1Jusqu’aux années 1980, la transition démographique japonaise était considérée comme l’une des plus rapides d’alors [Okazaki 1967]. Depuis, les autres pays d’Asie orientale ont rattrapé le Japon, dans des temps plus rapides encore et avec une chute de leur indice de fécondité encore plus extrême : il est de 0,9 en Corée du Sud en 2019, 1,1 pour Taiwan, 1,19 pour Hong Kong ou encore 1,2 à Singapour. Des taux jamais atteints par le Japon. Avec la plus forte espérance de vie au monde (83,5 ans), le Japon est aussi un des pays les plus âgés de la planète : 28,4 % de la population a plus de 65 ans, soit 35,8 millions de personnes en 2019. La gestion de la grande et surtout très grande vieillesse (14 % de plus de 75 ans et 1,1 millions de plus de 80 ans) est un enjeu sociétal, spatial, humain et financier majeur du fait de la faiblesse de la natalité. Une situation qui suscite l’inquiétude des autorités d’autant que la population évolue désormais à la baisse depuis le milieu des années 2000. Le ministère de la Santé, la classe politique et les démographes jouent sur la peur pour tenter de réveiller les jeunes générations et les inciter à se marier plus vite pour procréer plus. Publié en 2012 sur le site de l’Université Nationale du Tôhoku, l’horloge démographique alertait ainsi sur le fait qu’il n’y aurait plus aucun japonais de moins de 15 ans au Japon « dans 1000 ans, le 18 mai 3011 ». Mais chaque phase de la transition démographique a généré, selon les conditions sociales et politiques, tantôt la peur de la surpopulation, tantôt celle du déclin. La phase actuelle d’angoisse a débuté dans les années 1990 et a vu naître une série de discours particularistes pour expliquer la dénatalité. Stigmatisant les jeunes générations, ils expriment surtout le maintien de conceptions figées de la famille et de la société.
- 1 « Japan and its birth rate: the beginning of the end or just a new beginning? », The Japan Times, 1 (...)
2Le démographe Mikko Myrskyla critique la vision d’une démographie japonaise condamnée à décliner ad vitam aeternam et considère que des facteurs, comme l’augmentation de l’indice de développement humain, peuvent conduire à des rebonds de fécondité. Dans un entretien au quotidien Japan Times1, il soulignait, à partir d’exemples européens, l’importance de l’émancipation des femmes dans le contexte de post-transition et de la réduction du conflit famille-emploi qui entraine des reports dans les premières naissances. Il analyse ainsi le renouveau, rarement souligné, de la fécondité japonaise entre 2005 et 2015.
3Nous prendrons appui sur les travaux de référence des démographes japonais et sur les bases de données statistiques officielles, pour dresser un tableau de l’évolution démographique japonaise. Après avoir caractérisé la transition démographique, nous tenterons de montrer comment la faiblesse de la natalité au Japon peut être le fruit des contradictions entre la stratégie matrimoniale des parents et les aspirations des jeunes générations, en particulier des femmes. Nous montrerons également que cette post-transition a une dimension spatiale, révélant des situations démographiques radicalement opposées selon les territoires.
4Les premiers enregistrements systématiques de la natalité et de la mortalité par les administrations au Japon débutent en 1872. En 1880, on enregistre les mariages et les divorces, mais le système n’est centralisé qu’en 1899. Le recensement annuel national ne débute lui qu’à partir de 1920. Aussi, la plupart des chiffres concernant les périodes antérieures à 1920 sont des estimations et ils varient selon les auteurs. Nous nous appuyons ici sur les données publiées par le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales et sur les travaux du démographe Okazaki Yoichi, de l’Institut des questions démographiques, sur la transition démographique japonaise.
5En 1875, on peut estimer le taux de natalité à 25,3‰ [Okazaki 1967]. Il est en augmentation et connaît un premier pic en 1901 à presque 34‰. Cette hausse de la natalité se poursuit jusqu’aux années 1920 (Fig. 1). Le taux de croissance démographique dépasse les 10 % par an à partir de 1895 et il faudra attendre 1977, pour qu’il repasse sous ce seuil, hors évènements conjoncturels (Fig. 2). Jusqu’aux années 1920, c’est essentiellement la hausse de la natalité qui alimente la hausse de la population, avec un long plateau autour de 35‰ entre 1907 et un second pic en 1921 à 36,2‰ (Fig. 1).
