1Ces dernières années, des annonces majeures ont été faites au Royaume-Uni à propos de l’évolution de son modèle énergétique, signifiant que le pays est à un tournant de son histoire industrielle, minière et énergétique. Déjà engagé vers des objectifs très stricts de réduction des émissions de gaz à effet de serre, le pays a encore renforcé ses engagements, affichant des ambitions très affirmées.
- 1 Cet engagement concerne l’ensemble du Royaume-Uni. Si l’Écosse, le Pays de Galles et l’Irlande du N (...)
2Ainsi, le gouvernement de Theresa May (2016-2019) a légiféré en juin 2019 pour engager le pays vers le net zero, c’est-à-dire la neutralité carbone, d’ici à 2050, amendant ainsi le Climate Change Act de 20081. Cette loi demeure le pilier de la politique environnementale britannique, fixant des objectifs clairs de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre. Initialement, la loi engageait le Royaume-Uni à réduire de 80 % ses émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2050, par rapport à celles de 1990. L’engagement du net zero suit les recommandations de la Commission sur le Changement Climatique [Committee on Climate Change 2019], organisme public indépendant créé par la loi de 2008. Cet engagement a été repris, voire renforcé, par les principaux partis politiques dans leurs manifestes pour les élections générales de décembre 2019 [Priestley 2019], montrant un certain consensus politique sur la question.
3Pour atteindre cet objectif particulièrement ambitieux, le Royaume-Uni étant le premier pays du G7 à légiférer sur un tel engagement, une série de mesures doivent être mises en place, sur l’interdiction à terme des voitures thermiques, sur des investissements massifs dans les innovations en matière de stockage du carbone, sur le financement de la rénovation thermique des bâtiments, etc. L’énergie et la production d’électricité sont bien entendu des secteurs stratégiques pour atteindre cet objectif.
4Ainsi, au début de l’année 2020, le gouvernement britannique a annoncé que le Royaume-Uni aura fermé toutes ses centrales thermiques à charbon d’ici le 1er octobre 2024, accélérant encore les engagements précédents. Ceux-ci avaient en effet fixé la fermeture à 2025 [HM Government 2017]. Au printemps 2020, la production d’électricité s’est d’ailleurs faite pendant plusieurs semaines sans recours au charbon, qui représentait encore 75 % du mix électrique en 1990. S’il s’agit là du résultat d’une conjonction particulière mêlant crise sanitaire – et donc baisse de la demande – et forte production d’énergies renouvelables, le pays est néanmoins engagé dans une transformation de fond. La figure 1 montre bien cette baisse forte et continue de la consommation du charbon dans la production électrique, passant de 39,2 % en 2012 à 2,1 % en 2019 [BEIS 2020]. Conjointement à d’autres facteurs, notamment économiques, la forte diminution du recours au charbon permet au Royaume-Uni d’être le pays développé dans lequel les émissions de CO2 ont le plus fortement baissé depuis 30 ans [Hausfather 2019].
Figure 1 – Production d’électricité par source au Royaume-Uni entre 1998 et 2019 (en TWh) : l’usage du charbon diminue de 95 % entre 2012 et 2019
5La fermeture des centrales à charbon condamne définitivement les exploitations minières britanniques. Puisque le secteur de la production électrique absorbe l’essentiel des demandes en charbon, ces décisions ont un impact considérable sur toute la filière. En effet, si les dernières grandes mines de fond ont fermé en 2015, quelques mines à ciel ouvert restent en activité. Cependant, la production nationale de charbon n’a atteint que 2,2 millions de tonnes en 2019, très loin des 200 millions de tonnes atteints dans les années 1950. Ces décisions questionnent également la pertinence de développer des projets de nouvelles mines à ciel ouvert, pourtant à l’étude depuis plusieurs années.
6Tournant radicalement la page de l’épopée du roi charbon, auquel le pays doit son développement industriel précoce et dont l’emprunte paysagère et identitaire demeure très forte dans de nombreux vieux territoires miniers, le Royaume-Uni se présente ainsi comme un leader mondial dans la décarbonation [IEA 2019], en accélérant une stratégie de transition vers le net zero.
