1Cet article propose une réflexion sur les traces mémorielles physiques du conflit chypriote dans l’espace public de l’île. Les évènements belliqueux entre 1955 et 1974 ont conduit à l’édification d’une multitude de mémoriaux ainsi que d’autres monuments, objets, bâtiments et lieux dédiés à cette période traumatique de l’histoire de Chypre. Ils occupent une place prédominante dans l’espace public, politique et social de l’île, racontant l’histoire douloureuse du pays, constituant une part de la mémoire et de l’identité des insulaires. L’hégémonie de ces objets et lieux de mémoire dédiés à l’histoire conflictuelle chypriote, couplée aux célébrations annuelles et discours monolithiques pourraient raviver les tensions vivaces entre les communautés séparées.
2Grâce à de premières explorations de terrain entre juin et décembre 2018 nous pouvons exposer les résultats naissants, découlant de ces travaux de recherche débutants, qui seront complétés par la suite avec de nouvelles études de terrain, notamment pour évaluer le degré de réception des habitants face à l’ubiquité mémorielle. Des entretiens ont d’ores et déjà été menés pour « faire parler les monuments » et voir quel regard portent les Chypriotes sur leur espace public jonché d’artéfacts rappelant l’histoire conflictuelle. Cet article restitue les éléments d’enquête issus de deux terrains effectués précédemment : lors d’un stage de Master II au printemps-été 2017, dans le cadre de la rédaction du mémoire, et à l’été-automne 2018, aux premiers mois de la thèse. Ces deux phases de travail ont permis de récolter du matériel scientifique qui sera complété par un troisième séjour afin de vérifier si les Chypriotes font preuve de ferveur ou plutôt « d’attention oblique » [Hoggart 1970] vis-à-vis des mémoriaux et des autres objets du souvenir. Les premières observations sont discutées ici et accompagnées de photographies afin d’illustrer les propos, eux-mêmes complétés par les travaux de différents chercheurs issus de spécialités diverses (géographie, histoire, sciences politiques etc.).
3Le territoire spécifique de Chypre joue un rôle clé dans le patrimoine de l’île. Pour reprendre les mots de Vincent Coëffé et Jean-René Morice, « la problématique du patrimoine semble articuler des temporalités paradoxales, obligeant à travailler des objets en tension » [Coëffé & Morice 2013, p. 78]. Cette problématique peut s’accorder au terrain de Chypre. En effet, les temporalités y sont paradoxales : les mêmes périodes historiques, les mêmes faits, ne donnent pas lieu à la même interprétation et commémoration. De plus, elles sont en conflit, encore de nos jours, et leur commémoration s’érige grâce à des objets particuliers, en tension également car liés à des idéologies clivantes. En juillet 2017, une personne interrogée a mentionné la spécificité topographique de l’île, en désignant Chypre comme un « musée à ciel ouvert ». Ne pouvant que partager son constat, nous avons suivi cette piste d’étude pour analyser le territoire et ses objets afin de comprendre leur importance dans cette société divisée. On se retrouve confronté à un héritage contraint, où le territoire est dévoué de force au devoir de mémoire et à la formation d’une identité collective très ancrée dans une vision nationaliste et victimiste. Selon Olivier Lazzarotti, « la problématique de la localisation des mémoires est celle de leur mise en lieu. Elle rejoint celle de la trace, autrement dit ce qu’il reste matériellement du passé. (…) Elle consiste ainsi à établir un lien entre un objet et un moment, entre une trace et une histoire, pour ne pas dire une origine » [Lazzarotti 2017, p. 13]. Il est donc primordial d’examiner les figures mémorielles ostensives et leur mise en lieu pour les relier à un passé spécifique. L’enjeu mémoriel et commémoratif est d’autant plus important à Chypre, car nous sommes dans un territoire de « conflit gelé » où la paix n’est pas réellement rétablie et où les conséquences du conflit récent sont visibles au quotidien. Vamik Volkan nous donne plusieurs pistes de lecture dans le domaine psychanalytique pour penser ces monuments de guerres [Volkan 2006]. Une des façons d’affronter le deuil pour les « grands groupes » est de construire des monuments liés au « traumatisme massif ou à celui des ancêtres » [Volkan 1988]. L’auteur parle de « traumas choisis » pour désigner la représentation commune des « douleurs historiques » ancestrales [Volkan 1997].
4Afin de contextualiser les propos à venir, nous proposons un résumé chronologique succinct concernant l’histoire de l’île. Chypre a été le théâtre de nombreuses conquêtes et colonisations dont les acteurs principaux sont les Mycéniens, Byzantins, Lusignan et Vénitiens entre autres.
