils pouvaient jouer dans la continuité territoriale de la République (Nice, Ajaccio, Bastia), par l’importance de leurs débarquements halieutiques (Concarneau, alors troisième port de pêche de France), ou par leur rôle dans le déploiement des forces militaires de notre pays (Toulon, Brest, Lorient, Cherbourg, et plus curieusement deux ports restés d’État, parce que « contigus aux ports militaires » : Le Fret et Roscanvel). On peut admettre que c’est la même logique qui a finalement animé le législateur, lorsqu’il décida de transférer les ports d’Ajaccio et de Bastia à l’assemblée de Corse par la loi sur le statut de l’île du 22 janvier 2002, les autres ports corses ayant été transférés précédemment à leur département respectif.

11Il convient toutefois de rappeler que ce recours au « localisme » supposait un strict encadrement de la part du pouvoir central. S’il est bien spécifié dans l’article 6 de la loi du 22 juillet 1983, que « la commune est compétente pour créer, aménager et exploiter les ports… qui sont affectés exclusivement à la plaisance », qu’elle peut le faire en régie directe ou, à défaut, sous la forme de concession à des personnes publiques ou privées, et notamment à des sociétés d’économie mixte », la création d’un port doit être en conformité avec le schéma de mise en valeur de la mer (SMVM), invention de la première loi du 7 janvier 1983, et dont la rédaction est confiée à des fonctionnaires d’État [Bécet, 1987]. En cas d’absence de ce document, les décisions de création et d’extension d’un port de plaisance sont prises par le représentant de l’État dans le département sur proposition de la commune, après avis du conseil régional, à l’issue d’une très lourde procédure inscrite dans le code des ports maritimes. Or, le représentant de l’État doit tenir compte de la doctrine d’aménagement de l’État, de moins en moins favorable à ce genre d’équipement, la loi Littoral du 3 janvier 1986 confirmant par quelques dispositions concrètes, les réserves entrevues depuis le décret du 25 août 1979 approuvant la « directive d’aménagement national relative à la protection et à l’aménagement du littoral ».

12On peut alors s’interroger sur la confiance presque aveugle du pouvoir central à l’égard des « libertés et responsabilités locales », dès lors qu’il s’est agi de transférer par la loi du 13 août 2004 aux collectivités territoriales ou à leurs groupements, la propriété, l’aménagement, l’entretien et la gestion des ports non autonomes [Douet & Gambet 2008]. Il s’agissait ni plus ni moins d’abandonner les ports d’intérêt national, à croire qu’ils ne l’étaient plus après vingt ans d’existence, et de s’engager dans deux voies nouvelles : le transfert de la pleine propriété des terrains et ouvrages faisant partie du domaine public portuaire, ce transfert étant mis en concurrence entre les collectivités, sans qu’un de leur niveau ne soit désigné de manière privilégiée. Par ailleurs, et ceci explique sans doute cela, les collectivités territoriales pouvaient demander le transfert de la totalité ou d’une partie du port, « pourvu qu’elle soit individualisable, d’un seul tenant et sans enclave ». On mesure le désordre institutionnel que cette loi a engendré, puisque la décentralisation de 1983 avait semblé désigner le département comme la tutelle de référence des ports transférés (selon l’article 6 de la loi du 22 juillet 1983, il est spécifiquement dit que « le département est compétent pour créer, aménager et exploiter les ports maritimes de commerce et de pêche, dans le respect des dispositions prévues par le code des ports maritimes et des prescriptions des SMVM (Schéma de Mise en Valeur de la Mer) », les ports d’État étant finalement l’exception (ports autonomes et ports d’intérêt national). Vingt ans plus tard, cette norme est remise en cause, sans désignation d’un autre échelon territorial. Seule, la détermination des candidats prime, ce qui peut entraîner de très notables distorsions entre les territoires, car, à l’encan des transferts, les ports les plus intéressants seront évidemment les plus courtisés. Finalement, l’État se contente d’arbitrer les différends entre les collectivités territoriales, dès lors qu’il y a compétition entre elles pour le transfert d’un port. La seule mesure réellement d’autorité de l’État reste le retrait de la compétition du port de commerce de La Rochelle-La Pallice, l’État jugeant qu’il était digne d’accéder au rang de port autonome, par le décret du 20 décembre 2004, portant effet en date du 1er janvier 2006. Pour tous les autres, « si plusieurs demandes sont présentées pour un même port, le représentant de l’État dans la région organise entre les collectivités et les groupements intéressés une concertation, dont il fixe la durée, en s’efforçant d’aboutir à la présentation d’une demande unique. Si un accord intervient sur une candidature unique, il désigne la collectivité ou le groupement concerné comme bénéficiaire du transfert ». Il est précisé qu’en l’absence d’accord au terme de la concertation ou de demande de transfert à la date du 1er janvier 2006, « le représentant de l’État désigne avant le 31 décembre 2006 les bénéficiaires du transfert des ports dont l’activité dominante est le commerce ou la pêche, pour leur totalité ou une partie individualisable, d’un seul tenant et sans enclave ». Au total, l’État eut à arbitrer entre 26 candidatures pour le transfert partiel ou total de 14 ports (il n’y a pas eu de candidature déclarée pour Le Fret et Roscanvel, ports attribués à leur commune respective, et pour le port de pêche de la Rochelle-Chef de Baie qui n’avait pas été intégré dans le périmètre du port autonome de La Rochelle-La Pallice et finalement attribué au conseil général de Charente-Maritime). Si l’on dresse le bilan de ces attributions, on s’aperçoit que les communes ou leurs groupements ont été systématiquement écartés, sauf à Dieppe, où l’échelle locale participe pour une part minime à un syndicat mixte, que les départements n’ont été retenus que pour des ports assez modestes (Concarneau, Nice et Toulon) ou par l’intermédiaire de combinaisons avec d’autres collectivités territoriales (Dieppe, Caen et Cherbourg), tous les autres revenant à leur région respective (Calais, Boulogne, Saint-Malo, Brest, Lorient, Bayonne, Port La Nouvelle et Sète) (Fig.1).

