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Transitions(s) en question. Quelles approches géographiques de la notion de transition ?

Cadrage épistémologique de la notion de transition en sciences humaines et en géographie 

Epistemological framing of the concept of transition in human sciences and geography
Stéphanie Beucher et Marion Mare
p. 383-394

Texte intégral

1En 2015, le philosophe Pascal Chabot caractérise la transition comme « l’esprit de l’époque » [Chabot 2015]. L’idée d’une transition écologique, énergétique mais également économique, sociale, politique s’impose dans les médias et les discours politiques (au moins en Europe) depuis quelques années. La prise de conscience environnementale a réactualisé l’usage d’une notion jusque-là utilisée pour les questions démographiques ou politiques et récemment préférée à celle de développement durable. Qu’il s’agisse des transitions sociotechnique, énergétique ou écologique, l’usage de la notion pose de nombreuses questions à l’ensemble des champs scientifiques. La géographie, par son approche systémique et en tant que science sociale qui étudie la dimension spatiale des sociétés humaines et les rapports des sociétés à leur environnement, participe à la construction scientifique de cette notion de plus en plus présente dans les débats sociétaux, comme l’illustre son intégration dans les programmes scolaires de géographie au lycée en 2019. Dans ces programmes, la notion de transition renvoie à des changements nombreux, rapides et/ou de grande ampleur avec des états de départ et d’arrivée qui ne sont pas stables. L’objectif de ce nouveau numéro de l’Association de Géographes Français est double : préciser le cadre épistémologique d’une notion utilisée, voire revendiquée, par un nombre croissant d’acteurs et questionner ses implications spatiales y compris sur le plan pédagogique.

1. Définition de la transition : un nouveau paradigme ?

1.1. Les premiers travaux

2En sciences humaines et sociales, la transition a d’abord désigné le passage d’un état d’équilibre à un autre supposé. En s’appuyant sur les travaux d’Adolphe Landry [Landry 1909] et Warren Thompson [Thompson 1929], Kingsley Davis, Frank Notestein et Dudley Kirk [Davis 1945, Notestein 1945, Kirk 1946] popularisent la notion de transition démographique, à savoir le passage d’une situation de quasi équilibre entre une forte fécondité et une forte mortalité à une autre situation d’équilibre supposé entre une faible fécondité et une faible mortalité. Les réflexions sur la transition démographique permettent de montrer l’imbrication entre différents processus de transitions, la transition démographique pouvant être interprétée comme une conséquence des transformations économiques majeures de l’ère industrielle, comme le soulignait dès 1945 K. Davis. De même, la transition épidémiologique est étudiée à partir du modèle de la transition démographique, en témoigne les travaux du géographe Henri Picheral, dont le BAGF au pu faire état [Picheral 1996]. La notion de transition a pu également être mobilisée par les économistes comme l’américain William Rostow qui, dans son ouvrage de 1960, Les étapes de la croissance économique, identifie cinq étapes par lesquelles passeraient les sociétés en transition vers l’âge de la consommation de masse. Cette vision linéaire du développement a ensuite été très critiquée.

3L’interdépendance des processus de transition se retrouve dans les années 1980 au sein du courant de la « transitologie ». Ce courant vise à comprendre les transformations politiques et économiques en Europe du Sud et en Amérique latine, puis à analyser des changements politiques intervenus en Europe centrale et de l’Est et en Afrique subsaharienne à la fin de la guerre froide. Les travaux sur la transition démocratique puis politique ont permis de révéler un des risques de l’utilisation de la notion de transition, à savoir sa tentation téléologique, et la volonté de construire des modèles de transition sur fond idéologique et applicables partout parfois de manière brutale [Dufy & Thiriot 2013]. Dans le contexte d’après 1989, la notion de transition telle qu’elle fut développée par les économistes et la science politique n’a d’ailleurs pas fait consensus, en raison de ces dérives : de nombreux chercheurs remettent en cause l’idée d’un modèle universel transférable partout et insistent sur la pluralité des transitions. D’autres critiquent les études qui prennent peu en compte les héritages, considérant que « l’on peut reconstruire à partir de zéro une société démocratique et une économie de marché sur le modèle de l’Europe de l’Ouest » [Depraz 2005]. Ainsi, David Stark et Laszlo Bruszt [Stark & Bruszt 1998], sociologues, appellent à parler de « transformation » plus que de transition.

