Navigation – Plan du site

AccueilNuméros97-3Article VariaLe paysage, structure urbaine et ...

Article Varia

Le paysage, structure urbaine et mentale du patrimoine culturel. L’exemple de Bologne

The landscape, urban and mental structure of the cultural heritage. Bologna’s exemple
Lucas Marolleau
p. 352-370

Résumés

L’objectif de cet article est de questionner la patrimonialisation d’un centre historique à partir du concept de paysage. Dans une approche interdisciplinaire, il est possible d’identifier la fin des années 1950 et les années 1960 à Bologne comme constituant un tournant dans les politiques patrimoniales de la municipalité : le paysage devient en effet pour les habitants un moyen de réclamer la sauvegarde du centre ancien. Il s’agit donc de considérer les représentations qu’ont de lui les acteurs locaux, afin de mesurer son rôle dans la patrimonialisation. Ce rôle est renforcé à Bologne par l’inertie morphologique du centre historique, qui participe de la spatialité et de la patrimonialité de ceux qui le pratiquent. Le paysage constitue dès lors un point d’entrée pour distinguer sa propre patrimonialisation de celle des objets exceptionnels.

Haut de page

Texte intégral

1Entre 1969 et 1972, le photographe italien Paolo Monti réalisa à Bologne quelques huit mille clichés de la ville historique, à l’occasion d’un vaste projet de recensement du bâti du centre urbain commandé par la municipalité. En les scrutant, l’observateur prend la place du promeneur qui au fil des rues découvre la « ville vide », par l’accumulation « de perspectives, de points de vue, de jeux scénographiques », selon le catalogue de leur exposition en mai 1970 [Monti & Emiliani 1970, Ceccarelli 1993].

2Ce que proposent les photographies, c’est une vision continue du centre historique de Bologne qui place à égalité l’ensemble du patrimoine culturel urbain. Le double parti pris des acteurs de l’époque est à la fois d’abandonner l’isolement des monuments et leur représentation frontale qui les privaient de leur contexte environnemental, et ainsi de présenter à sa juste valeur « l’architecture mineure » de l’agrégat ancien.

Figure 1 – Plan pour le centre historique

Figure 1 – Plan pour le centre historique

On remarque les interventions consenties selon la typologie des édifices à protéger (extrait du catalogue de l’exposition sur le centre historique de 1970), et mentions des exemples représentés dans les iconographies de cet article.

Source : L.Marolleau, 2020

3Réalisé pour promouvoir la sauvegarde du tissu urbain bolonais à travers le Plan pour le centre historique du 21 juillet 1969 (figure 1), le recensement photographique rend à cet espace central sa globalité en tant que « monument unique » – pour reprendre l’expression alors utilisée – et pose finalement la question des limites du patrimoine, circonscrit soit comme architecture exceptionnelle isolée, soit comme environnement solidaire.Cet article entend mesurer les interrelations entre les paysage et patrimoine urbains, afin de comprendre le rôle du premier dans la fabrique du second à partir de l’étude du cas italien de Bologne.

  • 1 Laquelle reprend les catégories déjà énoncées depuis la loi du 20 juin 1909, mais en développe l'ap (...)

4La reconnaissance du patrimoine culturel immobilier de cette ville s’est déroulée en trois temps. Le premier dispositif de protection à l’échelle nationale relève de la loi du 1er juin 19391 qui définit le corpus des biens d’après leur intérêt « artistique, historique, archéologique ou ethnographique » (art.1) et plus généralement culturel (art.2). Ils sont alors reconnus par l’administration ministérielle compétente, relayée localement par la Surintendance aux Monuments. Depuis la seconde moitié des années 1960, le patrimoine immobilier revêt progressivement une double dimension, puisqu’à sa valeur absolue en tant qu’objet est finalement associée en 2004, avec le Code des biens culturels et du paysage, une valeur relative en tant que partie d’un tout urbain paysager – reprenant tardivement les travaux de la Commission d’enquête pour la préservation et la valorisation du patrimoine historique, archéologique, artistique et du paysage établie par le ministère de l’Instruction publique en 1964 et dont le rapport fut rendu en 1967.

5À ces deux étapes législatives s’ajoute un dispositif de protection constitué à l’échelle locale, à partir de l’adoption par la municipalité bolonaise du plan de 1969 précédemment cité. Celui-ci s’appuie sur la loi d’urbanisme du 17 août 1942 pour définir typologiquement des zones de sauvegarde, là où la vieille ville n’a pas été touchée par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Ce moment doit être considéré comme le résultat d’une patrimonialisation, comprise comme un processus d’appropriation collective fondée sur l’affirmation nouvelle des rapports d’un groupe au patrimoine, qui conduit à la mise en évidence de biens culturels, lesquels incarnent des valeurs sociales ou en indiquent la trace. L’approche urbanistique favorise l’extension spatiale du patrimoine et s’accompagne d’une prise en compte notable du paysage, dont témoigne l’inventaire photographique réalisé dans ce contexte – ce qui a pu conduire à considérer le travail de Paolo Monti comme la première définition du concept de paysage urbain en Italie [Orlandi 2014].

6La démarche de la municipalité des années 1960-1970 dépasse en effet les limites matérielles du patrimoine. Au plan de restauration et de sauvegarde de 1969 est ainsi associé un plan de conservation sociale du centre historique, menacé par la gentrification et l’évolution du secteur tertiaire [Cervellati & al. 1977]. Dès lors, par les prises de vue tangentielles de Bologne, le photographe vise non seulement le paysage-visible, mais surtout le volume scénique du patrimoine comme contenant les sociétés humaines. Cette « artialisation » du paysage urbain devient un moyen de décrypter et de planifier la sauvegarde de la ville comme habitat, par le dialogue entre état présent, héritage du passé, et projection du futur [Orlandi 2014, Mezzetti 2014]. Le paysage, défini comme l’interface entre un panorama – composé successivement par l’entremêlement tant accidentel qu’intentionnel d’éléments physiques [Bartolini 2014] – et une société qui en utilise les composants et l’aménage selon sa propre évolution [Vallega 2001], s’inscrit dans cette démarche, et participe à la patrimonialisation en tant qu’actant.

