1Considéré comme une « pièce maîtresse du développement durable » [Bouchard 2014], le concept de transition énergétique fait globalement référence à la substitution de sources d’énergie, fossiles, par de nouvelles sources, renouvelables. Une définition précise et unanime du terme peine cependant à s’imposer. Son utilisation au singulier semble indiquer une dynamique plutôt récente et unique. Au contraire, on peut également observer son emploi au pluriel, insistant soit sur la multitude de transitions à travers l’Histoire, soit sur la pluralité des transitions actuelles en fonction des localités et de leurs enjeux locaux. L’appellation des mutations historiques de la mobilisation de sources d’énergies est cependant remise en question, notamment pour son caractère plutôt accumulatif que substitutif [Fressoz 2014]. De plus, le concept de transition énergétique semble si large que son usage est souvent couplé à des adjectifs, comme la « transition énergétique bas carbone » qui semble mettre l’objectif climatique au-dessus de tout autre élément. On peut mentionner d’autres formulations encore plus spécifiques, comme les transitions « rupture ou substitution », voir « faible ou forte » [Duruisseau 2014]. Le concept est, parfois, laissé dans sa langue d’origine afin de caractériser la mise en place de la transition énergétique à l’échelle d’un pays en particulier, comme en Allemagne, avec l’usage du terme d’Energiewende (littéralement « transition énergétique »). Cependant, les perceptions d’une même transition sur un espace donné, comme celle de l’Allemagne, peuvent fluctuer en fonction des médias de différents pays [Antal & Karhunmaa 2018].
2La définition donnée par le World Energy Council appuie particulièrement sur l’absence d’uniformité de ce concept, en indiquant que « (…) les transitions énergétiques diffèrent en termes de motivation et d’objectifs, de moteurs et de gouvernance, qui mènent à divers ensembles de défis et d’opportunités » [World Energy Council 2014]. Cette définition soulève donc l’influence du territoire sur la mise en forme de la transition énergétique, où l’on pourrait alors utiliser le terme de « modèle » [Mérenne-Schoumaker 2019] en parlant d’une transition à l’échelle d’un pays ou d’un territoire en particulier. De plus, « un territoire en transition est d’abord caractérisé par des conditions initiales spécifiques » et peut choisir plusieurs logiques de transition [Chabrol 2016]. Enfin, à l’échelle des individus, il existerait un « flou sémantique dans l’usage de ce terme par les différents acteurs » [Scarwell & al. 2015]. La pluralité des formulations, leurs finalités sous-entendues et les possibles fluctuations de la compréhension de ce terme par les acteurs la mettant à l’œuvre sont donc une certitude. Cependant, le but de cet article n’est pas de proposer une définition du concept de transition énergétique, mais plutôt d’embrasser l’absence de consensus de ce terme, et d’en faire un objet d’étude en constituant une grille d’analyse.
3Notre terrain d’étude concerne l’île de la Martinique, le deuxième plus petit département français après Mayotte. D’une superficie de 1 128 km², cette collectivité unique d’outre-mer est située dans la Caraïbe. Notre sujet est plus spécifiquement tourné vers la substitution de l’utilisation des hydrocarbures par les énergies renouvelables pour la production d’électricité. Comme la majorité des Petits États et Territoires Insulaires (PETI) [Bouchard, 2009], cette île demeure particulièrement dépendante aux produits pétroliers puisque ceux-ci ont contribué, en 2016, à produire 93 % de l’électricité locale [Omega 2018]. De plus, c’est le secteur électrique qui a tendance à absorber, en Martinique comme ailleurs, la majorité des projets de transition [Évrard 2014]. Notre hypothèse principale suppose que l’étude de la transition énergétique peut, de manière pertinente, se pencher sur des grilles de lecture permettant de mettre en évidence des convergences ou divergences en termes de compréhension du phénomène à l’échelle d’un territoire, de ses projets et des acteurs. Ces fluctuations pourraient alors constituer un élément explicatif de la gouvernance locale de la transition énergétique, notamment au travers des conflits d’aménagement, où les acteurs locaux s’opposent sur le sujet du devenir du territoire et des conditions de la mise en œuvre de la transition énergétique locale. Nous tenterons de savoir si les différentes définitions du concept de transition énergétique formulées par les acteurs locaux peuvent expliquer les conflits d’aménagement vis-à-vis des moyens de production d’électricité renouvelables en Martinique.