4Malgré ces critiques de la notion de transition, d’autres acceptions s’imposent depuis les années 1990 dans le champ environnemental.

1.2. Transition, nouveau paradigme après le développement durable ?

5L’idée d’une transition écologique était déjà présente dans les discours des années 1970 (on trouve par exemple le terme dans le rapport Meadows en 1972) sans être un concept mobilisateur.

6Ce n’est qu’à la fin des années 1990 et surtout dans les années 2000 que des chercheurs européens et en particulier néerlandais [Geels & al. 2007, Grin & al. 2010] s’intéressent à la notion de transition, mais cette fois-ci dans un contexte de changement global. L’analyse des nouveaux problèmes environnementaux, comme le changement climatique ou la raréfaction des ressources, conduit les chercheurs à s’intéresser aux transitions sociotechniques nécessaires pour aboutir à des modes de développement durable. Ces travaux sur les sustainability transitions se sont multipliés depuis le milieu des années 2000 [Markard et al. 2012] comme en témoigne la croissance des publications sur le sujet depuis 2005 (figure 1). Le courant s’est structuré avec la création en 2009 du Sustainable Transitions Research Network (STRN) et en 2011 de sa revue Environmental Innovation and Societal Transitions.

Figure 1 – La multiplication des travaux sur les sustainability transitions

Figure 1 – La multiplication des travaux sur les sustainability transitions

Échelle de gauche : nombre de citations (courbe) ; échelle de droite : articles scientifiques par année (histogramme)

Source: Markard, Raven & Truffer 2012

7Nombre de ces publications concernent la transition énergétique, soit dans ce cas précis le passage d’un système énergétique dominé par les énergies fossiles à un autre majoritairement renouvelable. La notion de transition décrit ici des changements majeurs, des mutations profondes sans pour autant que ceux-ci soient brutaux ou rapides, il s’agit d’une transition sur un temps long (40 à 50 ans) qui implique de nombreux acteurs. Ces travaux interdisciplinaires sont très liés aux recherches sur le paradigme du développement durable : la transition est interprétée comme le passage vers des sociétés plus durables. Ces travaux reposent enfin sur l’idée que les trajectoires de transition passent par l’innovation technologique (« innovation de rupture »).

8Une seconde approche de la transition émerge d’initiatives citoyennes d’échelle locale. Le mouvement le plus significatif est peut-être celui des Transition Towns lancé en Angleterre en 2006 par Rob Hopkins [Hopkins 2008] et qui s’est étendu depuis dans une quarantaine de pays. La transition répond ici à la nécessité d’inventer et de promouvoir à l’échelle des communautés des modes de vie « post-carbone ». Il s’agit d’un mouvement très hétérogène et, selon les lieux, l’accent est mis sur la transition alimentaire (R. Hopkins est enseignant en permaculture), la transition énergétique ou économique (le développement de monnaies locales par exemple ou plus globalement la mise en œuvre de stratégies de décroissance). Si au départ le mouvement des Transition Towns se veut apolitique et s’intéresse peu aux questions de justice sociale, dans certains territoires, la dimension politique peut être forte [Krauz 2014].

9Cette seconde approche est reprise par d’autres travaux en sciences humaines, qui envisagent la transition de manière plus globale, notamment après la crise de 2008. Elle perd ses épithètes car il s’agit des sociétés en transition. Cette transition est alors écologique, sociale, économique, politique, énergétique, alimentaire, territoriale, etc. Ainsi comprise, la notion de transition se substitue au paradigme du développement durable [Theys 2014]. Il s’agit de critiquer les approches visant à mettre en œuvre une durabilité faible et n’entraînant pas de véritable rupture puisque ne remettant pas en cause les principes de la mondialisation néo-libérale, comme l’illustrent les travaux de l’ouvrage collectif transdisciplinaire L’âge de la transition [Bourg et al.,2016].