7Plus que leur association, mon propos souhaite questionner les incidences du paysage sur la fabrique du patrimoine, et ainsi approfondir leurs interactions. Celles-ci sont d’autant plus visibles à Bologne que l’histoire urbaine a évolué vers la constitution d’un ensemble composé de biens culturels diffus – le-dit centre historique. Le paysage apparaît alors comme une interface sociale qui permettrait aux habitants, à travers leurs représentations et leurs pratiques, de prendre conscience d’un patrimoine à préserver pour ses valeurs. Ce rôle joué dans le processus traduit également une patrimonialisation du paysage qui permet d’expliquer son importance structurelle. 

1. La patrimonialisation et le paysage à Bologne : sources et méthodologie

8Associer ces deux notions conduit à adopter une approche interdisciplinaire, où l’analyse géographique s’appuie sur une perspective historique. L’héritage et la transmission de l’urbain s’inscrivent territorialement par la constitution d’un paysage caractéristique [Di Méo 1994], révélateur de l’expérience sensible qu’en ont les acteurs locaux.

9Pour approcher le rôle de ces derniers dans la patrimonialisation des années 1960 à Bologne, il s’agit de considérer la manière dont leurs représentations et leurs pratiques contextualisées de la vieille ville ont pu « révéler » un centre historique. Il a alors semblé important de mettre en évidence le lien entre patrimoine culturel et paysage urbain du point de vue des habitants, par l’étude de sources historiques. Ce rapport patrimoine/paysage concerne l’évolution urbaine d’une part, et les représentations des acteurs de l’aménagement d’autre part. À l’étude des documents historiques, il a aussi été nécessaire d’adjoindre une expérience géographique du terrain, permettant d’approfondir les connaissances empiriques, patrimoniales, et sociologiques, du centre historique de la ville.Nos sources reposent sur deux groupes principaux d’acteurs. Le premier est composé des administrateurs municipaux, ces derniers ayant été à l’initiative des projets d’urbanisme et des dispositifs locaux de protection du patrimoine. La permanence depuis l’après-guerre jusqu’en 1991 d’une municipalité communiste facilite cette lecture, car les élus et techniciens des services communaux ont mis en œuvre des politiques similaires sur le temps long. Néanmoins, il a fallu élargir cet angle d’approche pour lui donner du relief. C’est pourquoi, à chaque fois que les documents historiques l’ont rendu possible, les politiques publiques ont été confrontées aux représentations et aux pratiques de la ville par les Bolonais. Les habitants éclairent en effet la patrimonialisation par leurs discours, et peuvent également suggérer par leurs expériences communes des lieux un certain mode d’habiter [Stock 2004].

10Les sources proviennent des archives municipales de la ville de Bologne, l’Archivio storico comunale (ASC). Le principal fond est relatif au plan d’urbanisme général adopté en 1955. Là se trouvent à la fois des documents techniques d’aménagement du territoire communal, et des présentations des politiques municipales par les administrateurs locaux concernant ce plan de 1955 et ses variantes dont fait partie le plan de mars 1969 sur le centre historique de 4,35 km2 (13,36 % de l’espace urbain en 1971). Ponctuellement, les Actes du conseil municipal de Bologne (ACCB) ont pu être utilisés pour retrouver les discussions entre la majorité communiste et l’opposition de la démocratie-chrétienne.

  • 2 Bologne, ASC, Fond PRG 1955, I-2, Osservazioni aventi carattere generale e particolare. La référenc (...)

11Le fond d’urbanisme contient également plusieurs témoignages directs des habitants, transmis dans le cadre de la phase de consultation qui a eu lieu entre le mois de février et celui d’avril 1956, laquelle précède l’approbation définitive du plan2. Sur les 260 courriers qui concernent au moins une partie de la vieille ville dont traite cet article, j’en ai prélevé un échantillon de 96 qui développent un discours de sauvegarde du patrimoine, souvent opposé aux démolitions de modernisation prévues en 1955 [Marolleau 2020].

12Parallèlement, et afin de compléter ce dialogue entre la municipalité et les administrés, une revue de presse a été utilisée pour considérer d’autres débats locaux concernant le patrimoine et impliquant une approche du paysage. Le corpus de base provient d’articles de journaux locaux des années 1960 – tant communiste que catholique (L’Avvenire) ou libéral (Il Resto del Carlino) – dont les coupures ont été réalisées par l’administration chargée de l’application des plans d’urbanisme (adjoints, services techniques). À partir des cas relevés, j’ai effectué les recherches nécessaires pour reconstituer les événements évoqués par les documents. L’ensemble des sources ainsi mises à jour proviennent des mêmes archives municipales.

13Tout ceci a permis de comparer plusieurs évolutions des représentations, des pratiques, et des composants urbains – telles les rues, places, et quartiers du centre historique. Ces études de cas à grande échelle permettent de dégager trois phases successives de l’histoire urbaine de Bologne : une période de destructions liées aux bombardements de la Seconde Guerre mondiale (1943-1945) [Varni 2013] qui aboutit à l’application des lois concernant le patrimoine et l’aménagement urbain en 1955 ; une période de remises en cause du plan d’urbanisme (dans un contexte où les démolitions et modernisations du tissu urbain dues aux reconstructions d’après-guerre ont permis l’émergence de la notion de centre historique, notamment portée par des associations comme Italia Nostra fondée en 1955, ou encore l’Associazione nazionale centri storico-artistici qui propose en 1960 la Charte de Gubbio comme base de leur préservation) qui prend fin avec le plan de sauvegarde de 1969 (tableau 1) ; une période enfin d’application et de réévaluation du-dit plan, que les municipalités successives et les habitants se sont jusqu’à aujourd’hui réapproprié.

Tableau 1 – Histoire urbaine et dispositifs de protection du patrimoine à Bologne, entre 1939 et 1969

Échelle nationale

Échelle communale

Périodisation

1939 : loi sur les choses d’intérêt artistique et historique

1942 : loi sur les nouveaux plans d’urbanisme

1960 : charte de Gubbio en faveur de la conservation des centres historiques

1967 : rapport de la commission ministérielle sur le patrimoine et les biens paysagers

1943-1945 : bombardements de Bologne

1955 : adoption du nouveau plan d’urbanisme

1956 : débats dans le cadre de la hase de consultation sur le nouveau plan d’urbanisme

1960 : abandon progressif du plan dans la vieille ville

1969 : plan de sauvagarde du centre historique

Modernisation urbaine et valorisation de la vieille ville

Appropriation du centre historique et patrimonialisation étendue

14Ces sources indiquent que la patrimonialisation de la vieille ville, progressivement considérée comme un centre historique, est le résultat d’un processus social. Il associe l’appropriation individuelle et collective de l’urbain à la production locale d’un régime de protection qui atteste la prise en compte par la municipalité des attentes patrimoniales des habitants. Cependant, du fait de la formation contemporaine de la notion de paysage [Astengo 1967], celle-ci demeure implicite. Son rôle dans la patrimonialisation peut être reconstitué à partir des témoignages des acteurs de l’époque.

