1Ce numéro du BAGF rassemble quelques-unes des communications qui ont été présentées lors de la journée d’étude du 10 octobre 2020, consacrée spécifiquement aux approches géographiques de la transition énergétique ou écologique. Ce concept de transition appliqué principalement au système énergétique, connaît depuis quelques années un certain succès médiatique et politique ; à tel point qu’il a fini par supplanter celui de développement durable, qui avait été mis en avant depuis le rapport Brundtland. Illustrant cette substitution, le ministère français de l’Écologie et du Développement durable est devenu en 2017 le ministère de la Transition écologique et solidaire.
2Bien qu’il apparaisse dès le début des années 1980, le concept de transition énergétique [Krause, Bossel & Müller-Reißmann 1980] qui désigne alors une politique destinée à réduire la consommation en améliorant l’efficacité énergétique et à substituer les énergies renouvelables aux énergies fossiles, ne s’est imposé qu’assez récemment. L’accident de Fukushima en 2011 et ses répercussions sur la politique énergétique allemande, désormais désignée de « Energiewende » (transition énergétique) ont fortement contribué à ce succès. Il a suscité depuis lors de nombreuses publications dans le champ des sciences sociales, économiques et politiques ; ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où la transition énergétique pose incontestablement de nombreux défis économiques et sociétaux, avec nécessairement des répercussions politiques.
- 1 Les thèses de géographie ayant pour sujet la transition énergétique se sont multipliées et plusieur (...)
3Au sein de ce champ d’étude, la géographie n’est peut-être pas la plus visible, même si depuis quelques années il y a un intérêt grandissant au sein de la discipline pour cette thématique1. C’est certainement un manque, car beaucoup de problèmes que pose la transition énergétique ont une forte dimension spatiale. En effet, étudier le changement graduel des sources d’approvisionnement énergétique et, dans le cas présent, le remplacement du système de production énergétique utilisant des ressources fossiles par un système exploitant les sources d’énergie renouvelables (eau, soleil, vent, biomasse, géothermie) ne peut se concevoir sans en comprendre les multiples répercussions sur les territoires.
4Autrement dit, faire l’étude géographique de la transition énergétique consiste notamment à analyser les transformations territoriales résultant de l’évolution du système de production énergétique : organisation du territoire, impacts sociétaux, paysagers et environnementaux réels et perçus. Si l’on veut élargir à la transition écologique qui, implicitement, englobe la transition énergétique, il faut prendre en considération d’autres volets, comme la transition agro-alimentaire (évolution du modèle agricole vers une agriculture biologique plus favorable à la préservation de la biodiversité) et la transition industrielle (fabrication de biens recyclables). Il s’agit alors d’analyser ce qu’impliquent pour chaque type de territoire, des changements profonds dans les modes de consommation et de production.
5Cependant, un tel changement qui entraîne nécessairement une évolution, voire une mutation du modèle économique, pose au moins trois questions qui prennent en compte les réalités spatiales. La première question est celle des contraintes à surmonter pour que puisse se réaliser la transformation du système énergétique et, dans une vision plus large, celle du système productif dans son ensemble. Fortement liée à la précédente, il y a bien évidemment la question des temporalités nécessaires pour qu’un nouveau système de production énergétique puisse se substituer à l’ancien. Autrement dit, c’est la question du rythme de la transition énergétique qui, de toute évidence, peut difficilement être le même dans des territoires aux potentiels différents.
6On en a l’illustration dans la situation actuelle, où certains pays peu peuplés et à fort potentiel hydroélectrique comme la Norvège, produisent déjà, et depuis longtemps, la totalité de leur électricité avec des sources renouvelables. Dans ces conditions, la politique qui est menée actuellement par ce pays, de faire basculer les transports vers l’électromobilité, peut conduire assez rapidement à achever la transition énergétique vers les renouvelables ; ceci si on laisse de côté le fait que les investissements nécessaires à cette mutation ont été rendus possibles par les revenus des hydrocarbures, dont le pays est un des grands exportateurs mondiaux. À l’inverse, pour un pays assez peuplé comme la Pologne, très dépendant du charbon pour sa production électrique et sans grandes dénivellations permettant de disposer d’un potentiel hydroélectrique significatif, la question de la transition énergétique vers les renouvelables ne peut être qu’un objectif beaucoup plus difficile à atteindre et de ce fait plus lointain. Il est clair en tout cas que la situation norvégienne est plutôt exceptionnelle, alors que dans la plupart des pays, la transition énergétique risque d’être ce que le géographe Vaclav Smil appelle « une affaire de longue durée », en raison notamment de la grande inertie que représentent les infrastructures de production, de transport et de distribution énergétique [Smil 2017].
