1Les géographes ont un rôle scientifique et social important à jouer à l’heure de la transition environnementale, dont l’une des composantes est la transition énergétique. La dimension territoriale et multi-scalaire de la transition est la première justification de la participation des géographes à cette nouvelle direction de recherche. De par leurs compétences spécifiques dans la cartographie et la modélisation spatiale, mais également du fait de leur maîtrise des dispositifs d’enquête et de dialogue avec les acteurs locaux, et pour les géographes de l’environnement de leur familiarité avec les concepts et méthodes partagés avec les sciences de la nature et de la terre, les géographes contribuent de façon originale et stratégique à des recherches qui ont vocation à la fois à faire avancer la connaissance mais aussi à la partager avec les acteurs de terrain, et ainsi à faciliter la mise en œuvre de cette transition, ou du moins à l’accompagner pendant le temps que peut durer un programme de recherche scientifique. Cette posture des géographes, sur une ligne de crête et à la suture entre des domaines longtemps étanches, doit aussi contribuer à renouveler la géographie, et ne pas simplement la mettre dans une position de « prestataire », ou de « messager » entre les disciplines.
2Cette contribution à la Journée Transition énergétique organisée par l’Association des Géographes français se présente en deux volets. Dans le premier, nous comparons différentes définitions de la transition avec celle proposée par l’Institut de la Transition Environnementale de Sorbonne Université (SU-ITE), s’incarnant dans différentes activités de recherche, d’enseignement et d’expertise auxquelles participent les géographes. Dans le deuxième volet, nous présentons un enseignement sur projet ayant contribué au Think Tank de l’ITE sur la géographie des discours de l’engagement des pays dans l’accord de Paris lors de la COP21en 2015, complété et réactualisé 5 ans après afin de mesurer la distance existant entre la rhétorique sur la transition et la réalité de l’évolution des émissions de gaz à effet de serre.
3Définir un nouveau champ de recherche passe par les mots. Alors qu’un moteur de recherche va le plus souvent associer le mot de transition à un processus physique, chimique ou biologique, Émile Littré en donnait au 19ème siècle (1873-1877) plusieurs définitions : une figure de style (littéraire, musicale), un processus scientifique (géologie, astronomie) et au sens figuré le passage d’un état de choses à un autre, d’un système politique à un autre, diversité de définitions également notable sur le site du Centre national de ressources textuelles et lexical (www.cnrtl.fr).
4La transition écologique ou énergétique se réfère donc à un sens initialement figuré du mot, ce qui prête à de multiples interprétations. Derk Loorbach et ses co-auteurs [Loorbach & al. 2017] distinguent ainsi trois approches dans les recherches sur les transitions : sociotechnique, socio-institutionnelle (à laquelle contribuerait selon lui la géographie) et socio-écologique. Le dictionnaire de la pensée écologique [Bourg & Papaux 2015] propose deux définitions concurrentes, l’une comme un « processus conduisant du système économique et productif actuel, […] à forts impacts sur les écosystèmes, à un système plus sobre […] durable, équitable et stable » [Alain Grandjean & Hélène Le Teno, in Bourg & Papaux 2015 p.1007] et l’autre se référant aux « sciences qui traitent de systèmes, comme […] le passage d’un régime d’équilibre dynamique à un autre » [Paul-Marie Boulanger, ibid., p. 1011]. Ces deux définitions ont en commun de se référer à la notion de stabilité, ou d’équilibre, montrant une certaine filiation avec la définition plus ancienne de la transition démographique1 [Lévy 1979, Chesnais 1986]. Philippe Hamman propose quant à lui une définition de la transition énergétique intégrant une perspective historique des politiques publiques [http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/transition-energetique/].
5Le nom du Ministère de la Transition Écologique et Solidaire est une illustration de la dimension politique de la transition. Toutefois, le Commissariat Général au Développement Durable retient une définition assez simple de la transition comme passage d’un régime d’équilibre à un autre [Boissonade 2017], en transposant le modèle linéaire de Frank Geels [Geels 2002] élaboré pour les transitions technologiques [Kemp 1994, Loorbach et al. 2017]. La définition proposée par Georges Labica et Gérard Bensussan [Labica & Bensussan 1982], citée par le CNRTL, préfigure les définitions systémiques proposées ultérieurement dans le champ socio-institutionnel [Grandjean & Teno in Bourg & Papaux 2015, Jollivet, 2016, Theys 2017, Loorbach et al., 2017] et la démarche socio-écologique de l’Institut de la Transition Environnementale [https://www.su-ite.eu/​linstitut/​quest-ce-que-sui-te/​, 2019], qui intègre la dimension multi-scalaire de la transition (tableau n° 1).
