- 1 https://abonne.lest-eclair.fr/id200620/article/2020-10-22/thomas-pesquet-photographie-laube-par-err (...)
- 2 On peut estimer qu’elles produisent l’équivalent de la consommation électrique de 30 000 personnes (...)
- 3 Le Capitalocène est un concept alternatif à celui d’Anthropocène, ce dernier étant jugé historiquem (...)
1En 2017, en pensant réaliser un cliché de la Picardie, l’astronaute Thomas Pesquet photographiait par erreur le village d’Herbisse1. Herbisse compte environ 170 âmes…et quinze éoliennes de grande taille2. La commune se trouve au milieu de la Champagne crayeuse, l’un des territoires les plus densément équipés d’éoliennes industrielles en France. Environ 650 éoliennes, soit 8 % des machines françaises, se concentrent sur une surface de 2500 km² (soit 0,5 % du territoire français). Le paysage est constitué de centrales éoliennes en enfilade, seuls un camp militaire et un aéroport offrent une respiration visuelle. Depuis la Station spatiale internationale, ce qui attire immédiatement l’attention, ce sont les taches claires dans le parcellaire parfaitement géométrique de l’Aube. Il s’agit des plateformes de montage permettant à une grue d’assembler en hauteur les différentes pièces constitutives d’une éolienne. Une image qui rappelle immédiatement l’extraction nord-américaine du gaz de schiste, l’un des témoignages les plus emblématiques du Capitalocène [Malm 2017, Bonneuil & Fressoz 2013]3. À la seule différence qu’ici, c’est le vent qu’on extrait. Ce détour par un point d’observation lointain permet d’apprécier l’impact des transformations énergétiques et de les mettre en parallèle avec le modèle énergétique actuel. On peut se demander si l’installation massive d’infrastructures industrielles, fussent-elles renouvelables, constitue une rupture ou une continuité dans nos modes d’habiter.
- 4 Pour l’année 2019 et selon le Bilan électrique 2019 de RTE, l’éolien représentait 6,3% de la produc (...)
- 5 Dans le cas de référence (avec des hypothèses favorables sur l’acceptabilité, la maîtrise de la dem (...)
2Le cadre du développement du grand éolien s’élabore depuis la fin des années 1990 en France. Avec la récente Programmation Pluriannuelle de l’Énergie (PPE) le gouvernement s’est doté d’objectifs techniquement ambitieux pour le développement des énergies renouvelables. En 2020, la France a une puissance éolienne raccordée de 17 GW qu’elle doit porter à 24,1 GW pour 2023 et 34 GW pour 2028, soit un doublement en moins de 10 ans4. D’ici 2023, approximativement 2 GW devront être raccordés au réseau chaque année pour respecter ces objectifs. Toutefois, ce déploiement de nouvelles infrastructures énergétiques de production se réalise dans le cadre d’une « transition énergétique » dont les contours sont flous et, à l’échelle mondiale, sans référent historique [Oiry 2017]. Il est communément admis qu’elle décrit le passage d’un mix énergétique basé sur les énergies fossiles et fissiles vers un autre basé sur les énergies renouvelables [Deshaies 2015]. Parmi elles, l’éolien de grande taille est considéré – avec le solaire photovoltaïque – comme une technologie « mature ». Dans nombre de scénarios « 100 % renouvelables » elle compose plus de la moitié de l’énergie produite5.
- 6 Cette « transition énergétique » est d’ailleurs souvent abordée, dans les discours, comme une « tra (...)
3Cependant, évoquer la question énergétique uniquement sous l’angle d’une substitution de sources énergétiques à d’autres masque la pluralité des projets de transformation du système énergétique envisagés par les différents acteurs. À commencer par les caractéristiques techniques des objets qui les constituent (petits ou grands, low-tech ou high tech, etc.). Les dispositifs techniques utilisant l’énergie cinétique du vent sont en réalité multiples à travers l’histoire [Bruyerre 2017, Marrec 2018]. Une technologie s’est imposée relativement récemment : l’éolienne moderne de grande taille productrice d’électricité et raccordée au macro-système technique. Les infrastructures énergétiques sont la cristallisation des projets de « transition énergétique »6. Elles donnent corps à une notion floue et abstraite. À travers la matérialité on peut à la fois étudier le caractère écologique d’une technologie mais aussi ses implications sociales, politiques et territoriales [Jarrige & al. 2018, Lopez 2019].