Figure 1 – Évolution des taux de natalité et de mortalité au Japon entre 1899 et 1940 (en ‰)
6Pendant cette période, la mortalité générale évolue peu, la mortalité infantile a même augmenté, passant de 155‰ en 1900 à 173‰ en 1917. C’est au cours des années 1920 que l’inversion de tendance se met en place avec une diminution de la natalité et une baisse de la mortalité, qui se poursuivra continuellement jusqu’en 1979. Le taux de croissance de la population atteint son maximum en 1926, à 16,8 % (Fig.2) et on considère généralement que c’est pendant ces années que s’opère la transition démographique du Japon [Okazaki 1967].
Figure 2 – Croissance démographique au Japon 1872-2018
7La guerre de 15 ans (1930-1945), et sa phase la plus violente entre 1938 et 1945, bouleverse le rythme de la transition, avec des phases de creux et de rattrapage (fig.2), mais la tendance à la baisse de la natalité est installée et se poursuit. Ainsi, en dépit des brèves années du baby-boom entre 1947 et 1949 (taux de natalité supérieur à 34,3 ‰ en 1947, avec un pic de l’indice de fécondité à 4,54), le mouvement de réduction du nombre d’enfants par femme se poursuit : d’un indice de 5,1 en 1925, il a chuté à 2,4 en 1957. Au cours de la décennie 1950-1960, la fécondité s’est stabilisée autour de deux enfants par femme. Le seuil de renouvellement des générations est franchi en 1975 et par la suite, l’indice de fécondité oscille entre 1,8 et 1,2 (fig.3).
Figure 3 – Évolution de l’indice de fécondité au Japon de 1950 à 2018
8À la suite du babyboom d’après-guerre, le dynamisme démographique des campagnes japonaises, associé à la réforme agraire et ses gains de productivité, a engendré une migration massive vers les villes [Esaki 2018]. Celles-ci voient leur population s’accroître rapidement et elles prennent leur structure actuelle, caractérisée par l’étalement urbain et la périurbanisation, parachevant le mouvement des années 1920. Les banlieues, puis grandes banlieues, qui accueillent l’exode rural, sont alors les lieux privilégiés de la natalité des années 1965-1975.
9La première phase de la transition démographique, avec la hausse rapide de la population dans les années 1900, inquiète les autorités d’alors. Elles craignent la surpopulation [Pelletier 2000] et promeuvent l’émigration vers les colonies (Taiwan puis Corée à partir de 1910), vers les Amériques. La baisse relativement rapide, à l’échelle d’une génération, de la fécondité, provoque un premier retournement de la peur : on craint désormais le dépeuplement. En effet, alors qu’au début de la décennie 1930, la population s’accroît d’un million de personnes par an, en 1938, le croît naturel n’est plus que de 300 000 par an. Cette baisse coïncide avec le renforcement du régime militariste qui a besoin de bras et de soldats pour assurer l’effort de guerre. Le ministère de la Santé inscrit en 1939 le devoir de procréation parmi les dix percepts officiels du contrat de mariage : « Croissez et multipliez-vous pour la nation ». Cela a cependant peu d’effet. Les expéditions militaires, de plus en plus violentes et lointaines, entrainent un report de naissances lié à l’incertitude de l’avenir, aux privations de ressources par l’effort de guerre et au fait que les hommes sont mobilisés à l’extérieur de la métropole. Le régime militariste a cependant instillé, durablement, un lien entre natalité et devoir national des femmes. Celles-ci ne doivent plus être seulement de « bonnes épouses et des mères avisées », le modèle bourgeois promu dans les années 1880, mais aussi des mères productives d’enfants pour la nation. Cette idéologie perdure dans le Japon contemporain, au point qu’en 1998, on pouvait entendre, dans une émission de télévision grand public, un représentant de l’Agence Impériale inciter les japonaises à enfanter plus « pour le plus grand bonheur de l’Empereur ». En 2015, Yoshihide Suga (devenu premier ministre en septembre 2020) reprenait pour sa part, quasiment mot pour mot, le slogan de 1939 « Croissez et multipliez-vous », sur la chaîne de télévision Fuji, détenu par le groupe de presse ultraconservateur Sankei. La peur de la dénatalité et la façon dont elle est traitée, restent ainsi encore fortement imprégnées par l’héritage idéologique des années 1930.
