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AccueilNuméros98-1Asie du Sud-Est : Emergence d'une...L’Asie du Sud-Est : quelles géogr...

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1L’introduction de l’Asie du Sud-Est au programme des concours du CAPES et de l’Agrégation a conduit l’Association de Géographes Français à proposer une séance thématique consacrée à cette région du monde, comme elle le fait depuis plusieurs années sur d’autres thématiques. En ce centenaire de l’Association1, c’est aussi l’occasion de se pencher sur l’évolution des thématiques d’études prévalentes à propos de l’Asie du Sud-Est.

1. Cent ans d’Asie du Sud-Est dans le Bulletin de l’AGF

2Très tôt dans l’histoire de la revue, dès 1926, l’Asie du Sud-Est y est présente, avec des articles d’Étienne Chassigneux sur la géomorphologie littorale du Tonkin, la pluviométrie dans l’Annam (1927) et les marchés périodiques au Tonkin (1928). On retrouve cette approche classique de l’École française de géographie dans les articles de Charles Robequain (L’habitation rurale dans l’Indochine française, 1930, Notes morphologiques sur les plateaux du Sud-Annam, 1942), René Morizon (La pêche dans les lacs du Cambodge, 1934), René Dumont (La culture du riz dans le delta du Tonkin, 1935), un peu plus tard de Jean Delvert (Une île du Mékong cambodgien, 1956, Les phnom des plaines cambodgiennes, 1964, Les paysans cambodgiens : conditions d’une recherche, 1968). Pendant 40 ans, tous les articles se limitent à l’Indochine française.

3Il faut attendre 1968 pour avoir apparaître dans la revue des articles sur la Thaïlande, toujours dans la même veine ruraliste (Jean Delvert, La zone pionnière de Kanchanaburi, Michel Bruneau, L’irrigation traditionnelle dans le Nord de la Thaïlande) tandis que Jean Demangeot présente en 1971 ses recherches sur le karst tropical cambodgien, et que plusieurs articles traitent de climatologie (Jean Delvert, Le climat de Sumatra, 1975, et en 1978 deux articles de Danielle Yacono et Jocelyne Pérard d’une part, François Durand-Dastès d’autre part, sur la pluviométrie à Sumatra).

4Il faut attendre 1981 pour que l’AGF dédie une séance thématique à cette région du monde2 et 1982 pour voir apparaître un article portant sur le transport maritime et la ville (comparaison Singapour – Hong Kong, Christian Verlaque). Les publications commencent alors à se diversifier, tant sur le plan thématique que dans les terrains d’étude : si Jean Delvert dresse en 1984 une synthèse de la riziculture en Asie du Sud-Est, Sylvie Branellec écrit sur l’aquaculture aux Philippines (1984). En 1987, Henri Labrousse aborde la question géopolitique des détroits stratégiques du Pacifique occidental, et en 1999, après deux numéros de 1990 (agriculture de plantations)3 et 1992 (Indonésie)4 largement tournés vers les questions d’agriculture et de peuplement, la thématique des risques en Asie du Sud-est fait son entrée (articles de Jacques-Marie Bardintzeff et Franck Lavigne sur les risques volcaniques à Java et aux Philippines).

5Un tournant majeur vers les villes s’opère en 2001 avec un numéro régional5 piloté par Olivier Sevin, dans lequel figurent des articles sur les batailles de quartier à Jakarta (Jérôme Tadié), la place de la nature à Singapour (François Spica), mais aussi sur le tourisme en Indonésie (Christine Cabasset), les déplacements forcés au Laos (Fabrice Mignot) et les réseaux maritimes bugis en Indonésie (Carole Riegel). Ces thématiques nouvelles se retrouvent en 2002 avec l’article de Christel Thibault sur les déplacements forcés au Cambodge, en 2004 et 2011 avec des textes sur des éruptions volcaniques en Indonésie (Franck Lavigne & al., Edouard de Bélizal & al.), puis un article très original sur l’érosion des grès d’Angkor (Marie-Françoise André & al.) au sein d’un numéro consacré aux patrimoines géomorphologiques. En 2009, Yves Boquet présente l’évolution des anciennes bases militaires américaines aux Philippines, devenues hubs de transport aérien de fret pour Fedex et UPS, puis en 2011 la place des Philippines parmi les pays “émergents” et en 2012 la question épineuse des îlots en mer de Chine méridionale, tandis qu’en 2010 la question des risques d’inondation en ville est abordée dans les cas de Phnom Penh (Céline Pierdet) et Jakarta (Franck Lavigne, Monique Fort & Pauline Texier) et celle des incendies forestiers en Indonésie dans un article d’Olivier Sevin en 2011. La ville est au coeur d’un numéro thématique de 2014 (« Dynamiques urbaines en Asie du Sud-Est »6), avec des textes sur les migrations vers la ville à Hanoi et Ho-Chi-Minh-Ville (Pierre Morand, Thi Thien Nguyen & Patrick Gubry), le traitement de la pauvreté à Jakarta (Judicaëlle Dietrich), la gouvernance urbaine à Manille (Yves Boquet), les transports à Manille (Catherine Guéguen), les créations urbaines de Palangkaraya (Indonésie, Olivier Sevin) et Putrajaya (Malaisie, Frédéric Bouchon) et le développement urbain de Yangon/Rangoon (Marion Sabrié). Enfin, en 2015, Fabrice Mignot examine les grands aménagements hydrauliques au Laos, en 2017 Yves Boquet la complexité des interactions agriculture-tourisme-culture-environnement dans les cas des rizières en terrasses de Bali et du pays Ifugao de Luçon (Philippines), et en 2019 Amélie Robert les effets de de la guerre du Vietnam sur les forêts de ce pays.

