187 % des établissements agricoles du Santa-Catarina sont des propriétés familiales, c’est un des plus forts taux du Brésil. Dans ces territoires de colonisation récente (XIXe siècle) et européenne (italienne et allemande principalement), l’agriculture familiale est un secteur clef et qui a évolué, au fil du temps, jouant aujourd’hui l’« intégration », c’est à dire le travail des petites unités familiales de production pour de grandes entreprises de l’agroindustrie. Mais ce modèle économique et organisationnel est en crise, la concentration des terres et la précarité des agriculteurs familiaux s’accentuent, laissant place à un délitement du lien social, une baisse de la natalité et un fort exode vers les villes. Les départs vers les villes concernent en tout premier lieu les jeunes, entre 15 et 25 ans, qui sont à la recherche de revenus plus stables et élevés, d’un accès aux infrastructures et au confort et au mode de vie urbains. Parmi eux, les filles sont les premières candidates, et il est généralement admis que le désintérêt pour l’activité agricole joue un grand rôle dans ces départs. Cet exode féminin a pour conséquence une masculinisation des espaces ruraux, un processus bien connu en Europe, analysé notamment par Pierre Bourdieu dans son Bal des célibataires. Il y explique que le célibat constitue « un des drames les plus cruels que la société paysanne ait connus au cours des dernières décennies », contribuant au « dépérissement et à la disparition des petites entreprises agricoles qui étaient au fondement de l’ordre rural » [Bourdieu 2002].
2Au Brésil, l’exode rural s’est accentué dans les années 1970 avec la modernisation de l’agriculture. Dès lors la prédominance des femmes dans les populations partant vers les villes s’est toujours vérifiée, et parmi elles, les 15-19 ans sont sur-représentées [Camarano & Abramovay, 1999]. La masculinisation des communautés rurales brésiliennes est globale, la proportion garçons / filles est passée de 1,0 en 1970 à 1,10 en 2000. Il faut cependant rappeler les différences territoriales face à ce phénomène. En effet, la prédominance démographique des hommes est loin d’être une réalité dans tous les espaces ruraux. Si dans le Sud du Brésil la masculinisation est une réalité, c’est l’inverse dans le Nordeste, où la dynamique démographique rurale est plus proche de celle des pays d’Afrique. Dans ces territoires plus pauvres, ce sont les hommes qui partent vendre leur force de travail dans les centres urbains ou dans les régions de plantation, et ils ne reviennent que quelques mois par an ou après plusieurs années d’expatriation, laissant ainsi la propriété, la famille, les terres sous la responsabilité des femmes [Paulilo 2013].
3Dans le Sud du pays, en revanche, et en particulier dans les États de Santa Catarina et de Rio Grande do Sul, le départ des filles, et le célibat qui en résulte, sont un réel problème, présenté notamment dans le documentaire Celibato no Campo, tourné dans l’Oeste Catarinense. [Vitorino & Goldschmidt 2010]. Or c’est une région où l’agriculture familiale reste le modèle largement dominant en termes de nombre d’exploitations. Il s’agit donc dans cet article de s’interroger sur la place des filles dans les débats sur l’agriculture familiale au Sud du Brésil, en prenant l’exemple d’une région où cette forme d’agriculture est encore forte mais, où les filles partent massivement vers les villes, compromettant les perpectives d’avenir de ce modèle agricole et, plus largement, des espaces ruraux. Quelle est la réalité quotidienne qui les pousse à partir et quelles alternatives sont possibles sur place ? Nous verrons d’abord comment leur place est niée dans la propriété familiale et comment nait ce fameux « désintérêt des filles pour l’activité agricole », avant de considérer le rôle qui leur est attribué plus largement dans les espaces ruraux, toujours dans les contextes d’agriculture familiale. Nous conclurons en évoquant les acteurs et solutions qui émergent dans les débats sur les filles dans l’agriculture familiale au Sud du Brésil.
4Cet article se base sur une revue bibliographique de la question dans la littérature brésilienne et un travail de terrain de plusieurs mois menés dans le cadre d’un travail de Master 2 Recherche Études Rurales au sein du Laboratoire Études Rurales de Lyon 2 en partenariat avec l’Université Fédérale du Santa-Catarina. Ce travail centré sur les pratiques culturelles et l’accès aux loisirs des jeunes ruraux s’est fondé sur une immersion dans trois territoires distincts et une soixantaine d’entretiens semi-directifs auprès de jeunes et d’acteurs travaillant avec eux ; il se poursuit aujourd’hui dans le cadre d’un doctorat en co-tutelle qui permet d’approfondir l’approche de ses questions, importantes pour les jeunes ruraux, et les jeunes filles en particulier.