4Afin de répondre à cette question, nous avons mené des entretiens auprès des acteurs afin de questionner, dans un premier temps, leur vision de la transition énergétique. Dans un deuxième temps, l’entretien a été mené afin de comprendre la position de ces acteurs vis-à-vis des projets de production d’énergie renouvelable (EnR) conflictuels sur l’île. Les données générées ont été traitées en utilisant une grille de lecture mettant en évidence les grandes idées adaptées au concept de transition énergétique en Martinique.
5Les 3 ensembles principaux et les 8 dimensions de transition énergétique sont présentés dans le tableau 1.
Tableau 1 – Les 8 notions ou dimensions de transition énergétique retenues
Source : Réalisation : François Ory, 2020
6Afin de constituer une grille de lecture permettant de lire les différentes définitions de la transition énergétique, nous avons dû prendre connaissance des notions existantes. Nous nous sommes appuyés sur des ressources bibliographiques, transdisciplinaires, traitant de ce sujet. La bibliographie a fait émerger deux ensembles d’un total de 5 notions. Premièrement, des définitions plutôt générales, que nous avons séparées en 3 groupes nous permettant de mettre en valeur la précision de la définition par les acteurs. Ces notions sont spécifiquement associées à notre étude sur la transition énergétique du secteur électrique et incluent donc, par exemple :
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La notion de transition énergétique bas carbone, mettant au premier plan les enjeux énergie-climat (notion n° 1). Ces enjeux sont, notamment, mis en avant par les publications du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC), ou encore la mobilisation de termes tels que le carbone ou encore les émissions de Gaz à effet de Serre (GeS).
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La notion questionnant l’extension de la définition à d’autres secteurs que celui de la production d’électricité (notion n° 2), mettant en évidence la capacité des acteurs à savoir que celle-ci ne concerne pas uniquement le secteur électrique ;
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L’inclusion de la Maîtrise De l’Énergie (MDE) dans la réflexion (notion n° 3). Elle est une caractéristique plutôt technique de la transition et, comme la notion n° 2, questionne les acteurs sur leur capacité à voir la transition au-delà de la simple production d’électricité.
7Le deuxième ensemble de notions qui a émergé de la bibliographie est la remise en question du modèle de société dans lequel nous vivons.
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La décentralisation (notion n° 7), par exemple, implique des changements non indispensables au passage des énergies fossiles vers les énergies renouvelables, mais est souvent intégrée dans certaines définitions de la transition énergétique, comme celle de Mérenne-Schoumaker [2019]. La notion de décentralisation implique des changements structurels, notamment le passage de grands groupes en situation de monopole comme EDF vers un nombre plus élevé de producteurs, plus petits ou n’étant pas historiquement impliqués dans le secteur de la production d’électricité. Cette notion renvoie également aux aspects de gouvernance avec, par exemple, le transfert de compétences vers les régions et collectivités territoriales.
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La promotion d’un nouveau modèle de société (notion n° 8). Elle met en exergue l’intégration d’idées plus ou moins nouvelles dans la définition de la transition énergétique, comme l’économie circulaire ou encore la décroissance. Cette notion est un indicateur de la présence de formes de contestation d’une simple substitution des sources d’énergie et du maintien de la société de consommation. L’ouvrage de Bihouix [2016] propose, par exemple, des alternatives avec les solutions low-tech, sobres en matières premières, qui seraient des solutions à privilégier par rapports au modèle dominant basé sur des technologies high-tech, complexes et consommatrices de ressources.
8Enfin, une troisième catégorie constituée de 3 dimensions a émergé à la suite du traitement des entretiens de terrain en Martinique. Elle met en évidence la nécessité, pour les acteurs locaux, d’adapter la définition de la transition énergétique aux réalités du territoire. Les trois dimensions sont les suivantes :
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L’intégration de l’insularité et des spécificités du territoire dans la réflexion. Ces éléments sont avant tout géographiques et supposent que les acteurs intègrent les particularités du territoire pour la production électrique, par exemple au travers de sa dimension de Zone Non Interconnectée (ZNI), des potentiels locaux présents ou absents, de la densité d’habitants particulièrement élevée par rapport à l’Hexagone, des contraintes foncières etc.