7Il convient alors de s’interroger sur les motivations et les enjeux de la stratégie de décarbonation du Royaume-Uni, afin de déterminer s’il y a véritablement un modèle britannique de transition. Cet article entend ainsi enrichir la réflexion sur le sens même de la notion de transition à partir d’un cas concret. Il étudiera plus particulièrement la question de la production électrique, secteur clé quand sont abordés les enjeux de la décarbonation et de la transition énergétique. Ce travail s’appuie sur une approche géopolitique critique et une méthodologie axée sur un travail de terrain et d’entretien avec des acteurs clés de ces questions.
8Les annonces de la fin du charbon et du net zero s’inscrivent dans un contexte plus général de refonte du modèle énergétique britannique. En effet, le Royaume-Uni a ainsi entrepris de réformer complètement son modèle énergétique face à de nouveaux enjeux apparus dès les années 1990 [Bailoni 2015] :
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- 2 En 2013, la dépendance énergétique britannique a même atteint 48%, avant la mise en exploitation de (...)
Le pays doit trouver des ressources alternatives pour répondre au déclin de ses richesses naturelles (charbon et hydrocarbures de la mer du Nord), sur lesquelles il a construit son modèle énergétique, afin de garantir son approvisionnement et sa production électrique. Le pays est en effet entré dans une nouvelle ère de dépendance énergétique dans les années 2000 : s’il était exportateur net d’énergie jusqu’en 2004, cette tendance s’est inversée, pour arriver à une dépendance énergétique de l’ordre de 35 % en 2019 [BEIS 2020]2, notamment à la suite de la baisse de production des hydrocarbures.
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De même, la production de charbon a commencé à diminuer à partir des années 1960. Suivent plusieurs décennies de déclin, marquées par des restructurations brutales et par des périodes de fermetures massives de mines. La production était ainsi déjà très basse au cours des années 2000, les importations couvrant l’essentiel des besoins des centrales thermiques ;
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Le Royaume-Uni doit réduire ses émissions de gaz à effet de serre, pour répondre aux objectifs environnementaux qu’il s’est fixés à travers le Climate Change Act de 2008 et dans le cadre des grands accords internationaux, notamment celui de Paris .
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Cette mutation du modèle énergétique britannique doit rester économiquement soutenable et ne doit pas contribuer à augmenter la dette du pays, ni à handicaper la compétitivité de son économie, dans le contexte d’autant plus incertain du Brexit. L’ambition serait même que cette mutation soit porteuse de croissance économique, grâce à l’emploi induit, à l’innovation et l’exportation de technologies.
9En focalisant ses objectifs sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre plutôt que sur le développement des énergies renouvelables, le gouvernement lance une low carbon transition [HM Government 2009], plutôt qu’une véritable transition énergétique. Le choix du vocabulaire est très important, car si une économie décarbonée peut être compatible avec la relance du nucléaire, voire la justifier [Bailoni 2015], une transition énergétique impliquerait la fin du nucléaire. Dès 2006, le gouvernement britannique a ainsi annoncé la construction de nouveaux réacteurs nucléaires, afin de remplacer son parc vieillissant. Le gouvernement justifie alors cette décision en expliquant que la production d’énergie renouvelable reste trop coûteuse et trop intermittente pour être un recours viable à court terme. Ces nouveaux réacteurs nucléaires permettraient alors de produire une énergie sobre en émissions de gaz à effet de serre, laissant le temps au secteur des renouvelables de développer de nouvelles technologies et de répondre au défi de la rentabilité économique. Pour le gouvernement britannique, l’urgence est de réduire les émissions de gaz à effet de serre et de freiner le réchauffement climatique, et le recours au nucléaire est présenté comme une solution temporaire [HM Government 2009].
10Cette stratégie entreprise par le gouvernement travailliste de Gordon Brown (2007-2010) est poursuivie par les conservateurs quand ils arrivent au pouvoir en 2010. Cependant, le gouvernement Cameron (2010-2016) considère que le gaz reste une ressource stratégique incontournable pour le Royaume-Uni, puisqu’il permettrait aussi d’attendre le développement des ressources renouvelables et la construction des nouveaux réacteurs nucléaires. Comme les réserves de la Mer du Nord s’épuisent, les conservateurs au pouvoir misent sur les ressources non-conventionnelles. Ainsi, l’exploitation du gaz de schiste, une ressource perçue comme extrêmement polluante et nuisible, est justifiée officiellement comme étant la meilleure solution pour attendre le développement et la maturation des ressources décarbonées, car émettant moins de gaz à effet de serre que le recours au charbon.