5Dans une grande enquête menée dans les exploitations familiales du Santa Catarina, 69 % des jeunes garçons interrogés et seulement 32 % des filles ont manifesté leur désir de rester dans l’activité agricole [Silvestro & al. 2001]. Les auteurs déduisent de leur enquête que le désintérêt des filles pour l’activité agricole est lié au peu de considération donné à leur avis dans les noyaux familiaux et au peu de chance qu’elles ont d’hériter de la terre. Le modèle social en place est en effet encore très fortement patriarcal, en premier lieu dans la sphère du travail agricole de l’agriculture familiale, où, par définition, vies privée et professionnelle sont liées.
6La figure du père-patron, qui relègue les femmes et les jeunes (et donc encore davantage les jeunes femmes) au rôle d’aide ou au mieux de force de travail, est encore prédominant dans les milieux ruraux sud-brésiliens. Si les tâches liées à la propriété, dites « productives », incombent aux hommes, les tâches domestiques incombent largement aux femmes. Sont considérées comme telles la traite, la récolte, le nettoyage, l’entretien de la maison et de la famille ainsi que celui des petits animaux et du jardin [Brumer et Spanavello 2008]. Ce travail n’est ni rémunéré, ni considéré socialement puisqu’effectué en tant qu’épouse, fille ou mère. Maria Ignez Paulilo, figure de la sociologie rurale brésilienne, évoque au regard des structures de l’agriculture familiale catarinense un « travail invisible » et dénonce depuis les années 1980, le « poids du travail léger » [Paulilo 1987, Paulilo 2013]. Deere et Leon considèrent également que la cause principale de la marginalisation traditionnelle de la femme rurale, en Amérique Latine, est la non perception de la participation de la femme au processus productif, soit par dépréciation des activités purement féminines, soit par la perception que le travail agricole de la femme est une extension naturelle de son travail domestique. Ainsi il n’a pas de valeur économique, c’est une « aide » et non un travail [Deere & Leon 2002].
7Quand les agriculteurs familiaux en parlent, tous reconnaissent l’égalité formelle de droits entre filles et garçons, mais on note dans l’enquête de Silvestro et al. un décalage fort sur la participation aux décisions liées à l’exploitation familiale. 6 % des garçons et 16 % des filles déclarent « Ne pas du tout participer aux décisions prises pour la propriété », et, plus que le rejet, c’est l’absence de propositions faites qui différencient les filles des garçons. En effet à la question « Devant une nouvelle proposition que vous faites pour l’organisation de la propriété, quelle est la réaction de vos parents ? » 49 % des garçons répondent qu’« Ils l’acceptent quasiment toujours » contre 24 % des filles, et quand 28 % des filles déclarent « Je n’ai pas l’habitude de faire des propositions », ce taux atteignant 42 % des filles dans les propriétés les plus pauvres, seulement 7 % des garçons donnent cette réponse.
8Ces chiffres montrent l’effacement des filles dans la vie professionnelle agricole, en particulier pour les plus pauvres d’entre elles. L’absence d’espace de participation, ajouté à la pénibilité peu reconnue, peut ainsi provoquer une plus forte répulsion vis-à-vis du monde agricole que pour les garçons, surtout si on considère à moyen terme la chance des filles d’acquérir leur indépendance matérielle.
9Dans les espaces d’agriculture familiale du Sud du Brésil, l’autonomie des jeunes dans l’unité familiale est très précaire : ils n’ont pas de ressources, peu de possibilités d’initiatives propres et n’ont que très rarement un compte bancaire. Dans le cas des filles, ce manque d’autonomie est accentué et augmente l’absence totale d’horizon, alimenté par l’improbabilité d’un jour assumer des responsabilités dans la gestion de la propriété. Ce schéma est transmis dès l’éducation : les pères n’apprennent pas aux filles les mêmes gestes professionnels qu’à leurs fils, engendrant l’impression que, comme celui qui doit hériter de la terre est celui qui la travaille effectivement, le garçon va « logiquement » hériter [Silvestro & al. 2001].