Tableau 1 – Deux définitions systémiques de la transition
Transition
(Labica & Bensussan 1982)
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Transition environnementale
(ITE, 2019)
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Phase particulière de l’évolution d’une société, celle où elle rencontre de plus en plus de difficultés, internes ou externes, à reproduire le système économique et social sur lequel elle se fonde et commence à se réorganiser, plus ou moins vite et plus ou moins violemment sur la base d’un autre système qui, finalement, devient à son tour la forme générale des conditions nouvelles d’existence.
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La transition environnementale ou écologique désigne la conception et la mise en œuvre de trajectoires de développement qui préservent ou rétablissent la viabilité de la planète pour les humains et les non-humains. Elle repose sur une démarche systémique de transformation de nos façons de produire, de consommer, de travailler, de se déplacer, d’habiter, de partager les richesses économiques dans les limites imposées par la résilience du Système Terre afin, notamment, de limiter l’ampleur du changement climatique, de stopper le déclin de la biodiversité, d’économiser les ressources, de réduire la pollution et de préserver la santé. Elle implique un questionnement sur nos valeurs, se décline à toutes les ECHELLES D’ESPACE et de temps et mobilise toutes les formes de créativité, éthique, sociale, scientifique, technique, artistique, économique…
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Les mots clefs se référant aux sociétés humaines sont écrits en gras, aux dynamiques en italique, aux échelles spatiales en majuscules, aux écosystèmes sont soulignés
6L’Institut de la Transition Environnementale de Sorbonne Université fait partie des instituts transversaux mis en place dans le contexte de la fusion entre les universités de Paris 4 et Paris 6, du Plan d’Investissement d’Avenir et de la création de l’Alliance Sorbonne Université. La transition environnementale est conçue comme la mise en relation de trois piliers sur lesquels elle repose : l’adaptation et l’atténuation du changement climatique, la gestion de la biodiversité et les solutions fondées sur la nature, et l’utilisation durable et responsable des ressources.
7Certes, cette transition peut être abordée selon un angle préférentiel en fonction du domaine de spécialité des chercheurs, mais l’ITE encourage cette vision systémique plus large. La modélisation systémique et l’approche participative font partie des démarches préconisées. La transition énergétique est l’une des composantes du pilier Utilisation durable et responsable des ressources, ces dernières pouvant être des ressources existantes ou nouvelles (par exemple des déchets devenant des ressources grâce à une transformation astucieuse et à bas coût carbone [Cohen & al. 2017]).
8Cet institut encourage la collaboration entre les disciplines des chercheurs membres de l’Alliance Sorbonne Université, ainsi qu’avec les aménageurs, les décideurs, les associations et les acteurs locaux. Outre la recherche interdisciplinaire, encouragée via des contrats doctoraux ou postdoctoraux et des incubateurs de projets, et qui a vocation à proposer aux acteurs locaux des innovations et de nouvelles démarches pour la transition, l’institut promeut un enseignement transdisciplinaire, avec la mise en place d’une Mineure Environnement, qui accueille des étudiants de licence et des enseignants de sciences et de sciences humaines, dans un cursus qui donne une large place à l’enseignement sur projet. D’autres activités, comme des séminaires-débats filmés et archivés, un Think tank public ou un comité de science-fiction ont vocation à être réalisées en collaboration étroite avec les aménageurs et les décideurs. Les géographes se sont engagés dans ces différentes activités, et y apportent leur regard particulier, leur attention portée à la Terre, en associant largement leurs étudiants.
9Une des premières contributions des géographes, dans la phase de préfiguration de l’ITE, a été de participer au Think Tank en 2017, en répondant à la suggestion d’Hervé Le Treut, climatologue et membre du GIEC, de s’intéresser aux suites de l’accord de Paris, conclu lors de la COP21 en 2015. Outre les dispositifs institutionnels prévus par la CCNUCC (conférences annuelles des parties en particulier), et l’évaluation des effets des engagements des pays sur le climat [Le Treut & al., 2015], nous avons cherché à répondre à plusieurs questions : quels discours sous-tendent l’engagement des pays ? En quoi la compréhension et la cartographie de ces discours permettent-elles d’anticiper et de comprendre les suites de l’accord de Paris ?