Figure 1 – Carte de Chypre
Source : Marie Pouillès Garonzi 2019
5La conquête de l’île par les Ottomans en 1571 reste une date clé, car Chypre restera sous domination ottomane pendant trois siècles jusqu’à la cession de l’île au Royaume Uni en 1878. Elle obtint son indépendance en 1960, à la suite d’un conflit survenu entre 1955 et 1959, et de nombreux heurts intercommunautaires ont conduit à une escalade de la violence pendant cette décennie. En juillet 1974, après une tentative de coup d’état fomenté par la junte grecque pour rattacher l’île à la Grèce, la Turquie procéda à une dite « opération de paix » pour protéger la minorité chypriote turque. Deux vagues d’invasion anatolienne menèrent ensuite à la division factuelle du pays. Les deux entités de l’île, la République de Chypre (au Sud, à majorité chypriote-grecque) et la République Turque de Chypre Nord (RTCN), autoproclamée en 1983 (à majorité chypriote-turque) évoluent distinctement, même après l’ouverture partielle de la Ligne Verte depuis 2003. Depuis, plusieurs tentatives de réconciliation et réunification du pays ont eu lieu, sans succès pérenne.
6Nous cherchons à comprendre l’importance de la spatialisation des mémoires dans le territoire chypriote et à appréhender leurs potentiels effets sur les espaces politiques et sociaux. L’analyse de cette problématique repose sur un changement d’échelles et de focales pour s’intéresser aux différentes spatialités et dimensions politiques et sociales. Nous proposons d’axer cet article autour de différents espaces : l’espace public ouvert où nous orienterons l’analyse sur les monuments ainsi que sur les objets mémoriels et identitaires que sont les drapeaux, et enfin sur le cas précis de la Ligne Verte. Puis, les espaces clos mais ouverts au public comme les musées, où des locaux et des touristes se rendent, seront mis en lumière avant de proposer des éléments conclusifs permettant d’avoir un regard plus nuancé sur ces carcans mémoriels.
7Dans leur article, « La mémoire des « patries inoubliables », la construction de monuments par les réfugiés d’Asie mineure en Grèce », Michel Bruneau et Kyriakos Papoulidis citent Françoise Choay pour analyser l’édification de monuments à des fins mémorielles : « la fonction du monument, dans le sens premier du terme, édifié par une communauté ou un groupe social, est d’interpeller la mémoire, d’inviter les individus qui le voient à « se remémorer ou à faire remémorer à d’autres générations, des personnes, des événements, des sacrifices, des rites ou des croyances » (F. Choay, 1992, p. 15). (…) Il cherche à provoquer une émotion en faisant appel à une mémoire vivante, pour « contribuer à maintenir et préserver l’identité d’une communauté, ethnique ou religieuse, nationale, tribale ou familiale » (F. Choay, id.). À l’inverse des monuments historiques constitués a posteriori, les monuments sont délibérément créés et destinés a priori pour « faire revivre au présent un passé englouti dans le temps » (F. Choay, 1992, p. 22). » [Bruneau & Papoulidis 2003, p. 35]. Cette définition de la fonction du monument évoquée par Françoise Choay et complétée par les auteurs trouve tout son sens dans le terrain étudié. Nous tentons de démontrer comment les monuments chypriotes font revivre le passé, en interpellant la mémoire et l’identité de plusieurs générations.
8Lors de notre enquête de terrain en 2018, nous avons pu observer l’utilisation de l’espace public de huit villes de Chypre : Agia Napa, Larnaca, Limassol et Paphos au Sud ; Famagouste et Kyrénia dans la partie Nord, ainsi que Nicosie des deux côtés de la Ligne Verte : Lefkosia au Sud, Lefkosa au Nord. On peut avancer à ce jour que l’espace public est infusé de vestiges mémoriels d’un passé douloureux, au spectre victimaire. Une vision victimiste du passé peut encourager le discours nationaliste déjà exprimé dans les écoles au travers de la politique globale d’enseignement de l’histoire du pays [Papadakis 2008, Zembylas 2015].
9Nous cherchons à comprendre comment la ou les mémoire(s) de l’histoire conflictuelle s’ancre(nt) dans l’espace public et sa commémoration. Il sera donc opportun de vérifier ces premiers éléments auprès de la population locale lors d’une prochaine enquête de terrain, notamment pour analyser la question de pérennisation du statut de victime, comme le font Sandrine Lefranc, Lilian Mathieu et Johanna Siméant : « jusqu’à quand – combien de générations, par exemple– est-on une victime ? » [Lefranc & al. 2008, p. 12]. Cette réflexion est utile pour étudier si (et comment dans le cas échéant) les différentes générations de Chypriotes se définissent toujours (ou non) comme victimes (de la communauté « ennemie » ou d’autres acteurs).