10Les processus successoraux au Sud du Brésil, où les colons européens se sont installés, suivent ainsi encore très souvent un schéma traditionnel, considérant que les filles doivent trouver un mari et qu’un des garçons héritera de la terre et s’occupera des parents. Les filles ne deviennent « agricultrices » que par mariage et très rarement par héritage [Stropasolas 2004]. Paradoxalement cette différence est niée par les parents et perçue plus violemment seulement par les filles : quand 62 % des parents déclarent que « Les filles ont les mêmes chances d’hériter que les garçons », seulement 46 % des filles donnent cette réponse, et tandis que 13 % des parents disent clairement que « La fille n’héritera pas », ce sont 38 % des filles qui font d’ores et déjà cette affirmation [Silvestro & al. 2001, p. 84].
11Ce « viés de gênero » (« biais de genre » ou « sexisme ») dans les processus successoraux est bien connu des chercheurs sud-brésiliens. Pour le chiffrer et considérer que la norme actuelle « bénéficie » aux garçons au détriment des filles, cela supposerait que celles-ci soient candidates à la succession, ce qui n’est pas le cas, il y a donc une certaine intériorisation de cette impossibilité d’hériter. Il y a dans les chiffres une grande différence entre les attentes professionnelles des filles et des garçons et sur leur relation à la continuité de l’activité agricole. Les garçons souhaitent en général perpétuer l’activité paternelle alors que les filles ont en majorité une vision négative de cette perspective professionnelle et voient un peu plus fréquemment que les garçons leur futur hors de l’agriculture puisqu’à la question « Considérant votre niveau scolaire, où pensez-vous avoir les meilleures opportunités ? Les filles répondent à 54 % « En milieu rural dans l’agriculture » contre 72 % des garçons et à 26 % « En ville avec des activités urbaines » contre 13 % des garçons [Silvestro & al. 2001, p. 46].
12On dit souvent que les filles partent car elles n’« aiment pas le travail agricole », mais n’intériorisent-elles pas simplement l’impossibilité de s’y réaliser ? Les jeunes ne formulent pas les projets dont elles ne peuvent pas un minimum entrevoir les possibilités de réalisation [Spanevello & al. 2010]. En effet, le peu de participation aux décisions ainsi que le manque d’envie de rester dans la propriété traduit sans doute l’impossibilité d’hériter de la terre ou d’y être indépendante, corroborant ainsi ce qui est socialement prévu dès le départ, le fait que seul le garçon peut prétendre à l’héritage. À cela s’ajoute le fait que la société urbaine rend le monde agricole difficilement conciliable pour les jeunes filles avec celle du corps de la femme et l’exacerbation de l’esthétisme portée par les médias (dans les novelas notamment) [Stropasolas et Aguiar 2010].
13Dans la sphère du travail agricole et de la propriété familiale les filles sont déconsidérées et donc découragées mais leur place dans le reste de la société rurale les poussent à quitter, non seulement l’agriculture, mais aussi le milieu rural.
« En milieu rural, les relations de genre et de génération sont la principale source de tension. […] Les filles y sont toujours considérées comme filles ou épouses d’agriculteurs. [...] Quand elles partent étudier, elles ne reviennent généralement pas, le mariage avec un agriculteur étant synonyme de continuité de la condition de la femme rurale, vécue par leurs mères et qu’elles ne veulent pas reproduire. » [Stropasolas 2006]
14La totale dépendance financière, la faible possibilité de mobilité spatiale (liberté d’aller et venir), la dépendance morale et symbolique qui subordonne les désirs des filles à ceux des parents, et le peu d’opportunités non agricoles dans le contexte rural sud-brésilien aboutissent à une impasse pour les jeunes filles. Leur marginalisation dans l’univers social rural est ainsi flagrante dans les communautés que nous avons parcourues et ce qui frappe, c’est en particulier l’impossibilité de sortir de cet univers, par un travail non agricole, par les loisirs ou la considération sociale.