11Le charbon est alors la première victime de cette stratégie. Si des facteurs conjoncturels expliquent son déclin dans les années 2010 – les cours du gaz très compétitifs par rapport au charbon par exemple – les mesures politiques prises au niveau européen (normes sur la pollution) et surtout national ont aussi été déterminantes. Ainsi, la mise en place en 2013 d’une taxe carbone fixant un prix plancher pour le charbon, le Carbon Price Floor (CPF), a fortement impacté la rentabilité de l’usage du charbon.
12Si la fin du charbon s’inscrit dans un contexte environnemental et économique, national et international, défavorable, la multiplication des conflits locaux autour des sites d’extraction et des centrales thermiques, ainsi qu’autour des sites des nouveaux projets de mine à l’étude ou en développement (figure 2), ont également joué un rôle important dans les décisions politiques. Ces mouvements de contestation semblent avoir en effet précipité la fermeture des centrales thermiques et donc des exploitations.
Figure 2 – Campement sauvage pour protester contre un projet de mine de charbon à ciel ouvert à Bradley (County Durham)
Source : Cliché Mark Baïloni, 2018
13Comme dans beaucoup de conflits locaux autour d’équipements énergétiques et industriels ou d’aménagements [Subra 2016, Bailoni 2019], cette mobilisation regroupe des riverains redoutant les nuisances potentielles ou avérées et les conséquences sanitaires des microparticules émises, ainsi que les grandes organisations écologistes et/ou altermondialistes britanniques et internationales, militant depuis longtemps contre le charbon et les activités polluantes en général [Brown & Spiegel 2017, Conde & Le Billon 2017]. Il y a de fortes connections entre ces mobilisations au Royaume-Uni et celles présentes dans d’autres États européens, par exemple autour des exploitations de lignite en Allemagne [Brock & Dunlap 2018]. L’opposition est particulièrement forte dans les bassins miniers, où se trouvent bien sûr les exploitations, mais à proximité desquels les centrales thermiques ont aussi été implantées. Si elle regroupe des militants écologistes originaires d’autres régions, elle mobilise aussi parmi la population des (anciennes) communautés minières, même si elle est loin d’y être unanime. Cette opposition locale pourrait paraître surprenante tant le charbon est au cœur de l’identité de ces territoires, souvent encore touchés par un taux de chômage important. Cependant, ces communautés ont aussi largement été frappées par les problèmes sanitaires liés à l’exploitation du charbon et sont sensibilisés aux études sur les retombées des microparticules autour des mines et des centrales. De plus, l’exploitation se faisant dans des mines à ciel ouvert et non plus dans des mines de fond, les paysages des vallées minières traditionnelles auxquels ces communautés restent profondément attachées, sont complètement transformés, suscitant une forte opposition locale.
14Ainsi, au pays de Galles, l’exploitation du charbon dans la mine à ciel ouvert de Ffos-y-fran et les projets de son extension, sont fortement contestés. Située à proximité de de Merthyr Tydfil, ville née de l’industrie et de la mine, Ffos-y-fran est la plus grande exploitation du Royaume-Uni et elle fournit la centrale thermique d’Aberthaw, située à une quarantaine de kilomètres et dont l’existence est elle-même contestée depuis de nombreuses années. C’est donc toute la filière du charbon qui est ici attaquée par les mêmes opposants, comprenant des riverains réunis au sein d’associations telles que le United Valleys Action Group (UVAG), des ONG internationales, comme les Friends of the Earth ou Greenpeace, ou des groupes de pression britanniques comme Campaign against Climate Change ou le collectif Reclaim The Power. La population locale dénonce les nuisances de l’exploitation (bruit ou poussière) et la pollution générée (méthane libéré par l’excavation ou pollution des machines excavatrices), d’autant plus que la mine de Ffos-y-fran est très proche des premières maisons de Merthyr Tydfil. La centrale d’Aberthaw est elle contestée localement pour ses émissions de dioxyde d’azote, deux fois plus importantes que celles autorisées, ce qui a d’ailleurs valu au Royaume-Uni d’être épinglé par la cour européenne de justice en septembre 2016. Un rapport de Friends of the Earth estime lui que la centrale a provoqué le décès prématuré de 18 000 personnes depuis son ouverture [Austin 2016].