7Il y a enfin la question tout à fait passionnante pour le géographe, de l’organisation territoriale qui pourrait résulter de la mise en place d’un nouveau système énergétique. L’émergence de nouveaux espaces de production énergétique, qu’on imagine volontiers plus décentralisés que dans le système des énergies fossiles, avec éventuellement de nouveaux acteurs et une implication plus forte des citoyens, va-t-il se traduire par une réorganisation des activités économiques ? Quels pourraient en être les effets sur l’organisation des territoires et la répartition de la population ? Va-t-on revenir à un système à proprement parlé « d’energy from space », par opposition au système industriel d’energy for space ? [Brücher 2009] Dans quelle mesure la transition énergétique vers les énergies renouvelables est-elle susceptible de relocaliser l’approvisionnement énergétique, sans parler plus largement des productions ? Pour l’heure, il s’agit encore d’une géographie fiction, pour laquelle on peut imaginer beaucoup de modèles possibles. Néanmoins, ce que l’on a vu jusqu’à présent se déployer avec le développement accéléré de nouvelles capacités de production d’énergies renouvelables, ne semble pas remettre en cause le système industriel dominant dans ses caractéristiques socio-techniques et spatiales.
8Lors de cette journée d’étude, sept communications sur huit ont porté plus spécifiquement sur la transition énergétique, avec des approches à différentes échelles géographiques. Nous en présentons la liste ci-dessous :
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Robin Degron : La transition bas-carbone en Europe : un impact limité mais un risque systémique élevé.
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Mark Bailoni : La fin du charbon au pays du roi charbon : un modèle de transition.
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Carole Wernert : Etudier la transition énergétique en bassin houiller : dépendances et expérimentations énergétiques sarrebruckoises.
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Teva Meyer : Matérialiser les transition studies : circulations conflictuelles des déchets de démantèlement des centrales nucléaires en Allemagne et en Suède.
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Jimmy Grimault : Spatialisation et territorialisation du grand éolien en France : le gigantisme contre l’utopie ?
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François Ory : Une transition énergétique non consensuelle ? Définition du concept chez les acteurs du territoire et de l’électricité en Martinique.
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Scott Fontaine : Où porte-t-on la transition ? Regards sur les conditions territoriales de la diffusion d’un mouvement écologique en Belgique francophone.
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Marianne Cohen : La transition environnementale et la géographie : quelques exemples de dispositifs institutionnels interdisciplinaires.
9Ma collègue et co-organisatrice de cette journée, le professeur Mérenne-Schoumaker, présente à la fin de ce volume, la synthèse que les exposés entendus lui ont inspirée. Il m’appartient de présenter les cinq articles qui ont été proposés pour publication dans ce numéro du BAGF et qui reflètent partiellement la richesse des interventions et des échanges de cette journée.
10Robin Degron confronte les objectifs européens très ambitieux de décarbonation complète de l’économie à l’horizon 2050 avec les conséquences socio-économiques prévisibles de ce Green Deal. La volonté des autorités politiques européennes de jouer un rôle à l’avant-poste de la lutte contre le changement climatique a conduit, depuis la négociation du Protocole de Kyoto, à une surenchère dans les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. L’objectif fixé par le Green Deal de réduire de 50 % les émissions de 1990 dès 2030, puis d’atteindre la neutralité carbone en 2050 est-il finalement réaliste ? Il y a lieu de s’interroger, alors qu’en cinquante ans, l’UE n’a pu les réduire que de 20 %, grâce notamment aux mutations de l’industrie des PECO dans les années 1990, à une forte désindustrialisation et aux conséquences de la crise économique de 2008.