15La difficulté du travail agricole et son manque de stabilité financière, ajouté au découragement que nous avons décrit, dissuade beaucoup de filles à s’y engager. Néanmoins, nombre d’entre elles aimeraient demeurer en milieu rural, en y développant d’autres activités. Dans le contexte sud-brésilien, cette option n’existe pratiquement pas. Maria José Carneiro explique que dans le Rio Grande do Sul seuls 17 % des fils d’agriculteurs veulent se vouer à l’activité agricole, alors que pourtant presque la moitié des jeunes veulent rester dans leur localité d’origine [Carneiro 2005]. Les témoignages des jeunes que nous avons rencontrés confirment cette tendance. C’est le cas d’Evanece Schaden, vivant à São Bonifacio dans la zone du Grand Florianopolis et ayant suivi les cours de l’Université à distance. Elle doute pouvoir trouver un emploi qui corresponde à sa formation tout en restant chez elle, dans une petite ferme qu’elle affectionne pourtant :
« En 2008 j’ai choisi de faire l’Uniasselvi, une université à distance, comme çà je n’avais à aller en ville qu’une fois par semaine et je pouvais rester vivre ici. Et puis j’ai dû aller vivre un peu à Biguaçu pour faire mon stage, mais ensuite j’ai toujours voulu travailler à São Bonifácio, mais c’est un petit municipio et on y voit encore beaucoup de clientélisme. Par exemple, s’il y a un concours pour une place dans le secteur public, on sait que celui que va l’avoir c’est l’ami du maire, ou celui qui est de la famille qui a permis son élection etc... Donc je ne pense pas pouvoir avoir d’emploi ici, ce n’est pas impossible mais bon... […] Je ne suis pas « obligée » d’aller travailler en ville, mais de fait, je vais sans doute devoir, selon les opportunités d’embauche. Pour les jeunes de mon âge ce qui manque ici c’est vraiment des emplois. D’ici on peut étudier, c’est déjà bien, mais il faudrait pouvoir travailler ensuite ! […] Si on veut vraiment en finir avec l’exode il faut implanter des emplois, des industries, parce que le domaine technique aujourd’hui est très vaste, il y a de nombreux cours techniques, et s’il y avait plus d’entreprises pour embaucher ce type de personnes ça pourrait réduire considérablement l’exode rural, parce qu’à Florianopolis la vie est très chère et la plupart des jeunes préfèreraient rester à la maison. »
Figure 1 – Evanece Schaden, 24 ans, n’est pas certaine de trouver un emploi qui corresponde à sa formation dans sa communauté de São Bonifacio, où elle aimerait pourtant beaucoup demeurer »
Photographie : H. Chauveau, novembre 2013
- 1 Du verbe assentar (établir) l’assentamento fait généralement suite à l’acampamento (campement préca (...)
16Ce témoignage reflète la thèse de Maria de Nazareth Baudel Wanderley, dans son éditorial du numéro de la revue Agriculturas entièrement consacré aux jeunes : « Au Brésil, le fait que les processus d’urbanisation et d’industrialisation ne se propagent pas de manière homogène dans toute la société a des conséquences directes et immédiates sur les projets de vie des jeunes en milieu rural. Dans les régions où prédominent les petites villes, peu diversifiées économiquement, les possibilités de formation sont réduites et les chances d’obtenir, sur place, un emploi qualifié sont plus limitées, de telle sorte que l’affirmation d’un projet professionnel impose souvent la migration. ». [Wanderley 2011]. En effet, parmi les jeunes filles de l’Oeste Catarinense que nous avons interrogées en 2012 dans les assentamentos de la réforme agraire1, nombreuses sont celles qui veulent rester en milieu rural, à condition de pouvoir revenir après leurs études exercer la profession choisie :
Giovana, 19 ans : « Aujourd’hui je vis en ville avec une autre fille, et je veux devenir vétérinaire. J’ai terminé le premier cycle scolaire dans ma communauté, mais il n’y a pas là-bas d’enseignement supérieur. Je ne pouvais pas espérer autre chose que d’être agricultrice si je restais, donc je suis partie en ville, pour faire les études de vétérinaire, mais après je veux retourner à la campagne, c’est là que je veux vivre ».