10La fin du régime militariste et de la guerre se révèle plus efficace que les slogans pour relancer la natalité et un baby-boom, semblable à celui que connaissent les autres ex-belligérants, démarre dès la défaite de 1945. Mais dans un Japon appauvri, sous-nutri et qui compte de nombreux sans-abri, dans des villes détruites à 70 % comme l’est alors Tôkyô, c’est de nouveau la surpopulation que l’on craint. Les organismes gouvernementaux opèrent ainsi un changement de cap radical en faveur de la limitation des naissances. Elle est appuyée par une politique eugéniste, supportée par l’occupation américaine et l’intervention de médecins étasuniens, qui fournissent aux nouveaux centres du Planning familial (fondé en 1954) des méthodes de contraception efficace. C’est aussi l’occasion de la diffusion de nouveaux schémas familiaux, inclus dans le programme civilisationnel de l’occupant américain pour moderniser le Japon [Riallin 1960]. Cela se fait dans le contexte particulier de la recrudescence des infanticides, méthode historique de limitation des naissances [Jolivet 2004], qui pousse les autorités à légaliser les IVG en 1948. Jean Robin notait alors dans la revue Population, « une inquiétude ressentie partout, et fait du surpeuplement le problème central que les hommes d’État et la nation tout entière devront dans les décades à venir s’efforcer de résoudre » [Robin 1951].
11Ces programmes de régulation de la population, accompagnent, plus qu’ils initient, une tendance déjà acquise dans les années 1930. Ils participent à stabiliser la fécondité à un taux proche des 2,2 enfants par femme pendant près de vingt ans. Pendant cette période, c’est surtout l’allongement de la durée de la vie qui permet des gains importants de croît naturel pour le Japon. Sa population passe de 75 millions d’habitants en 1946 à 100 millions en 1967. Il faut attendre 2006 et un taux de vieillissement de plus de 20 %, pour voir la courbe de la croissance de la population s’infléchir pour la première fois après deux décennies de ralentissement.
12Le surplus des naissances de l’après-guerre a produit, mécaniquement, un deuxième babyboom au cours des années 1970-1975, quand bien même la fécondité stagne. C’est une première redondance, qui permet une élévation du taux de natalité à 19,4‰ en 1973, un niveau équivalent à celui de 1955, mais loin des 34‰ de 1947. L’âge au mariage est alors de 24,7 ans pour les femmes et 27 ans pour les hommes, et plus de 70 % des naissances ont lieu entre 25 et 30 ans. Cette redondance permet de maintenir un temps la natalité, mais surtout elle sert de base aux projections d’un troisième babyboom, attendu pour le milieu des années 1990, lorsque les enfants nés en 1970-1975 allaient atteindre l’âge au mariage. Or, en 1990, alors qu’on s’attend à une remontée progressive de la natalité, comme dans les années 1970, les chiffres de 1989 dévoilent un indice de fécondité inférieur au minimum de 1966, à 1,57 enfants par femme. Les années qui suivent ne voient pas d’inversion de la tendance et le taux de natalité passe sous la barre des 10‰ en 1990. La troisième redondance du babyboom n’est pas au rendez-vous et les gains de population permis par l’accroissement de la durée de la vie atteignent leur limite. La population japonaise diminue une première fois en 2005, puis de façon continue après 2008, à un rythme de -1 % à -2 % par an. Le Japon est entré dans une phase post-transition démographique, caractérisée par une dénatalité qui semble peu réversible.