11Il interroge notamment les conséquences socio-économiques de telles décisions, visant à imposer à la population des baisses d’émissions par le biais d’une fiscalité punitive qui a conduit par exemple à la crise des gilets jaunes en France. De plus, l’objectif de neutralité carbone en 2050 a révélé des divergences, entre, d’une part, les pays européens ayant déjà une empreinte carbone relativement faible, grâce à un mix de production électrique dominé par le nucléaire et/ou les renouvelables et parfois aussi à cause de leur désindustrialisation et, d’autre part, les pays d’Europe centrale fortement industrialisés, où le charbon joue encore un rôle important.
12Dans une Europe où la crise du Covid 19 a de plus révélé la nécessité de relocaliser certaines productions industrielles, nécessairement émettrices de dioxyde de carbone, il y a lieu de se demander si la vraie priorité est bien de baisser à tout prix les émissions en Europe, alors qu’une part croissante de nos modes de vie est alimentée par des produits fabriqués à l’autre bout du monde, dans des conditions environnementales souvent désastreuses.
13Si l’UE aura certainement beaucoup de mal à tenir son Green Deal, il y a une certaine ironie à constater que le pays qui vient de la quitter avec éclat par le Brexit, s’est lui-même engagé à atteindre la neutralité carbone en 2050. Or, la politique énergétique du Royaume-Uni, étudiée par Mark Bailoni, a jusqu’à présent atteint des objectifs de baisse des émissions parmi les plus élevés d’Europe (-35 % pour les émissions liées au système énergétique de 1990 à 2019, à comparer avec une moyenne de -24 % dans l’UE et -32 % en Allemagne). De ce point de vue, le Royaume-Uni a plutôt été un bon élève et son départ de l’UE va rendre plus difficile, l’effort à accomplir par les membres restants pour atteindre les objectifs de baisse drastique des émissions à l’horizon 2030.
14Cette performance du Royaume-Uni a été possible grâce notamment à l’abandon du charbon, en grande partie remplacé par le gaz et au développement massif des énergies renouvelables, notamment de l’éolien offshore dont le pays a le plus grand potentiel européen. Cependant, la politique énergétique que décrit Mark Bailoni se caractérise par un certain pragmatisme, où les gouvernements successifs ont donné l’impression de naviguer à vue, en n’hésitant pas à changer radicalement de direction. Il montre notamment le rôle des mouvements locaux de contestation à motivation environnementale, qui ont accéléré la sortie du charbon et amené à renoncer au gaz de schiste, dont l’exploitation était pourtant soutenue par les gouvernements Cameron et May.
15À la suite d’un virement de bord tout aussi abrupt, l’éolien qui était pourtant peu soutenu et surtout le nucléaire dont on n’envisageait pas de renouveler le parc de centrales vieillissantes, sont désormais devenus les piliers de la stratégie énergétique britannique du net zero à l’horizon 2050. À l’image de ces changements de cap, les discours officiels ont eux-mêmes évolué, avec notamment une disparition du terme de transition. De toute évidence, le Royaume-Uni est pourtant bien engagé dans une transition énergétique et quand on compare l’évolution de son mix énergétique depuis les années 1990, avec celui de la France et de l’Allemagne, il apparaît que c’est le pays où l’on a observé les plus grands changements. Confirmera-t-il, dans les années à venir cette dynamique, ou assistera-t-on à un nouveau changement de cap ?
16Dans la plupart des pays européens ne disposant pas de capacités hydroélectriques suffisamment importantes, la transition énergétique est envisagée comme devant nécessairement s’appuyer sur le développement de très grosses capacités d’énergie éolienne. Mais en contradiction avec l’imaginaire qui a initialement porté le développement de cette technologie, Jimmy Grimault montre que l’éolien industriel, tel qu’il s’est déployé en France à partir de 2010, est marqué par une course au gigantisme. Celui-ci a favorisé en premier lieu les groupes techno-industriels, dominant déjà le secteur énergétique traditionnel, parce qu’ils sont seuls capables de porter des projets de plus en plus coûteux.