13Est-ce à dire que l’État s’est forgé par l’expérience une nouvelle doctrine des transferts portuaires, le conduisant à privilégier les régions ? On pourrait le penser si l’on suit certains paragraphes de l’article 22 de la loi du 7 août 2015. Cet article a pour objectif de remettre en cause les attributions portuaires aux départements, puisqu’il est bien dit que « la propriété, l’aménagement, l’entretien et la gestion des ports relevant du département peuvent être transférés, au plus tard au 1er janvier 2017… aux autres collectivités territoriales ou à leurs groupements dans le ressort géographique desquels sont situées ces infrastructures ». Il est précisé néanmoins que le département ou le groupement dont il est membre peut demander le maintien de sa compétence, celle-ci lui étant attribuée d’office s’il n’y a pas d’autre candidat. Mais à l’inverse, s’il n’y a pas de candidat ou de demande du département à maintenir la sienne au 31 mars 2016, le préfet de région est tenu de désigner la région comme l’attributaire exclusif. On sent ici les difficiles tractations entre élus et surtout les incohérences de la loi qui semblerait signifier, après avoir longtemps milité pour la tutelle départementale, la préférence pour la région, ce qui semble assez logique, sauf qu’elle conduit à penser que les ports les moins courtisés lui reviendraient de droit !

Figure 1 – Ports d’État et ports décentralisés en France

Figure 1 – Ports d’État et ports décentralisés en France

14Finalement, l’innovation institutionnelle touche beaucoup plus aux autorités de tutelle qu’aux modalités de gestion et d’exploitation, puisque les concessions des chambres de commerce n’ont pas été remises en cause par les nouvelles autorités portuaires, sauf dans les deux cas où ces concessions expiraient à des dates rapprochées de celles du transfert (1er janvier 2007) ou lorsque des projets d’envergure remettaient en cause le périmètre de la concession initiale. Dans le premier cas, les difficultés financières de la concession ont fait écarter les chambres de commerce à Dieppe (le syndicat mixte reprenant la gestion du port) et à Sète (la Région Languedoc-Roussillon reprenant la gestion par l’intermédiaire d’un établissement public, Port Sud de France). Dans le second, l’ambition d’un projet ponctuel (Calais 2015 pour 650 millions d’euros en première phase) a conduit à faire évoluer les concessions vers une formule originale sur laquelle nous revenons en troisième partie. De manière assez générale, on relève que les transferts ont contribué à figer les relations entre les tutelles et leur concessionnaire selon le modèle traditionnel du « port-outil », sans réelle intrusion de partenariats public-privé dans l’exploitation (sauf rares exceptions comme à Cherbourg), alors même que les ports d’État (GPM) ont été forcés par la loi de « rénover » ces rapports de fond en comble [Gueguen-Hallouët 2014]. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette longue série trentenaire de réformes portuaires.