10Il convient ainsi d’évoquer le type, la localisation et le nombre de monuments et mémoriaux que l’on retrouve sur ce territoire cadenassé par les marques du passé. En déambulant dans les différentes grandes villes de Chypre (qui est un territoire principalement rural), on peut observer un très grand nombre de monuments et mémoriaux dédiés soit à la guerre d’indépendance de l’île contre le joug britannique, entre 1955 et 1959, soit aux heurts intercommunautaires des années 1960 et à l’invasion de l’île en 1974 et ses conséquences. Ces mémoriaux font partie intégrante du paysage de Chypre, même s’ils sont banalisés dans la vie triviale [Karaiskou 2017, Carpentier 2018]. Les statues représentent en majeure partie des figures belliqueuses (soldats morts au combat, personnes disparues, mères en deuil, personnification anthropomorphique d’une patrie agonisante). Les monuments et mémoriaux liés à l’histoire conflictuelle sont en majorité composé de statues, bustes et cénotaphes. La place qu’ils occupent dans les différentes villes de Chypre ne semble pas anodine. De façon presque systématique, on retrouve les édifices près des lieux de passage, principalement près des établissements scolaires. Les statues et mémoriaux jouxtent ou se situent parfois à l’intérieur même des structures éducatives.Vicky Karaiskou évoque la proximité des monuments avec des bâtiments institutionnels symboliques comme les écoles ou les églises dans le Sud de l’île, ce qui créerait un « paysage sémiotique » [Karaiskou 2013, pp. 925-926]. Près de ces institutions, on retrouve tout un univers symbolique lié au conflit et à sa commémoration. Les monuments se trouvent aussi sur les ronds-points et sont implantés près des voies de navigation : grands axes routiers, feux rouges des avenues très fréquentées ou encore près de jardin d’enfants (figures 2 & 3).
Figure 2 : Exemple de monument disposé sur un rond point de Nicosie Nord
Source : Photo Marie Pouillès Garonzi
Figure 3 – Exemple de monument disposé aux abords d’une grande voie de circulation à Larnaca
Source : Photo Marie Pouillès Garonzi 2018
11Ces endroits stratégiques pourraient être choisis près des lieux de passage et de vie des habitants. Il semble donc y avoir une certaine utilisation des mémoriaux et de leur disposition dans l’espace public par les institutions au pouvoir. D’après les informations disponibles pour les monuments du Sud du pays, ces mémoriaux ont été pour la plupart érigés par les institutions nationales ou locales au pouvoir (ministère, mairie) et parfois à l’initiative individuelle ou de collectifs d’habitants [Karaiskou 2013, p. 927]. Dans le Nord du pays, Théotime Chabre informe que des associations de victimes s’occupent de la mémorialisation tangible du souvenir : « la mémorialisation et la reconnaissance est leur objectif principal. Elles s’investissent dans la construction de sehitlik (cimetières de martyrs) spécifiques pour chaque groupe de disparus » [Chabre 2020, p. 87]. De plus, Barbara Karatsioli explique que les Chypriotes turcs de la diaspora participent aussi à la fondation des mémoriaux par un apport financier : « Il {en parlant de son interviewé, Mustafa} est d’ailleurs content de savoir que les autorités chypriotes turques ont légué une partie des fonds économiques reçus par les Chypriotes turcs en diaspora pour la construction de lieux de mémoire à Chypre Nord, c’est-à-dire de monuments qui commémorent la violence faite aux Chypriotes turcs. Et ce, pour rappeler à la population de plus en plus mécontente des Chypriotes turcs que la réunification, pensée comme “le retour” à la République de Chypre, n’est pas la solution » [Karatsioli 2020, p. 171].
12Notre enquête de terrain ne porte que sur les grandes villes de l’île actuellement (avant d’être complétée dans le territoire rural). Vicky Karaiskou a établi une vaste étude sur les monuments publics du Sud de l’île et plus spécifiquement sur ceux liés à l’histoire conflictuelle. Elle compte dans la République de Chypre (partie sud uniquement) un monument tous les 10 km2, ce qui est important dans ce territoire ténu [Karaiskou, 2017]. La superficie totale de l’île est de 9250 km2, celle de la République de Chypre de 5895 km2, on compte donc environ 600 monuments.