4L’éolien prend place dans des espaces très éloignés des métropoles dynamiques. Les infrastructures de transport et l’étalement urbain constituent des obstacles à son développement en zones urbaines et périurbaines. Les mondes ruraux sont donc les territoires du déploiement de ces nouvelles infrastructures énergétiques. Loin d’être homogènes il existe des dynamiques très hétérogènes voire contraires au sein de ces espaces. Si certains se révèlent en déclin, d’autres sont davantage « attractifs » et connaissent une croissance économique et démographique importante. [Bruneau & al. 2019]. Comme le rappelle Benoît Coquard « il y a de fortes différences d’un département ou même d’un canton à l’autre, […] la France située loin des grandes villes est multiple et impossible à cerner dans son ensemble » [Coquard 2019].
5Dans ce contexte, on peut alors se demander comment le grand éolien s’est spatialisé depuis le début de son déploiement en France ? Dans quels espaces ruraux prend-il place ? Au prisme du projet alternatif de société que les énergies renouvelables représentaient dans les années 1970, à la fois pensées comme écologiques, démocratiques et parfaitement intégrées à leur territoire, le développement de l’éolien de grande taille est-il une réussite ?
- 7 Dans cet article nous distinguerons la spatialisation qui renvoie à la localisation des éoliennes m (...)
- 8 Seul l’hexagone sera étudié, les situations en site isolé (îles) soulèvent d’autres enjeux techniqu (...)
- 9 « Le Journal de l’Éolien est un magazine spécialisé à destination des professionnels de l’éolien et (...)
- 10 Parmi lesquels des opposants, des développeurs (EDF R) et leurs représentants (France Énergie Éolie (...)
6Pour répondre à ces questions, l’analyse cartographique et statistique à l’échelle nationale peut donner un autre éclairage que les approches classiquement réalisées à l’échelle régionale pour comprendre la spatialisation et la territorialisation de cette technologie7. C’est par ailleurs à cette échelle que les objectifs nationaux sont fixés8. La recherche s’appuiera donc sur une étude cartographique des espaces où l’éolien s’est développé et où il est absent. L’analyse de plusieurs numéros du Journal de l’éolien9, ainsi que de la communication de France Énergie Éolienne (à travers son Observatoire de l’éolien) permettront de rendre compte des représentations des entreprises du secteur au sujet de l’objet « éolienne » et de sa spatialisation. Par ailleurs, dans le cadre d’une thèse en cours, plusieurs centaines d’articles de presse relatifs à l’éolien ont fait l’objet d’une lecture et d’une analyse et permettent de constituer un corpus documentaire à même de rendre compte des conflits, controverses, résistances autour de cet objet technique. Enfin, 50 entretiens avec les acteurs de la « transition énergétique » ont été menés à ce jour et viennent compléter cette analyse10.
7Les énergies renouvelables ne sont pas nouvelles. Dans les années 1970, elles sont connues et expérimentées à petite échelle par des groupes qui n’avaient pas pour objectif de changer le secteur énergétique [Évrard 2013]. À partir de 1970, dans un contexte de contestation sociale importante, de crises économiques et énergétiques (chocs pétroliers) et d’émergence de l’écologie politique en réaction aux désastres environnementaux de la société industrielle et au développement de centrales nucléaires et fossiles, les énergies renouvelables constituent le socle d’un projet alternatif de société : une utopie. Loin de n’être qu’une simple solution technique ayant pour objectif de remplacer les énergies conventionnelles, les énergies renouvelables sont pensées comme des alternatives pour révolutionner (ou réformer) le modèle d’organisation sociale à la fois hiérarchique (hypercentralisation des questions énergétiques par la technocratie française, etc.) et inégalitaire (société de classes, exploitation des pays du Sud dans une période d’indépendance, etc.). Comme l’explique Aurélien Évrard « une partie [des antinucléaires] refuse le projet de modernisation que porte le programme nucléaire et, derrière lui, la « croyance » - au sens quasi religieux du terme – dans le progrès technologique. » [Évrard 2013]. Ce contexte historique fait émerger « de nombreuses organisations dans le domaine de la ‘technologie appropriée’. Le mouvement se déploie rapidement avec plus de 1 000 organisations au niveau mondial en 1980. Ce terme générique de ‘technologie appropriée’ regroupe des techniques simples, de faible coût, utilisant des matériaux locaux en contraste avec la grande industrie. » [Bruyerre 2017]. Cette réflexion critique de la société industrielle et la promotion des énergies renouvelables est aussi l’œuvre de penseurs comme Ivan Illich, Lewis Mumford ou Ernst Friedrich Schumacher.
- 11 Le projet Cigéo (centre industriel de stockage géologique) vise à enfouir les déchets nucléaires fr (...)
- 12 Entretien réalisé en décembre 2019.