15Les opposants ont organisé le End Coal Now Camp à proximité de la mine de Ffos-y-fran au printemps 2016, ayant rassemblé selon eux 9 000 personnes, sur le modèle des camps pour le climat organisés autour des centrales thermiques de Drax en 2006 et de Didcot en 2015, autour de sites de prospection de gaz de schiste en 2013, 2014 ou 2018, ou ailleurs en Europe. En effet, si ces manifestations réclament la fin de l’exploitation du charbon et la fermeture des centrales thermiques, leurs revendications sont souvent plus larges, dénonçant l’ensemble de la politique énergétique du gouvernement, des projets d’aménagement variés, comme l’extension d’Heathrow ou la construction de lignes à grande vitesse, ou même la politique d’austérité du gouvernement britannique. Ainsi, dans ces mobilisations, si le recours au charbon est attaqué, celui de la fracturation hydraulique et à l’exploitation du gaz de schiste l’est tout autant.
16En effet, dans un premier temps, le gaz de schiste, dont l’exploitation était soutenue par les gouvernements Cameron et May, entre dans la stratégie britannique pour aller vers une économie décarbonée, le Royaume-Uni apparaissant comme le champion du gaz de schiste en Europe. Ceci pourrait paraître paradoxal, puisque d’un côté, le gouvernement annonce la fin du charbon pour des raisons environnementales, et de l’autre, il soutient l’exploitation d’une ressource fossile particulièrement décriée pour son impact environnemental. Toutefois, cette stratégie répond alors à une logique politique. En effet, le gaz de schiste est présenté comme une solution alternative et surtout temporaire, indispensable à la transition vers une économie décarbonée, et permettant de réduire la dépendance énergétique du pays et les importations de gaz. De plus, l’accélération de l’abandon du charbon permet de satisfaire un certain nombre de mouvements écologistes, de résoudre de nombreux conflits locaux, et donc de réduire la contestation générale sur la stratégie énergétique du gouvernement. Le charbon apparaissait ainsi sacrifié au nom du gaz de schiste. D’ailleurs, la centrale d’Aberthaw a fermé en mars 2020, et l’exploitation de la mine de Ffos-y-fran cessera en 2022.
- 3 Si les autorités locales ne sont pas compétentes pour interdire la fracturation – le conseil du Lan (...)
17Cependant, le projet d’exploiter le gaz de schiste est confronté à des problèmes techniques très importants et très mobilisateurs chez les opposants. En effet, après de premiers tests de fracturation, un premier moratoire a été mis en place en 2011 à la suite de petits séismes autour des sites de test. Ce moratoire a été levé quelques mois après, mais les tests n’ont repris qu’en 2018 après des années de batailles judiciaires et d’évolutions de la règlementation, avant qu’un second moratoire ne soit mis à place à partir de 2019 à la suite de nouveaux petits séismes autour des sites de test. Ce second moratoire repousse sine die une possible exploitation de ces ressources, dont la quantité et la rentabilité restent discutées. La mobilisation locale d’opposants sur tous les sites potentiels d’exploitation, avec souvent des opérations d’occupation des sites voire la constitution de mini-ZAD a également eu un écho médiatique important dans le pays, renforçant l’opposition au sein de la société britannique [Cotton & al. 2014, Bomberg 2017, Howell 2018, Bailoni 2019]. Des élus de plusieurs autorités locales concernées3 ont également mené de véritables guérillas juridiques, comme celle du maire du Grand Manchester qui a de fait rendu les projets d’exploitation incompatibles avec la volonté des autorités politiques locales de rendre la ville neutre en carbone [Katona 2019]. Le recours à la fracturation a ainsi suscité une opposition de plus en plus forte parmi les députés conservateurs inquiets des conséquences sur l’opinion publique et donc sur leur popularité, ce qui a joué un rôle considérable dans cet abandon de fait [Pidd & Harvey 2019].