2. L’expérience du paysage par les habitants

15L’extension de la protection du patrimoine au centre historique est le résultat des débats suscités par le plan d’urbanisme de 1955. Ici, le rapport conflictuel à l’origine de la patrimonialisation porte sur tout le tissu urbain de la vieille ville. Cette extension spatiale a eu des conséquences sur la fabrique locale du patrimoine puisque les représentations et les pratiques convoquées par les acteurs relevaient du global et non du ponctuel, qui fait intervenir le paysage.

2.1 Le paysage comme grille de lecture de l’espace et du patrimoine

16J’ai choisi de partir des observations au plan rédigées en 1956 par les habitants. Ces critiques adressées à la municipalité s’appuient sur l’expression du rapport des acteurs à la vieille ville, lequel leur sert d’argument pour exiger la préservation du tissu urbain menacé par la modernisation.

17Le paysage y apparaît tout d’abord à travers les monuments qui le composent. Certaines lettres d’habitants s’attardent sur un édifice particulier à conserver, soit parce qu’il s’agit officiellement d’un « bâtiment d’une importance artistique certaine, qui le rend sujet aux protections [vincoli] de la Surintendance aux Beaux Arts » (n° 501), soit parce qu’ils se le représentent eux-mêmes comme un lieu remarquable – telle cette famille qui considère que sa résidence « participe à caractériser la rue Guido Reni, à savoir une des rues les plus intéressantes de notre vieille Bologne » (n° 212). D’autres appellent plutôt à maintenir un ensemble autour d’un édifice remarquable. C’est le cas autour du Palazzo Zambeccari, « un édifice extérieurement digne de considération » d’après le vice-président de la banque qui l’occupe, lequel l’associe volontiers à l’ensemble « d’environnements vraiment précieux du point de vue artistique » des rues limitrophes (n° 348). Cette vision architecturale semble dans un premier temps faire du patrimoine une succession de sites exceptionnels, et du centre historique, un espace multipolarisé par des biens culturels isolés.

18Mais au-delà, les habitants évoquent cette étendue comme un espace de vie – observé (les descriptions des intérieurs sont nombreuses), « traversé » (n° 631), et qui contient leur « maison » (n° 36) –, un espace vécu – le centre-ville est « apprécié » (n° 169), provoque le « plaisir des yeux » (n° 36) et la « fascination » (n° 501) –, et un espace social – 54 lettres de l’échantillon retenu sont d’ailleurs co-signées. Apparaît ici un territoire, pratiqué et approprié. Certains insistent ainsi sur la « scénographie » (n° 169), « le décor citadin » (n° 6), « l’aspect caractéristique de la vieille ville » (n° 146) : les complexes architecturaux majeurs et mineurs forment un ensemble spontanément assimilé à Bologne. Le patrimoine n’est alors pas seulement décrit pour lui-même : les habitants en ont une expérience spatiale et continue, qui fait émerger la sensibilité à un paysage. Leur expérience visible du centre historique est chargée de sens : ils y décèlent « les vestiges d’un temps passé, les vieilles rues, les fresques caractéristiques des ruelles bolonaises » (n° 157), mais aussi des « souvenirs » d’une époque, ou d’artistes « qui aimaient [la ville] telle qu’elle était » (n° 479). Ceci indique bien l’expérience d’un paysage, au-delà du panorama patrimonial qui accumule les sites exceptionnels.

19C’est pourquoi les pratiques et représentations des habitants génèrent un ensemble de caractéristiques propres à Bologne. « Avoir des édifices plutôt hauts au regard de la modeste largeur des rues est une caractéristique particulière de la vieille Bologne », rappelle ainsi l’un d’eux (n° 470) ; d’autres (n° 237) mettent en évidence « les maisons basses en pierre vive ou recouvertes d’une couleur rougeâtre [tinteggiate in colore rossastro] » (figure 2).

Figure 2 – Via Paglietta

Figure 2 – Via Paglietta

Une rue caractéristique de Bologne, aux couleurs chaudes rappelant la brique, ses portiques, avec des formes d’héritage ancien comme l’encorbellement qui forme une légère avancée du bâtiment de droite

Source : Photo L. Marolleau, 2020

  • 3 Des lectures similaires existent : pour la via Zamboni (n°290), pour la via Clavature (n°631).

20Ces repères matériels du patrimoine local n’existent que dans la globalité permise par le paysage, et non dans l’isolement des édifices monumentaux : « Via Miramonte ne contient pas de monuments au sens propre, mais constitue […] un de ces quartiers produits au cours du temps [quei quartieri edilizii sorti nel tempo] par l’œuvre de modestes constructeurs, qui pourtant représentent et expriment de façon inégalable l’environnement caractéristique de la vieille Bologne » (n° 274)3. Cette définition du paysage bolonais, considéré comme un gage de valeur esthétique et historique, le rend reconnaissable aux habitants ; ils l’identifient à leur ville et le défendent.

21Dès lors, ces lettres peuvent être lues comme un appel à ne pas dénaturer l’ensemble. Ce qui est en jeu, c’est la patrimonialité des habitants, c’est-à-dire leur rapport au patrimoine qu’ils se sont approprié, qui fonctionne « comme une médiation […] entre l’univers individuel et subjectif de l’expérience et l’univers collectif et symbolique de la patrimonialisation » [Watremez 2008]. Or cette patrimonialité est déduite du paysage, lequel concentre des valeurs assimilées au patrimoine, insistant soit sur son caractère monumental, soit sur son caractère environnemental. D’un côté, le paysage est une succession de référents architecturaux localisés, de l’autre il est une expérience spatiale globale.

22Cette double lecture peut avoir des conséquences sur le patrimoine. En effet, les politiques d’aménagement du territoire dont il dépend proviennent des représentations qu’ont les acteurs locaux de leur paysage. D’après l’approche sémiologique dont s’inspire A. Vallega, le processus d’interaction société/paysage se décompose selon un schéma signe-signifié-signifiant, qui mène à réaliser le sens (signifié) des représentations (signe) dans le paysage (signifiant). Ce dernier doit alors être considéré tant comme le résultat des aménagements, que comme leur origine – les représentations de l’état de fait conduisent à vouloir le conserver ou le transformer [Vallega 2001]. Et le patrimoine subit l’influence du regard porté sur le paysage, selon que les acteurs se le représentent comme un tout ou comme une agrégation.