6Après une longue phase où l’étude de l’Asie du Sud-Est était dominée dans les pages du BAGF par les perspectives ruralistes – Pierre Gourou n’ayant écrit que quelques lignes pour la revue en 1968, Jean Delvert est l’auteur le plus fréquent, avec 9 articles –, c’est donc aujourd’hui une approche à multiples facettes qui prévaut, comme dans l’étude d’autres régions du monde [Cariou 2020, Hugonie 2020, Pourtier 2020]. Du fait du passé colonial, assez logiquement les pays de l’ancienne Indochine française sont le plus souvent évoqués dans la revue, mais les années récentes ont permis une diversification, en particulier vers l’Indonésie. Seuls Brunei et Timor oriental n’ont pas été abordés dans le BAGF, et la Malaisie est peu présente, tout comme la Birmanie (1 article).

2. Approches contemporaines

7Comme pour chaque question mise au programme des concours, l’arrivée de « L’Asie du Sud-Est » a suscité la publication de plusieurs ouvrages destinés aux candidats et consacrés à la région [Boquet 2019, Fau & Franck 2019, Monot 2019, Pierdet & Sarraute 2019, Sabrié & Woessner 2019], ainsi qu’une nouvelle édition de l’ouvrage de notre collègue québecois Rodolphe de Koninck [De Koninck 2019]. En majorité rédigés par des équipes d’auteurs, ces manuels couvrent la plupart des sujets attendus, de la démographie aux modalités de la croissance économique des décennies récentes, de l’agriculture (qui n’est plus centrale comme dans les ouvrages plus anciens de Pierre Gourou, Charles Robequain ou Jean Delvert) à l’urbanisation et à la métropolisation, du tourisme aux défis environnementaux, sans oublier les questions de géopolitique (rôle croissant de la Chine) et de construction d’une identité régionale. Ils sont complétés par une publication de la Documentation Photographique [Gibert-Flutre 2020] et une abondante documentation disponible sur le site Géoconfluences de l’ENS Lyon7.

8Les communications présentées lors de la séance AGF à Paris le 18 janvier 2020, conçues pour ne pas faire doublon avec ces manuels, ont suivi un double fil directeur.

9Le premier questionne la pertinence de l’objet géographique Asie du Sud-est, apparu relativement récemment. Quelles sont les limites de l’Asie du Sud-Est (rappelons que dans un des ses ouvrages, Jean Delvert en excluait le Vietnam trop sinisé par rapport aux autres pays marqués par l’influence indienne, mais y incluait Ceylan) et ses spécificités en tant que région ? Quels sont les facteurs d’unité de cet espace si disparate (taille, population, richesse, mondialisation des pays, en plus des langues, écritures et religions diverses : Singapour face à l’Indonésie, au Myanmar, à Timor-Leste). Comment se positionne l’Asie du Sud-Est vis-à-vis de ses voisins chinois et indiens, historiquement [Bruneau 2006], aujourd’hui (communication sur les liens transfrontaliers Chine-Birmanie) et sur l’échiquier géopolitique mondial ? Existe-t-il un modèle spécifique de développement économique de cette région en pleine croissance ? Comment est abordée et traitée la question des minorités ethniques (communication sur les minorités ethniques et le tourisme dans la région du lac Inlé en Birmanie), linguistiques et religieuses dans les pays de la région (en particulier les groupes ethniques « montagnards » et les Musulmans de Thaïlande, des Philippines, ou encore du Myanmar) ? Le schéma de « Zomia » proposé par James Scott [Scott 2009/2013] est-il pertinent ? Les oppositions entre Asie du Sud-Est continentale (« Indochine ») et insulaire (« Insulinde ») restent-elles importantes ? Les nombreux conflits, notamment autour des frontières contestées mais aussi sur la place des minorités ethniques, fragilisent-ils l’unité régionale ?