13Les démographes Japonais considèrent que le cheminement vers la post-transition démographique (posuto jinkô tenkan ki) s’est fait en trois grandes étapes : le passage de l’indice de fécondité sous le seuil de renouvellement des générations (2,1 enfants par femme) en 1974, le déclin de la population en âge de travailler (15-64 ans) après 1995 et enfin la diminution de la population totale au milieu des années 2000 [Kaneko & Satô 2017]. Cette période pour laquelle les démographes japonais emploient aussi le terme de « deuxième transition démographique » (dai ni no jinkô tenkan) est caractérisée par un régime de faible natalité / grande vieillesse (shôshi koreika) et des mutations socio-démographiques comme le report du mariage et des premières naissances, la précarisation de l’emploi ou des modes de sociabilité plus ouverts et plus souples que les parcours de vie rigide de la période antérieure. Ces mutations ont généré un ensemble de discours explicatifs qui ont fait florès au Japon, comme à l’étranger. Leurs présupposés collent assez peu avec la réalité démographique et sociale, en revanche ils dévoilent bien le décalage entre une vision passéiste et datée de la société japonaise qui se maintient, et les aspirations des jeunes générations.
14Confronté à une diminution continue de la fécondité depuis 1974, au lieu d’un babyboom, c’est un papyboom que connaît le Japon, avec 28 % de la population âgée de plus de 65 ans en 2019. Pendant cette période les approches japonaises de la démographie sont restées uniquement quantitativiste. Jean-François Étienne observait ainsi en 1995 [Estienne 1996], combien ces visions purement comptables façonnaient déjà l’image d’un Japon vieillissant, alors que les taux étaient alors très proches de ceux de la France, alors autour de 15 %, contre 14,3 % pour le Japon. Les choses ont peu évolué depuis et les autorités japonaises, comme la classe politique vieillissante, s’évertuent à ne considérer qu’un seul paramètre pour relancer la fécondité : la promotion du mariage, si possible avant 30 ans. Avec en appui, la diffusion de discours stigmatisant envers les jeunes générations et les femmes.
- 2 Nikkei du 8 février 1997
15Le sociologue Yamada Masahiro popularisait ainsi en 1997 l’expression de « célibataires parasites » dans un article du Nikkei Shinbun2, quotidien de la droite libérale. Il développe ensuite sa conception, dans son ouvrage de 1997 L’ère des célibataires parasites [Yamada 1997], puis dans Le Japon de la dénatalité et du vieillissement [Yamada 2007].
16En fait de « parasites », Yamada désigne essentiellement les jeunes femmes actives non mariées. Celles qui continuent à vivre gracieusement chez leurs parents, les parasitant donc, ne payant pas ou peu de loyer. Cela leur permet d’utiliser une partie de leur salaire en « voyages et articles de luxe ». Une vision qui caricature leur individualisme supposé et pointe leur refus de remplir leur devoir national en se mariant, pour donner mécaniquement naissance à des enfants. Yamada explique le refus du mariage chez ces femmes par la précarisation des jeunes hommes. Ceux-ci, arrivant sur le marché du travail lors des grandes restructurations des années 1990 n’auraient plus les moyens financiers d’être les « princes charmants dont les jeunes femmes rêvent » (sic), dans les enquêtes déclaratives que mène Yamada. Ne trouvant pas de partenaires aux revenus suffisants pour entretenir leur soif de consommation, ces jeunes femmes choisiraient donc de continuer égoïstement leur carrière professionnelle, laissant seuls de nombreux hommes à marier. Pourtant, le taux de célibat des hommes a en fait peu évolué passant de 32 % en 1995 à 30 % en 2015.
17Cette explication, qui a fait florès, fait peu de cas des pressions parentales sur les filles, pour un mariage de bon parti. Depuis les années 1920, l’investissement consenti dans l’éducation des filles a remplacé progressivement la dot, tout en étant le moyen de rencontrer un futur époux sur les bancs de l’université ou au sein d’une grande entreprise. Mais cette hausse du niveau d’étude des femmes leur a aussi donné les moyens de l’indépendance financière, et de s’extraire, un peu, de la logique de dépendance patriarcale. Et donc de ne pas considérer nécessairement le mariage comme une priorité.
- 3 Nikkei Business du 13 octobre 2006
18Après la stigmatisation des jeunes femmes individualistes, c’est le tour, dans les années 2000, des jeunes hommes d’être montrés du doigt. Ils seraient devenus des « herbivores », selon l’expression de l’essayiste Fukuzawa Maki, qui la popularise en 2006 dans le Nikkei Business3. Elle décrit ainsi une génération de jeunes garçons ayant peu d’appétence pour les femmes et le sexe en général, qui seraient en conséquence peu motivés pour se marier et avoir des enfants. Fukuzawa Maki les oppose aux mâles « carnivores » de la haute-croissance économique d’après-guerre, ceux qui ont révélé le Japon et ont su maintenir sa natalité à flot.