  • 4 Bologne, ASC, Fond PRG 1955, IV-1, B.1, fasc. “Allegati alla deliberazione della Giunta regionale ( (...)

23Si des lectures différentes du paysage se sont succédées à Bologne, c’est finalement la vision d’un tout solidaire qui met en valeur la « structure physique caractéristique » de la vieille ville qui est privilégié4. L’application du Plan pour le centre historique passe alors par une série de restaurations, qu’il convient de distinguer en fonction de la typologie des édifices. Ceux déjà reconnus biens culturels par la loi de 1939 sont concernés par une restauration dite scientifique. Les autres, en particulier les petites maisons aux teintes rouges, sont soumises à une « restauration conservatrice » dont l’objectif est d’imposer aux travaux de rénovation des contraintes afin de maintenir une structure et un aspect caractéristiques. En d’autres termes, à partir de la seconde moitié des années 1970, ces bâtisses sont démolies et reconstruites suivant un cahier des charges qui reproduit le paysage urbain. Ce dernier influence donc les représentations des acteurs locaux, lesquelles sont ensuite actualisées par les dispositifs locaux de protection.

24Le paysage est un catalyseur de la patrimonialisation dans la mesure où il est un moyen pour les habitants de se représenter leur patrimonialité, ce qui en fait un actant à l’origine des définitions du corpus d’objets à protéger. Selon les acteurs et les contextes locaux, sont privilégiés soit les édifices exceptionnels, soit la globalité du patrimoine. Le paysage participe de leur valorisation individuelle et collective en tant qu’il rapproche des lieux spatialement éloignés.

2.2. Le paysage, une structure contraignante du patrimoine

25Si le paysage peut amorcer la patrimonialisation, il peut également s’y opposer. La ville de Bologne, où les édifices exceptionnels monumentaux se fondent dans l’unicité du centre historique, permet d’analyser un type de rapport conflictuel où la globalité de l’espace et la singularité du lieu semblent irréconciliables.

  • 5 Les documents conservés indiquent que les bombardements du 22 juin 1944 ont touché la via Belle Art (...)
  • 6 Lequel prévoit d'élargir l'angle de la via Belle Arti avec la via de Castagnoli ; cf. Ibid., 1967, (...)

26Je me suis inspiré pour cela de l’approche de V. Veschambre qui étudie notamment le patrimoine sous l’angle de sa destruction [Veschambre 2008]. De tels exemples à partir des années 1950 sont rares à Bologne, mais il existe quelques cas de perte de l’équilibre environnemental. Ainsi, le 13 janvier 1961 la municipalité autorise M. Mondini à démolir l’édifice situé sur sa propriété au 11, via delle Belle Arti. Il s’agissait d’une maison de deux étages dont une partie avait déjà été détruite, vraisemblablement lors des bombardements alliés en 19445. La reconstruction cependant tarde, d’abord à cause de l’inadéquation entre les projets des propriétaires successifs et les prévisions du plan d’urbanisme de 19556, puis par la transformation du paysage. Celle-ci, engendrée par ce micro-événement, donne néanmoins naissance à un débat sur la sauvegarde du patrimoine.

  • 7 “Interpellanza per la creazione di un largo davanti al Palazzo Bentivoglio”, ACCB, vol.110, 1962, p (...)

27En effet, en face du terrain en attente de voir son destin scellé, se trouve un palais renaissant de style maniériste : le Palazzo Bentivoglio. Les élus municipaux de la démocratie-chrétienne interpellent alors le maire communiste Giuseppe Dozza pour s’opposer à la reconstruction. Plus précisément, ils défendent les valeurs apparues avec l’évolution du paysage. Ainsi, lors de la séance du 11 juin 1962, ils soulignent les raisons « d’ordre historique, urbanistique, hygiénique », ou liées au trafic et au tourisme, propres au maintien en l’état. Leurs propositions – proches des discours sur les monuments historico-artistiques des XIXe et XXe siècles [Choay 1992] – prônent une valorisation nouvelle du Palazzo Bentivoglio qui vise à « maintenir l’isolement » du palais7. Le changement de paysage amorce le processus de patrimonialisation d’un édifice exceptionnel

28Pourtant, celle-ci est loin de faire l’unanimité. Dans son édition du 8 janvier 1962, les pages locales du quotidien L’Avvenire insistent sur l’intérêt de créer une place en face du palais, pour éviter de le voir de nouveau « étouffer » et être « condamn[é] à la mort civile ». Or, dans le même article (“Facciamo sopravvivere il Palazzo Bentivogli”), l’auteur révèle que la transformation du paysage en perturbe la lecture : « depuis quelques temps, un coin caractéristique de la ville offre au passant un point de vue inédit et surprenant ». La surprise indique surtout l’inhabituel, puisque l’observateur obtient le recul nécessaire pour observer la façade, l’ensemble dense de maisons basses qui entoure d’ordinaire les palais sénatoriaux bolonais ayant disparu (figure 3).

Figure 3 – Vue de la façade du Palazzo Bentivoglio depuis le terrain vague en 1968

Figure 3 – Vue de la façade du Palazzo Bentivoglio depuis le terrain vague en 1968

Source : Photographie issue du journal Il Resto del Carlino du 8 mai 1968

29L’article va donc jusqu’à considérer que « probablement, plusieurs concitoyens pourraient, à juste titre, mettre même en doute qu’un tel palais soit un édifice de Bologne », et que les autres ne seraient pas « en mesure de préciser, du premier coup d’œil, quel est ce palais ». Le paysage caractéristique n’existe plus : la perspective extra-ordinaire face au monument le rend étranger à la ville.

  • 8 “Incarico ad un gruppo di consulenza dello studio del problema relativo alla sistemazione urbanisti (...)
  • 9 Au fil des années, le terrain vague est devenu un parking ; les travaux de reconstruction ne débute (...)