8On peut retrouver cet imaginaire des énergies renouvelables [Raineau 2011] chez certains écologistes aujourd’hui, comme cet élu meusien opposé au projet Cigéo11 et porteur de projets d’énergies renouvelables sur sa commune : « pour moi l’objectif que j’ai en tant que citoyen, qu’élu local, c’est plus de tendre vers l’autonomie énergétique, l’autonomie alimentaire par les circuits courts, relocaliser, pour voir le monde différemment, reprendre nos affaires en main, les gérer nous-mêmes, qu’on soit pas soumis à des grands groupes, à des grands trusts, des grands industriels, à un système hyper-centralisé qui nous prive finalement de notre pouvoir de décision local. Pour moi l’énergie renouvelable elle peut vraiment aider à ce basculement-là. Donc l’objectif c’est pas d’avoir du fric, c’est d’être libre, d’être autonome, de pouvoir nous réapproprier notre pouvoir sur nos vies. »12.
- 13 Ces trois sociétés exploitent plus d’un quart des parcs éoliens français. Il reste certes quelques (...)
- 14 Observatoire de l’éolien 2020.
9Certains de ces acteurs s’engagent au cours des décennies suivantes dans des agences telle que l’AFME (Agence française pour la maîtrise de l’énergie, qui deviendra l’ADEME) pour tenter d’orienter de l’intérieur les politiques énergétiques [Bécot 2020]. Les énergies renouvelables émergent de façon importante seulement à partir des années 2010 en France, dans le cadre d’une transition « orchestrée » qui répond à une stratégie des acteurs dominants du secteur [Aykut & Évrard 2017]. Alors que plusieurs centaines d’acteurs de taille intermédiaire étaient présents au début des années 2000, le secteur des énergies renouvelables se resserre autour de quelques acteurs dominants au fur et à mesure des opérations de fusions-acquisitions (EDF, Engie, Total, etc.)13. Six constructeurs se partagent le marché de l’éolien (un seul représente 50 % des nouvelles installations en 2019, les trois premiers représentent 90 % des nouvelles installations)14. Comme le note Philippe Bruyerre : « En quelques années, dans une période charnière autour de l’année 1997, les principaux fabricants d’éoliennes sont devenus des entreprises capitalistes comme les autres, s’éloignant des aspirations des pionniers et s’intégrant dans le monde des affaires. La maturité atteinte dans ces années est à la fois un désenchantement et un aboutissement de plus de vingt ans d’efforts. » [Bruyerre 2017].
- 15 General Electric développe un prototype offshore nommé « Haliade-X ». D'une puissance de 13 MW et d (...)
- 16 Le Journal de l’éolien n°24, avril-mai 2017, p. 31.
10Conséquence de cette approche véritablement industrielle, l’éolien arrive en France en arborant, dès ses débuts, des dimensions importantes. Avant de se déployer en France, les éoliennes modernes sont en effet d’abord conçues, optimisées et testées au Danemark et en Allemagne. D’une technique bricolée par de petits groupes, l’éolien devient une véritable industrie à la poursuite du gigantisme [Bruyerre 2017]. Le convertisseur éolien, qui était en 1970 d’une hauteur équivalente au plus grand moulin à vent (< 40 mètres) est aujourd’hui quatre à cinq fois plus grand15. Comme l’évoque un article du Journal de l’éolien, « la puissance récupérable par une éolienne est fonction du carré du diamètre du rotor. Partant de cette loi physique, il y a un intérêt immédiat à allonger les pales, […] en proposant de nouveaux modèles toujours plus grands – le rotor de la Vestas V164 affiche ainsi un diamètre de 164 m »16. Par ailleurs, la puissance récupérable est aussi fonction du cube de la vitesse du vent, raison qui justifie selon les industriels que leur taille ne cesse d’augmenter, le vent étant plus rapide en altitude. D’autre part, dans une logique de réduction des coûts, les projets éoliens se développent en centrales, ou « parcs », c’est-à-dire qu’ils sont constitués de plusieurs éoliennes regroupées sur un même site. Comme l’explique Philippe Bruyerre : « Dans la plupart des cas, l’exploitant cherche à augmenter la puissance totale de la centrale qu’il exploite en installant plusieurs machines sur le même site raccordées en un même point au réseau électrique. » [Bruyerre 2017].
- 17 Une publicité d’EDF du début des années 2010, société historiquement impliquée dans le programme él (...)
- 18 Le n°28 titre « Fondations, plongée dans l’innovation » ; le n°31 titre « L’éolien de demain » mont (...)
- 19 Le Journal de l’éolien n°24, avril-mai 2017, p. 34.