1.3. Institutionnalisation de la notion de transition (écologique) et glissement sémantique

10La notion de transition, de plus en plus présente dans les sphères scientifiques et sociales, a alors connu un certain succès politique, du moins en Europe occidentale. A l’image du tournant politique (Wende) qu’a connu la société allemande après 1989, les États européens envisagent un tournant énergétique. En France, l’institutionnalisation de la transition s’est traduite par la création d’un conseil national de la transition écologique en 2012, la promulgation, en août 2015, de la « loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte » et plus récemment le changement de dénomination du ministère français de l’Écologie et du Développement durable en ministère de la Transition écologique et solidaire (2017). Un Haut Conseil pour le climat constitué d’experts a été constitué en 2018. Il est chargé d’émettre des avis et des recommandations sur la mise en œuvre des politiques et mesures publiques pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Mais si le vocabulaire a changé, si le recours à la notion de transition semble prendre acte de la nécessité de mettre en œuvre des changements majeurs, si l’adjectif solidaire semble davantage intégrer le pilier social du développement durable, les politiques définies s’inscrivent dans la continuité des politiques antérieures de développement durable [Sémal 2017].

2. La place de la géographie dans les travaux sur les nouvelles approches de la transition

2.1. Les travaux de géographes sur les transitions : spatialisation et prise en compte de l’espace-temps

11Les géographes se sont approprié le modèle de la transition démographique non seulement pour analyser les comportements démographiques à différentes échelles (en nuançant l’idée d’état stable avant et après la transition puisqu’il y a des crises démographiques dans l’ancien régime et dans le régime actuel, même si elles sont moins prononcées) mais également pour le mettre en lien avec d’autres types de processus de transition. Ainsi, Henri Picheral fait de la transition épidémiologique un marqueur des inégalités socio-spatiales à différentes échelles [Picheral 1989]. Aux États-Unis, Wilbur Zelinsky introduit la notion de transition mobilitaire et montre que les différentes étapes de la croissance des mobilités résidentielles à toutes les échelles (migrations internationales, exode rural, migrations inter et intraurbaines) correspondent aux différentes phases de la transition démographique [Zelinsky 1971]. En France, ce concept de transition mobilitaire est repris par Rémy Knafou pour caractériser les mutations des sociétés contemporaines, qui passent progressivement d’une sédentarité dominante à une hypermobilité dominante [Knafou 2000]. R. Knafou parle de « systèmes de mobilité » pour caractériser non seulement la variété des pratiques sociales de mobilité mais également pour mettre en évidence les inégalités socio-spatiales engendrées par la transition mobilitaire. La réflexion sur les mobilités et sur les migrations ville-campagne amène les géographes dans les années 1990 à penser la transition urbaine, c’est-à-dire le passage d’une société majoritairement rurale à une société majoritairement urbaine. Là encore, les géographes et les urbanistes ont utilisé le modèle de la transition démographique pour le dépasser et pour mettre en évidence des dynamiques spatiales différenciées. En effet, comme le souligne Jean-François Steck, « la transition urbaine est bien plus qu’un passage statistique : c’est aussi un passage dans le fonctionnement et l’organisation des territoires ; dans leur gestion et dans celle des citadins qui les habitent ; c’est enfin un passage politique » [Steck 2006]. La transition urbaine ouvre alors un champ d’étude sur l’idée de transition dans l’organisation même de la ville en insistant sur la pluralité des acteurs qui participent et qui gèrent cette transition comme le souligne l’urbaniste Marc Wiel, qui travaille sur les transports en ville [Wiel, 1998].

12Les géographes se sont également inscrits dans les travaux sur la transition à travers la réflexion sur les temporalités. Les travaux en géohistoire à la suite de la thèse de Christian Grataloup soutenue en 1994 ont permis d’articuler dynamiques spatiales et dynamiques temporelles et de mettre en évidence « un temps spatial » [Grataloup 1994]. Dans Rome éternelle, Géraldine Djament-Tran analyse les transitions territoriales qu’a connu Rome dans l’histoire pour interroger la durabilité urbaine par-delà les crises et les bifurcations qu’a connues la ville [Djament-Tran 2011].