13Selon l’auteure, ces derniers nourrissent la haine et la rancœur, les commémorations réactivent les rituels de remembrance. Elle met en avant les principes de victimisation, de « mémoire pétrifiée », de devoir de mémoire (car si on « oublie » on devient un traitre), des monuments à la fois comme outils de propagande, lieux de mémoire et « sacri loci » [ibid, p. 406]. D’autres artéfacts mémoriels et identitaires divisants s’inscrivent également dans l’entièreté du territoire insulaire.
14Outre les monuments et mémoriaux qui monopolisent l’espace public des deux côtés de l’île, d’autres objets mémoriels les accompagnent ou prennent place dans le territoire, en inscrivant également leur position et leur symbolique. C’est le cas des drapeaux qui ont une portée essentielle dans l’appropriation identitaire du territoire chypriote. Plusieurs exemples montrent la profusion des drapeaux des « mères-patries » (la Grèce pour le Sud et la Turquie pour le Nord de l’île) associés à ceux des deux entités partout sur le territoire. Les étendards sont disséminés dans l’ensemble de l’espace public : dans les écoles, les institutions comme les mairies, mais aussi les églises, ou encore les stations-services. Mary Olin note que la présence de tous ces drapeaux maintient la connexion aux mère-patries [Olin 2011, p. 31]. Ces liens avec la Grèce et la Turquie rappellent les antagonismes manichéens entre les deux côtés de l’île, le conflit qui a engendré le problème chypriote : le combat pour le rattachement à la Grèce, les exactions inter et intracommunautaires, l’intervention de la Turquie et la séparation de l’île.
- 1 Françoise Germain-Robin, Obsèques émouvantes de Solomos, L’Humanité, Samedi 17 Août 1996, https://w (...)
- 2 Mort de Solomos Solomou, https://en.wikipedia.org/wiki/Death_of_Solomos_Solomou#cite_note-4
- 3 Ibid
15La présence de ces drapeaux extérieurs dans l’espace public a mené à plusieurs incidents, impliquant par exemple des Chypriotes grecs voulant décrocher les drapeaux turcs des mâts, avec parfois des conséquences dramatiques où les protagonistes furent tués. Ce fut le cas en 1996 lorsque Solomos Solomou décrocha le drapeau turc d’un mât dans la Zone Tampon et fut abattu par un officier turc. Ce fait eut lieu quelques jours après la mort de son cousin Tassos Isaac, battu à mort dans la Zone Tampon également, lors d’une manifestation contre l’occupation du Nord de l’île, par des membres ultra nationaux turcs des Loups Gris.1,2 Ces évènements eurent un large retentissement dans la République de Chypre. En arrivant au checkpoint du Ledra Palace par la rue Markou Drakou, dans la zone tampon de l’ONU à Nicosie, le visiteur remarque la présence d’un morceau de mur sur lequel on rend hommage à Tassos Isaac. Son cousin et lui sont considérés comme des « héros-martyrs »3 du Problème chypriote, où leurs drames personnels et celui d’une société entière sont toujours inscrits matériellement dans l’espace public.
- 4 Lizzy Ioannidou, “Greek Cypriot teen stole Turkish flag from Lysi school during church service”, Cy (...)
- 5 “Hero or villiain?, Cyprus Mail CM Reader's View, September 16, 2019, https://cyprus-mail.com/2019/ (...)
- 6 Evie Andreou, “Father apologises for son’s ‘thoughtless acts’ in stealing Turkish flag”, Cyprus Mai (...)
- 7 Peter Michael, “Efforts underway to ease tension after flag removal”, Cyprus Mail, September 14, 20 (...)
- 8 Evie Andreou art. cit.
16La présence des drapeaux des mères-patries peut mener à des évènements sporadiques, mais pas sans conséquences pour l’apaisement des tensions intercommunautaires. Le dimanche 8 septembre 2019, plus de 2000 anciens habitants de Lysi, réfugiés au Sud, ont pu revenir dans leur village situé désormais dans la RTCN afin d’assister à un office religieux orthodoxe. Un adolescent chypriote grec de 16 ans a profité de cette célébration pour s’introduire dans une école primaire et voler le portrait de Rauf Dentash (ancien président de la RTCN) et décrocher le drapeau de la Turquie. Cet incident filmé par les caméras de surveillance a engendré une vague de réactions diverses, oscillant entre indignation, fierté et désir de revanche4,5. Cet acte isolé, montre la défiance qui persiste et le symbolisme du décroché de drapeau dans les dits « territoires occupés » menant à l’incident diplomatique6, devant être étouffé7 et pris en charge par des associations et comités essayant d’instaurer une culture de paix dans le pays8.