18Cette remise en cause de l’exploitation du gaz de schiste pousse le gouvernement et les conservateurs au pouvoir à revoir leur stratégie énergétique, abandonnant finalement les fondements de la low carbon transition pour s’engager dans la transition vers le net zero.
- 4 Ce mouvement encourage les firmes et les États à abandonner le charbon pour lutter contre le réchau (...)
19S’étant débarrassé du gaz de schiste de plus en plus encombrant politiquement, les conservateurs au pouvoir ont changé de stratégie, présentant alors le pays comme un champion de la décarbonation, avec l’annonce du net zero. Le gouvernement veut que le Royaume-Uni devienne un « leader mondial en énergies renouvelables » comme l’annonce en mars 2020 Alok Sharma, le ministre du commerce, de l’énergie et de la stratégie industrielle [Ambrose 2020]. L’enjeu de telles annonces sur la scène internationale n’est pas qu’environnemental, il est également économique et politique, jouant sur l’image du pays et répondant à des ambitions en matière de soft-power. C’était d’ailleurs déjà le cas avec l’annonce de l’abandon du charbon et celle de la création du mouvement international Powering Past Coal Alliance fin-2017, dont le Royaume-Uni est un membre fondateur4, tout en étant pourtant encore engagé dans l’exploitation du gaz de schiste. En légiférant dès juin 2019 sur l’objectif du net zero, le Royaume-Uni en plein Brexit suit un objectif fixé par l’UE en accélérant le processus par rapport aux autres États européens.
20Cependant, pour atteindre cette cible, le Royaume-Uni doit à la fois déterminer un nouveau modèle énergétique et élaborer une stratégie de transition vers un modèle décarboné à mettre en place d’ici 2050. En effet, de nombreux obstacles apparaissent face aux objectifs ambitieux du gouvernement Johnson (2019-…).
21Avec l’abandon sine die du gaz de schiste, le gouvernement Johnson entreprend une autre révolution majeure dans la politique énergétique britannique, en acceptant que des subventions de l’État puissent de nouveau financer des projets éoliens onshore.
22Les conservateurs étaient jusque-là plutôt opposés au développement de ces projets, privilégiant l’éolien offshore. Les raisons étaient surtout électorales, car l’éolien onshore provoquait de vives contestations locales [Devine-Wright 2005, Wolsink 2007], dans des espaces ruraux qui sont souvent des bastions du parti conservateur (figure 3).
Figure 3 – Mobilisation contre les éoliennes dans la campagne anglaise
Un exemple à Stroat (Gloucestershire)
Source : Cliché Mark Baïloni, 2015
23Le lobby rural, axé sur la défense des usages, des pratiques, des aménités et des paysages traditionnels, est en effet très puissant dans le pays et encore plus dans le camp conservateur [Matless 1998, Bailoni 2012]. Ainsi, le gouvernement Cameron avait interdit toute subvention publique aux projets éoliens terrestres [Wintour & Vaughan 2015]. Les raisons étaient également idéologiques car le gouvernement Cameron avait la réputation d’être très sceptique à propos du potentiel des énergies renouvelables et de l’éolien en particulier, qualifiés de « foutaises vertes » par le Premier ministre lui-même [Carter & Clements 2015]. La priorité était bien de permettre l’exploitation du gaz de schiste et l’achèvement d’autres projets d’aménagement dénoncés pour leur atteinte à la ruralité, comme la construction de la ligne à grande vitesse entre Londres et Birmingham, la HS2 [Bailoni 2012, 2015]. Conséquence de cette décision, la croissance des capacités éoliennes du Royaume-Uni s’est ralentie (figures 4a et 4b). Elle a ainsi été plus faible en 2018 qu’en 2011. La fin des subventions est dès lors une forme d’interdiction de fait de développer de nouveaux projets de parcs éoliens.