2. Le « localisme » à l’épreuve de multiples contraintes globales

15Si la mondialisation dont nous venons de voir un des versants institutionnels semble instiller « par le haut », il n’en est pas moins vrai qu’elle fait sentir ses effets à l’échelle locale, surtout lorsque cette dernière est adossée à des nœuds de réseau, par lesquels s’écoulent et se transforment les flux [Guillaume 2012]. C’est bien le cas des ports et le sort a voulu qu’ils soient remis à des autorités de tutelle décentralisées, au moment où ils subissaient le plus violemment les contraintes d’une mondialisation intégrale [Parreau 2002]. Il suffit d’ailleurs de procéder à un rapide bilan de leurs activités pour s’en assurer, en comparant leurs trafics à différentes dates significatives (1979, année d’un premier record historique des trafics français, 1992, année précédant l’entrée en vigueur du marché unique au 1/01/1993 et la mise en service du tunnel sous la Manche au 1er juin 1994, 2002, année précédant la procédure de décentralisation des ports d’intérêt national, 2012, dernière année pour laquelle nous possédons des données à peu près exhaustives). Le tableau 1 à effectif constant (c’est-à-dire en excluant La Rochelle-La Pallice des ports décentralisés pour éviter les effets de changement de statut, ce dernier port étant rangé dans les GPM pour toute la série statistique) fait apparaître une progression des ports décentralisés (12,5 % des trafics métropolitains en 1979, 17,8 en 1992, 20,4 en 2002 et 20,5 % en 2012). Toutefois ce succès « apparent » cache de profondes disparités qui se traduisent par une double tendance à la concentration et à la turbulence.

16Cette double tendance témoigne des évidentes pressions qui pèsent sur les territoires locaux, ces derniers ne réagissant pas de la même manière à des dynamiques qui les dépassent très largement. Les tableaux 2 et 3 en montrent les principales composantes, avec une croissance spectaculaire du port de Calais en comparaison des autres, ces derniers subissant entre eux de très sensibles reclassements.

Tableau 1 – Trafic des ports métropolitains en millions de tonnes

1979

1992

2002

2012

GPM

289,2

248,6

274,7

264,3

ExPIN

37,2

49,6

65,7

63,7

Autres ports

4,1

4,2

4,8

4,5

Total

330,5

302,4

345,2

332,5

Source : ministères en charge des ports aux différentes années (La Rochelle est compris dans les GPM pour toutes les années du tableau)

Tableau 2 – Comparaison des trafics des ports de Calais et des autres ports décentralisés en millions de tonnes

1979

1992

2002

2012

Calais

6,2

18

34,4

34,1

Autres ports décentralisés

35,1

35,8

36,1

34,1

Total

41,3

53,8

70,5

68,2

Source : ministères en charge des ports aux différentes années du tableau

17Ainsi, Calais passe de 15 % des trafics en 1979 à 50 % des trafics des ports décentralisés en 2012. Cette poussée fait évidemment reposer la question de la pertinence du statut « régionalisé » pour ce port, surtout lorsqu’on sait qu’au cours de la période 1980-2006, la chambre de commerce de Calais a réalisé près du tiers du chiffre d’affaires de toutes les concessions portuaires de France et près des deux tiers de leur résultat net ! A l’inverse, Sète plonge brusquement (8,3 millions de tonnes en 1979) pour finir par se stabiliser autour de 3,5 à 4 millions de tonnes, Boulogne disparaît du champ des principaux ports décentralisés (4,4 millions de tonnes en 1979, 0,2 million de tonnes en 2012), alors que d’autres font des percées temporaires (Cherbourg) ou tardives (ports en prise avec la desserte de la Corse). Rares sont finalement les ports qui réussissent à se stabiliser au cours des différentes années de référence.