10Le second axe s’intéresse plus spécifiquement aux interfaces : frontaliers en mer comme sur terre, littoraux ou encore périurbains. Ces interfaces peuvent être des espaces en transition rapide comme les marges et les espaces périurbains des métropoles (communications sur le périurbain de Hanoi et les grands projets urbains de Vientiane), des espaces de coopérations internationales, régionales et transfrontalières mais aussi des interfaces littoraux ; ces derniers, de plus en plus densément peuplés du fait de leur mise en valeur touristique (communication sur la pression touristique excessive à Boracay, Philippines) et de leur urbanisation croissante et rapide, sont des espaces de plus en plus fragilisés par les changements climatiques, les processus de subsidence des deltas, les inondations ou encore les typhons et plus rarement les tsunamis.

11Les cinq articles retenus pour publication dans ce numéro du BAGF permettent, pour les deux premiers, une approche générale, géopolitique, de long terme de l’ensemble Asie du Sud-Est, dans ses rapports au monde. Un troisième article se penche sur les îles touristiques de la région et les pratiques locales et internationales de la plage, tandis que les deux derniers textes, consacrés à Jakarta, la plus grande métropole de la région, abordent les thématiques de lutte contre les inondations et de mobilité résidentielle des pauvres.

12Selon Michel Bruneau (pp. 61-76), les onze États actuels de l’Asie du Sud-Est, d’inégales étendues, populations et cohésion, cherchent à se conformer au modèle de l’État-nation issu de l’Europe occidentale depuis leurs indépendances acquises après la Seconde Guerre mondiale. Si le découpage actuel de leurs frontières est issu de la période coloniale de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, ces États sont pour la plupart d’entre eux hérités d’une histoire précoloniale au cours de laquelle la Péninsule indochinoise avec ses États-mandalas se distinguait nettement de l’Archipel où ont longtemps dominés des cités-États et sultanats le long de routes maritimes. L’ASEAN créée en 1967 s’est attachée à préserver la souveraineté de ces États-nations. La grande diversité ethnique et religieuse des zones montagneuses frontalières et des diasporas urbaines est un défi à ces États-nations en cours de constitution, suscitant des conflits réels ou potentiels variables selon les pays.

13L’article de Nathalie Fau (pp. 77-96) aborde la question régionale par la mer. Du fait de la maritimisation des États d’Asie du Sud-Est et de leur volonté de s’approprier et de nationaliser les ressources naturelles, les délimitations des frontières maritimes, que ce soit en mer de Chine méridionale, dans le golfe de Thaïlande, dans le détroit de Malacca ou encore dans les mers de Célèbes et de Timor, sont à l’origine de nombreux différends entre les États riverains. Cependant, malgré ces tensions et litiges frontaliers, les pays d’Asie du Sud-Est coopèrent de plus en plus en mer : des menaces et des intérêts communs, une intégration économique croissante et le droit maritime international, les poussent à élaborer de nouvelles formes de coopérations subrégionales : zones communes de développement ou encore initiatives pour la protection de l’environnement, comme le Triangle de Corail.

14Emmanuel Jaurand (pp. 97-113) montre que l’Asie du Sud-Est – avant la crise Covid-19 qui a durement frappé l’économie touristique de la région – est un espace-clé pour appréhender la mondialisation touristique contemporaine, avec une forte croissance simultanée du tourisme international, auquel participent de plus en plus de pays de la région, et du tourisme domestique. Les littoraux et notamment les plages sont des interfaces privilégiées pour étudier les dynamiques sociales et les recompositions territoriales liées à la révolution touristique en cours. En particulier, Phuket (Thaïlande), Bali et Lombok (Indonésie) montrent à travers leurs plages le développement de territorialités multiples liées à différents usages et publics. Les acteurs publics cherchent à valoriser un potentiel touristique considérable et en certains lieux, à limiter les impacts sur l’environnement de la fréquentation touristique.