13D’une manière générale, les travaux sur les temporalités permettent de montrer que la transition, quelle qu’elle soit, n’est pas un processus linéaire mais fait de ruptures, de bifurcations, de cycles, de retours en arrière. La transition invite à réfléchir aussi sur le poids des structures spatiales héritées et donc sur les reconversions et la conservation, ou non, des éléments du passé. Les géographes s’inscrivent ainsi dans les travaux critiques sur la transitologie comme Samuel Depraz qui met en évidence les recompositions différenciées des territoires dans les campagnes d’Europe centrale post-socialistes et les modalités d’acceptation locale du nouveau modèle de développement [Depraz 2005]. La question des temporalités concerne également le champ de l’étude des systèmes productifs. Les géographes travaillant sur les mutations économiques des territoires peuvent ainsi mettre en évidence non seulement les interactions spatiales et actorielles complexes au sein de la sphère économique mais également l’imbrication des temporalités, à travers par exemple la question des héritages. Edith Fagnoni analyse par exemple la transition du bassin minier Nord-Pas-de-Calais vers une économie culturelle, lors de son classement au patrimoine mondial de l’UNESCO [Fagnoni 2015]. Elle souligne en particulier les impacts sociaux, paysagers, économiques de cette transition et interroge les modalités de la prise en compte du temps et de la mémoire dans les politiques de reconversion.

14Plus généralement, l’approche systémique et la réflexion sur les échelles spatio-temporelles des transitions s’est nourrie des réflexions sur les discontinuités en géographie. Ainsi les travaux de Claude Grasland sur les discontinuités territoriales ont permis de montrer que toutes les limites n’étaient pas des discontinuités franches mais au contraire des transitions graduelles [Grasland 1997]. L’analyse des gradients et des effets des seuils permet de mettre en évidence la diversité des processus de transition.

15Enfin, les géographes ont également cherché, à partir des années 2010, à s’inscrire dans les travaux du réseau européen sur les sustainability transitions et à intégrer une réflexion sur les dynamiques géographiques à l’œuvre dans les processus de transition vers le développement durable. Teis Hansen et Lars Coenen [Hansen & Coenen 2015] montrent que les travaux portaient jusque-là sur une analyse des temporalités au détriment de l’espace et s’appuyaient sur des comparaisons entre espaces différents et non sur des comparaisons spatiales. L’apport de ces géographes permet alors de révéler en quoi la spécificité du lieu est un élément indispensable pour comprendre les processus de transition. Ces géographies de la transition portent surtout sur les économies ouest-européennes mais abordent de plus en plus les pays émergents.

16Dans le sillage de ces travaux, et en s’appuyant sur les travaux portant sur la transition politique, notamment en Allemagne, des géographes se sont également intéressés à la transition énergétique, en montrant qu’il ne s’agit pas seulement d’un changement de système énergétique mais d’une transformation en profondeur des structures sociales, économiques et territoriales [Deshaies 2016]. Kévin Duruisseau montre par exemple que la territorialisation du système électrique et des énergies renouvelables est une des conditions de la durabilité de la transition énergétique, afin de dépasser les approches selon lesquelles l’échelle nationale est l’échelle de référence [Duruisseau 2014].

2.2. L’importance des travaux en géographie de l’environnement et en géographie des risques

17Même s’ils n’ont pas encore véritablement conceptualisé la notion de transition, les chercheurs en géographie environnementale et notamment en géographie des risques, par leur approche systémique, ont travaillé sur les concepts indispensables pour penser la notion de transition. En effet, l’analyse de l’interface nature/société et les travaux sur le géosystème de Georges Bertrand ont permis de montrer qu’on ne pouvait pas envisager les spatialités et les temporalités de la nature sans les soumettre au filtre des représentations et des valeurs des sociétés. Cela permet de dépasser les approches soit uniquement techno-centristes, soit uniquement naturalistes. Surtout, les recherches en géographie des risques mobilisent toute une série de concepts et notions qui peuvent permettre de comprendre la transition écologique : crise, vulnérabilité, résilience, adaptation. Les travaux sur la résilience [Reghezza-Zitt & Rufat 2015], qui s’appuient sur le modèle de « panarchie » développé par Lance Gunderson et Crawford Stanley Holling [Gunderson & Holling 2002], ont également permis de remettre en question l’idée de retour à l’équilibre ou à la stabilité après une perturbation, perçue comme une rupture. Au contraire ces travaux réinscrivent l’événement que constitue la crise ou la catastrophe au sein d’un continuum temporel qui tient compte des héritages du passé et au sein d’un système spatial constitué de sous-systèmes eux-mêmes plus ou moins instables et évoluant selon des temporalités très différentes. Ces travaux sur la résilience et le risque systémique font définitivement voler en éclat l’idée de la linéarité des processus de transition, notamment puisque les différents éléments qui composent ce système n’évoluent pas selon les mêmes temporalités. La notion de transition renvoie alors au passage continu entre des situations d’équilibre instable et la résilience est alors une propriété intrinsèque du système territorial pour faire face, dans le temps long, à l’instabilité permanente ou aux changements majeurs.