30Les débats opposent en réalité deux représentations, celle de l’exceptionnalité et celle de l’extranéité. En effet, les démolitions n’ont pas modifié le patrimoine comme signe, mais bien le paysage comme signifiant, selon le schéma proposé par A. Vallega. Dès lors, l’état de fait nouveau peut apparaître comme conforme ou non à leurs représentations. Le 22 juin 1968, le quotidien Il Resto del Carlino se fait l’écho d’une réunion publique à laquelle participent les trois professeurs chargés par la municipalité depuis le 15 décembre 1967 de trancher la question8. Bien qu’ils aient déjà rendu leur rapport, l’article souligne la diversité de leurs avis (“Tecnici in contrasto su palazzo Bentivoglio”). L’historien de l’art Giulio Carlo Argan se place du côté de ceux qui veulent conserver « une bonne vue frontale » ; l’urbaniste Fernando Clemente appelle à revoir l’aménagement du quartier ; l’ancien surintendant aux monuments de Bologne, Alfredo Barbacci, soutient la reconstruction, car le vide laissé par les démolitions ne serait pas à même de valoriser l’édifice, lequel se donne à voir traditionnellement par une perspective tangentielle9. Ce dernier point de vue, finalement suivi, considère le Palazzo Bentivoglio au regard des autres palais bolonais : c’est cette typicité relative au paysage qui lui confère alors son statut patrimonial.

31D’un côté donc, les partisans du maintien de la perspective nouvelle considèrent que la transformation du paysage met à jour la valeur de monumentalité qui rend le palais exceptionnel. Il ne reste donc pour ces acteurs qu’à l’inscrire durablement dans l’espace. À l’inverse, les défenseurs de la reconstruction ne retrouvent plus leur représentation du palais : ces derniers assimilaient le paysage au patrimoine, en tant que valorisation de ses composants singuliers. Rebâtir les maisons basses et retrouver l’étroitesse de la rue sonne comme le moyen d’une autre patrimonialisation, qui s’avère être le retour à l’état ancien. Pour ces derniers, le paysage structure le patrimoine de Bologne, et il ne saurait exister en dehors de ce cadre global.

32Cet exemple traduit un cas de patrimonialisation avortée du fait du paysage : les acteurs locaux ont privilégié l’environnement global à l’édifice exceptionnel révélé par la disparition de l’environnement historique. Le patrimoine obtient ici ses valeurs de ce qui l’entoure. En cela, le paysage devient au moins une variable de la patrimonialisation, qui influence les représentations des acteurs et qui confère une valeur ajoutée aux objets, au plus une méta-structure qui participe à la permanence du tout. Dans le premier cas, le paysage relève l’ambivalence du patrimoine immobilier, à la fois bien culturel et bien paysager ; dans le second, les représentations l’imposent aux objets singuliers au nom de la conservation de l’unicité globale. Ceci questionne la permanence du paysage comme levier des politiques urbanistiques, ou comme patrimoine à l’origine des autres.

3. La construction du paysage : une patrimonialisation ?

33Lorsque l’on parcourt le centre historique de Bologne, plusieurs éléments frappent le regard, non pour leur monumentalité, mais pour leur répétition au fil des rues. Leur présence est le résultat conjoint d’une réglementation municipale et d’une transmission morphologique séculaire. Produit autant intentionnel qu’accidentel, le paysage est ainsi le résultat d’une appropriation par les habitants et les municipalités successives.

3.1. Un paysage normé

34Ce qu’observent les habitants de Bologne au cours des années 1950-1960 n’est pas le fruit du hasard. Le paysage du centre historique répond à un ensemble de réglementations que l’administration locale a progressivement constitué. De cette manière, elle a figé certaines caractéristiques, par la suite considérées comme traditionnelles par les habitants.

  • 10 Bologne, ASC, Fond administratif, “Tecnico”, fasc. 2, Regolamento edilizio… (rendu exécutif en 1910 (...)

35Les normes relatives à l’édification urbaine se sont notamment constituées parallèlement à l’adoption des plans d’urbanisme de Bologne. Ces derniers ont en effet conduit la municipalité à réglementer les constructions et la manutention des édifices dans le centre historique. Les premières discussions archivées datent de la fin du XIXème siècle, dans le contexte de l’approbation du plan d’extension de 188910. Le texte de l’époque indique à l’article 12 la hauteur maximale des édifices à respecter selon la largeur des rues, mais aussi les couleurs et l’aspect du bâti qui doivent « correspondre aux exigences du décor urbain [decoro edilizio] tant pour ce qui se réfère à la correcte harmonie des lignes ornementales que pour les matériaux à utiliser lors des ouvrages de décoration » (art.20) – même chose pour les enseignes, les pancartes, les vitrines, les rideaux, etc. (art.36). En d’autres termes, ces composants typiques du paysage sont fixés par les textes normatifs afin de rendre conformes les nouveautés à ce qui précédait.

  • 11 Bologne, ASC, Fond administratif, “Tecnico varie”, Regolamento edilizio
  • 12 Ibid., fasc. 5, Regolamento edilizio. Le texte fut discuté et voté le 30 juillet 1954 par le consei (...)

36La réglementation elle-même tend à devenir permanente, puisque les textes successifs ne font qu’affirmer un paysage officiel. Si la version du 28 juillet 1989 ajoute quelques innovations aux textes précédents, c’est uniquement pour inclure les contraintes typologiques instaurées par les plans de sauvegarde du centre historique poursuivis depuis 196911. Et le terme « paysage » apparaît explicitement dans les normes de 1954, par exemple à l’article 57 sur les recouvrements muraux pour lesquels « ne peuvent être utilisées des teintes qui contrasteraient avec l’aspect esthétique de l’environnement ou du paysage alentour »12. En définitive, la transmission de ces règlements permet le maintien du paysage dans le temps. Il est déterminé par les acteurs locaux à partir de l’harmonie de l’ensemble, laquelle est progressivement définie et affinée.

  • 13 La transmission de la fonction et de la structure du portique (construction, dimensions, matériaux, (...)

37Bien que les réglementations soient récentes, le paysage actuel du centre historique provient en partie d’un passé plus ancien. Le portique incarne au mieux cet héritage, dont l’appropriation par la société contemporaine a permis de rendre intentionnelle la transmission. L’historienne F. Bocchi rappelle qu’il s’agit à l’origine d’une construction abusive, dont l’administration de Bologne a comme particularité d’avoir interdit la construction sur le sol public en 1211, mais de l’avoir tolérée, puis rendu obligatoire en 1288, sur les terrains privés, avec pour fonction la circulation publique [Bocchi 2015]. Si au début du XXe siècle, l’existence du portique semble être un présupposé évident du fait de son omniprésence, l’héritage n’est affirmé qu’en 1954 par la municipalité, laquelle rend explicite que « la construction des portiques, destinés à la circulation publique [pubblico transito], est obligatoire » (art.33)13. Il s’agit donc d’une transmission récente, qui repose sur une présence traditionnelle. Les acteurs locaux se sont appropriés un état de fait, et s’en sont reconnus les héritiers selon le principe d’une « filiation inversée » [Davallon 2000].