- 20 Le Journal de l’éolien n°24 avril-mai 2017.
- 21 Le Journal de l’éolien n°24, avril-mai 2017, p. 37.
- 22 Le Journal de l’éolien n°24, avril-mai 2017, p. 29.
- 23 « la filière travaille à résoudre [l]es contraintes qui ralentissent l’arrivée de l’éolien de grand (...)
11En quelques années, l’éolien va représenter le symbole du progrès technologique alors qu’il était l’emblème de sa contestation17. Si, pour les écologistes, les énergies renouvelables sont d’abord pensées comme des objets aux implications multidimensionnelles (politiques, sociales, écologiques, économiques, etc.) cette conception va évoluer et leur intégration aux politiques publiques va être conditionnée à leur compétitivité économique par rapport aux autres sources de production d’électricité. La priorité est l’augmentation de leur efficacité, notamment par l’innovation technologique comme en attestent plusieurs numéros du Journal de l’éolien18. Les pales, par exemple, doivent « concilier longueur et légèreté, solidité et flexibilité »19, et sont vues comme des « territoires d’innovations »20. Au sujet d’une limite éventuelle dans leur longueur, un des dirigeants du fabricant danois LM Wind Power indique : « Je suis depuis 27 ans dans le business de la pale, et […] je ne vois pas de limite immédiate à la longueur des pales. »21. Une des limites techniques à l’allongement des pales est leur acheminement sur le futur site de production. Là aussi, la réponse est technique. Les groupes techno-industriels ont trouvé « différentes solutions innovantes » comme les « ‘blade-lifter’, des systèmes permettant de lever la pale et de réduire ainsi la longueur des convois »22. Tous les numéros du Journal de l’éolien consultés font état du même imaginaire technique : l’évolution des éoliennes vers le gigantisme, vers la limite physique (si elle existe), est un horizon qui ne serait être remis en cause, le reste doit suivre comme l’indique l’Observatoire de l’éolien23. L’innovation technologique est globalement encensée, elle doit permettre de lever tous les problèmes de la filière. Comme l’indique Philippe Bruyerre : « Les éoliennes de (très) grande taille sont là, elles représentent le ‘progrès technique’, mais sont-elles toujours porteuses de ‘progrès social’ ? » [Bruyerre 2017].
- 24 Le Journal de l’éolien n°38-39, avril-septembre 2020, p. 30.
12Le développement de centrales éoliennes se heurte à des résistances à tel point que la filière elle-même reconnaît que « l’acceptabilité des sites par les citoyens est devenue la question majeure qui conditionne l’avenir de l’éolien terrestre »24. 70 % des projets font aujourd’hui l’objet d’un recours auprès des tribunaux administratifs, le plus souvent par des habitants locaux montés en association. L’impact sur le paysage, le bruit vis-à-vis des riverains, les conséquences environnementales pour la faune volante, la dépréciation des habitations alentour, l’absence de solution de stockage pour pallier l’intermittence, l’incohérence de la transition énergétique dans une économie de croissance etc. sont autant de raisons invoquées par les opposants pour justifier leur action. Mais cette opposition n’est pas sans difficulté comme le montre Stéphanie Dechézelles « c’est le stigmate infâmant d’adversaires de la lutte contre le dérèglement climatique, de promoteurs du nucléaire, d’opposants au sauvetage de la planète et des générations futures, que les personnes engagées doivent déconstruire pour espérer être tenus pour des interlocuteurs légitimes. Promues au rang d’instrument de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de la dépendance énergétique, les aérogénérateurs bénéficient d’un large soutien de la part des élites politiques, économiques et médiatiques et sont crédités d’une image très positive au sein de l’opinion publique » [Dechezelles 2019]. D’autre part, l’opposition dépasse parfois l’échelle locale en étant relayée par certaines élites politiques telles que Xavier Bertrand en région Hauts-de-France.
13Pour répondre à ces critiques et favoriser l’acceptabilité sociale des projets éoliens, plusieurs groupes de travail, impliquant la profession et les pouvoirs publics, se sont constitués pour co-construire et proposer des dispositifs dans le cadre du « Plan de libération des énergies renouvelables »25. Comme d’autres infrastructures énergétiques, que ce soit les grands barrages hydroélectriques ou les centrales nucléaires, l’éolien de grande hauteur fait donc l’objet de contestations et d’un gouvernement de la critique [Topçu 2013]. Ces oppositions sont certes très différentes (contextes historiques, acteurs, risques, conséquences socio-environnementales, intensité de ces conflits etc.). Mais il n’en reste pas moins que le grand éolien connaît une territorialisation conflictuelle [Oiry 2017], ce qui n’est d’ailleurs pas le cas d’autres convertisseurs éoliens présents dans les espaces ruraux comme les moulins à vent ou les éoliennes de pompage agricole. Il est donc aujourd’hui nécessaire de comprendre les conséquences spatiales de cette absorption des énergies renouvelables par les acteurs dominants du secteur énergétique.