18Le modèle intègre également les échelles spatiales puisqu’il permet de montrer que la disparition d’un sous-système peut révéler et nourrir la capacité de résilience d’un méta-système. Magali Reghezza-Zitt donne l’exemple du réseau de métro (métasystème) qui maintiendra son service malgré la non-reconstruction d’une station (sous-système) détruite par un attentat ou une inondation. « Le modèle de panarchie permet ainsi de représenter les interactions et les rétroactions entre le système englobant (global) et le système englobé (local), les deux niveaux co-évoluant tout en conservant leur propre dynamique » [Reghezza-Zitt 2016]. Ces travaux insistent sur le caractère transcalaire des risques, ceux-ci ayant dans le contexte de mondialisation la particularité d’être simultanément locaux et supra-locaux. Ces recherches soulignent les limites d’une approche multiscalaire qui passerait par la décomposition des systèmes de risques en différents sous-systèmes analysés séparément selon les échelles. La difficulté consiste à penser l’imbrication des échelles, le va-et-vient entre le local et le global.

19Sur cette question des échelles, les travaux du Haut Conseil du Climat auxquels ont participé des géographes comme M. Reghezza-Zitt mettent en évidence dans leur deuxième rapport publié en juillet 2020 la pertinence de l’échelle régionale, comme échelle de planification, pour penser la transition territoriale. L’échelle urbaine, dans la lignée des travaux sur la ville durable peut également être une échelle intéressante d’analyse des stratégies d’adaptation des sociétés.

2.3. De la géographie de l’environnement à la géopolitique : la « transition juste »

20Les travaux en géographie des risques s’inspirent également des recherches en écologie politique afin de penser les modalités de l’adaptation des sociétés humaines face aux risques. Certains chercheurs qui s’inscrivent dans le courant de l’écologie politique [Lawhon & Murphy 2011] soulignent la tension, voire la contradiction, entre la nécessité pour les experts et les politiques de définir des cadres pour des mutations globales et systémiques et le besoin de définir des stratégies socialement acceptables et qui impliquent l’ensemble des populations. Ces chercheurs critiquent par ailleurs les travaux sur la transition sociotechnique, qui se centrent trop sur les élites politiques et économiques, les experts, comme seuls capables s’impulser des processus collectifs de transition. Pour eux, penser la transition implique de répondre aux questions suivantes : qui (et qui n’est pas) représenté et inclus dans les processus de décision concernant la transition ? ; qui possède le savoir (reconnu comme tel) ? ; où et à quelle échelle les décisions sont-elles prises ? ; comment les rapports de force et les jeux de pouvoirs influencent-ils les processus ? ; quelles sont les conséquences sociales de l’adoption d’une nouvelle technologie ? ; pourquoi les processus de transition se mettent-ils en place de manière très inégale au sein d’un même pays ou d’une même région ? La question de la transition juste est donc au centre des processus actuels de transition territoriale, afin d’engager des transformations menant à des modes de développement plus résilients. Comme le montre Erik Swyngedouw [Swyngedouw 2018], l’ampleur des mouvements sociaux qui ont émergé sur tous les continents, depuis une décennie, montre la nécessité d’envisager des solutions aux défis énergétiques et environnementaux qui soient partagées par l’ensemble de la société. Il s’agit selon lui de réinscrire les impératifs environnementaux de la transition dans le débat démocratique, par-delà les discours catastrophiques sur l’urgence ou la menace climatique. La transition est alors une transition géopolitique qui intègre l’ensemble des acteurs et des jeux de pouvoirs.