38Le paysage, avec sa normalisation, cesse d’évoluer dans sa diversité. Il devient permanent, au sens où chaque nouvelle construction et restauration reproduit l’héritage du passé. La transmission est cependant un fait récent, dû à une volonté des acteurs de conserver un ensemble de caractéristiques. Il s’agit là d’une patrimonialisation du paysage : ce n’est pas tant le panorama qu’il s’agit de maintenir, mais bien un environnement plein de sens qui rend compte du passé artistique et historique de l’espace urbain, que les habitants ont tenu à préserver afin de tenir présentes leurs représentations de Bologne.

3.2. La reproduction d’un patrimoine diffus

39L’administration n’est pas le seul acteur de cette patrimonialisation : elle concerne tous les habitants. Par la diffusion de structures morphologiques et scénographiques, ceux-ci ont participé à la récurrence d’un certain nombre des caractéristiques du centre historique.

40Ainsi, le passé médiéval de la commune de Bologne s’inscrit aujourd’hui dans le paysage par un ensemble de formes architecturales gothiques et renaissantes. C’est le cas, par exemple, des multiples fenêtres en ogive ou bifores que compte le centre historique. Or ces éléments résultent globalement de travaux de restauration menés au XXème siècle. Certaines sont de nouveaux ouvertes, d’autres obstruées voient leur contour être simplement mis en évidence (figure 4). Ces traces du passé deviennent alors pour les acteurs des marques [Veschambre 2008] d’un patrimoine formé par le paysage.

41Cette politique de restaurations est d’abord portée par des habitants. Les premiers travaux sont le fait d’un réseau d’érudits bolonais, qui fondent en 1899 le Comitato per Bologna storica e artistica [Zucchini 1999]. Cette association plonge ses racines dans un double contexte : d’une part, celui de l’unité italienne qui a favorisé l’engouement pour l’histoire nationale médiévale ; d’autre part, celui du néogothique, style qui vise à renouer avec un Moyen-âge, non historique mais ré-élaboré [Zucconi 1997]. Suivant les documents diffus laissés par les générations précédentes (dessins, récits, marques sur l’édifice) et les représentations des architectes et ingénieurs de l’époque, des hauts-lieux sont restaurés (les deux tours, S. Francesco, le palais Re Enzo, etc.) et les traces médiévales y sont valorisées aux dépens de superpositions historiques. Ce processus de patrimonialisation des édifices exceptionnels, et indirectement du paysage, participe à la formation de ce dernier. Il donne à voir une représentation culturelle de la ville choisie par les acteurs – issue du Romantisme italien et de la réalité bolonaise.

42Cette inspiration médiévale dépasse cependant de loin les limites chronologiques du néogothique. De nombreux édifices de la seconde moitié du vingtième siècle ont ainsi recours aux mêmes morphologies caractéristiques. C’est le cas de la place Scaravilli de Luigi Vignali (1952) qui propose à l’occasion d’un concours national de reprendre le quadriportique de l’église Santa Maria dei Servi. C’est également celui du siège de l’Enpas, au 9, via dei Mille (figure 5), réalisé entre 1956 et 1957 par Saverio Muratori, qui reprend la forme en Y des anciens portiques en bois, la brique rouge du bâti médiéval, et les créneaux des palais néogothiques les plus emblématiques de Bologne [Orlandi 2007]. Tout ceci concourt à perpétuer et diffuser des signes du patrimoine architectural qui forment le paysage bolonais, reproduit en série au fil du temps par les habitants.

43Le paysage est une production qui ne réside pas seulement dans la fixation réglementée d’un héritage. Il s’agit également d’un ensemble de signifiants qui reflètent les représentations des acteurs. Néanmoins, c’est aussi la patrimonialisation d’édifices exceptionnels qui, à Bologne, a conduit à la redécouverte plus vaste de traces similaires aux marques monumentales déjà valorisées. La patrimonialisation du paysage prend certes la forme d’une inscription spatiale des représentations des habitants à conserver à l’échelle du territoire, mais aussi d’un dialogue avec le patrimoine exceptionnel.

Figure 3– Un exemple de « traces » révélées par les restaurations sur la Place Santo Stefano

Figure 3– Un exemple de « traces » révélées par les restaurations sur la Place Santo Stefano

Ici, la forme des fenêtres médiévales en arc brisé, avec les décorations en pierre cuite qui en dessinent les contours, génère un contraste avec les fenêtres rectangulaires d’époque plus récente.

Source : Photo L. Marolleau, 2020

Figure 4 – Le siège de l’Enpas

Figure 4 – Le siège de l’Enpas

Ses formes sont d’inspiration médiévale – créneaux au sommet, portiques à la base, recours à la brique comme matériau de façade.

Source : Photo L. Marolleau, 2020

3.3. Paysage structurel et patrimoine emblématique

44Il convient alors de développer la démonstration de l’historienne L. Morisset, qui insiste sur la contextualisation de la patrimonialisation et sa progression cyclique [Morisset 2009]. Je souhaite brièvement éclairer les rapports qui peuvent exister entre les deux échelles de ce processus – du paysage et des sites – pour notamment nuancer leur distinction théorique.

45Les portiques semblent tout à fait opportuns pour développer mon propos, puisqu’ils sont représentatifs du centre historique de Bologne. En effet, ils y forment près de trente-huit kilomètres d’arcades qui courent le long des rues, ce qui en fait l’exemple même du patrimoine en série de la ville [Ceccarelli 2015]. Dès lors ils sont aisément assimilables au paysage – et au patrimoine. Pour reprendre les termes de l’historien S. Packard : « les portiques unifient la ‘‘composition d’ensemble’’ et représentent le fil conducteur qui consent à interpréter la ville comme un seul monument original ». En d’autres termes, ils participent de ce patrimoine diffus synthétisé dans le paysage, et font de Bologne une « antithèse de la ville monumentale » [Packard 1982]. Or il s’agit là d’une simplification de la lecture du centre historique, car il compte des sites exceptionnels et monumentaux, bien qu’ils soient souvent mêlés à un « petit » patrimoine – l’exemple du Palazzo Bentivoglio l’éclaire.