- 2 Le sigle INDC signifie « Intended Nationally Determined Contributions ». Ces contributions ont été (...)
10L’approche ascendante de l’Accord de Paris permet aux pays de déterminer leur contribution en fonction de leur situation socio-économique et de mettre en œuvre des politiques adéquates [Bodansky 2016, Antwi-Agyei & al. 2018]. Par conséquent, notre hypothèse était que (i) les pays ont des visions différentes de l’Accord de Paris, et (ii) que ces différences sont liées à leurs situations socio-économiques respectives [Wolf & Moser 2011, Le Treut & al., 2015, Winkler & al. 2018] ou au contraire à leur implication dans les négociations sur le climat [Dalmedico & Aykut 2015, Bodansky 2016]. Pour le vérifier, un projet a été proposé aux étudiants du master Geodep, de Paris Sorbonne, à savoir constituer un corpus à partir des contributions intentionnelles nationales pour le climat (INDC2), le traiter par l’analyse de discours et vérifier ces hypothèses en renseignant la situation socio-économique, géographique et diplomatique des pays. Cette tâche a abouti à la constitution d’un corpus de plus d’un demi-million de mots (558.641 mots) correspondant à 147 contributions en langue anglaise [Lemaître et al. 2017], complété par la suite par deux corpus de taille plus modeste (en français, 12 pays, 66.026 mots ; en espagnol, 8 pays, 45.065 mots) constitués par les promotions suivantes d’étudiants.
11Chaque corpus a été traité en utilisant une interface R pour l’analyse lexicale par contexte, avec le logiciel libre IRaMuTeQ 0.7. Parmi de nombreuses techniques [par exemple Venturini & al. 2014], ce type d’analyse lexicale est facilement reproductible et bien adapté pour mettre en évidence les différences de points de vue dans les grands corpus [Kronberger & Wagner 2000]. Son auteur l’a d’abord utilisé pour l’analyse littéraire [Reinert 1983 ; logiciel Alceste], et d’autres scientifiques à des fins politiques ou sociologiques [par exemple Chaves & al. 2017]. Le logiciel découpe le corpus en unités de contexte de base contenant environ 200 caractères, organisées ensuite en unités de contexte, puis en classes d’énoncés significatifs à l’aide d’une analyse hiérarchique descendante. Chaque classe est caractérisée par son propre vocabulaire selon le test du Khi². Combinée à une lecture attentive du texte, cette analyse permet de comprendre les particularités linguistiques des différents discours.
12L’analyse lexicale par contexte du corpus anglophone a permis d’identifier cinq discours : “Réduction des émissions de GES”, “Transition énergétique”, “Stratégies d’adaptation”, “Gestion des ressources” et “Réduction des risques”, correspondant aux différents arguments de la CCNUCC. Le discours sur la “Transition énergétique” se distingue nettement des 4 autres dans la typologie, suggérant une opposition entre ce discours axé sur l’action, et les précédents orientés sur le diagnostic et la stratégie. L’analyse menée sur les corpus français et espagnol est largement concordante et a mis en évidence un sixième discours, de tonalité plus critique et revendicative. Le tableau 2 permet de comparer les résultats obtenus par le traitement des trois corpus linguistique.
Tableau 2 – Types de discours distingués par l’analyse de Reinert dans les 3 corpus linguistiques
Corpus linguistique
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Anglophone
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Francophone
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Hispanophone
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Réduction des émissions de GES
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Stratégies d’adaptation au changement climatique
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Transition énergétique
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Réduction des risques
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Réduction des risques
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Gestion des ressources
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Gestion des ressources
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Négociation politique, nécessité de compensations
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- 3 On pourra consulter la carte interactive en couleurs, établie sur le corpus anglophone, sur le site (...)