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L’angle autonomie (ou indépendance) locale qui accompagnerait ou, du moins, ne devrait pas être altérée par la mise en œuvre de la transition énergétique. Cette autonomie (ou indépendance) peut se présenter sous diverses formes : politique, énergétique, alimentaire, décisionnelle…
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L’idée d’une transition énergétique juste et solidaire, qui participerait à un développement intégré et bénéfique pour le territoire et ses habitants. Celle-ci a surtout une dimension économique devant cependant se marier avec divers critères, comme la durabilité, la justice, l’équité, la création d’emplois locaux non délocalisables…
9Maintenant que nous avons mis en place une grille de lecture des définitions des acteurs, nous allons procéder à leur identification. Ceux-ci participent, entre autres, au portage ou à la contestation des projets de production d’électricité renouvelable. Les acteurs ont pu être identifiés grâce aux entretiens de terrain, aux publications de la presse locale, aux documents-cadre et aux plénières de l’Assemblée de Martinique. Ils ont été classés en cinq catégories :
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Les techniciens publics locaux, composés de chargés de missions des collectivités territoriales, de techniciens ou encore d’universitaires. Ils disposent de connaissances techniques sur le territoire et la transition énergétique. Ils ont un rôle particulièrement important dans la composition de documents-cadre locaux, tels que le Schéma Régional Climat Air Énergie (SRCAE) ou la Programmation Pluriannuelle de l’Énergie (PPE) de Martinique.
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Les services de l’État, composés de chargés de mission et d’autres responsables d’organisme : L’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (ADEME), la Direction de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DEAL), l’Office Nationale des Forêts (ONF) et l’Agence Française de Développement (AFD) font partie de cette catégorie. Ces acteurs participent à la co-élaboration des documents-cadre locaux, voire soutiennent techniquement et financièrement des projets de production d’électricité renouvelable.
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- 1 Habilitation du Conseil Régional de Martinique à fixer les règles spécifiques à la Martinique, nota (...)
Les élus locaux, notamment ceux des communes, des intercommunalités ou encore de la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM). Cette catégorie regroupe des maires, adjoints et conseillers territoriaux de la CTM. Ce sont des acteurs à fort pouvoir décisionnel, se posant tantôt comme porteurs (autorisations) ou contestataires (vote, motions…) de projets. L’acquisition de l’habilitation énergie par la Région Martinique1 au début des années 2010 donne d’autant plus de poids à ces acteurs.
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Les acteurs privés, composés d’entreprises historiques ou nouvelles de production d’électricité ou encore de propriétaires terriens. Ce sont des porteurs de projet de production d’électricité renouvelable.
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- 2 ASSAUPAMAR : Association de Sauvegarde du Patrimoine Martiniquais (association).
- 3 Nou Pèp La : Nous sommes le peuple (mouvement politique et citoyen).
La société civile, composée de membres d’associations locales, de mouvements politiques ou encore de figures écologistes locales. Des militants appartenant à des groupes particulièrement actifs sur le terrain, comme l’ASSAUPAMAR2 ou Nou Pèp La3, ont pu être interrogés. Ceux-ci se sont mobilisés en bloquant, par exemple, les sites de construction des projets.
10Les entretiens, d’une durée moyenne d’une heure, ont permis de questionner les acteurs locaux sur leur définition de la transition énergétique. Les réponses qualitatives formulées ont été transposées en données quantitatives en nous appuyant sur notre grille de notions. Cela a été possible en attribuant, à l’échelle de chaque entretien, la valeur de « 1 » par notion mobilisée, et de « 0 » par notion non mobilisée.
Figure 1 – Mention des notions de transition retenues dans l’échantillon des 41 acteurs martiniquais
Source : Réalisation : François Ory, 2020
11La figure 1 présente les résultats sur l’ensemble de l’échantillon d’acteurs et met en évidence une mobilisation inégale des 8 notions au cours des 41 entretiens exploités. Elle montre, par exemple, que ce sont les deux notions appartenant à l’ensemble « remise en question des modèle historiques » qui sont le moins mobilisées (notions n° 7 et 8).
12Il a été possible d’identifier, au travers de la presse locale, les projets conflictuels à la Martinique. Les journaux ont, en effet, l’habitude de couvrir les événements liés aux conflits d’aménagement [Subra 2016]. Nous avons pu nous baser sur les entretiens de terrain afin de compléter les informations disponibles. Enfin, la consultation des plénières de l’Assemblée de Martinique (figure 2) a également été instructive, puisque les élus ont plus longuement échangé sur les projets de production d’électricité renouvelable faisant débat. On retrouve, dans ces débats entre élus, l’opposition historique entre la gauche indépendantiste et la gauche autonomiste, notamment pour le cas de la centrale biomasse Galion 2. Ce clivage n’est, cependant, pas systématique.