Marisônia, 16 ans : « Ce qui manque le plus ici ce sont les opportunités d’emploi, quelque chose d’autre que l’agriculture qui est trop difficile. J’aimerais étudier l’espagnol, mais je ne crois pas qu’il y ait d’emploi ici pour quelqu’un qui parle l’espagnol. Peut-être que s’il y en avait je reviendrais. Mes parents me poussent, ils veulent le meilleur pour nous, et si ça passe par partir étudier, ils m’en donneront la force. »
Gisele, 18 ans : « Dans deux ans je vais partir pour aller à l’université. J’irai à Foz parce que j’y ai déjà de la famille. J’aurais envie de rester là dans l’idéal, mais il n’y a pas d’université à proximité donc de toute façon il va falloir partir pour terminer les études, quitte à revenir ensuite. Je veux faire du droit, je ne sais pas si je trouverais un emploi dans ce domaine ici mais je veux étudier le droit pour aider les Sans-Terre ici. »
Raquel, 15 ans : « Mon projet est d’aller à Criciúma pour étudier la médecine. Ça ne sera pas facile mais je veux y arriver et après je reviendrai, j’ouvrirai un cabinet ou quelque chose pour aider les gens ici ».
17Ces projets et attentes sont moins fréquents dans le cas des garçons pour lesquels la reconnaissance sociale passe moins automatiquement par la reconnaissance professionnelle. Même avec un faible niveau d’instruction, le garçon sera reconnu et identifié comme agriculteur, tandis que les filles sont davantage poussées à investir dans leur avenir professionnel pour être reconnue indépendamment de leur statut de fille / femme de [Stropasolas 2011]. Il reste que la configuration actuelle du rural sud-brésilien ne permet pas de réaliser cet avenir professionnel différent, et qu’à ce blocage professionnel s’additionne une certaine détresse sociale.
18Pour comprendre en quoi la place des filles est différente dans la société de l’agriculture familiale nous avons posé aux jeunes ruraux catarinenses la question « En tant que jeune, est-il mieux selon toi d’être une fille ou un garçon ? ». Cette question est empruntée à la grande enquête Perfil da Juventude Brasileira, et alors qu’au niveau national les résultats sont assez paritaires (40 % des interrogés considèrent qu’il est mieux ou indifférent d’être une femme quand on est jeune au Brésil), la difficulté d’être une fille en milieu rural a été très souvent exprimée par les jeunes que nous avons rencontrés, y compris par les garçons :
Abimael : « C’est plus facile d’être un homme à la campagne. C’est chouette d’être une femme, mais être un homme c’est plus facile, pour les sorties, les parents tout çà ».
Gilson : « Quand on est jeune ici, c’est mieux d’être un garçon, parce qu’on a plus de liberté, et souvent les filles partent plus tôt que les garçons du coup ».
Junior : « Je pense que beaucoup de choses sont plus faciles pour les garçons ».
Odivan : « Je ne veux pas jouer les machistes, mais c’est mieux d’être un homme, parce que notre système lui-même est machiste, et étant un garçon je peux faire beaucoup de choses que les filles ne peuvent pas faire, mais je peux aussi essayer de changer cette réalité ».
19Les filles ont confirmé cette inégalité de condition et ce manque de considération, où les difficultés liées à la mobilité pèsent beaucoup (elles sont moins poussées à passer leur permis de conduire par exemple). Elles ont souvent comparé leurs droits quotidiens avec ceux des hommes :
Giovana : « L’homme a beaucoup plus de liberté que la femme c’est certain. Les garçons pour sortir ils n’ont pas de problèmes. J’avais 17 ans la première fois que mes parents m’ont autorisée à aller à mon premier bal et mon frère qui a 15 ans maintenant y va déjà depuis longtemps. C’est ça la différence, l’homme peut, la femme non. »
Raquel : « C’est mieux d’être une femme, parce qu’être un homme c’est trop facile ! Les garçons ont plus de droits que les filles, alors moi en tant que femme, je me sens le droit de lutter pour obtenir ce que je veux. »
Marisônia : « Être un garçon c’est bien plus facile, les parents par exemple ils ne sont pas tout le temps sur leur dos, ils ont plus de liberté. Les filles, pour sortir ou discuter avec des gens extérieurs c’est plus compliqué. C’est bien parce qu’on nous protège, mais c’est un peu excessif parfois. »
Gisele : « Des deux côtés il y a des aspects positifs et négatifs mais je crois que c’est mieux d’être un garçon, c’est plus facile. Mon frère me dit toujours ça, que la vie sera plus facile pour lui. »
20Dans ce relationnel pesant, le temps libre est également un espace où les jeunes filles rurales se sentent lésées. M. Wanderley note par exemple que les loisirs sont plus accessibles aux garçons : « Ainsi, comme l’éducation, le loisir est plus accessible aux jeunes qui résident en ville car les espaces de divertissement dans les communautés sont peu nombreux et chaque fois plus rares, laissant les jeunes sans alternatives. On retrouve des différences entre filles et garçons dans l’accès aux loisirs pour deux raisons : la première c’est que les garçons ont une liberté plus grande d’aller et venir, par la seule raison d’être un garçon et deuxièmement car ils ont une mobilité plus grande que les filles puisqu’ils ont souvent accès à la voiture des parents, ont une moto ou peuvent compter sur des amis. Les filles, elles, ont besoin de l’autorisation des parents pour accéder à des lieux de loisirs, en plus d’avoir une mobilité plus problématique. Cela stimule leur volonté d’émigrer en ville où les filles ont davantage de liberté, au moins dans les représentations très positives qu’elles s’en font. » [Wanderley 2011].