13Le test du Khi² permet d’évaluer l’influence des variables géographiques, socio-économiques et politiques sur le type de discours. En premier lieu, le pays lui-même : les discours significativement associés aux pays ont été cartographiés en utilisant le système d’information géographique (Arcgis 10.2©). La figure 1 est une représentation simplifiée des résultats3, et distingue trois types de discours : celui qui est focalisé sur la réduction des émissions de GES, celui qui priorise la transition énergétique, et un troisième ensemble regroupant les autres types de discours (en gris). La plupart des pays orientent leur INDC sur un type de discours, tandis que d’autres ont des vues plus composites et, par conséquent, sont liés de manière significative à deux types. Certains pays n’orientent pas leur discours dans une direction particulière ou leur texte n’était pas disponible ou exploitable (en blanc, Figure 1).
Figure 1 – Discours des pays signataires de l’Accord de Paris
Sources : http://www4.unfccc.int/submissions/INDC/Submission%20Pages/submissions.aspx, www.iramuteq.org, ArcGis 10.2.
Réalisation : M. Cohen, Sorbonne Université 2018
14Il apparaît à première vue dans cette carte une opposition classique Nord-Sud, à laquelle se superpose d’autres découpages, du fait de l’agrégation de clusters autour de pays dominants (UE, Australie) ou de systèmes d’alliances (OCDE, Asean, héritages coloniaux…). On observe aussi un effet centre-périphérie, entre le « bloc » de pays orientant leur discours sur la réduction des émissions de GES et ceux insistant sur la transition énergétique situés à sa marge nord (Canada) ou sud (Turquie, Macédoine, Bosnie, Inde, Chine). Les pays dont l’INDC n’est pas lié à un discours particulier forment une diagonale discontinue à travers l’Afrique de l’Est, le Moyen-Orient et le cœur de l’Eurasie. Certains pays émergents orientent leur INDC comme les pays les plus émetteurs (Chili), suggérant une certaine standardisation de la pensée, tandis que d’autres ont une vision plus complexe tenant compte de la vulnérabilité d’une partie de leur territoire ou de leur population (Mexique, Afrique du Sud).
15Le discours orienté sur la transition énergétique est tenu par des pays très différents, pour la plupart situés aux marges du bloc formé par les pays privilégiant la réduction de leurs émissions de GES. Certains sont émetteurs de grandes quantités de GES en valeur absolue (Chine, Inde), ou relativement à leur population et compte-tenu de leur production et exportation d’énergies fossiles (pays producteurs de pétrole : Canada, Angola, Émirats arabes unis, dont certains ont un discours composite : Algérie, Venezuela, Congo-Brazzaville, ou aspirent à devenir producteurs : Turquie).
16L’analyse de discours rend donc compte assez finement des nuances entre les politiques climatiques des pays de l’OPEP [Mostafavi 2019], dont certains n’ont pas un discours bien défini (Iran, Arabie Saoudite). En termes de surface, de population, d’émissions de GES, ce discours ainsi que celui sur la réduction des émissions de GES sont ceux qui correspondent aux pays ayant le plus fort impact sur le réchauffement climatique de la planète. On y retrouve notamment la Triade, à savoir la Chine, les États-Unis et l’Union Européenne [Le Treut & al. 2015].
17Des tests statistiques permettent de vérifier le rôle du niveau de développement des pays sur le type de discours qu’ils adoptent dans leur INDC. Toutefois bien davantage que le niveau de développement des pays (Khi² moyen des indicateurs =39, p<0,05), ce sont les groupes de négociation réunissant les pays dans les instances des Nations Unies (Khi² =72, p<0,05) qui permettent de comprendre ces clusters aux contours parfois étonnants, dont la carte en noir et blanc donne une vision simplifiée. Certes, comme on pouvait s’y attendre, l’Indice de développement humain (IDH) explique 80 % des émissions de GES par habitant (corrélation de Spearman, p<0,0001) mais les 23 pays responsables de 80 % des émissions de GES (Le Treut, et al., 2015) ne sont pas surreprésentés dans les groupes “Réduction des émissions de GES” ou “Transition énergétique” (test de Fisher, p>0.05). Alors que les inégalités socio-économiques entre les pays ont constitué un obstacle aux négociations climatiques [Gupta 2010, Hsu & al. 2015, Dalmedico & Aykut 2015], les différences socio-économiques ont moins d’influence sur les discours sous-tendant les INDC que l’implication des pays dans le processus de négociation climatique lui-même. Cela suggère un déterminisme socio-économique moindre que prévu [Wolf & Moser 2011], même si les pays impliqués dans le même groupe de négociation partagent probablement certaines conditions d’existence.