46Les portiques eux-mêmes relèvent de cette nature ambivalente. Ils peuvent d’une part être considérés comme un continuum urbanistique du fait de leur agrégation : ils unifient la rue, les simples maisons et les édifices qui en possèdent. Mais d’autre part, ils représentent la répétition architecturale d’une forme de façade. Or, la typologie des portiques révèle leur grande diversité : certains sont modestes quand d’autres sont monumentaux. Le dossier de candidature des portiques au patrimoine mondial de l’Unesco du 30 janvier 2020 en retient ainsi douze sections, ce qui révèle tant leur diversité morphologique que l’absence de tous les autres exemples urbains d’arcades plus ou moins anciennes14. À l’échelle de l’édifice, la série perd de sa pertinence : ici se noue la tension entre monument et paysage. Par ailleurs, le choix de retenir les portiques comme symbole de la ville toute entière à l’international indique que l’exception n’est pas totalement opposée au diffus.

47Finalement, la « diffusion » dans le paysage du patrimoine favorise l’interdépendance de l’un et l’autre. Le premier devient caractéristique du fait des signifiants en série qu’il réunit, quand le second devient représentatif de l’ensemble du fait de l’exceptionnalité de tel ou tel exemple typologique.

Éléments de conclusion

48La notion de paysage permet de distinguer plusieurs patrimonialisations. Aux côtés des édifices, voire des sites, exceptionnels et localisés, il existe un patrimoine spatialisé, notamment à l’échelle des centres historiques. Son caractère diffus et son organisation en système conduit à proposer l’étude d’une patrimonialisation du paysage.

49Le cas de Bologne est en cela significatif : l’équilibre entre les objets relevant du patrimoine exceptionnel et la reconnaissance depuis les années 1960 de l’unicité du centre historique a favorisé tant l’évolution que la réactualisation du processus de patrimonialisation, par l’action des habitants et des élus municipaux. L’apparente invisibilité du paysage dans la définition du corpus local à protéger [Baldeschi & al. 1970] doit plutôt s’entendre comme son omniprésence, en tant que méta-structure qui guide le besoin des acteurs de reproduire matériellement leurs représentations de l’identité bolonaise.

50Les patrimonialisations se développent en parallèle selon les objets concernés, et en interaction selon l’échelle à laquelle ils appartiennent. L’environnement n’est donc pas seulement un bloc où « grand » et « petit » patrimoines se valorisent réciproquement : il s’agit plutôt d’un faisceau de signifiants qui, combinés selon l’échelle considérée, accroît les signes potentiels attachés socialement aux objets. Le paysage urbain révèle la nécessaire approche multiscalaire du processus de patrimonialisation.

Haut de page

Bibliographie

Alcaud, D. (2007) – « Patrimoine, construction nationale et inventions d’une politique culturelle : les leçons à tirer de l’histoire italienne », Culture et Musées, n° 9, pp. 39-68 [https://www.persee.fr/doc/pumus_1766-2923_2007_num_9_1_1427].

Astengo, G. (1967) – « Tutela e valorizzazione dei beni culturali ambientali », Per la salvezza dei beni culturali in Italia, vol. 1, Casa Editrice Colombo, Rome, pp. 437-504.

Baldeschii, P., & al. (1970) – Paesaggio e struttura urbana. Aspetti della realtà urbana bolognese, Renana Assicurazioni, Bologne, 262 p.

Bartolini, N. (2014) – « Critical urban heritage: from palimpsest to brecciation », International Journal of Heritage Studies, vol. 20, n° 5, pp. 519-533 [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1080/13527258.2013.794855].

Bocchi, F. (2015) – « Formazione dei portici di Bologna nel Medioevo », in F. Bocchi & R. Smurra (dir.), I portici di Bologna nel contesto europeo, Luca Sossella Ed., Bologne, pp. 11-20.

Ceccarelli, F. (1993) – « Paolo Monti e il censimento fotografico del centro storico di Bologna. A mano libera e passi andanti », in Emiliani & I. Zannier (dir.), Il tempo dell’immagine. Fotografi e società a Bologna 1880-1980, Seat, Turin, pp. 277-291.

Ceccarelli, F. (2015) – « L’architettura del portico bolognese tra Medioevo e prima età moderna », in F. Bocchi & R. Smurra (dir.), I portici di Bologna nel contesto europeo, Luca Sossella Ed., Bologne, pp. 21-36.

Cervellati, P-L., Scannavini, R., DAngelis, C. (1977) – La nuova cultura delle città. La salvaguardia dei centri storici, la riappropriazione sociale degli organismi urbani e l’analisi dello sviluppo territoriale nell’esperienza di Bologna, Mondadori, Milan, 299 p.

Choay, F. (1992) – L’allégorie du patrimoine, Le Seuil, Paris, 272 p.

Commune de Bologne, auteurs divers (2020) – « La candidatura dei portici di Bologna alla lista del patrimonio mondiale Unesco » [http://comune.bologna.it/portici/la-candidatura].

Davallon, J. (2000) – « Le patrimoine : « une filiation inversée » ? », Espace Temps, n° 74, pp. 6-16 [https://www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_2000_num_74_1_4083].

Di Meo, G. (1994) – « Patrimoine et territoire, une parenté conceptuelle », Espaces et Sociétés, n° 78, pp. 15-34 [https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-espaces-et-societes-1994-4-page-15.htm].

Marolleau, L. (2020) – « I Bolognesi e l’altro futuro della città. Il Comune di Bologna fra conservazione e modernizzazione del centro storico », La città globale. La condizione urbana come fenomeno pervasivo, actes du colloque de l’AISU organisé à Bologne du 11 au 14 septembre 2019.

Mezzetti, M. (2014) – « L’évoluzione delle norme », in P. Orlandi (dir.), Per una nuova cultura del paesaggio. Dalla tutela alla valorizzazione, IBC, Bologne, pp. 13-31.

Monti, P. & Emiliani, A. (1970) – « La scoperta della città vuota », in Commune de Bologne, Bologna : Centro Storico. Catalogo per la mostra ‘‘Bologna/Centro Storico’’, Edizioni Alfa, Bologne, pp. 53-162.

Morisset, L. (2009) – Des régimes d’authenticité. Essai sur la mémoire patrimoniale, PUR, Rennes, 131 p.

Orlandi, P. (2007) – « Vecchio, nuovo : restauro e creatività nelle città d’oggi », in M. G. Muzzarelli (dir.), Neomedievalismi. Recuperi, evocazioni, invenzioni nelle città dell’Emilia Romagna, CLUEB, Bologne, pp. 61-72.