Conclusion : perspectives pour l’enseignement et la recherche

21Au sein des programmes de géographie du lycée, et, dans une certaine mesure, dans les programmes de recherche, la notion de transition est une notion nouvelle mais elle s’inscrit dans la continuité tant des programmes scolaires antérieurs que des travaux de géographie analysant les mutations socio-spatiales. Elle permet de mobiliser l’ensemble du raisonnement géographique (Où ? Pourquoi là et pas ailleurs ? Comment ? Quelles échelles ? Quels acteurs ?), des concepts fondamentaux de la discipline (espaces, territoires, risques, développement, espace urbain, espace rural, discontinuités, habiter etc.) et de l’ensemble de ses courants (environnement, géopolitique, géographie sociale, géographie économique, etc.). Les trois tableaux qui suivent présentent quelques implications à la fois pour la recherche et l’enseignement de l’utilisation de la notion de transition.

Tableau 1 – La transition comme nouvelle grille de lecture des dynamiques spatiales

Recherche : la transition comme nouvel objet géographique

Enseignement : la transition comme notion transversale des programmes de lycée (et en particulier du programme de seconde)

- Notion descriptive qui permet d’analyser des changements territoriaux à toutes les échelles ainsi que les modalités de ces changements dans le cadre de systèmes complexes et instables

- Permet d’approfondir les travaux sur la résilience, les crises, les bifurcations spatiales, la justice sociale/environnementale

- Réflexion épistémologique sur la transition territoriale

- Identification des grands défis contemporains (ressources, risques, etc.)

- Contextualisation/territorialisation des différentes transitions

- Mise en évidence des rythmes, des temporalités

- Analyse des conséquences des processus de transition (recompositions spatiales)

Tableau 2 – L’importance de l’articulation des échelles

Recherche : la transition comme nouvel objet géographique

Enseignement : la transition comme notion transversale des programmes de lycée (et en particulier du programme de seconde)

- Quelle échelle pertinente de mise en œuvre ?

- Penser l’articulation des échelles, les imbrications local/global

- Étude des modalités de gouvernance des transitions

- Analyse et interprétation des conflits scalaires

Éviter les discours hors-sol et comprendre le passage du général au particulier.

Approches multiscalaires et mise en évidence des articulations entre ces différentes échelles : échelle locale, nationale (en particulier la France), régionale (Arctique, UE) et mondiale

Tableau 3 – Une notion qui nécessite un regard critique

Recherche : la transition comme concept critique

Enseignement : la transition comme grille d’interprétation du monde

- Mise en évidence des limites de la notion

- Analyse des transitions qui sont des échecs

- Réflexion sur les modèles et leur transférabilité, sur les coûts

- Définir des outils de mesure et d’analyse de la transition territoriale (limite des indicateurs de développement durable)

- Apprendre à adopter une position critique

- Dépasser les injonctions morales et les jugements de valeur

- Distinguer les discours scientifiques de leur usage politique par les différents acteurs

- Savoir lire et utiliser des indicateurs

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Bibliographie

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Table des illustrations

Titre Figure 1 – La multiplication des travaux sur les sustainability transitions
Légende Échelle de gauche : nombre de citations (courbe) ; échelle de droite : articles scientifiques par année (histogramme)
Crédits Source: Markard, Raven & Truffer 2012
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/7154/img-1.png
Fichier image/png, 165k
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Pour citer cet article

Référence papier

Stéphanie Beucher et Marion Mare, « Cadrage épistémologique de la notion de transition en sciences humaines et en géographie  »Bulletin de l’association de géographes français, 97-4 | 2021, 383-394.

Référence électronique

Stéphanie Beucher et Marion Mare, « Cadrage épistémologique de la notion de transition en sciences humaines et en géographie  »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 97-4 | 2020, mis en ligne le 30 juillet 2021, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/7154 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.7154

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Auteurs

Stéphanie Beucher

Professeure agrégée de géographie en classe préparatoire aux grandes écoles, Lycée Montaigne, Bordeaux ; membre associée du laboratoire Habiter (EA2076), Université de Reims Champagne-Ardenne ; membre de la chaire Paix économique, Grenoble Ecole de Management – Courriel : stephanie_beucher[at]yahoo.fr

Marion Mare

Professeure agrégée de géographie en classe préparatoire aux grandes écoles, Lycée Montaigne, Bordeaux – Courriel : maremarion[at]gmail.com

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Droits d’auteur

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