- 4 Source : Banque Mondiale (https://data.worldbank.org/)
19La faible natalité n’est pourtant pas l’apanage de l’archipel. En Europe, l’Italie a par exemple un indice de fécondité inférieur au Japon (1,29 en 20184). Par ailleurs, le fait de vivre plus longtemps chez ses parents est ainsi plus un signe de précarité que d’individualisme. Or les générations arrivées sur le marché du travail dans les années 1990, n’ont bénéficié ni des avantages de la période faste de la bulle économique (1985-1991), ni de la pénurie de main d’œuvre qualifiée qui voit le jour plutôt dans les années 2000-2010. C’est la génération de la double décennie perdue (1990-2010) marquée par les restructurations d’entreprises, celle des neet (Not in Employement, Education or Training), des freeter (travailleurs « libres », en fait ultra précaires) et des travailleurs pauvres [Kaneko & Satô 2017]. Dans ces conditions, le mariage de « bon parti » tel que continuent de le concevoir les générations des parents, grands-parents, voire arrière-grands-parents toujours en vie, est plus compliqué à réaliser.
20Herbivores ou parasites, ces explications toutes faites, qui ont eu de nombreux relais au Japon et au-delà, révèlent surtout combien les conceptions patriarcales figent une société japonaise vieillissante, dont les attentes vis-à-vis des jeunes adultes ont peu changé depuis l’après-guerre, et qui continue de privilégier les garçons.
- 5 Source : Asahi dêta nenkan Japan Almanach 2005, Asahi Shinbun, 2005, 288 p.
21Les discours stigmatisants ne doivent pas faire oublier que la phase la plus radicale de la transition démographique a été effectuée par les enfants du premier babyboom. Nés entre 1945 et 1950, ils ont fait passer la fécondité de presque quatre enfants par femme en 1945, à moins de deux à partir de 1974. Leurs enfants, « herbivores » ou « parasites », ne sont pour leur part passés que de 2 à 1,5, poursuivant simplement une tendance déjà bien installée. Cette baisse de la fécondité après-guerre s’est faite sur un mode sélectif, privilégiant les garçons. Ainsi, en 1958, 76 % des couples déclaraient désirer un garçon et seulement 17 % une fille. En 1995 la situation avait un peu évolué : 60 % désiraient un garçon et 40 % une fille5. C’est un choix qualitatif : un plus faible nombre d’enfants recueille plus d’attention. Comme les filles sont considérées comme un investissement à perte puisqu’elles sont appelées à quitter la maisonnée, la préférence masculine est d’autant plus grande que le nombre d’enfants est réduit. C’est l’idée « d’un garçon pour héritier, d’une fille à marier » [Esaki 2018]. L’enjeu que constitue le mariage des filles, c’est-à-dire de ne plus les avoir à charge, se vérifie avec la démographie très spécifique de l’année 1966. Le taux de fécondité chute de -25 % par rapport à 1965, après une hausse anticipatrice dès 1963 et avant un rattrapage en 1967 et 1968 (Fig.3).
- 6 Une telle chute de la natalité avait eu lieu déjà en 1906, avec un taux de croissance de la populat (...)
221966 correspond, dans l’horoscope chinois, au cheval de feu, un cycle de 60 ans, qui, au Japon, attribue aux femmes nées cette année-là un mariage calamiteux, et même la destruction physique du foyer par le feu. Ne disposant alors pas d’échographie pour les guider, les couples de la génération née dans les années 1930 et 1940 ont anticipé l’évènement et conçu, avant ou après. Mais pas seulement : cette peur d’avoir une fille « impossible à marier » se vérifie de façon tragique avec l’évolution de la mortalité infantile. Elle augmente de 4 % en 1966 (fig.4) pour cette année uniquement, alors que la tendance était à la baisse depuis dix ans.6
Figure 4 – Taux de mortalité infantile au Japon, 1955-1975
23La chercheure Kanae Kaku Kanae montrait en 1975 [Kaku 1975a] aussi que le taux d’avortements provoqués s’élevait à 43,1 naissances dans l’année (au total 65 000), un taux significativement plus élevé que les 30,6 théoriques calculés à partir de la droite de régression pour les années 1963 à 1969 [Kaku 1975a]. Les morts prénatales sont aussi en augmentation dans tout le Japon en 1966, avec des taux importants : +23 % à Gunma, +27 % à Gifu. Le taux le plus faible est à Tôkyô avec seulement +13 %. Ils régressent tous dès 1967. La cartographie du phénomène (Fig.5) fait apparaître clairement les régions les plus marquée par ce refus des filles : le Tôhoku, et les périphéries de l’ouest sur la façade de la mer du Japon et du Pacifique, hors de l’axe mégapolitain (Tôkyô-Nagoya-Ôsaka-Fukuoka).