Figure 4a – Évolution des capacités installées de production d’électricité à partir de sources renouvelables au Royaume-Uni entre 2000 et 2019 (en MW)
Source : BEIS, 2020
Figure 4b – Évolution de la production d’électricité à partir de sources renouvelables au Royaume-Uni entre 2000 et 2019 (en GWh)
Source : BEIS, 2020
- 5 Ce groupe de pression, fondé en 2010, est présidé par Ben Goldsmith, frère de l’ancien député et ac (...)
- 6 Cette formule rappelle celle de Gordon Brown souhaitant que la mer du Nord devienne « l’équivalent (...)
24Toutefois, un sondage réalisé en juin 2019 pour le Conservative Environment Network, groupe de pression cherchant à influencer le positionnement du parti conservateur sur les questions environnementales5, a montré que 74 % de l’électorat conservateur soutenait les parcs éoliens terrestres, alors que seulement 37 % étaient favorable à la fracturation hydraulique [Savage 2019]. Les sympathisants conservateurs semblent ainsi avoir beaucoup évolué dans leurs opinions sur les questions énergétiques – comme l’ensemble de l’opinion publique britannique –, ce qui montre l’efficacité des actions menées par les opposants à la fracturation [Bailoni 2019]. Ce sondage a aussi montré que le soutien à l’éolien était particulièrement fort dans 8 des 10 circonscriptions clés que les partis conservateurs et libéraux-démocrates se disputent et qui sont donc stratégiques pour l’obtention d’une majorité tory à Westminster. Face à ces enjeux et à la mobilisation d’une partie des députés conservateurs, le gouvernement Johnson a levé son interdiction des subventions publiques pour le développement de parcs éoliens terrestres. Il entend faire du Royaume-Uni « l’Arabie Saoudite de l’éolien », élément de langage largement répété par différents ministres en 20206.
- 7 Dans ces données, les sources renouvelables comprennent la combustion de biomasse, ressource donc t (...)
- 8 Les partisans de ces parcs disent que, à terme, l’éolien devrait être rentable pour les consommateu (...)
25Même si la nouvelle position du gouvernement britannique semble favoriser le développement de l’éolien, se pose la question de la faisabilité du net zero quand les études montrent qu’il faudrait tripler la capacité éolienne terrestre au cours des quinze prochaines années pour espérer atteindre cet objectif [Committee on Climate Change 2019]. La figure 5 présente l’évolution des sources de production d’électricité de 2008 à 2018 et les projections du gouvernement entre 2019 et 20357. Pour étendre autant les capacités éoliennes, il faudrait donc trouver suffisamment de sites disponibles et adaptés à la construction de nouveaux parcs, tout en respectant les réglementations strictes. Il faudrait également que les défenseurs des paysages ruraux et les riverains de ces futurs parcs acceptent ces projets, alors que la réouverture des subventions par le gouvernement s’accompagne de dispositifs veillant à s’assurer de l’acceptation des riverains. Théoriquement, sans consentement, pas de parc éolien. Enfin, se pose aussi la question de la rentabilité de ces parcs et du prix de l’énergie, quand l’éolien terrestre a toujours besoin de subventions pour être construit8.
Figure 5 – Évolution (2008-2018) et projections de l’évolution (2019-2035) des sources de production d’électricité au Royaume-Uni (en TWh)
Source : BEIS 2019
26La décarbonation et le développement des capacités de production d’énergies renouvelables sont liés à un autre enjeu fondamental, la relance du nucléaire, qui reste au cœur de la stratégie du gouvernement Johnson, comme le montre également la figure 5. Sur les six projets de nouvelles centrales déposées au début des années 2010, trois ont été abandonnés : celui de Toshiba à Moorside (Cumbria) en 2018 et ceux d’Hitachi à Wylfa (Anglesey) et Oldbury (Gloucestershire) en 2019. En 2020, seul le projet porté par EDF et la compagnie d’État chinoise CGN à Hinkley Point (Somerset) est en cours de construction. Cependant, la technologie retenue du réacteur pressurisé européen (EPR) pose des problèmes de délais comme sur les autres sites dans le monde. Les deux autres projets restent pour le moment en cours de développement et ne sont pas encore à la phase de construction. Il s’agit d’un projet à Sizewell (Suffolk), également porté par EDF et CGN pour la construction de deux réacteurs EPR, et d’un autre à Bradwell (Essex), où CGN voudrait construire sa propre centrale avec son propre réacteur de conception chinoise.