Tableau 3 – Principaux ports décentralisés aux différentes années du tableau, en millions de tonnes

1979

1992

2002

2012

Sète 8,3

Calais 18

Calais 34,4

Calais 34,1

Calais 6,2

Caen 4

Cherbourg 4,2

Sète 3,5

Boulogne 4,4

Boulogne 3,8

Bayonne 4,2

Bayonne 3,3

Bayonne 3,1

Sète 3,6

Sète 3,9

Caen 3,1

Caen 2,5

Lorient 3,4

Lorient 2,7

Bastia 3,1

Brest 2,1

Cherbourg 3,3

Brest 2,4

Brest 3

Saint-Malo 1,9

Bayonne 3,2

Caen 2,4

Lorient 2,5

Lorient 1,9

Port-La-Nouvelle 2,6

Port-La-Nouvelle 2,3

Toulon 2,3

Dieppe 1,7

Brest 1,9

Bastia 2,2

Port-La-Nouvelle 1,9

Cherbourg 1,4

Saint-Malo 1,8

Saint-Malo 2,1

Ajaccio 1,7

Source : ministères en charge des ports.

18De multiples facteurs sont responsables de cette agitation désordonnée, mais peu sont à imputer directement à des défaillances locales : mise en place de voies nouvelles de transport, innovations logistiques, concentration des opérateurs, dérégulation des marchés, désindustrialisation massive, autant de thèmes dont les sources d’inspiration sont assez générales [Wang et al. 2012, Foulquier & Lamberts (dir.) 2014]. Pour ce qui concerne les voies nouvelles, il est certain que l’ouverture du tunnel sous la Manche a joué un rôle majeur dans la dynamique de la façade Manche-Mer du Nord. Le resserrement de l’offre de transport autour de la ligne courte du détroit a profité à Calais, alors que nombre de ports ont été gravement déstabilisés par la restructuration, voire la fermeture de leurs lignes [Tourret 2012]. Les innovations logistiques ont surtout porté sur l’affirmation massive de la conteneurisation, dont n’ont pratiquement pas profité les ports décentralisés (sauf peut-être Brest et Sète), alors qu’ils étaient traditionnellement orientés vers de nombreuses marchandises conventionnelles, gisements privilégiés de la « mise en boîte » (produits forestiers, produits agricoles en sacs, fruits et légumes, engrais manufacturés), dont ils assument encore le quart du trafic métropolitain en 2012. Par ailleurs, les progrès du transport routier en Europe ont neutralisé les possibilités de maintenir ou de développer le cabotage à partir des ports secondaires. La concentration des opérateurs quant à elle (manutention, consignation, transit) a bousculé les petites places portuaires, avec des rachats puis des fermetures d’agences, d’ailleurs souvent orchestrés par des initiatives étrangères, belges en particulier. Les multiples modifications du cadre réglementaire des activités économiques européennes ont également impacté les ports de manière erratique [Tourret 2003]. Par exemple, l’affirmation des principes du marché unique a permis d’ouvrir à la concurrence des secteurs jusqu’alors protégés. Ainsi, les règlements européens 4055/86 et 3577/92 ont ouvert le cabotage national à partir du 1er janvier 1993, y compris entre le continent et les îles (Corse), aux partenaires européens ou oeuvrant sous pavillon européen (même si ce dernier était en fait un pavillon international). Une partie des difficultés de la SNCM vient de l’application de ce principe, au grand avantage de Corsica Ferries et de son « petit » port d’escale continental (Toulon, devenu respectivement troisième port décentralisé de France pour les passagers et huitième port pour le tonnage en 2012). A l’inverse, la disparition des ventes hors taxes à bord, sur les lignes intraeuropéennes, à compter du 1er juillet 1999, a porté un coût fatal aux traversées de passagers sur les lignes courtes entre le continent et le Royaume-Uni (le trafic de passagers entre Calais et Douvres a glissé de plus de 20 millions en 1997 à 9,3 millions en 2002, le port compensant cette dégringolade par le développement du trafic de fret). Enfin, la désindustrialisation a durement frappé les ports, dans la mesure où les industries de base étaient souvent leur principal client [Tourret 2011]. Ce repli aux effets directs (par la fermeture d’usines portuaires, souvent bord à quai) ou indirects (par la rétraction d’arrière-pays initialement très industrialisés, comme dans le Nord et l’Est de la France), explique la plongée de nombreux ports (Caen avec la fermeture de la Société Métallurgique de Normandie en 1993, Boulogne-sur-Mer avec la fermeture de la Comilog en 2003, Calais pour ses activités hors transmanche, avec la fermeture d’une usine de grillage du minerai de zinc en 2005). Les ports méditerranéens ne sont pas épargnés, puisque Sète a été très lourdement impacté par la fermeture de la raffinerie de Frontignan en 1986.