Figure 5 – Évolution combinée des mortalités infantiles et prénatales au Japon de 1965 à 1966
Source : Ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales (www.mhlw.go.jp)
24Sans surprise, ce sont ces mêmes régions qui sont désertées aujourd’hui par les jeunes femmes. Celles-ci se concentrent dans les départements les plus urbanisés où elles ont accès à l’emploi et où elles subissent le moins de pression familiale (Fig. 6).
Figure 6 – Part des femmes de 15 à 50 ans par commune (2015, en %)
Source Somusho,Kokudochirlin
25Quand les parents ont tout misé sur le seul fils aîné, celui-ci est dépositaire de l’héritage familial, en contrepartie de la prise en charge de la vieillesse de ses parents. Une corvée assurée dans les faits surtout par la belle-fille, d’où le droit de regard des parents sur le choix de celle-ci. On attend traditionnellement d’elle, d’effectuer l’essentiel des tâches domestiques, sous le contrôle de la belle-mère, ce qui implique rapidement d’arrêter une éventuelle activité professionnelle, associée à l’injonction d’enfanter, si possible un garçon. Au fur et à mesure que les enfants s’autonomisent, la belle-fille doit ensuite prendre en charge la sénilité des beaux-parents, passant de mère au foyer à aide-soignante à domicile. Et cela pour un temps désormais très long, car les Japonais vivent de plus en plus longtemps. Dans ce contexte, avoir plus d’un seul enfant est peu envisageable. Le choix se fait cependant en amont : épouser un fils aîné apporte plus l’assurance d’un asservissement qu’un moyen d’assurer sa subsistance, comme cela pouvait être le cas pour les femmes des générations antérieures [Ozaki 1989]. Parallèlement, la raréfaction des fratries fait de la plupart des garçons des héritiers. Choyés dans leur famille, ils ne sont pas les plus prompts à remettre en question le schéma traditionnel. Aussi, peu de jeunes femmes choisissent aujourd’hui ce type de conjoint, d’autant que, plus éduquées, elles jouissent d’une plus grande indépendance financière.
- 7 Nous ne l’avons pas spécifié dans notre texte mais un frein majeur à la natalité au Japon réside év (...)
26Ce modèle familial décline progressivement à partir des années 1980 [Okazaki 1989]. En 1986, 44,8 % des foyers regroupaient encore trois générations sous le même toit, mais aujourd’hui la famille nucléaire stricte, réduite aux seuls parents et enfants, domine et en 2018, la part de foyers à trois générations passait sous la barre des 10 %. Ceux-ci subsistent surtout dans les régions rizicoles du Nord-Est, là où le poids du groupe est le plus fort et le taux de jeunes femmes le plus faible. Au sein des familles, le modèle à deux enfants, qui était majoritaire depuis l’après-guerre, a laissé la place au couple avec un seul enfant, qui se généralise depuis 2004. Cela ne traduit pas uniquement un choix, c’est aussi la conséquence du report de l’âge des premières naissances, qui a été décalé d’une dizaine d’années7.
27Les années 1990 ont été celles du report des naissances, pour des raisons économiques certes, mais aussi générationnelles et culturelles. L’âge au mariage a été repoussé d’une dizaine d’années pendant cette période, mais il est aussi devenu plus égalitaire : les hommes se mariaient plus tardivement de 2,9 années par rapport aux femmes en 1950, contre une différence de seulement 1,7 en 2015. Ceux dont on attendait le mariage et le premier enfant au milieu des années 1990, l’on fait cinq à dix ans plus tard. Les années 2000 sont ainsi paradoxalement à la fois celles de la baisse de la population japonaise, mais aussi celles du regain des naissances. Ce sont aussi les années du retour des maternités tardives, qui avaient quasiment disparu dans l’après-guerre. Malgré les progrès des fécondations in-vitro, le mur physiologique se maintient cependant et le nombre d’enfants s’en trouve réduit. Une reprise de la fécondité a pourtant bien eu lieu après le minimum de 2005 (Fig. 7).