Figure 2 – Élus de l’Assemblée de Martinique débattant sur le projet Galion 2.
Source : Image : capture d’écran de CTM, 2017
13Les trois types de projets conflictuels retenant notre attention n’ont, cependant, pas toujours été identifiés avec les mêmes méthodes :
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Le cas du photovoltaïque au sol (PVS) sur terrain agricole a dû être traité en s’appuyant particulièrement sur les archives des journaux locaux, étant donné que ces conflits se sont déroulés autour de l’année 2010. Ces conflits particulièrement médiatisés sont connus des acteurs locaux interrogés et ont abouti à une réglementation locale très restrictive. Ils ont donc pu être identifiés immédiatement dans notre recherche et intégrés dans nos entretiens de terrain.
-
Le cas du projet d’Énergie Thermique des Mers (ETM) « New Energy for Martinique and Overseas » (NEMO) n’a développé un caractère conflictuel qu’au cours de l’année 2018 avec la publication des positions des opposants et des porteurs de projets dans la presse locale. Cette évolution tardive, après une première période de terrain, a affecté légèrement le nombre d’acteurs interrogés sur la question. Des plénières de l’Assemblée de Martinique ont pu être mobilisées afin d’observer les acteurs et leurs discours vis-à-vis de ce projet.
-
Le cas de la centrale biomasse Galion 2 est celui qui mobilise le plus de sources d’informations. Ce projet, vieux d’environ 10 ans, a connu plusieurs évolutions avec une phase charbon-bagasse jusqu’en 2012. De ce fait, les médias locaux ont joué un rôle important dans l’identification de ce projet, à la fois au travers des archives et des publications plus récentes. Les acteurs locaux sont également au fait des désaccords vis-à-vis de cette centrale. Enfin, Galion 2 est le projet ayant été le plus débattu par les élus lors des plénières de l’Assemblée de Martinique. Nous ne parlerons, ici, que de la contestation du projet sous sa forme bagasse-biomasse.
14La figure 3 nous permet de visualiser la méthode utilisée, de la récolte des données à la réponse à la question de recherche formulée en introduction.
Figure 3 – Récapitulatif de la méthodologie employée
Source : Réalisation : François Ory, 2020.
Figure 4 – Les échantillons d’acteurs et leurs positions à l’échelle des trois projets conflictuels en Martinique
Certains acteurs, notamment les élus et les associations locales, ont pris position sur plusieurs de ces projets.
Réalisation : François Ory, 2020
15La figure 4 présente les positions des acteurs interrogés à l’échelle de chaque projet. Elle met en évidence différents niveaux d’opposition avec des répartitions d’acteurs plus (NEMO, Galion 2) ou moins (PVS) équilibrées.
16Maintenant que nous avons présenté notre méthode, nous allons présenter les principaux résultats à l’échelle de chaque type de projet renouvelable.
17Le développement du photovoltaïque au sol (PVS) en Martinique suit les mêmes dynamiques que dans l’Hexagone, où son développement a été très fort jusqu’à la période de « régulation nationale » [Duruisseau, 2016] où les tarifs d’achats, très attractifs, ont été revus à la baisse, puis ont été remplacés par le système d’appels d’offres de la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE). À cette régulation nationale peut être juxtaposée une régulation locale en Martinique. En effet, la Région ayant acquis l’habilitation énergie en 2013 a régulé, à l’échelle de l’île, les critères d’acceptabilité des projets en interdisant leur implantation sur les surfaces agricoles et naturelles. Cette double régulation a eu un effet particulièrement important en termes de limitation des projets, puisque l’agence d’urbanisme locale [ADUAM 2010] projetait des puissances installées locales d’environ 190 MWc. Or, en 2018, seuls 18 MWc étaient effectivement installés au sol sur le territoire, pour une puissance totale (au sol et en toiture) de 66 MWc, produisant 5 % de l’électricité de l’île. Le poids de la régulation locale, bien qu’il ne soit pas exactement quantifié ici, est notable, puisque le tribunal administratif de Fort-de-France a été amené à casser certains permis de construire, délivrés par le Préfet aux porteurs de centrales PVS [Everard 2011a ; 2011b].