15Dans une approche bien différente de l’interface littoral, Olivier Sevin (pp. 114-132) rappelle que les inondations sont récurrentes à Jakarta. Leur coût est élevé, que ce soit sur le plan humain ou financier. Les raisons qui expliquent ces calamités sont connues. Certaines relèvent du milieu (plaine alluviale très basse, précipitations abondantes, cordons littoraux qui gênent l’évacuation des eaux, etc.), d’autres relèvent de facteurs humains (imperméabilisation d’une grande partie du sol, canaux obstrués, subsidence aggravée par les nombreux pompages dans la nappe phréatique, etc.). Nombre de remèdes ont été envisagés, dès la période coloniale (canalisation du Ciliwung, construction de canaux d’évacuation des crues) et depuis l’indépendance (rénovation des canaux, construction de digues sur le littoral, multiplication des stations de pompage). L’article se penche sur le projet le plus récent d’aménagement de la baie de Jakarta (NCICD), qui consiste en la construction d’un double réseau de digues, sur le littoral et au large, avec la constitution d’un ou plusieurs réservoirs artificiels équipés de pompes destinées à faire baisser le niveau de l’eau, de polders, d’espaces résidentiels, ainsi que de voies de circulation. Très discuté et controversé, ses travaux sont actuellement à l’arrêt, d’autant que le gouvernement indonésien a entériné un projet de déplacement de la capitale de Jakarta vers l’île de Bornéo.

16À partir d’un travail de terrain dans un quartier en marge de l’aire métropolitaine de Jakarta (Bintara, dans la municipalité de Bekasi), Judicaëlle Dietrich (pp. 133-147) montre les implications de la vulnérabilité résidentielle en place dans la métropole, notamment par la fragilisation de l’ancrage spatial de population en situation de précarité foncière. Il s’agit alors d’observer les modes informels de gouvernements et arrangements du quotidien dans un contexte d’incertitude profondément associé à la ville en changement.

17Bien que ces communications soient très différentes dans leur approche, macro et micro, elles permettent d’éclairer les dynamiques actuelles d’une région du monde qui reste trop peu connue en France, et l’on ne peut que remercier les président(e)s des jurys d’avoir permis aux candidats aux concours d’élargir leurs horizons par ce coup de projecteur sur un espace aussi peuplé que l’Europe.

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Bibliographie

Boquet, Y. (2019) – L’Asie du Sud-Est : entre unité et diversité, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. U 21, 515 p.

Bruneau, M. (2006) – L’Asie d’entre Inde et Chine, logiques territoriales des États, Paris, Belin, 322 p.

Cariou, A. (2020) – « Cent ans de géographie régionale dans le Bulletin de l’Association de Géographes Français », Géographies-Bulletin de l’AGF, vol. n° 1-2, pp. 161-172, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/6558

De Koninck, R. (2019) – L’Asie du Sud-Est, Paris, A. Colin, coll. U, 4e edition, 384 p.

Fau, N. & Franck, M. (dir.) (2019) – L’Asie du Sud-Est. Émergence d’une région, mutation des territoires, Paris, Armand Colin, 448 p.

gibert-Flutre, M. (2020) – L’Asie du Sud-Est, Paris, La Documentation photographique, n° 8134, 64 p.

Hugonie, G. (2020) – « Le Bulletin de l’Association de Géographes Français : d’un bulletin « De Martonnien » à une revue généraliste de géographie », Géographies-Bulletin de l’AGF, vol. n° 1-2, pp. 26-37, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/6263

Monot, A. (dir.) (2019) – L’Asie du Sud-Est, Paris, Bréal, 299 p.

Pierdet, C. & Sarraute, E. (dir.) (2019) – L’Asie du Sud-Est, une géographie régionale, Paris, Ellipses, 576 p.

Pourtier, R. (2020) – « Cent ans d’Outre-Mer dans le BAGF », Géographies-Bulletin de l’AGF, vol. n° 1-2, pp. 173-177, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/6572

Sabrié, M. & Woessner, R. (dir.) (2019) – L’Asie du Sud-Est, Neuilly, Éditions Atlande, 300 p. 

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Pour citer cet article

Référence électronique

Yves Boquet, « L’Asie du Sud-Est : quelles géographies ? »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 98-1 | 2021, mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/7960 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.7960

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Auteur

Yves Boquet

Professeur de géographie à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté, Laboratoire Théma, 4 boulvard Gabriel, 21000 Dijon – Courriel : yves.boquet[at]u-bourgogne.fr

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