- 26 Cela comprend : les centrales ayant au moins une éolienne dont la hauteur est supérieure à 50 mètre (...)
- 27 La convention de Ramsar est un traité international qui vise à protéger les zones humides des dégra (...)
- 28 Il ne faut pas confondre les Parcs Naturels Régionaux et les Parcs Nationaux « Ce sont des territoi (...)
- 29 Dans la Beauce on retrouve par exemple quelques parcs datant de 2006 et 2007 situés en Zones de Pro (...)
- 30 Voir l’étude de l’ADEME en 2020 : Renouvellement de l'éolien. Quelles stratégies possibles et envis (...)
14Étant aujourd’hui de véritables industries, les éoliennes modernes sont inscrites sur la liste des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) et soumises à autorisation depuis 201126. Elles sont à cet égard, et de manière contre-intuitive, exclues de certains territoires pour des raisons environnementales. À l’échelle nationale on en compte très peu en zone Natura 2000 (3,8 % en Zone de protection spéciale (ZPS) et 0,8 % en Site d’importance communautaire (SIC)). On retrouve seulement huit éoliennes (moins de 0,1 %) dans les espaces concernés par une convention Ramsar27. Seulement 700 éoliennes sont situées en Parcs Naturels Régionaux (PNR) sur environ 8500 éoliennes installées en France en juin 2020, soit moins d’une sur dix (8,3 % exactement)28. On ne retrouve que 434 éoliennes dans des Zones Importantes pour la Conservation des Oiseaux (ZICO), soit 5,1 %. 365 (4,3 %) sont situées en Zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique (ZNIEFF) de type 1. De plus, il faut noter que les centrales se retrouvant dans ces espaces ont été, majoritairement, érigées avant l’inscription des éoliennes modernes au titre des ICPE29. Depuis, leur construction dans ces espaces est une chose considérablement plus compliquée et leur repowering loin d’être une formalité30. Les éoliennes sont donc passées de techniques pensées pour être intégrées aux milieux naturels à des technologies qui en sont spatialement exclues.
15Les éoliennes modernes prennent donc place dans des espaces déjà fortement anthropisés, en premier lieu par l’agriculture moderne (voir photographie 1).
Photographie 1 – Plusieurs centrales éoliennes dans un paysage ouvert de la Champagne crayeuse
Source : © Jimmy Grimault, février 2020
- 31 Les projets photovoltaïques constituent une plus grande menace par exemple.
16Pour des raisons historiques, ces milieux sont aujourd’hui d’un intérêt écologique limité favorisant le développement de nouvelles industries. Les centrales éoliennes sont par ailleurs d’une puissance plus importante en contexte de grande culture, notamment dans l’est et le nord de la France, que dans les territoires bocagers de l’ouest. L’ouest de la France présente à la fois un habitat plus dispersé et un réseau de haies important caractéristique des territoires bocagers. Certaines espèces sensibles à l’éolien comme les chauves-souris utilisent ce réseau de haies pour se déplacer, une distance d’éloignement doit donc être respectée, ce qui limite les possibilités. D’autre part, le développement de l’éolien onshore dans ces espaces provoque très peu d’opposition dans le monde agricole, voire une adhésion unanime devant l’absence de conflits d’usages. L’éolien onshore ne représente pas une contrainte pour l’activité agricole comme l’offshore l’est pour les pêcheurs31.
- 32 86,9% des éoliennes sont situées hors des communes concernées par la loi montagne et la loi littora (...)
17De même, l’éolien de grande taille se développe hors des espaces présentant des enjeux paysagers importants32. Les paysages d’openfields ont ainsi été particulièrement propices à son déploiement. Les éoliennes modernes sont devenues des infrastructures au-delà de tout ce qui avait déjà été érigé dans les campagnes françaises (excepté peut-être certaines des tours aéroréfrigérantes des centrales Secrétaire de l'association2021-06-26T11:48:00AGFnucléaires). Benoît Coquard rappelle que les campagnes en déclin, concernées au premier plan par le développement du grand éolien, « ne se prêtent pas à un usage touristique et contemplatif. […] Il s’agit de vieilles régions industrielles qui subissent encore les profondes mutations du capitalisme néolibéral. » [Coquard 2019]. Toutefois, si la banalité de ces paysages n’a jusqu’alors suscité que très peu d’opposition, leur saturation en fait émerger de nouvelles.