Figure 5 – Centrale PVS de la commune de Ducos, dans le Sud de l’île
Source : Photo : François Ory, 2018
18Le caractère conflictuel de ce genre d’installations ou projets a émergé lors de la consultation d’archives de la presse locale. Celles-ci ont révélé une mobilisation particulièrement forte de la société civile (associations, syndicats d’agriculteurs, mouvements politiques), qui s’est déplacée sur les différents sites en construction et, parfois, s’est mise à les bloquer [Litampha 2011]. Les élus locaux se sont également emparés de la question, notamment au travers d’une réunion d’urgence au Conseil régional et du vote d’une motion à l’encontre de ce type d’aménagement [Éverard 2010]. Ce projet d’installation a été d’autant plus contesté que la production d’électricité générée est relativement faible (1 à 2 % de la production locale en 2018) par rapport à la surface occupée et au conflit d’usage généré avec près de 40 hectares de terres agricoles occupées en 2018 (figure 6).
Figure 6 – Exemple de changement d’occupation du sol avec une centrale photovoltaïque dans le Nord de l’île
Source : Images tirées de Google Earth, année 2004 (gauche) et 2019 (droite)
19Nos résultats reposent sur 24 entretiens semi-directifs durant lesquels les acteurs ont à la fois formulé leur définition de la transition énergétique et indiqué leur position vis-à-vis des installations PVS sur foncier agricole. L’ensemble de l’échantillonnage et sa répartition en fonction des positions est visible en figure 4. Les acteurs interrogés se répartissent de manière inégale dans les différentes positions, avec un nombre beaucoup plus important d’acteurs opposés à ce type d’aménagement sur terrains agricoles (19). Étant donné le faible nombre d’acteurs neutres (1), nous n’avons pas inclus cette position dans l’analyse. Le nombre d’acteurs favorables est également assez faible, avec seulement 4 entretiens mobilisés. En revanche, on distingue nettement une différence dans la mobilisation des notions de transition énergétique mobilisées entre les acteurs favorables et opposés, où ces derniers ont mobilisé, en moyenne, davantage les 8 notions de transition que nous avons identifiées (figure 7)
Figure 7 – Les notions utilisées pour définir la transition énergétique par les acteurs s’étant positionnés sur le PVS sur terrain agricole, en pourcentage
Source : Réalisation : François Ory, 2020
20Si les notions mobilisées par les acteurs fluctuent afin de définir la transition énergétique, les entretiens de terrain révèlent que les acteurs utilisent majoritairement les trois notions d’adaptation de la définition au territoire martiniquais (notions n° 4, 5 et 6) afin de défendre ou de s’opposer au PVS sur terrain agricole. Notre étude révèle donc un premier décrochage entre la définition de ce que doit être la transition énergétique, et les raisons précises de support ou d’opposition à des projets concrets de production d’électricité renouvelable.
21Seule la notion de développement solidaire endogène semble expliquer, par une mobilisation quantitative différente, une rupture entre la vision des porteurs et celle des acteurs opposés. Les opposants ont justifié leur position par rapport aux logiques économiques dans lesquelles ces centrales étaient installées avec, notamment, le recours à des travailleurs européens, l’absence de formation des Martiniquais dans les métiers de la transition énergétique, voire l’inégale répartition des richesses générées, quasiment toutes captées par les propriétaires terriens locaux ou des opérateurs privés extérieurs.
22Un autre résultat surprenant a été la mobilisation des mêmes notions par les porteurs et opposants afin de justifier leurs positions respectives. Pour le cas de la notion n° 4 « insularité et spécificités locales », les opposants ont quasiment tous (18 sur 19) avancé l’importance de protéger l’agriculture locale. Au contraire, certains porteurs de projet pointaient du doigt la pression exercée par d’autres activités sur le foncier agricole, comme l’urbanisme. Les acteurs ont également massivement eu recours au sujet de la pollution des sols à la chlordécone afin de défendre les projets en justifiant la nécessité d’abandonner l’usage des terrains agricoles, ou de s’y opposer en avançant les possibilités en termes de cultures ne concentrant pas la molécule. Les opposants mentionnent, au contraire, la possibilité de pratiquer de l’agriculture ne concentrant pas la molécule et rejette, de fait, l’argument de certains porteurs.
23Pour le cas de la notion d’autonomie et d’indépendance, les opposants trouvent, majoritairement, injustifiable de réaliser la transition énergétique en utilisant des terrains agricoles, alors que le territoire se trouve également en grande dépendance alimentaire. Pour eux, l’indépendance énergétique ne peut se réaliser en compromettant la capacité du territoire à atteindre l’indépendance alimentaire. Certains porteurs, de leur côté, pointent du doigt la particularité du territoire de la Martinique en termes de pétro-dépendance, la plus élevée des départements d’outre-mer, justifiant une avancée rapide de mise en fonctionnement de moyens de production renouvelables de grande envergure. Ces résultats montrent que l’analyse doit porter également sur la compréhension des notions que l’unique différence quantitative dans la mobilisation de celles-ci.