Figure 7 – Le mini baby-boom de la décennie 2005-2015
28On est passé ainsi de 1,26 enfants par femme en 2005 à un indice de 1,45 en 2015, soit une hausse tout de même de 15 %. En fait, le troisième baby-boom prévu pour les années 1990, a été décalé de dix ans. Ce qui correspond au report de l’âge au mariage et de la première maternité. Herbivores ou parasites, les générations arrivées à l’âge adulte dans les années 1990 n’ont finalement pas démérité…. Mais ce gain reste faible en volume : après le minimum historique de 8,72‰ en 2005, le taux de natalité ne remonte qu’à 9,62‰ en 2015. De plus, après dix ans de hausse, l’indice de fécondité repart à la baisse et en 2019 il est redescendu à 1,36.
29Les évolutions démographiques récentes du Japon ont une traduction spatiale, dans la répartition de la population sur le territoire et dans la redistribution des dynamiques démographiques, notamment entre espaces ruraux et urbains, mais aussi l’évolution des formes de l’habitat.
30Les effets conjugués de l’exode rural, qui se poursuit, et de la dénatalité, ont engendré un désert démographique. Alors que les régions urbaines bénéficient d’un croît naturel et de soldes migratoires positifs, le reste du Japon se dépeuple à grande vitesse. Très féminisé, mais âgé, il connaît désormais de très faibles densités rurales. C’est le Japon des villages seuils (genkai shûraku), selon le sociologue Ôno Akira qui les définit pour la première fois en 1991 : lorsque plus de la moitié des d’habitants d’un hameau ont plus de 65 ans, on considère qu’un seuil est franchi vers un déclin inexorable conduisant à sa disparition. Depuis 2005, le ministère de l’Agriculture utilise ce concept pour mieux cerner les zones de sur-dépeuplement rural. Il s’applique aussi à certains quartiers urbains en déliquescence, et certains auteurs n’hésitent pas l’envisager pour les métropoles japonaises [Ôtake & al. 2017], dont Tôkyô, dans les décennies à venir. C’est la théorie de l’effondrement démographique généralisé du Japon : une fois les campagnes évidées, les mégapoles connaîtront à leur tour des taux de plus de 50 % de plus de 65 ans et déclineront. On peut cependant émettre des réserves à traiter sur le même plan, et d’un point de vue purement statistique, des villages de montagne de 50 habitants et des villes globales de 30 millions d’habitants. À moins qu’il ne s’agisse, encore, d’agiter la peur de la disparition du Japon, en guise de politique nataliste.
31Dans les mégapoles, et en particulier leurs hypercentres, on observe ainsi un certain nombre d’évolutions qui ne mènent pas forcement à l’effondrement. La phase de post-transition démographique a induit une adaptation de l’habitat, accompagnant la diminution de la taille des foyers, ainsi que les modifications des structures familiales. La famille nucléaire stricte, et le nombre d’enfants réduit, rendent l’accès à la propriété foncière moins indispensable. La demande pour des appartements, plutôt que des pavillons, est aujourd’hui majoritaire dans les centres-villes. Les vieilles maisons individuelles des années 1980 et leurs emprises foncières sont remplacées par des tours résidentielles de grande hauteur, les Tower manshon (30-50 étages). Dans l’hypercentre, comme dans les centres secondaires et les villes satellites de banlieue, ces tours représentent une part importante de l’offre du marché foncier et de l’investissement (Fig.8). Elles permettent de revitaliser des quartiers vieillissants avec un apport de population qui stimulent les commerces locaux. Cela facilite l’accès au centre-ville pour les classes moyennes supérieures mais aussi pour les classes moyennes. La modification de l’offre avec ces tours, dans les quartiers populaires de l’est de Tôkyô ou sur les terre-pleins du port, autorise des logements en accès à prix relativement abordables pour les ménages qui ne souhaitent pas ou ne peuvent pas accéder à la propriété foncière.