18Alors que l’énergie éolienne renvoie à une décentralisation de la production énergétique au plus proche des lieux de consommation, on observe une concentration des centrales sur quelques territoires (voir carte).
Carte – L’éolien industriel en France : une spatialisation inégalitaire
Source: IGN, Statinfo, DREAL, Octobre 2020, J. Grimault, LOTERR
19Deux régions sur douze, les Hauts-de-France et le Grand Est, accueillent 50 % de l’éolien hexagonal. La Somme, pour les Hauts-de-France, comptabilise environ 36 % de la puissance installée de cette région33. Les six départements français les plus densément équipés (Somme, Aisne, Pas-de-Calais, Marne, Aube, Eure-et-Loir) comptabilisent 6233 MW au 30 juin 2020 soit plus d’un tiers de la puissance nationale installée34. Enfin, sur le territoire hexagonal, un département sur trois n’a aucune éolienne installée. Le maire d’une commune meusienne ayant des éoliennes explique son opposition à cette spatialisation « concentrer des éoliennes dans des endroits où elles sont acceptées ça ne va pas, c’est contraire à l’esprit, à l’idée du changement de société qu’est induite par les énergies renouvelables. Ça pour moi ça ne va pas parce que l’intérêt des énergies renouvelables c’est d’être produite en proximité, d’éviter les pertes en ligne, d’assurer un approvisionnement qui concourt à une certaine autonomie. »35.
- 36 Selon les chiffres 2015 de l’INSEE.
- 37 Entretien réalisé en septembre 2019.
20Les territoires où se développe l’éolien de grande taille sont également très peu peuplés et majoritairement habités par les classes populaires. En effet, les trois quarts des éoliennes françaises se situent dans des communes dont la population est inférieure à 1024 habitants, et 198 habitants pour le premier quartile ! Par ailleurs, sur ces communes équipées d’éoliennes, on retrouve une proportion de classes populaires, et en particulier d’ouvriers, plus importante que la moyenne nationale (respectivement 59,1 % contre 50,6 % et 30,6 % contre 21,9 %) et une absence significative des cadres (8,1 % contre 15,8 %)36. En effet, la proportion des classes populaires augmente à mesure que l’on s’éloigne des grandes agglomérations. D’ailleurs, les régions Hauts-de-France et Grand-Est sont marquées par le vieillissement, la désertification de certains espaces ruraux, un marché du travail en recul du fait de la désindustrialisation et une surreprésentation des classes populaires [Bruneau & al. 2019]. Ces facteurs socio-spatiaux expliquent aussi probablement de grandes disparités au sein même de ces régions. Pour le Grand Est par exemple, l’Alsace n’a presque aucune centrale éolienne, alors que la Marne compte 432 éoliennes de grande taille. Il existe donc des inégalités spatiales et sociales vis-à-vis des nuisances créées par ces nouvelles installations industrielles. L’incompatibilité du grand éolien avec les infrastructures techniques urbaines (aéroports, étalement de l’habitat, etc.) pose d’emblée la question du rapport entre les centres urbains, les périphéries protégées (touristiques) et les périphéries industrialisées. Un maire vosgien ayant porté le développement d’une centrale éolienne sur sa commune s’inquiète de cette situation : « on va aller vers des zones où y’a que des éoliennes et des zones qu’y’aura pas d’éoliennes ça va faire une France de classes hein, qu’on soit clair, y’aura des territoires pauvres on dira ‘ils sont tellement pauvres on leur balance plein d’éoliennes’ par contre là où des gens ont des villas ou des millions d’euros on mettra pas d’éoliennes. »37.
- 38 Le Mont des Quatre Faux est un projet éolien en développement constitué de 63 éoliennes dans le dép (...)
21À l’échelle locale, les gens des lieux rencontrent des difficultés dans l’appropriation économique des projets. L’augmentation de la puissance des éoliennes et des centrales ainsi que l’évolution technologique ont considérablement augmenté les coûts de construction et d’exploitation. Les projets éoliens se chiffrent aujourd’hui en dizaines de millions d’euros. Pour les grands projets (comme celui du Mont des Quatre Faux38 ou les projets offshore) l’ordre de grandeur est davantage celui du milliard d’euros. D’autre part, l’évolution technologique des projets contraint les groupes techno-industriels à réaliser des dossiers d’études d’impacts complexes. Ces dossiers portent sur plusieurs thématiques (environnementale, acoustique, etc.), et sont constitués de centaines de pages. Il existe donc des inégalités dans l’appropriation des projets, en particulier pour les acteurs les moins dotés culturellement et économiquement [Christen & Hamman 2014]. L’éolien peut même conduire à creuser des inégalités lorsqu’un petit nombre ayant les compétences et les moyens financiers pour le faire investissent dans le cadre de « projets citoyens » pour maximiser leurs bénéfices économiques [Mazaud & Pierre 2019].