24On peut également remarquer que la quasi-totalité des acteurs, peu importe leur position, ont mentionné les enjeux énergie-climat (notion n° 1) afin de définir la transition énergétique. Or, cette notion n’a quasiment jamais été mobilisée par les acteurs pour justifier leur position vis-à-vis de ce type d’aménagement, à l’exception d’un unique acteur, favorable à ce type de projet. Ces résultats mettent en évidence le décrochage entre la définition de la transition énergétique formulée par les acteurs, et les enjeux propres à chaque aménagement. Pour les acteurs locaux, les notions liées au territoire (notions 4, 5 et 6) priment sur d’autres notions plus globales, comme la notion n° 1, afin d’expliquer leur posture vis-à-vis des projets d’aménagement.
25NEMO est un projet de production d’électricité en pleine mer (figure 8) (porté et développé par l’entreprise DCNS, aujourd’hui Naval Group, caractérisé de « champion national » dans le domaine des énergies marines [Mer et Marine 2017, Roche 2018]. L’installation est sensée produire de l’électricité en exploitant le différentiel de température entre les eaux de surface, chaudes, et les eaux profondes, beaucoup plus froides. Les lieux potentiels d’implantation de l’ETM sont situés entre les tropiques, plaçant les départements d’outre-mer comme de potentiels territoires pouvant bénéficier de ce type de production d’électricité.
Figure 8 – Le projet NEMO, au large de la Martinique.
Source : Image tirée d’une vidéo non datée de DCNS
- 4 Course de voiliers faisant le tour de l’île.
26Après une phase de développement au sol sur l’île de la Réunion, la Martinique devient le terrain d’expérimentation grandeur nature d’un projet de première centrale en mer, avec 10,7 MW de puissance nette injectée sur le réseau électrique. Le projet n’est alors soumis à aucune forme de contestation, bien que les effets environnementaux soient largement identifiés [Devault & Péné-Annette 2017]. Malgré une phase de développement plutôt consensuelle, une opposition au projet a émergé dans la première moitié de l’année 2018, portée principalement par un élu local. La visibilité du débat a augmenté lorsque les porteurs du projet et les opposants se sont mis à utiliser les médias locaux afin de défendre leurs positions respectives. Les acteurs opposés ont surtout avancé des raisons de risque industriel lié à l’utilisation de l’ammoniac, ainsi que le classement SEVESO de l’installation contraignant les activités nautiques à proximité du site (pêche, plaisance, tour des Yoles4).
27Ce cas d’étude se base sur 18 entretiens semi-directifs. L’échantillon d’acteurs interrogés est mieux réparti que pour le cas du PVS sur terrains agricoles, traité précédemment, avec 6 acteurs favorables, 4 acteurs neutres et 8 acteurs opposés (figure 4).
28La figure 9 montre de faibles différences entre les notions mobilisées par les porteurs de projets et les opposants, à part pour la notion d’autonomie et d’indépendance. Cependant, on remarque que les notions de transition énergétique développées par les acteurs neutres ont tendance à être quasiment toutes inférieures à celles des deux autres catégories.
Figure 9 – Les notions utilisées pour définir la transition énergétique par les acteurs s’étant positionnés sur le projet NEMO, en pourcentage
Source : Réalisation : François Ory, 2020
29Bien que la notion d’autonomie et d’indépendance soit plus mobilisée par les acteurs opposés que les acteurs portant le projet, cette notion n’a pas réellement été exploitée par les individus interrogés dans les entretiens afin de justifier leur position vis-à-vis du projet. De plus, la totalité des acteurs favorables et défavorables à ce projet ont exploité la notion n° 1 de substitution et climat, celle-ci n’a jamais été exploitée, ni pour attaquer, ni pour défendre la future centrale NEMO. Au contraire, le risque technologique induit par l’utilisation d’environ 300 tonnes d’ammoniac a été, à de nombreuses reprises, mentionné par les acteurs opposés.