Figure 8 – Pavillonnaire en sursis (en haut) et Tower manshon (en bas) dans l’hypercentre de Tôkyô
Source : Photo : R. Scoccimarro 2019
32C’est dans ces quartiers que la troisième redondance du baby-boom trouve son expression spatiale. Ainsi, dans l’arrondissement central de Chûô à Tôkyô, la pyramide des âges voit de nouveau sa base s’élargir (Fig.9), à l’inverse de la tendance nationale.
Figure 9 – Pyramide des âges dans l’arrondissement du Chûô dans le centre de Tôkyô
Source : Arrondissement de Chûô
33C’est aussi un arrondissement dont la mairie a choisi une politique délibérément « pro-femme » : en termes de communication, mais aussi d’équipements en crèches. C’est une adaptation à la présence importante des jeunes actives dans ces quartiers. La part de femmes dans l’éducation supérieure a progressé, mais surtout elle a connu une augmentation de niveau. Alors que les filles suivaient des cursus supérieurs courts, préparant essentiellement à devenir une bonne épouse, les établissements qui proposaient ces formations sont en désuétude. Les filles fréquentent désormais les universités, au même titre que les garçons [Hara 2016]. Cette montée en qualification a permis l’émergence d’une classe de femmes actives qui occupent des postes leur permettant une vraie indépendance financière. Elles ont acquis une plus grande liberté pour leur choix du conjoint, elles ne souhaitent pas forcement abandonner leur travail après la maternité, et certaines résistent à la pression au mariage. C’est une réalité que les promoteurs immobiliers n’ont pas manquée. Les travaux du géographe Yui Yoshimichi [Yui 2004, 2016] montrent comment, depuis les années 2000, s’est développée une offre immobilière ciblant les femmes célibataires actives : des appartements petits, mais cossus, dans des résidences ultra sécurisées et situées dans les hypercentres, ou à leur immédiate proximité. Célibataires un temps, elles finissent par se marier, même tard et favorise l’augmentation des grossesses tardives. C’est aussi dans ces quartiers centraux que les taux de fécondité en zone urbaine augmentent le plus et que la natalité est la plus importante (Fig.10).
Figure 10 – Taux de Natalité par commune japonaise en 2017
Source Somusho,Kokudochirlin
- 8 Si elles connaissent des poches de dépeuplement, surtout dans les grands ensembles datant des année (...)
34Cette natalité est le fait de couples de doubles actifs, qui sont aujourd’hui les plus féconds, comme dans la plupart des pays développés [Ogasawara 2020]. Dans les campagnes reculées de l’archipel, la fécondité est restée plus élevée, mais le nombre de femmes est très réduit, d’où des taux de natalité qui sont finalement très faibles par rapport à la moyenne nationale (Fig.10), à l’inverse des zones urbaines et périurbaines qui restent très actives démographiquement8.
35Premier pays à avoir réalisé sa transition démographique en Asie, le Japon est aujourd’hui dans une phase similaire à de nombreux pays européens : une faible natalité et une part grandissante de population âgée. Cela doit conduire à la prudence vis-à-vis des explications particularistes, produites au Japon et diffusées ensuite à l’étranger, comme celles des célibataires parasites et des herbivores. Le philosophe Morioka Masahiro évoque même des générations d’hommes « frigides » (kanjinai otoko) au sein d’une « civilisation sans peine » (mutsû bunmei) … alors que le travail précaire a explosé au Japon, en particulier chez les jeunes. Cela permet d’éviter de poser des questions plus cruciales comme la place des femmes ou le rapport au travail. De fait, les autorités se concentrent essentiellement sur le « curseur du mariage » pour espérer ré-enclencher la natalité.
36Cette phase de post-transition démographique du Japon est marquée par une diminution de la population globale, mais localement les situations sont très diverses. Ainsi, les centres-villes voient le retour des populations et des familles. Ils se densifient et se transforment, en s’adaptant aux nouveaux schémas familiaux, dont la généralisation de la famille nucléaire stricte. Ce dynamisme des centres urbains, au sein desquels les femmes actives tendent à s’émanciper des modèles hérités, peut augurer d’une stabilisation, et même de rebonds de la natalité.