17La conséquence spatiale de ce gigantisme, qui est à la fois celui de la taille et du nombre des éoliennes par projet, est qu’il va susciter de plus en plus de résistances à son déploiement dans des espaces sensibles, comme les parcs naturels, les zones Natura 2000, ou les ZNIEFF. Cette technologie qui est censée être verte et porteuse de progrès social est de fait exclue le plus souvent des espaces considérés comme ayant conservé une certaine qualité du milieu naturel. Elle se concentre au contraire dans les campagnes d’agriculture industrielle, où les enjeux paysagers sont peu importants et où elle prend place comme une production industrielle supplémentaire venant compléter les assolements traditionnels, incorporant eux-mêmes une part croissante de cultures énergétiques. Ces territoires de l’éolien correspondent principalement à des campagnes peu peuplées, souvent en déclin, éloignées des grandes agglomérations et à forte proportion de classes populaires.
18En conséquence, l’éolien apparaît principalement comme une technologie gérée par des acteurs extérieurs au territoire, avec des objectifs de déploiement qui échappent totalement aux habitants n’ayant aucun contrôle sur ces infrastructures. On est donc bien loin de l’imaginaire d’une autonomie énergétique porteuse d’émancipation sociale. Dans ces conditions qui font apparaître plutôt une continuité du système énergétique industriel, il est difficile d’identifier une transition.
19C’est justement ce concept de transition que François Ory interroge au prisme du secteur de la production d’électricité dans un petit territoire insulaire ultramarin, la Martinique. Dans cette île très pétrodépendante, notamment pour la production électrique, l’ancrage territorial de différents projets d’énergie renouvelable qui pourraient contribuer à réduire cette dépendance a été entravé par l’émergence de conflits d’aménagement. Qu’il s’agisse du photovoltaïque au sol, du projet NEMO d’exploiter l’énergie thermique des mers, ou de la mise en service d’une nouvelle centrale à biomasse, tous ces projets ont été conflictuels, bien qu’ils aient été présentés par leurs promoteurs comme contribuant à la transition énergétique de l’île.
20L’analyse des entretiens réalisés auprès d’un panel d’acteurs variés, comprenant des techniciens publics locaux, des chargés de mission d’organisme d’État, des élus locaux, des acteurs appartenant aux entreprises porteuses de projets de production d’électricité, ainsi que de membres d’associations environnementalistes ou de mouvements politiques, fait ressortir des interprétations différentes de ce que doit être la transition énergétique. L’opposition aux projets d’énergies renouvelables s’appuie notamment sur la nécessité d’adapter la transition énergétique au territoire martiniquais, en évitant les conflits d’usage, comme c’est le cas pour le projet de photovoltaïque au sol, ou le projet NEMO, ou encore en ne créant pas de dépendances nouvelles comme cela est évoqué pour la centrale à biomasse. En fait, ce que révèle le caractère conflictuel de ces projets est le décalage considérable qui existe entre les objectifs globaux et assez abstraits de la transition énergétique et les objectifs locaux de projets d’aménagement devant s’intégrer dans les territoires.
21Si l’approche géographique semble assez incontournable pour comprendre les enjeux de l’insertion de la transition énergétique ou plus largement, écologique dans les territoires, elle doit être aussi mise en perspective avec une approche pluridisciplinaire, telle qu’elle est pratiquée dans l’institut de la Transition Environnementale de Sorbonne Université présenté par Marianne Cohen. L’objectif est de développer une vision systémique de la transition, en favorisant la collaboration entre chercheurs de différentes disciplines. La contribution des géographes, présentée ici à titre d’exemple, consiste à analyser et à évaluer, cinq ans plus tard, la portée concrète des discours des différents pays signataires de l’Accord de Paris conclu lors de la COP 21. Il en ressort que les pays qui avaient centré leur discours sur la transition énergétique sont parmi ceux qui ont le plus augmenté leurs émissions de dioxyde de carbone. Il est vrai aussi que, s’agissant principalement de pays émergents, comme la Chine, l’Inde ou la Turquie, ils sont engagés dans un processus de développement économique difficilement compatible avec le respect d’engagements ambitieux.