19On comprend dans ces conditions qu’un certain nombre de concessions aient cherché à se restructurer, voire à fusionner, sous le parrainage de leur nouvelle autorité de tutelle. En région Nord-Pas-de-Calais-Picardie (Hauts de France), le rapprochement des concessions de Boulogne-sur-Mer et de Calais devenait presque inévitable, d’autant que les chambres de commerce respectives des deux ports ont fusionné pour former la nouvelle chambre de la Côte d’Opale (avec celle de Dunkerque) à compter du 1er janvier 2011 (les chambres de commerce territoriales de la région passant de 13 à 4 à la même date).

3. Les limites intrinsèques du « localisme »

20L’évocation des fusions entre chambres de commerce, traditionnellement nombreuses en France, parce qu’en prise directe avec les acteurs économiques des territoires locaux (124 CCI territoriales encore en France, dont une vingtaine disposent de concessions portuaires) pose néanmoins la question de l’adéquation entre les capacités d’investir et la pertinence des territoires, lorsqu’il s’agit de porter des projets ou tout bonnement de gérer des outils économiques. Le « localisme » se heurte donc à ses propres limites ou contradictions qu’il convient de préciser.

21En matière de transfert des tutelles, on peut penser que la réticence de l’État à confier les ports à des communes ou à leurs groupements, voire l’autocensure de celles-ci à se porter candidates, trouve son explication dans leur faible capacité budgétaire. La remarque risque de se confirmer avec la nouvelle loi NOTRe qui remet en compétition les ports départementaux entre les diverses collectivités territoriales. Il en est de même pour les concessionnaires, dont beaucoup restent limités en ressources propres. Ajoutons que les trafics auxquels sont attachées leurs recettes (droits de port et taxes d’outillage) ne fonctionnent pas en parfaite concordance de temps avec leurs investissements. En effet, il y a toujours un décalage entre la montée des charges financières et la croissance du chiffre d’affaires liée au nouvel outillage ou à la nouvelle infrastructure. Sète par exemple, suite à d’importants travaux d’extension, était un port lourdement endetté au moment où se sont écroulés ses trafics pétroliers pendant les années 1980, obligeant la CCI à freiner considérablement ses dépenses dans les années suivantes [Lavaud-Letilleul 2008]. Cette décélération n’est pas étrangère à la reprise en main de la gestion par la Région en 2007 (Port Sud de France). Toutefois, il faut nuancer le jugement, puisqu’il est prouvé qu’en vingt ans (1987-2006), les concessionnaires, même en excluant de l’analyse le port très rentable de Calais, ont toujours dégagé un ratio MBA/CA supérieur à 25 %, preuve qu’ils étaient capables de générer de la trésorerie à partir de leurs activités. C’est sans doute la raison de la confiance renouvelée des nouvelles autorités de tutelle, à l’égard des concessionnaires « historiques », à quelques exceptions près.

22Mais l’argument peut être aisément retourné, puisque cette situation peut être liée à la prudence ou à l’incapacité financière des concessionnaires. Sur ce plan, Calais détone encore par rapport au reste des ports décentralisés, puisque son effort de modernisation a été très soutenu pendant toute la période qui a précédé le transfert de tutelle à la région (près de 30 % de tous les investissements des ports d’intérêt national entre 1980 et 2006). Malgré ces injections permanentes qui ont modifié considérablement la physionomie du port, la CCI avait encore dans ses cartons des projets majeurs pour accompagner l’évolution des flottes et du trafic transmanche. Elle avait même défini dès les années 2004-2005 sous la tutelle de l’État un véritable schéma directeur de travaux devant aboutir à gagner sur la mer un nouveau bassin dans lequel allaient être accueillis les ferries de nouvelle génération (projet Calais 2015, Fig.2).