30Comme pour le cas du PVS, il existe une différence entre les notions exploitées afin de définir le concept de transition énergétique, et les notions utilisées sur des cas concrets d’aménagement de l’espace en moyens de production renouvelables. Les notions qui ont prévalu afin de justifier la position des acteurs sont les notions n° 4, 5 et 6, soit celles appartenant à l’ensemble « adaptation de la définition au territoire martiniquais ». L’opposition entre porteurs et contestataires vis-à-vis du projet NEMO est donc, avant tout, révélatrice d’oppositions sur les enjeux locaux du territoire, principalement économiques et sanitaires. Les enjeux énergie-climat, fussent-ils impactant pour le territoire – diminution des émissions annuelles de GeS d’environ 50 000 tonne équivalent CO2 et diminution de la consommation annuelle de pétrole d’environ 15 000 tonnes équivalent pétrole – n’occupent, au mieux, qu’une place secondaire dans les discours des acteurs.
Figure 10 – Le complexe du Galion avec la sucrerie avec sa cheminée jaune à gauche, et la centrale biomasse d’Albioma avec sa cheminée en inox, à droite
Source : Image tirée d’une vidéo d’Albioma,2019.
31La centrale Galion 2 est une centrale bagasse-biomasse de 36,5 MW, située sur le site industriel du Galion, sur la côte Atlantique Nord de l’île. Cette centrale, mise en fonctionnement en 2018, a fourni en 2019 15 % de l’électricité locale. Elle est portée par la société Albioma, anciennement Séchilienne-Sidec. Fonctionnant dans un premier temps en important près de 95 % de son combustible depuis l’Amérique du Nord, contre 5 % provenant de la sucrerie du Galion avec laquelle elle fonctionne en cogénération, la part de la biomasse locale brûlée dans l’installation devrait progressivement augmenter, pour atteindre environ 40 % du total, contre 60 % de biomasse toujours importée sous forme de pellettes.
Figure 11 – Dôme de stockage d’Albioma, sur le port de Fort-de-France
Source : Image : François ORY, 2019
32C’est ce cas d’étude qui a été le plus vivement contesté sur l’île. La construction de l’installation a été retardée par la mobilisation de mouvement écologistes, souvent indépendantistes, comme l’ASSAUPAMAR et Nou Pèp La. Ces acteurs de la société civile ont bloqué à plusieurs reprises l’entrée du site ainsi que le port de Fort-de-France durant les années 2016 et 2017, retardant ainsi la construction de la centrale. Les élus de l’Assemblée de Martinique ont également très longuement débattu sur ce projet d’aménagement lors de plusieurs plénières. Les élus de la majorité Gran Sanblé (gauche indépendantiste) se sont montrés majoritairement opposés à la centrale, tandis que les élus de l’opposition Ensemble Pour une Martinique Nouvelle (gauche autonomiste), ont défendu l’implantation de la centrale.
33Le cas de Galion 2 se base sur 27 entretiens semi-directifs. L’échantillon d’acteurs interrogés est, comme pour le cas du projet NEMO, plutôt équilibré en termes de répartition d’acteurs dans les différentes positions. On y distingue 11 acteurs favorables, 8 acteurs neutres et 8 acteurs opposés (figure 4).
34La figure 12 montre des variations notables dans la mention des notions lors de la formulation de la définition du concept de transition énergétique. Les acteurs neutres, en particulier, ont eu tendance à moins mobiliser les différentes notions que les acteurs favorables ou opposés à cette centrale. Enfin, les acteurs défavorables à cette centrale sont ceux qui ont développé le plus abondamment les notions de transition. Malgré les différences observables, la définition de la transition demeure axée sur le territoire, avec une formulation quasi systématique de la notion n° 4 « insularité et spécificités locales ». Les acteurs, peu importe leur position sur le projet, accordent donc une importance particulière à ce que les installations EnR s’intègrent le mieux possible à l’île.
Figure 12 – Les notions utilisées pour définir la transition énergétique par les acteurs s’étant positionnés sur le projet Galion 2, en pourcentage
Source : Réalisation : François Ory, 2020
35Comme pour les deux cas d’étude précédents, il existe un décalage entre la mention de notions par les acteurs afin de définir le concept de transition énergétique et l’utilisation de ces notions afin d’appuyer leur position sur ce projet. Bien que l’échantillon d’acteurs ait fortement mentionné la notion n° 4 « Insularité et spécificités locales », peu importe leur position, c’est sur la notion « autonomie et indépendance » que les acteurs interrogés, opposés comme porteurs, se sont le plus appuyés pour justifier leur position vis-à-vis de Galion 2. Malgré la création d’un secteur biomasse local pouvant, à terme, générer de l’activité supplémentaire et la création d’emplois pour l’île, ce sont les acteurs opposés au projet qui ont le plus mentionné la notion n° 6 de « développement solidaire endogène », plus que les acteurs favorables à la centrale biomasse. Les acteurs opposés à Galion 2, bien qu’ayant largement défini le concept de transition énergétique comme un processus devant contribuer à un développement économique intégré du territoire, voient plus dans ce projet un risque pour le territoire, en termes de dépendance énergétique et de risque sanitaire (importation de la majorité du combustible ; émissions de particules fines liées à la combustion). Cette dualité de l’interprétation d’une même notion est présentée par le tableau ci-après.