27Ainsi, le parc nucléaire actuel ne sera pas renouvelé à temps pour pallier l’arrêt des réacteurs en service prévus au maximum pour 2030, puisque la nouvelle centrale la plus avancée, Hinkley Point, ne produira pas d’électricité avant au moins 2027. Même si de nouveaux projets pourraient apparaitre (EDF et Rolls-Royce seraient intéressés pour redévelopper le site de Moorside), les perspectives gouvernementales (figure 5) pour 2035 (puissance totale de 12 GW) semblent très compromises, puisqu’il faudrait que trois autres centrales comparables à Hinkley Point (3,2 GW) soient construites d’ici là. Ces projets provoquent peu de contestation locale puisque les nouveaux réacteurs renouvelleront des sites existants, dans des territoires habitués et dépendants du nucléaire [Meyer 2014]. Cependant, leur modèle économique est critiqué, car reposant sur un prix de l’électricité produite garanti pour les développeurs, mais jugé trop élevé pour les consommateurs. De plus, ces projets sont extrêmement dépendants des investissements et des technologies extérieures, notamment chinoises, ce qui finalement contribue à renforcer la dépendance énergétique britannique dans un contexte géoéconomique international incertain.
28Pour remplacer les centrales à charbon fermées ou les projets nucléaires abandonnés et pour patienter jusqu’à la construction des nouveaux réacteurs nucléaires, il faudrait donc démultiplier encore les projets de renouvelables, notamment éoliens. Le pays semble donc encore loin de pouvoir renoncer aux énergies fossiles et donc au gaz naturel. Une autre option serait de multiplier les importations d’électricité depuis les voisins européens, Irlande, Belgique, Pays-Bas et surtout France. Ces importations sont d’ailleurs d’ores et déjà indispensables à l’approvisionnement électrique du pays, puisqu’elles représentent plus de 6 % de la consommation électrique en 2019. Cette part comme les quantités importées augmentent chaque année [BEIS 2020]. Les projections gouvernementales montrent que l’électricité importée pourrait représenter plus de 20 % de l’électricité consommée au Royaume-Uni en 2025 [BEIS 2019].
- 9 Une fois la période de transition post-Brexit achevée, le Royaume-Uni pourrait se trouver dans la s (...)
- 10 Par ailleurs, par le Brexit, le Royaume-Uni est sorti du traité Euratom, et doit donc revoir les mo (...)
29Le Royaume-Uni s’expose donc à la fois à une dépendance technique aux interconnections avec ses voisins européens et à une dépendance commerciale dans un contexte de négociations tendues pour l’après-Brexit. En effet, l’approvisionnement énergétique du pays est dépendant des accords commerciaux que les Britanniques trouveront – ou ne trouveront pas – avec les pays de l’UE, et donc du positionnement futur du Royaume-Uni face au marché intérieur de l’énergie9. D’ailleurs, si les capacités d’interconnexions ont été renforcées ces dernières années entre la Grande-Bretagne et le continent (BritNed avec les Pays-Bas ou NEMO link avec la Belgique) et devraient l’être encore au cours des prochaines années (achèvement à terme de IFA2 avec la France, North Sea Link avec la Norvège ou Viking Link avec le Danemark), certains projets sont bloqués et suspendus aux négociations sur le Brexit car fortement dépendants des futures relations commerciales10. Au final, cette dépendance aux importations place le pays face à un risque d’une forte augmentation des coûts de l’énergie aux dépens des consommateurs. Tout défaut dans cet approvisionnement pourrait également provoquer une panne massive, comme en aout 2019 [UK Energy Research Center 2019].
30Si le net zero est un objectif très ambitieux, il reste conditionné par de multiples facteurs géopolitiques, électoraux et économiques observables à des échelles différentes, qui s’ajoutent aux questions plus techniques du potentiel éolien réel du pays, de l’aboutissement des innovations en matière de stockage ou d’achèvement du renouvellement du parc nucléaire. La figure 6 montre cet emboitement d’enjeux à différentes échelles.