Figure 2 – Le projet Calais 2015

Figure 2 – Le projet Calais 2015

23Ce projet fut repris à son compte par la nouvelle autorité de tutelle qui en fit d’ailleurs un argument pour modifier le périmètre physique et statutaire de la concession, comme déjà signalé plus haut. Après avoir fait l’objet d’une saisine de la Commission Nationale de Débat Public (2009) puis de toutes les procédures d’études d’impact et d’enquête publique (2011-2012), le projet a vite évolué vers l’évolution de la concession des deux ports. S’appuyant sur la loi du 5 janvier 2006 relative à la sécurité et au développement des transports qui autorise une collectivité territoriale propriétaire d’un port, à la demande du concessionnaire, « de céder ou apporter la concession à une société portuaire dont le capital initial est détenu entièrement par des personnes publiques, dont la chambre de commerce et d’industrie dans le ressort géographique de laquelle est situé ce port », la région s’est résolue à confier la concession en février 2015 à la société d’exploitation des ports du détroit, dont le capital dépend majoritairement des chambres de commerce (chambre régionale et chambre de la Côte d’Opale), mais aussi de la Caisse des Dépôts, du fonds d’investissement Meridiam, ainsi que, pour une part minime, des salariés de la société. Cette société s’appuie sur une société de projet destinée à la réalisation de Calais 2015 et dont le capital dépend majoritairement de la Caisse des Dépôts et de Méridiam et pour une part minoritaire des chambres de commerce et même, pour un pourcentage très symbolique, du GPM de Dunkerque. Cette société doit être l’interlocutrice des investisseurs privés (Allianz-GI), doit collecter les fonds publics levés par la région et être le maître d’ouvrage du projet auprès du groupement concepteur-réalisateur désigné (Bouygues, Spie-Batignolles, Jan de Nul). A suivre ce montage, on se bien rend compte de la volonté d’orienter l’opération vers des fonctions productives et d’accentuer l’efficacité strictement portuaire, concrétisée par ailleurs par un éloignement assumé du port et de sa ville. C’est un projet d’envergure dont les conséquences locales sont attendues, mais en effets induits d’une stratégie inspirée par le maintien de parts de marché. Du reste, le concurrent Eurotunnel ne s’y est pas trompé, puisqu’il a déposé un recours administratif contre la concession dès avril 2015 !

24Au total, cet exemple pose la question du sens à donner au « localisme ». S’agit-il de reproduire ce qui se faisait déjà sous la tutelle de l’État, en s’orientant franchement vers le développement de l’économie productive et du chiffre d’affaires portuaire, cette transposition par transfert n’apportant en fait que de la complexité dans la gouvernance ? Ou s’agit-il de mener de nouvelles politiques, plus orientées vers le développement territorial à la « bonne échelle » ? C’est évidemment une question de fond à laquelle les collectivités territoriales n’ont pas été obligées de répondre, puisque rien n’était dit des orientations qu’elles devaient donner à leur port dans les lois de décentralisation qui se limitaient sur ce point à de simples considérations institutionnelles. Le risque est alors grand pour les tutelles d’en rester à une vision « techniciste », mal coordonnée par ailleurs avec les documents d’aménagement dont elles ont pourtant la responsabilité de la conception (SRADDT – Schéma Régional d’Aménagement et de Développement Durable des Territoires pour les régions) et surtout en conflit latent avec les documents d’urbanisme locaux des collectivités de « base » (PLU – Plan Local d’Urbanisme, SCOT – Schéma de Cohérence Territoriale). A l’inverse, la volonté d’intervention des communes ou de leurs groupements dans les questions portuaires risque de se limiter à des préoccupations exclusivement urbaines ou ludiques. D’où la crainte d’une fragmentation des territoires, la loi poussant même en ce sens. Rappelons en effet qu’il était possible en 2004 de poser sa candidature pour le transfert d’une partie d’un port, pourvu qu’elle soit individualisable, d’un seul tenant et sans enclave. Notons que la loi du 7 août 2015 reprend la formule pour les ports départementaux, ce qui est une belle occasion de relancer des compétitions parfois désordonnées, en particulier dans les ports départementaux méditerranéens, où la pression de la plaisance et des enjeux urbains est évidente.