18Pour ces raisons, les discours tenus par les gouvernements des pays sur le changement climatique dessinent une carte du monde non conventionnelle, suggérant des relations plus complexes entre les pays que la division Sud-Nord, avec la constitution de deux grands blocs, s’opposant à la fragmentation des discours des pays plus vulnérables2. Cette cartographie des discours et ses déterminants géopolitiques et économiques préfigurent les difficultés d’application de l’Accord de Paris : hétérogénéité des discours fragilisant certains continents et homogénéité renforçant la position d’autres ensembles régionaux plus puissants (Asean, OCDE) et une fois le bilan 2015-2019 établi, engagements non tenus par certains pays ayant tenu certains discours.
19Il est intéressant d’examiner les relations existant entre les discours sous-tendant les engagements des pays et les politiques réellement mises en œuvre, au cours de la période suivant l’accord de Paris, et à l’heure du bilan, en vue de la prochaine COP26 qui se tiendra à Glasgow en 2021. En 2016-17, les politiques climatiques mises en place consistaient soit à apporter un financement aux pays supposés les plus vulnérables (Fond mondial pour le climat), soit à encourager les gros pollueurs à adopter des politiques d’atténuation de leur impact carbone. Pourtant, les indicateurs de développement n’expliquent que 2 à 6 % du nombre de projets dont bénéficient les pays (test de corrélation de Spearman p<0,02). Les pays adoptant un discours sur la Transition énergétique sont ceux qui bénéficient le moins de ces projets (deux fois moins que l’ensemble des pays [0,4 projet/pays au lieu de 0,79]), les pays ayant un discours critique n’en recevant aucun (test de Kruskal-Wallis, p-value =0,0002). Seuls 5 des 28 pays dont les contributions se concentrent sur la “Transition énergétique” sont engagés dans le Deep Decarbonization Pathway Project [Le Treut & al. 2015] ou ont une politique carbone [World Bank/Banque mondiale 2018], alors que c’est le cas de 14 des 46 pays qui orientent leur INDC sur la réduction des émissions de GES, soit proportionnellement deux fois plus. Ceci illustre la déconnection existante entre les discours et la réalité des prises de décision [Wolf & Moser 2011] et en parallèle le soutien assez limité qu’ont reçu ces pays en situation d’interface géographique, fortement émetteurs de GES et/ou producteur d’énergies conventionnelles ou alternatives. Cette situation contenait en germe les résultats décevants de l’Accord de Paris, du fait d’engagements en trompe l’œil de pays considérant le changement climatique davantage comme une opportunité pour leur décollage ou leur rattrapage économique que comme un problème à résoudre.
20Entre 2015 et 2019, cinq ans se sont écoulés, et l’accord de Paris va acquérir une valeur juridique, après qu’un bilan des engagements des pays sera tiré. Or, l’augmentation des émissions de dioxyde de carbone entre 2015 et 2019 atteint presque 3,5 % et concerne trois quarts des pays4, bien que le taux de croissance mondiale du PIB ne soit que de 2,8 % en moyenne et ait baissé de -14 % entre ces deux dates5. Certes, croissance économique et évolution des émissions de dioxyde de carbone sont significativement corrélées (r =0.33, p<0,0001) mais la croissance n’explique qu’une part modeste de l’évolution des émissions (11 %). Ces chiffres laissent penser que le coût carbone de la croissance est important. Une analyse plus poussée supposerait que nous puissions évaluer le degré de fiabilité des statistiques, pays par pays.
