1Ce dossier thématique a été pensé avant la pandémie de Covid-19, notamment à partir de la journée d’étude que l’AGF a organisée à l’occasion de la Semaine de l’Amérique latine et des Caraïbes en juin 2019. Envisager les espaces de la crise en Amérique latine était alors une manière d’aborder le futur en géographie à partir d’une région certes riche en utopies, mythes mobilisateurs, mouvements et idéologies mais aussi en angoisses, dystopies et anticipations de catastrophes déjà bien réelles [Musset 2012]. Du côté des premières, la démonstration n’est plus à faire que les terres « de Amerigo » ont été le support d’un futur souhaité et idéalisé, depuis l’El Dorado des temps de la colonisation à cette terre promise des émigrés européens, des « Barcelonnettes » au Mexique, à celles et ceux qui rêvaient de faire fortune au Venezuela dans les années de croissance de l’après seconde guerre mondiale. L’Amérique latine fut aussi bien un des refuges possibles pour qui fuyait les totalitarismes européens que le futur d’un certain nombre d’anciens nazis. Si l’Amérique latine est une terre d’accueil, un rêve, un idéal d’une vie meilleure, c’est en partie parce qu’elle est aussi un réceptacle de gens qui fuient la crise, la guerre, le manque de terre, la famine. L’après, qui est un ailleurs, ne peut alors qu’être un espoir suivant la crise, une promesse avec un rappel mythifié du passé, ce dont témoignent l’architecture bavaroise au Venezuela, au Brésil ou au Chili, les « petites Italies » en Argentine et au Brésil [Blanc-Chaléard 2007] ou les « Chinatowns » dans plusieurs pays. Cette incarnation urbaine d’un futur à la fois meilleur et approprié succédant à la crise ou l’exorcisant s’est déclinée jusqu’à nos jours dans la conception et la toponymie des quartiers autoconstruits, créations ex-nihilo faisant suite à une fuite de la misère et de la violence. Si les barriadas, ranchos, favelas, villas miserias, barrios marginados, asentamientos humanos (bel euphémisme) en tout genre sont les symboles d’un désordre urbain pour les autorités (et les tenants d’une ville techniquement moderne), si ces « marges » sont des espaces de crise, car issus de la crise sociale et politique, elles sont aussi des espaces d’expression d’une espérance. Leur toponymie est ainsi révélatrice de cette utopie citadine portée par les populations pauvres en quête non seulement d’un toit mais aussi d’une nouvelle forme d’habiter. Pour prendre l’exemple de Lima, plusieurs noms évoquent l’avènement d’une nouvelle époque, voire d’une renaissance dans le développement individuel et collectif, comme pour conjurer la crise : Alborada (dans le district de Puente Piedra), Año Nuevo (Comas), Bella Aurora (Puente Piedra), Nueva Era (Ancon), Nueva Esperanza (Comas, Villa Maria), Nuevo Horizonte (San Juan de Miraflores), Sol Naciente (Comas, Independencia,...). D’autres, dans la même veine, traduisent le désir d’un élan épique et d’une conquête comme Arriba Perú (San Juan de Lurigancho) et Conquistadores (Independencia) ou le souhait d’un renouveau éclairé, comme Cultura y Progreso (Chaclacayo) qui puise dans le vocable positiviste, ou comme Amauta (El Agustino, San Juan de Lurigancho) qui puise dans la tradition autochtone (amauta désignant, en quechua, le sage qui transmet le savoir). Plusieurs associent cette promesse d’un avenir meilleur avec l’évangile (la « bonne nouvelle ») même si cet avenir est attendu et construit ici-bas, tels les nombreux asentamientos nommés Providencia, Lomas del Paraíso, El Paraíso et Nuevo Paraíso. Ce champ lexical que mobilisent les habitants pour nommer ce qui pour les autres sont des marges urbaines et des espaces de chaos, est un trait commun à l’ensemble des espaces urbains de la région.
2Le toponyme de Pachacutec, propre aux pays andins, résume à lui seul cette ambivalence entre crise et espérance, en réactivant un mythe précolombien, toujours vivace : chez les Incas, le pachacuti (littéralement, le « retournement du monde »), c’est-à-dire la catastrophe ou le bouleversement, est l’occasion d’un renouveau prophétisé [Meyran 2017]. Autrement dit, la crise est le passage nécessaire pour entamer un nouveau cycle. Cette crise vue autant comme une fin que comme une opportunité de changement a servi à nommer le combat de certains écologistes en Équateur quand ils ont fondé le parti Pachacuti-Nuevo-País, et c’est ce même mythe que tente de faire vivre l’Internationale New age [Molinié 2012]. Penser la crise en Amérique latine a ainsi autant de facettes que d’interprétations qui ne doivent pas la réduire à la catastrophe.