- 39 Pour une traduction de « Authoritarian and Democratic Technics » de 1964, voir l’article « Pour une (...)
22Dans les années 1970, une dimension politique était attribuée aux objets techniques, notamment chez Lewis Mumford39. Comme l’expliquent François Jarrige, Stefan Le Courant et Camille Paloque-Bergès : « les infrastructures ont été au cœur d’une pensée critique de l’autonomie du système technique au cours des années 1970 et de leur contradiction systémique avec la démocratie, les centrales nucléaires en devenant le symbole » [Jarrige & al. 2018]. Il paraît aujourd’hui nécessaire d’étudier l’évolution de l’objet éolien au prisme de cette conception. Le grand éolien permet-il d’accéder à l’autonomie énergétique, technique et (donc) politique, souhaitée par ses premiers défenseurs ? Le contrôle technique et politique de ces infrastructures par les populations locales, l’utilisation locale de l’énergie produite pour atteindre l’autonomie énergétique, ainsi que l’origine géographique des matières premières (locale ou non) sont trois critères pertinents pour aborder cette question.
- 40 Observatoire de l’éolien 2020.
- 41 Entretien réalisé en octobre 2019.
23Les éoliennes modernes sont techniquement gérées, de l’extraction des matières premières aux déchets qui en résultent, par des acteurs extérieurs aux territoires de production éolienne. Le développement d’un projet est réalisé par une entreprise privée le plus souvent basée dans la métropole régionale quand ce n’est pas à Paris40. La fabrication des composants et leur assemblage sont réalisés par quelques sociétés (voir 1.1.). De la même manière, la maintenance est réalisée « par des sociétés spécialisées, quand il ne s’agit pas du fabricant lui-même dans le cadre d’un contrat global de fourniture et d’entretien comme dans l’industrie ferroviaire ou l’aviation. » [Bruyerre 2017]. Des acteurs exogènes au territoire ont le monopole sur les aspects techniques du projet (définition de la taille et du nombre d’éoliennes, technologie utilisée, etc.). Un élu vosgien relate le début de ses réflexions sur le projet éolien aujourd’hui construit sur sa commune : « dans ma tête à l’époque c’était de produire l’équivalent au moins de la consommation du village. […] Donc moi j’étais parti sur une éolienne d’un mégawatt. Je suis allé à Metz, voir les opérateurs qui étaient là, y’en avait trois-quatre, qui ne m’ont pas rigolé au nez mais presque, en me disant ‘mais Monsieur, ça c’est fini, maintenant on fait des champs éoliens’. »41. Par ailleurs, comme pour l’énergie nucléaire symbole de la centralisation, les objectifs sont toujours fixés par l’État. Les régions adaptent leurs schémas pour répondre au développement planifié de l’éolien, et les populations locales ne sont que très rarement à l’initiative des projets voire les contestent (voir 1.3.). Ainsi, les populations locales n’ont pas le contrôle politique sur ces infrastructures, il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’obtenir l’accord du conseil municipal d’une commune pour implanter une centrale éolienne sur des parcelles privées.
- 42 Un transformateur 400 kV a fait l’objet d’une forte contestation dans le sud de l’Aveyron. Aujourd’ (...)
24De plus, à la manière de l’agriculture industrielle, l’énergie produite par l’éolien de grande taille ne vient pas répondre à des besoins locaux. Pour ces deux industries l’objectif est l’extraction et l’exportation sur le marché national voire international des marchandises produites (alimentaires ou énergétiques). L’électricité éolienne est en effet injectée sur le macro-système technique [Gras 1997]. Comme le rappelle Philippe Bruyerre : « l’éolienne est passée d’une énergie au service d’une production locale à une énergie de pure production sur un réseau global. » [Bruyerre 2017]. Cette logique est propre à la modernité capitaliste et industrielle qui érode les localismes énergétiques [Lopez 2019]. Cette connexion au réseau fait apparaître de nouvelles contestations42. Ce gigantesque réseau d’infrastructures électriques est géré par deux opérateurs étatiques : RTE pour le réseau de transport (la haute tension) et Enedis pour le réseau de distribution (moyenne et basse tension). Ainsi, comme le note Laure Bourdier : « Si les énergies renouvelables continuent d’être appréhendées comme des moteurs de changement social, de lutte contre le nucléaire et contre le changement climatique, il apparaît que leur intégration au secteur contribue à les priver de leur dimension démocratique et autonomisante. » [Bourdier 2019].