21Si l’on compare l’évolution des émissions de CO2 et la contribution des pays aux émissions mondiales de ce gaz, environ un quart des pays a diminué ses émissions et contribue à plus du tiers du total des émissions mondiales de CO2. Parmi ceux ayant fortement baissé leurs émissions, se trouvent des pays faiblement émetteurs ayant connu de graves crises, comme le Yémen, l’Angola et le Zimbabwe, et des pays insulaires ayant souffert d’évènements climatiques extrêmes. L’Union Européenne et les États-Unis ont réduit plus modestement leurs émissions (-5,9 % et -2,3 % respectivement), en partie en lien avec les effets à moyen terme de la crise de 2008, mais font partie des trois plus gros contributeurs aux émissions mondiales de GES – La Triade [Le Treut & al. 2015] – (8 % et 14,5 % des émissions mondiales de CO2 en 2019, respectivement). Les trois quarts des pays ont augmenté leurs émissions de CO2. Dans ce groupe se distinguent trois pays : la Chine, troisième pays de la Triade, l’Inde, la Fédération de Russie qui contribuent fortement aux émissions mondiales (respectivement 28 %, 7 % et 4 %) et ont augmenté leurs émissions de 5, 16 et 3 % entre 2015 et 2019 (chiffres arrondis). Toutefois cette hiérarchie est modifiée lorsque l’on considère les émissions par habitant. Sont en tête les pays producteurs de pétrole (de 17 à 38 tCO2/hab), suivis des États-Unis, de l’Australie et du Canada (15 à 16 tCO2/hab), puis l’UE et la Chine (6-7 tCO2/hab), et enfin l’Inde (<2 tCO2/h), ces deux derniers pays ayant augmenté leur consommation par habitant de respectivement 3 et 11 % au cours des cinq dernières années, contrairement aux autres pays qui les ont diminuées de 3 à 6 % (excepté les pays producteurs de pétrole, dont les performances sont très variables).
- 6 Certains pays ayant un discours composite, le total des contributions par type de discours est supé (...)
22Cette évolution a-t-elle un rapport avec les discours sous-tendant les engagements des États à l’accord de Paris ? L’ensemble des États ayant axé leur engagement sur la réduction des émissions de GES a diminué ses émissions de -2 %, un chiffre certes modeste mais qui montre que l’engagement n’a pas été totalement renié, la baisse étant 2 fois plus importante par habitant pour ces États qui contribuent à 37 % des émissions mondiales en 2019. En revanche, les États ayant axé leur engagement sur la transition énergétique, tels que la Chine ou l’Inde n’ont pas réduit leurs émissions, bien au contraire celles-ci ont augmenté plus vite que la moyenne mondiale (total 4,7 au lieu de 3,5 % ; émissions par habitant stables) et représentent 43 % des émissions mondiales en 2019. Les États axant leurs discours sur l’adaptation au changement climatique, la réduction des risques, la gestion des ressources naturelles ou la nécessité d’une négociation politique ont certes fortement augmenté leurs émissions de CO2 (total 18 % ; par habitant 5 %), mais ils ne contribuent qu’à 8 % des émissions mondiales. Il en est de même pour les États dont les contributions ne sont focalisées sur aucun type de discours en particulier, leurs émissions ont également augmenté (total 4 %, par habitant 5 %) mais ils ne contribuent qu’à moins de 7 % des émissions mondiales6.
23Les pays ayant orienté leur discours sur la transition énergétique sont donc ceux qui ont le moins respecté les accords de Paris, alors qu’ils sont responsables de près de la moitié des émissions mondiales de dioxyde de carbone, outre le rôle d’exportateurs d’énergies fossiles de certains d’entre eux. Ces pays ont mis en avant ce discours en lien avec des politiques nationales de transition énergétique très ambitieuses (Inde) et/ou de stratégies de positionnement sur le marché mondial des énergies renouvelables (Chine) [Duan & al. 2018] ou des énergies fossiles (pays producteurs de pétrole). Le cas du Canada, bien qu’ayant développé l’exploitation des sables bitumineux, doit être distingué des autres pays, puisque ses émissions de CO2 sont restées quasiment stables depuis 2015 et ne représentent que 1,5 % des émissions mondiales. En revanche, le cas de la Chine est une illustration de la distance existant entre le discours et les engagements tenus [Wolf & Moser 2011], qui s’observe encore aujourd’hui dans les récentes déclarations (septembre 2020) sur l’engagement climatique futur de la Chine à l’ONU alors que ses émissions ont augmenté au cours des 5 dernières années parallèlement au renforcement de sa position sur le marché mondial des énergies renouvelables.