21Il faut noter également que les seules structures de loisirs existantes favorisent la pratique d’activités plutôt masculines (lasso, football, etc.) et que « cela restreint d’autant plus les options des filles » [Stropasolas & Aguiar 2010]. Les témoignages rapportés par les auteurs dans cet ouvrage illustrent les critiques formulées par les jeunes filles sur leurs « loisirs ruraux » : les femmes dans le rural en général restent à la maison, s’occupent des enfants, de la maison, voient éventuellement les voisines, mais en fait elles n’ont pas de loisir. Les jeunes filles ne perdent donc pas l’occasion de dénoncer le fait que : « les garçons ont le foot tous les week-end, ils jouent aux cartes, ils ont ce moment le samedi après-midi pour jouer aux cartes et le dimanche pour le foot et les filles non, elles n’ont pas grand-chose ». Synthétisant son raisonnement la même jeune fille conclut « c’est pour ça que pour les garçons c’est plus facile de rester ici ». Quand il y a un événement dans la communauté et qu’il faut que quelqu’un reste à la maison pour les bêtes ou les enfants c’est toujours les femmes qui restent. Pourquoi n’y aurait-il pas un tour de rôle ? Rarement un homme leur propose de sortir et une jeune explique : « Alors ils nous disent « tu n’as qu’à aller chez les voisines », mais quel intérêt ça a d’y aller tout le temps, grand programme d’aller chez les voisines ! ! […] Et moi qu’est-ce que je fais, je vais passer toute ma vie en fonction de lui ? ».
22Enfin, la masculinisation du rural elle-même provoque le désintérêt des filles. En effet, Lopes, dans son étude du célibat dans le Rio Grande do Sul rapporte que selon les jeunes, filles et garçons qu’il a pu rencontrer, les bals et fêtes dans les communautés sont devenus rares et monotones, justement par manque de filles qui sont parties vers les villes et laissent un vide pour leurs pairs qui se retrouvent d’autant plus isolées [Lopes 2006]. Le sociologue Patrick Champagne avait observé des mécanismes similaires en France dans les années 1980 [Champagne 1986], et on sait aujourd’hui que c’est un problème loin d’être résolu (voir agences françaises spécialisées pour les agriculteurs célibataires par exemple).
23Dans l’agriculture familiale, très forte au Sud du Brésil, le modèle social toujours dominant donne une place différenciée aux filles, provoquant leur départ vers les villes, à la recherche d’une réalisation professionnelle et personnelle plus complète. En effet, leur mise à l’écart de la gestion de la propriété, puis de l’héritage, et la déconsidération de leur travail conduit souvent à leur désintéressement de l’activité agricole. Associé à leur marginalisation dans le corps social, les activités de loisirs et au cantonnement de leur rôle à celui de fille, d’épouse puis de mère d’agriculteur, ce désintéressement s’élargit au milieu rural en général, les poussant au départ.
- 2 DESER/UNIJUI/ASSESSOAR, Diagnostico socio-economico da agricultura familiar do Sudoeste do Parana, (...)