Figure 6 – La nécessaire adaptation du modèle énergétique britannique et l’objectif du net zero au cœur d’enjeux géopolitiques et économiques à plusieurs échelles
Source : Schéma, Bailoni 2020
31L’objectif de la transformation du modèle énergétique du pays vers le net zero s’inscrit dans un engagement environnemental national et international, pour lutter contre les émissions de gaz à effet de serre. Toutefois, cette ambition est contrainte par des enjeux politiques et géopolitiques internes au Royaume-Uni, comme les multiples mobilisations locales autour de projets énergétiques ou non. Ces conflits locaux présentent de nombreuses interconnections les uns avec les autres, mutualisant les moyens d’action et impliquant parfois les mêmes militants [Bailoni 2019]. La mobilisation de nombreux riverains issus d’espaces ruraux majoritairement conservateurs influence fortement les décisions politiques nationales en matière d’énergie, en lien avec des enjeux électoraux et des contraintes économiques. La politique énergétique nationale est elle-même conditionnée par les discussions avec les partenaires européens et mondiaux dans le contexte post-Brexit.
32Ces décisions politiques nationales posent la question de la définition d’une stratégie énergétique claire, constante, réaliste et soutenable pour aller vers le net zero. En effet, jusque-là, les positionnements officiels des gouvernements conservateurs successifs ont été particulièrement versatiles, plus guidés par des objectifs électoraux que par une véritable vision claire et déterminée quant à l’avenir énergétique du pays. Ce dernier point est d’autant plus important que si l’objectif est là, la stratégie pour l’atteindre n’existe pas. Les étapes jusqu’en 2050 restent floues, sans réel objectif intermédiaire, sans analyse de l’impact de cette transition énergétique sur l’ensemble de l’économie et sans réelle alternative évidente à la suppression des sources d’énergie fossiles. Boris Johnson a bien fait des annonces lors de la convention du parti conservateur en octobre 2020, mais celles-ci restent suspendues à de nombreuses incertitudes techniques et financières. De plus, si le gouvernement britannique a voulu se donner un objectif fort avec le net zero, il l’a néanmoins assorti d’une condition majeure : que cette ambition ne conduise pas à une baisse de la compétitivité des entreprises britanniques sur la scène internationale. Et au-delà de la question énergétique, les incertitudes sur la compétitivité britannique sont d’autant plus fortes que l’économie du pays devra remonter la pente de la crise sanitaire et s’adapter aux conditions encore inconnues du Brexit.
- 11 Dans les documents stratégiques officiels récents [HM Government 2017] comme sur les sites internet (...)
33Pour atteindre ce net zero, le Royaume-Uni doit entamer ou poursuivre une formidable transition de son modèle énergétique. Mais quelle transition ? Si le terme de transition apparaissait beaucoup dans les discours et documents officiels à la fin des années 2000 et au début des années 2010, à travers notamment du concept de low carbon transition, les documents plus récents, y compris ceux produits dans l’objectif du net zero, ne mentionnent plus du tout l’idée de transition quelle qu’elle soit. Le gouvernement May parlait par exemple de « Clean Growth Strategy » [HM Government 2017] pour évoquer une démarche reprenant les fondements de la low carbon transition et inscrivant les enjeux énergétiques dans une politique économique et industrielle plus générale. Le terme de transition semble même avoir totalement disparu du langage officiel11, ce qui peut paraitre surprenant compte tenu de son importance dans les discours politiques, sociétaux, intellectuels et scientifiques.
34C’est d’autant plus surprenant que le pays s’est fixé des objectifs très ambitieux pour 2050. Pour aller vers le net zero, il faut bien une transition et une transition est bel et bien là puisque l’on a bien un changement graduel du modèle énergétique du pays, comme l’ont notamment montré les différents graphiques de cet article. Mais cette transition est très versatile, changeant en fonction du contexte électoral et politique du parti au pouvoir. Le problème pour le gouvernement britannique est que, au-delà de l’annonce officielle, il n’existe pour le moment aucun projet concret expliquant le modèle énergétique du pays en 2050, et donc encore moins de stratégie de transition ou de transition planifiée (quelle que soit la définition qu’on lui donnerait) pour aller vers ce projet inexistant.