24À l’exception de quelques pays dont les émissions de CO2 régressent pour des raisons associant en diverses proportions des difficultés économiques et les effets d’une politique de réduction des émissions de GES (par ordre décroissant : Venezuela, Émirats Arabes Unis, Japon, Dominique, Lesotho) et du Canada et d’Israël, où elles restent stables, le discours sur la Transition énergétique s’avère donc pour les trois quarts des pays celui du non engagement à maintenir le réchauffement climatique en-dessous de 2°C, comme l’avait préconisé l’accord de Paris. Un discours qui ressemble à un faux semblant, en arrière-plan d’un modèle économique reposant sur les énergies fossiles et difficile à faire évoluer, comme cela a été montré à propos des pays de l’OPEP [Mostafavi 2019]. Ceci alors que les rapports du GIEC sont de plus en plus alarmants et préconisent des solutions difficiles à mettre en œuvre pour limiter le réchauffement à 1,5°C [Allen & al. 2018]. Quant aux États-Unis, au-delà du bruit médiatique et politique lié au désengagement de l’État fédéral de l’accord de Paris, la réalité des chiffres est que le pays a malgré tout amorcé sa transition énergétique, en diminuant ses émissions comme leur engagement le mettait en avant, grâce à l’action de certains États, villes et entreprises. Ainsi parmi les 30 métropoles ayant diminué leurs émissions en 2019, 10 étaient situées aux États-Unis7.
25La situation liée à la pandémie qui a touché la planète au cours de l’année 2020 a bousculé ces évolutions, comme le montre le récent rapport du PNUD [PNUD 2020]. La diminution des émissions de CO2 d’environ 7 % en 2020 ne sera durable qu’à condition de réorienter les plans de relance vers une décarbonisation de l’économie, ce qui n’est pas le cas actuellement. La prochaine COP qui aura lieu à Glasgow intégrera ces perspectives de relance dans son agenda en fonction du niveau d’engagement des états ou ensembles d’états les plus contributeurs aux émissions.
26La transition environnementale représente une nouvelle orientation de recherche pour les géographes, dont la transition énergétique est l’une des déclinaisons, en apparence la plus simple, faisant évoluer les entrées et sorties d’un système orienté vers les énergies carbonées vers un mix énergétique. Toutefois, le défi de la géographie est de projeter cette transition sur des territoires qui aient un sens, qu’elle qu’en soit l’échelle.
27Des intentions aux réalités, les obstacles sont nombreux à la transition énergétique selon l’échelle d’analyse et le pays. A l’échelle globale, le décryptage des discours sous-tendant les contributions des pays à l’Accord de Paris, donne une autre image des divisions du monde et permet de préfigurer les difficultés d’application de l’accord, confirmées 5 ans après, en particulier pour les pays ayant priorisé la transition énergétique. A l’échelle locale d’un territoire rural, la transition énergétique peut achopper sur la difficile collaboration entre des acteurs en fonction de l’échelle à laquelle ils interviennent [Cohen & al. 2015]. Les communications présentées lors de la journée Transition énergétique de l’AGF témoignent également de ces contradictions et de l’apport de l’analyse géographique, dans sa diversité, pour les analyser à l’échelle de territoires régionaux, nationaux ou européen.
28La transition énergétique est donc un processus bien plus complexe que le passage d’un état d’équilibre à un autre, c’est un révélateur des contradictions existant au sein des territoires, des pays ou ensembles de pays. L’interprétation géographique, qu’elle soit basée sur la cartographie, l’analyse des données ou le diagnostic, peut contribuer à démêler cette complexité, à en comprendre les ressorts, à proposer des leviers. L’insertion de la géographie dans des dispositifs interdisciplinaires amène à sortir de la zone de confort de la discipline, et à tenter de contribuer à ce décryptage en combinant des dispositifs méthodologiques propres à la géographie ou empruntés à d’autres disciplines, tout en bénéficiant en retour de fructueuses discussions.
Cette étude a été réalisée grâce au soutien de l’ITE (traduction en anglais de 6 contributions nationales, réalisation d’une carte interactive sur le site de l’ITE, accueil du stage de master de Samar Mostafavi, dirigé par Hervé Le Treut) et à la participation des étudiants à la constitution des corpus (Master Geodep 2017 : corpus anglophone, Master Geodep et SPE 2018 : corpus francophone) et de Sciences Po Poitiers (corpus hispanophone). Nous remercions les relecteurs pour leurs suggestions d’amélioration de ce texte.