- 1 Voir les deux publications D’A. Sierra dans le blog COVIDAM (CNRS/IDA) : « De la crise légitime le (...)
3Car des crises, l’Amérique latine n’en manque pas, qu’elles soient politiques, sociales, économiques, environnementales ou sanitaires. Certes, ce sont souvent les mêmes qu’ailleurs, mais ce qui nous intéresse ici, c’est la manière dont elles sont représentées et instrumentalisées : le rapport de la crise à l’imaginaire et son influence sur les rapports de pouvoir est au cœur des réflexions présentées dans ce dossier. Rappelons que la crise est dans la pensée occidentale un moment critique, celui du diagnostic et du pronostic médical dans la Grèce ancienne, généralisé par la suite à toute situation de perturbation. La crise, si elle est liée à un choc, ne s’y réduit pas : toute perturbation, aussi néfaste soit-elle, n’est pas vécue comme une crise, et inversement la crise peut être déclenchée avant même la survenue de cette perturbation sur le territoire [Sierra, Gustiaux & Leclerc 2020]. Les actions menées en Amérique latine pour faire face à la situation sanitaire que nous vivons mondialement depuis début 2020 montrent que la crise commence par le diagnostic et l’anticipation, largement partagée, d’une catastrophe. Ainsi, en mars 2020, le président de la République péruvienne, Martin Vizcarra, peut décréter l’état d’urgence sanitaire avec confinement sans qu’il n’y ait encore de décès, alors que le Sars-cov-2 vient tout juste d’apparaître au Pérou. Pour comparaison, cette déclaration est faite au même moment qu’en France qui compte alors déjà 61 victimes : au Pérou, c’est l’acte politique qui déclenche la crise. De même, à Bogotá, l’aéroport applique des mesures de contrôle avant même l’apparition du premier cas. Cette anticipation est donc déjà une perturbation de la vie quotidienne. Elle s’explique par une crainte propre aux pays d’Amérique latine : celle fondée sur la reconnaissance d’une forte vulnérabilité du système de santé qui s’est, en effet, rapidement trouvé en crise. Rappelons que le Pérou a été, au sommet de la première vague, en 2020, le pays ayant eu le plus de victimes par rapport au nombre d’habitants, et que fin août 2021, sur les dix pays comptant le plus de décès recensés dans le monde, sept étaient latino-américains : le Brésil au 2ème rang mondial, le Mexique au 3ème, le Pérou au 4ème, la Colombie au 6ème, l’Argentine au 7ème … L’anticipation de la catastrophe n’apparaît donc pas a posteriori comme exagérée même si elle a pu être un instrument efficace de gouvernement et d’affirmation de certains pouvoirs1. La crise comme anticipation de la catastrophe existe dans d’autres domaines. Dans le champ des perturbations environnementales, la gestion du phénomène ENSO (El Niño Southern Oscillation) est un bon exemple de crise commençant dès l’alerte, avant même l’arrivée des pluies diluviennes et des phénomènes morphoclimatiques qui s’en suivent, et donc de la perturbation effective. Enfin, pour changer encore de registre de menaces et montrer que crise et catastrophe ne se superposent pas, les catastrophes minières (de la pollution endémique de la Oroya aux accidents des exploitations informelles tel celui de la mine de cuivre Cabeza del Negro à Ica en 2012) ont longtemps produit localement des crises sans qu’elles le soient pour les métropoles, n’ayant que peu de relais pour se faire reconnaître et connaissant un processus tragique d’invisibilisation.
4Aborder les espaces de la crise en Amérique latine ce n’est donc pas pour égrener une série de catastrophes (los desastres) et observer leur étendue spatiale effective. Ces événements créent une incertitude générale, participent de la construction de tragédies, dessinent un présent angoissant et parfois révoltant. Elles viennent alimenter un risque au sens d’une représentation d’un futur de crises ou en crise qui peut devenir performatif et un instrument d’action et de pouvoir. L’espace devient alors l’incarnation de cette tragédie ou l’enjeu même de pouvoirs à l’occasion de la catastrophe. Ce futur parfois dystopique s’inscrit dans des espaces, sert à les qualifier ou à les façonner, voire à les maîtriser, les borner à toutes les échelles, urbaines ou nationales.