25Le bon voisinage entre les économies productive et résidentielle est pourtant essentiel, car, à la différence des Grands Ports Maritimes, villes et ports, bassins de commerce, de pêche et de plaisance, sont encore très entremêlés dans les ports décentralisés. Il convient par conséquent de réfléchir à des projets globaux de territoire et de trouver les meilleures formules pour aider les collectivités territoriales, les concessionnaires et les acteurs portuaires à coopérer et à œuvrer ensemble à de véritables projets intégrés. De ce point de vue, les formules de partenariat, verticales (en associant des collectivités de différents niveaux) ou horizontales (en associant les différents acteurs d’un même territoire) auraient dû être imposées par la loi. Il n’en a rien été et on remarque que seuls, les ports normands ont opté pour un partenariat vertical en associant deux niveaux en Basse-Normandie et même trois pour le cas de Dieppe en Haute-Normandie (73 % pour la Région, 15 % pour le Département et 12 % pour la ville et la communauté d’agglomération), le syndicat mixte ainsi créé étant à la fois autorité de tutelle et organe de gestion. Un comité syndical est en charge des décisions et des orientations à donner à ce port multifonctionnel, très engoncé dans son espace urbain. À une autre échelle, à Toulon, sur un littoral où les enjeux d’urbanisme pèsent finalement beaucoup plus que les enjeux strictement portuaires, le Conseil général du Var a fini par accepter le partenariat avec la communauté d’agglomération Toulon Méditerranée, la nouvelle autorité de tutelle devenant un syndicat mixte associant les deux entités (le Syndicat mixte varois des ports du Levant, le concessionnaire restant la CCI du Var) [Debrie & Lavaud-Letilleul 2009]. Mais il existe des formules beaucoup moins radicales de concertation horizontale, comme les conseils portuaires, associant collectivités territoriales, concessionnaires et usagers, malheureusement sur un registre strictement consultatif. En Bretagne par exemple, la compétition latente entre région et départements n’a pas permis de reprendre la formule de la mixité en matière d’autorités de tutelle. Les ports sont donc régionaux, départementaux ou communaux. Mais la multiplicité des activités a introduit une certaine complexité dans les organes de gestion et fait militer pour des structures étoffées de concertation entre collectivités, concessionnaires et usagers, selon le modèle des conseils portuaires précédemment évoqués [Debrie et al. 2007].

Conclusion

26Au total, les ports décentralisés, créés dans un souci de simplifier la gouvernance et de rapprocher la décision de l’action, ont plutôt engendré de la complexité et de la confusion. L’État reste partout présent dans les ports pour l’accomplissement de ses missions régaliennes (police, sécurité maritime, contrôle des flux). Mais il n’est plus l’autorité de tutelle. Pour autant, les régions ont imposé leur pouvoir de manière inégale. Certaines sont devenues incontournables (Nord-Pas de Calais, Bretagne, Languedoc-Roussillon), mais d’autres doivent partager avec des collectivités infrarégionales (les deux Normandies), d’autres enfin sont inexistantes face à la résistance des collectivités départementales (Provence-Alpes-Côte d’Azur). En fait, cette décentralisation témoigne surtout de l’absence de cap à suivre de la part de l’État central. Ce dernier conserve sous sa coupe l’essentiel de l’activité par l’intermédiaire des GPM, dont il a profondément réformé la gouvernance, mais sans en modifier le nombre et l’assise géographique, en dehors du cas rochelais. Par ailleurs, en laissant libres les collectivités territoriales sur les modalités d’organisation de la tutelle, l’État a manqué le pari vers lequel il souhaitait conduire tous ces ports : une meilleure cohésion des intérêts urbains et portuaires, une vision « municipale » à laquelle on pense toujours, en songeant aux réussites, réelles ou supposées, des villes-ports de l’Europe du Nord-Ouest.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 – Ports d’État et ports décentralisés en France
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Titre Figure 2 – Le projet Calais 2015
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Pour citer cet article

Référence papier

Jacques Guillaume, « Contraintes globales et gouvernance locale : pour un premier bilan des ports décentralisés en France »Bulletin de l’association de géographes français, 93-4 | 2016, 350-368.

Référence électronique

Jacques Guillaume, « Contraintes globales et gouvernance locale : pour un premier bilan des ports décentralisés en France »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 93-4 | 2016, mis en ligne le 22 janvier 2018, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/940 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.940

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Auteur

Jacques Guillaume

Professeur des Universités émérite, Université de Nantes, Institut de Géographie et d’Aménagement Régional, Laboratoire Géolittomer UMR LETG 6554-CNRS, Rue de la Censive du Tertre, BP 81227, 44312 Nantes cedex 3 – Courriel : jacques.guillaume[at]univ-nantes.fr

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