Photographie 2 – Paysage de la Champagne crayeuse où se mêlent infrastructures agricoles et énergétiques
Source : © Jimmy Grimault, février 2020
- 43 « Much academic research on low-carbon transitions focuses on the diffusion or use of innovations s (...)
25Enfin, les matières premières qu’exigent ces infrastructures sont la plupart extraites loin des lieux où prennent place les éoliennes. Il en résulte une invisibilisation des conséquences socio-environnementales de l’ensemble du processus (extraction et transformation des matières premières, production des pièces, assemblage, etc.) par la délocalisation de certaines activités. En effet, le grand éolien n’engage pas uniquement les espaces occidentaux où il prend place, mais aussi les pays miniers majoritairement sud-américains et africains [Sovacool & al. 2020]43. Ces infrastructures participent à leur tour, paradoxalement, à une invisibilisation des conséquences socio-environnementales et contribuent au processus de désinhibition moderne [Fressoz 2012].
- 44 Pour Stéphanie Lima et Rémi Bénos l’aliénation territoriale renvoie « à l’idée d’asservissement, de (...)
26Cet article montre à partir d’une analyse quantitative et qualitative la manière dont le gigantisme de l’éolien moderne entraîne – par son exclusion des centres urbains et des zones naturelles, et son insertion dans des campagnes industrielles en déclin et majoritairement constituées des classes populaires – une spatialisation inégalitaire et une territorialisation imposée et conflictuelle à rebours des aspirations initiales défendues par les premiers écologistes et antinucléaires. Planifiées, développées, fabriquées et gérées par des acteurs extérieurs aux territoires locaux (État, industriels, énergéticiens, etc.) les énergies renouvelables ont totalement été absorbées par les acteurs dominants du secteur [Évrard 2013]. En absorbant les énergies renouvelables, les acteurs dominants ont aussi absorbé une part importante du mouvement écologiste. Celui-ci a saisi cette opportunité offerte sans considérer ce qu’impliquaient aujourd’hui ces objets techniques, profondément modifiés dans leurs caractéristiques physiques, et n’offrant, visiblement, plus aucune perspective émancipatrice mais bien davantage celle d’une aliénation territoriale renouvelée [Bénos & Lima 2014]44.
27Les stratégies d’acceptabilité étudiées par Annaig Oiry nous renseignent sur la manière dont les groupes techno-industriels obtiennent le consentement des populations locales (par la fiscalité, les dispositifs participatifs, etc.) [Oiry 2015]. Mais il nous semble aussi intéressant de remarquer que ces dispositifs renvoient généralement à l’imaginaire des énergies renouvelables, à savoir celui de techniques démocratiques (débats publics, des ateliers de co-construction), génératrices de revenus locaux (retombées économiques pour les communes, investissements citoyens), et bien sûr écologiques (faible émission de CO2, recyclabilité, compensation des impacts environnementaux). Cet alignement des discours et des dispositifs de pouvoir avec l’imaginaire des énergies renouvelables permet de construire une image positive de ces nouvelles infrastructures et de désamorcer les critiques visant à réguler ou supprimer ces nuisances, en particulier celles venant des écologistes.
- 45 France Énergie Éolienne en use régulièrement avec des sondages sur la bonne image de l’éolien en gé (...)
28Cette approche permet également de complexifier le débat sur la « transition énergétique » qui porte trop souvent sur les sources énergétiques (fossiles, fissiles, renouvelables), pour remettre les infrastructures au centre de l’analyse dans les formes contemporaines qu’elles prennent. Si la subtilité entre « adhérer à l’éolien » et « adhérer à une technique utilisant l’énergie cinétique du vent » a disparu, c’est précisément parce que l’idée de progrès existe toujours. Dans cette conception progressiste, adhérer à l’éolien, c’est adhérer à cette technologie, puisqu’elle est la dernière en date et donc la plus efficace : elle est l’aboutissement du processus d’innovation45. Par ailleurs, s’il semble incertain que le développement des énergies renouvelables aboutisse en France à une sortie du nucléaire [Deshaies 2014, Aykut & Evrard 2017, Bourdier 2019], ce qui peut déjà être observé est une continuité dans le gigantisme des infrastructures énergétiques. Il n’y a dans ce domaine, aucune transition, ni visible ni envisagée. Il y a pourtant urgence à envisager d’autres trajectoires techniques [Gras 2003] pour que la solution ne devienne le problème [Dunlap 2018].