24Pour ouvrir et mettre en perspective cette analyse, il faut noter que, par manque de choix en milieu rural, les filles ont un niveau scolaire nettement supérieur à celui des garçons. En effet pour elles, l’accès à l’éducation est, dans bien des cas, une contrepartie au fait de ne pas hériter de la terre. La compensation par cette forme de « dot moderne » qu’est le financement d’études peut aussi être considéré, avec un changement d’angle, comme une chance pour ces filles, qui n’auront pas, comme leurs frères, à rester, s’occuper de la propriété, puis des parents le temps venu. Finalement chez les filles le rejet majoritaire de la profession agricole correspondrait à un espoir plus grand dans l’insertion urbaine et ce sont même les parents qui poussent souvent les filles à partir, leur offrant paradoxalement davantage l’opportunité de changer de vie qu’aux garçons, comme on peut le lire par exemple dans l’enquête DESER / UNIJUI / ASSESSOAR2 où 64,9 % des parents préféreraient que leurs enfants masculins vivent à la campagne et où la proportion tombe à 48,1 % pour les filles. Maria José Carneiro l’explique ainsi : « Traditionnellement les rôles de la femme à la campagne sont très réduits, la limitant quasiment aux statuts d’épouse et de mère. Mais actuellement, pour ne pas être considérées socialement candidates à la succession du père dans l’agriculture elles se retrouvent dans une situation presque plus avantageuse par rapport aux jeunes garçons, car elles sont plus stimulées pour continuer les études en milieu urbain [...]. Dans ce sens paradoxalement, le système patriarcal finit par élargir les options de la femme rurale au‑delà des frontières de l’univers domestique rendant possible la formulation et la réalisation de projets professionnels à plus long terme. » [Carneiro 2005 p. 255] .
25Ainsi une partie de notre conclusion peut être que les filles sortent finalement gagnantes, d’un point de vue de l’éducation et des perspectives professionnelles, de ce jeu aux règles biaisées, puisqu’elles sont moins contraintes socialement à perpétuer l’exploitation et le mode de vie familial. Mais ce serait oublier que pour se réaliser, elles sont donc forcées au départ, qu’elles ne souhaitent pas toujours malgré les difficultés, et que celles qui restent ne pourraient que souffrir de ce système patriarcal sans conquérir une vraie place dans l’agriculture familiale et sur leur territoire rural. À long terme, cela suppose une accentuation du déséquilibre démographique, une fragilisation de l’agriculture familiale et du tissu social qui la compose. C’est pourquoi de nombreux acteurs des territoires ruraux sud-brésiliens travaillent sur la place des filles dans le système agricole familial, afin d’améliorer les opportunités et de résoudre les conflits résultant du « viés de gênero ». On peut citer les mouvements sociaux, comme les Sans-Terre ou le Movimento das Mulheres Camponesas (Mouvement des Femmes Paysannes) travaillant le rôle de la femme dans la société rurale, mais aussi les réseaux publics et privés liés à l’accès à l’éducation et à la santé. Les états du Santa-Catarina et du Rio Grande do Sul étant des terrains très favorables aux mouvements de coopération, on y observe le développement d’une « économie féminine », autour de la production de produits fermiers, réponse qui correspond à la fois à l’exode des filles et à la crise actuelle du modèle agricole régional. Le développement des réseaux de production fermiers et/ou écologiques et de vente directe et/ou en circuits court peut aussi amener à modifier la place des filles dans la mesure où ces modèles alternatifs font une place plus large à la prise de décision collégiale et où chacun peut développer son activité, pas nécessairement directement liées à la production. La création d’une dimension commerciale ou touristique dans l’exploitation familiale amène souvent les filles à reconsidérer leur avenir dans un contexte rural différent. Des études sont par exemple en cours sur le rôle de la conversion en agriculture biologique pour l’investissement et l’émancipation des femmes sur la propriété, et inversement. Le maintien et le renforcement d’un tissu socioculturel, ainsi que le développement de possibilités professionnelles en dehors du monde agricole mais géographiquement situées dans les communautés rurales, ou qui rendent possible la résidence en milieu rural sont aussi des pistes fondamentales à explorer, pour améliorer la situation des filles d’agriculteurs familiaux et augmenter leur champ d’opportunités. C’est pourquoi l’agriculture familiale, marquant ses spécificités culturelles, a sa carte à jouer dans l’émancipation de ses filles et leur attachement à rester et voir évoluer les territoires ruraux que ce type d’agriculture occupe.