Orlandi, P. (2014) – « Il paesaggio : una costruzione collettiva », in P. Orlandi (dir.), Per una nuova cultura del paesaggio. Dalla tutela alla valorizzazione, IBC, Bologne, pp. 47-62.

Packard, S. (1982) – « I portici di Bologna : origine, evoluzione e prospettive », Il Carrobbio, n° 8, pp. 259-275.

Stock, M. (2004) – « L’habiter comme pratique des lieux géographiques », EspacesTemps, non paginé [https://www.espacestemps.net/articles/habiter-comme-pratique-des-lieux-geographiques/].

Vallega, A. (2001) – « Il paesaggio. Rappresentazione e prassi », Bollettino della Società geografica italiana, n° 6, pp. 553-587.

Varni, A. (2013) – Storia di Bologna. Bologna in età contemporanea, 1915-2000, Bononia University Press, Bologne, 1202 p.

Veschambre, V. (2008) – Traces et mémoires urbaines, enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la destruction, PUR, Rennes, 315 p.

Watremez, A. (2008) – « Vivre le patrimoine urbain au quotidien : pour une approche de la patrimonialité », Culture & Musées, n° 11, pp. 11-36 [https://www.persee.fr/doc/pumus_1766-2923_2008_num_11_1_1467].

Zucconi, G. (1997) – L’invenzione del passato. Camillo Boito e l’architettura medievale, Marsilio, Venise, 307 p.

Zucchini, G. (1999) – « L’opera del Comitato per Bologna storica e artistica », in AA.VV., Centenario del Comitato per Bologna Storica e Artistica, Pàtron, Bologne, non paginé.

Haut de page

Notes

1 Laquelle reprend les catégories déjà énoncées depuis la loi du 20 juin 1909, mais en développe l'application, en renforçant le rôle de l’État et l'accès des habitants [Alcaud 2007].

2 Bologne, ASC, Fond PRG 1955, I-2, Osservazioni aventi carattere generale e particolare. La référence des lettres utilisées comme exemples dans le corps de cet article seront mentionnées entre parenthèse.

3 Des lectures similaires existent : pour la via Zamboni (n°290), pour la via Clavature (n°631).

4 Bologne, ASC, Fond PRG 1955, IV-1, B.1, fasc. “Allegati alla deliberazione della Giunta regionale (1/2)”, Piano per il Centro Storico. Relazione sui criteri e sulla metodologia d'intervento.

5 Les documents conservés indiquent que les bombardements du 22 juin 1944 ont touché la via Belle Arti (Bologne, ASC, Fond administratif, 1944, IX-7, Incursione 22 giugno 1944 – Rapporto situazione ore 16.30).

6 Lequel prévoit d'élargir l'angle de la via Belle Arti avec la via de Castagnoli ; cf. Ibid., 1967, XIII-1-1, lettre de l'Ingénieur en chef de la Divisione III chargé du plan d'urbanisme (30.06.1967).

7 “Interpellanza per la creazione di un largo davanti al Palazzo Bentivoglio”, ACCB, vol.110, 1962, p.1006.

8 “Incarico ad un gruppo di consulenza dello studio del problema relativo alla sistemazione urbanistica di un'area antistante il Palazzo Bentivoglio”, ACCB, vol.123, 1967, p.1232-1234.

9 Au fil des années, le terrain vague est devenu un parking ; les travaux de reconstruction ne débutent qu'en 2002, lors de l'alternance politique issue des élections de 1999.

10 Bologne, ASC, Fond administratif, “Tecnico”, fasc. 2, Regolamento edilizio… (rendu exécutif en 1910).

11 Bologne, ASC, Fond administratif, “Tecnico varie”, Regolamento edilizio

12 Ibid., fasc. 5, Regolamento edilizio. Le texte fut discuté et voté le 30 juillet 1954 par le conseil municipal (“Nuovo regolamento edilizio”, ACCB, vol.95, 1954, p.712-726). Il est complété en 1955 par les normes techniques du plan d'urbanisme.

13 La transmission de la fonction et de la structure du portique (construction, dimensions, matériaux, sont définis depuis 1910) demeure jusqu'à nos jours (Regolamento urbanistico edilizio, 2009, art.54.1.1).

14 http://comune.bologna.it/portici/la-candidatura

Haut de page

Table des illustrations

Titre Figure 1 – Plan pour le centre historique
Légende On remarque les interventions consenties selon la typologie des édifices à protéger (extrait du catalogue de l’exposition sur le centre historique de 1970), et mentions des exemples représentés dans les iconographies de cet article.
Crédits Source : L.Marolleau, 2020
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/7128/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 131k
Titre Figure 2 – Via Paglietta
Légende Une rue caractéristique de Bologne, aux couleurs chaudes rappelant la brique, ses portiques, avec des formes d’héritage ancien comme l’encorbellement qui forme une légère avancée du bâtiment de droite
Crédits Source : Photo L. Marolleau, 2020
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/7128/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 185k
Titre Figure 3 – Vue de la façade du Palazzo Bentivoglio depuis le terrain vague en 1968
Crédits Source : Photographie issue du journal Il Resto del Carlino du 8 mai 1968
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/7128/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 39k
Titre Figure 3– Un exemple de « traces » révélées par les restaurations sur la Place Santo Stefano
Légende Ici, la forme des fenêtres médiévales en arc brisé, avec les décorations en pierre cuite qui en dessinent les contours, génère un contraste avec les fenêtres rectangulaires d’époque plus récente.
Crédits Source : Photo L. Marolleau, 2020
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/7128/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 141k
Titre Figure 4 – Le siège de l’Enpas
Légende Ses formes sont d’inspiration médiévale – créneaux au sommet, portiques à la base, recours à la brique comme matériau de façade.
Crédits Source : Photo L. Marolleau, 2020
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/7128/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 116k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Lucas Marolleau, « Le paysage, structure urbaine et mentale du patrimoine culturel. L’exemple de Bologne  »Bulletin de l’association de géographes français, 97-3 | 2021, 352-370.

Référence électronique

Lucas Marolleau, « Le paysage, structure urbaine et mentale du patrimoine culturel. L’exemple de Bologne  »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 97-3 | 2020, mis en ligne le 31 décembre 2021, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/7128 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.7128

Haut de page

Auteur

Lucas Marolleau

Agrégé d’histoire, doctorant en géographie à Sorbonne-Université, laboratoire Médiations – Courriel : lucas.marolleau[at]paris-sorbonne.fr

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search