Tableau 2 – Différentes interprétations des effets de Galion 2 sur la dépendance énergétique du territoire
Dégradation de la situation de dépendance énergétique du fait de Galion 2
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Amélioration de la situation de dépendance énergétique du territoire
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« Ça ne répond à aucun des principes de votre transition énergétique, pas d’indépendance énergétique puisque vous dépendez de l’extérieur pour l’approvisionnement » Entretien (2018) avec un membre de l’ASSAUPAMAR, association opposée au projet.
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« On va importer de la biomasse, c’est vrai que ça fait des volumes, mais aujourd’hui on importe du fioul, et je pense qu’il est préférable d’être dépendant de la biomasse que d’être dépendant du fioul. » Entretien (2017) avec un technicien d’une agence locale accompagnant le projet.
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Source : Réalisation : François Ory, 2020
36Enfin, les acteurs neutres ont particulièrement mis en avant leur moindre connaissance du sujet afin de ne pas se positionner. La plus faible mention de notions de transition dans cette catégorie devient donc cohérente.
37Notre étude confirme la pertinence de l’étude de la transition énergétique à l’échelle d’un territoire de taille modeste, comme l’île de la Martinique. C’est, en effet, les notions n° 4, 5 et 6 appartenant à l’ensemble « adaptation de la définition au territoire martiniquais » qui ont été le plus largement mobilisées par les acteurs afin de prendre position sur les trois cas d’étude abordés. En revanche, il n’y a pas, à l’échelle des acteurs, de lien clair entre les notions utilisées afin de définir le concept de transition énergétique et les notions utilisées afin de justifier leur position sur les trois projets EnR que nous avons abordé. Malgré la mention de la notion n° 1, quasi systématique dans les entretiens afin de définir le concept de transition énergétique, les projets n’ont quasiment jamais été attaqués ou défendus pour leur impact carbone, ou pour leur effet sur la pétro-dépendance de l’île. Les résultats présentés montrent que la transition énergétique, au travers de ces projets conflictuels, semble avant tout se réaliser dans un objectif de développement économique et non de mitigation des émissions de GeS ou de diminution de la pétro-dépendance de la production de l’électricité. Les acteurs ont mis en avant la nécessité d’intégrer ces aménagements au territoire, sans générer de risque technologique (NEMO), de risque sanitaire (Galion 2) ou de conflit d’usage sur la ressource foncière (PVS).
38La grille de lecture, composée de 8 notions, a été élaborée de façon à différencier la manière dont les acteurs s’emparent de certaines thématiques de transition énergétique. Or, les résultats montrent qu’au-delà de la mention ou non d’une unique notion, les acteurs locaux peuvent également interpréter de manière complètement opposée une même notion à l’échelle d’un projet EnR. Le cas de la notion d’autonomie et d’indépendance énergétique pour le cas de la centrale Galion 2 en illustre parfaitement l’exemple. Il est donc nécessaire, à l’avenir, d’intégrer un niveau d’analyse supplémentaire, consistant à déterminer de quelle manière les acteurs interprètent chaque notion mentionnée. L’opposition aux projets de transition énergétique est majoritairement issue d’une réflexion d’aménagement du territoire et d’incompatibilité en termes de projet de territoire que de réelle réflexion énergie-climat. Pour notre territoire d’étude, la Martinique, l’explication de la gouvernance des projets de transition par l’exploration de la mobilisation de notions par les acteurs locaux s’est donc trouvée limitée. En revanche, cette approche pourrait être plus adaptée dans des territoires moins sensibles au conflit d’usage et à la pression sur les ressources locales, notamment foncière. Ces espaces pourraient alors faire émerger des projets EnR dont les objectifs seraient différents, et peut-être plus axés sur les enjeux énergie-climat.