5Pour saisir ces espaces de la crise, nous avons fait le choix de faire dialoguer la géographie avec d’autres disciplines qui se saisissent de cet imaginaire de crise et tout particulièrement avec les études culturelles, la littérature et l’histoire. La culture latino-américaine donne, en effet, une originalité à la crise et à ses représentations spatiales. Ainsi, les romans d’anticipation sont, pour les géographes, de formidables sources pour saisir les inégalités, les rapports de pouvoir et les tensions sur les territoires du présent [Carré & Oeyen, 2011]. En témoignaient déjà les premiers écrits de science-fiction latino-américains, comme le roman feuilleton Una pesadilla. Bogotá en el año de 2000 écrit en 1872 par Soledad Acosta de Samper ou encore Lima de aquí a cien años écrit en 1843 par Julián Manuel del Portillo. Plus récemment, la critique du néolibéralisme s’est exprimée dans des œuvres telles que Mañana las ratas de José Bernardo Adolph (1984) qui met en scène Lima en 2034, dans un monde où les États auraient disparu au profit des multinationales. La crise politique, sociale et morale dont témoigne ce roman imprègne de très nombreuses autres créations (de La Zona Propriété Privée de Rodrigo Plá aux telenovelas brésiliennes). La plupart de ces œuvres font de la ville latino-américaine l’expression privilégiée de la crise, non seulement son théâtre mais aussi son arène (au sens politique) et son enjeu. La ville elle-même devient le support du discours sur la crise future, entre dénonciation et catharsis, à travers les peintures murales et les graffitis (figures 1 et 2). C’est pourquoi nous invitons les lecteurs à utiliser des matériaux aussi divers que la littérature, l’art filmique et les expressions du religieux dans l’espace (processions, chants, discours, objets) pour interroger un terrain et découvrir l’Amérique latine.
Figure 1 – El mundo se esta derrumbando [le monde est en train de s’effondrer] – Peinture murale à Barranco
Source : ©AS, 2012
Figure 2 – Peinture murale dans le district du Rimac
Source : ©AS, 2011
6Ce dossier présente ainsi trois contributions autant originales qu’éclairantes pour qui veut saisir une géographie de la crise dans ces dimensions politiques et idéelles. Ces trois articles nous en disent beaucoup non seulement sur les situations de crise en Amérique latine mais aussi sur la géographie comme discipline. Totalement géographiques, totalement politiques, les trois articles sont assurément géopolitiques, une géopolitique où l’espace, le territoire plus précisément, est un enjeu de pouvoir, à l’occasion de, ou à travers la crise, crise devenue à la fois une représentation performative, paradigme idéologique et instrument d’action.
7Emmanuelle Sinardet, à travers l’analyse d’un incroyable et parfait canular littéraire, montre combien « l’équatorianité » se nourrit de la cartographie d’une nation en crise : de la représentation d’un petit pays qui devient la métaphore d’une place négligeable dans le concert des nations aux amputations territoriales successives qui annoncent sa disparition pure et simple, l’Équateur serait le territoire national par excellence de la crise. Son article est à la fois une réflexion sur la crise des constructions nationales latino-américaines, ici d’emblée territorialisée, et une démonstration du pouvoir de la carte sur les imaginaires déclinistes et les constructions identitaires.
8Marina Salles, à partir du roman de Jean-Marie Gustave Le Clézio, Ourania, nous oblige à décentrer le regard sur la représentation d’une Amérique latine tantôt porteuse d’utopie tantôt plongée dans une crise désespérante. L’expression de l’utopie est ici parfaitement incarnée dans l’État du Michoacán, dans toutes ses dimensions géographiques, et devient un instrument pour dénoncer les dysfonctionnements politiques, les rapports de domination, les souffrances sociales et les perturbations environnementales du Mexique contemporain. Non seulement le narrateur du roman est un géographe, mais le récit développe une approche géographique et mésologique par la critique de l’exploitation des ressources du milieu, spatiale et structuraliste par l’exposé de la différenciation des espaces, du rôle des lieux et la structuration radioconcentrique de l’espace utopique, socio-politique et critique par la dénonciation tant des inégales pratiques territoriales des habitants que des rapports de pouvoir, y compris pour interroger la crise ultime, celle des utopies portées par les activistes.
9Enfin, Marie Pigeolet, par une analyse fine des espaces périphériques de Lima, montre comment la crise est l’occasion d’une action prosélyte des pouvoirs religieux. Face aux effets catastrophiques du phénomène ENSO, les Églises catholiques et protestantes développent une stratégie spatiale, interviennent sur les territoires en marge de la métropole liménienne où les pouvoirs publics ne peuvent répondre aux besoins, envoient des agents, ouvrent des lieux de culte et de distribution d’aide. Dans la crise, elles produisent un discours et un nouvel imaginaire urbain qui renforce leur influence.