- 9 ELAM : Front populaire national (en grec : Ethniko Laiko Metopo)
- 10 Jean Christou, “Turkey slams silence over burning of ‘TRNC’ flag, Elam calls condemnation a ‘badge (...)
17Le symbolisme du drapeau tient une place prépondérante dans les études de sciences politiques. L’ethnologue Dominique Zahan explique ainsi que le drapeau est un symbole social « destiné à la communication » [Zahan 1993, p. 2]. Comment appréhender la sémiotique des actes de vandalisme sur le drapeau de « l’ennemi » dans des sociétés divisées et leurs visées communicatives ? Nous pouvons illustrer la violence allégorique et les tensions politiques ravivées lors de ces manifestations de haine isolées, mais qui agglomérées, forment un agrégat de discordes sociétales vivaces. Cela fut le cas lorsque le drapeau de la RTCN a été incendié par des sympathisants du parti politique ELAM9 et sa mise à feu diffusée sur les réseaux sociaux, afin de véhiculer leur aversion « de l’occupant » au-delà des frontières physiques.10
18Le cas spécifique des drapeaux peints sur les flancs du mont Pentadaktylos/Besparmak, faisant face à la capitale côté Sud, explicite la problématique de la symbolique des drapeaux dans l’espace public chypriote. Sur cette chaine montagneuse sont peint le drapeau turc et celui de la RTCN illuminé la nuit, avec la citation d’Atatürk « “Ne mutlu Türküm diyene !” » (« heureux celui qui peut se dire turc »). Ce duo d’immenses drapeaux est aussi appelé « drapeau de la honte » par la population et les médias du Sud comme le décrit Stella Theocarous [Theocarous 2017]. Ces bannières gigantesques peuvent fonctionner comme des émissaires identitaires, provocant le Sud de l’île, affirmant que le Nord de l’île appartient à la RTCN mais aussi à la Turquie. La question de la pléthore de drapeaux sur cette île exigüe alimente les tensions identitaires et mémorielles. Michel Pastoureau énonce qu’« un drapeau n’est jamais neutre, un drapeau n’est jamais muet » [Pastoureau 1993, p. 108]. Le propos semble illustrer la réalité de l’espace public chypriote grâce aux exemples mis en avant. Les symboles d’antagonismes présents dans le territoire insulaire semblent avoir une importance capitale dans les espaces politiques et sociaux de Chypre, comme en témoigne une autre parabole du Problème Chypriote, la Ligne Verte.
19Les bâtiments de la Ligne Verte font office de frontière physique pérenne et sont utilisés de différentes façons dans les deux entités de l’île. Les travaux d’Anna Casaglia explicitent les différences de matérialisation de la frontière (figures 4 & 5) mais aussi comment cet édifice est mis en scène et ce qu’il évoque mémoriellement. L’auteure met en lumière les différences de concrétisation de la frontière : au Sud, on retrouve des sacs de sable, des barbelés, rien de « solide », ce qui peut signifier que la partie Sud n’accepte pas la partition et ne matérialise pas la frontière de la même façon que dans le Nord où on retrouve des murs de béton construits après 1974 pour concrétiser la frontière et l’existence d’un pays « indépendant » [Casaglia 2010, p. 72]. Le cloisonnement contraint par la Ligne Verte permet donc deux expressions mémorielles de l’histoire conflictuelle dans cette société divisée. Si on se réfère aux analyses de Casaglia, le côté Sud ne semble pas entériner dans le « dur » la séparation murale, puisque les éléments de division sont facilement modulables et effaçables (les barbelés, les sacs de sable, les barils sont des ostensifs de guerre mais ils marquent le caractère délébile de la fermeture : on peut les déplacer plus aisément, voire les enlever sans que de gros efforts ne soient déployés). On pourrait ajouter qu’on peut y voir « à travers » : il est plus aisé d’apercevoir « l’autre côté » dans les interstices des barbelés ou au-dessus des sacs et des barils. Il nous semble donc qu’il y ait cette possibilité d’ouverture, comme si cette armature n’avait pas vocation à s’ancrer dans le sol.
Figure 4 - Matérialisation de la ligne verte au Sud de Nicosie
Source : Photo Marie Pouillès Garonzi
Figure 5 - Matérialisation de la Ligne Verte au Nord de Nicosie
Source : Photo Marie Pouillès Garonzi 2018
20Dans le Nord au contraire, Casaglia met en avant les grands murs souvent hors d’atteinte, beaucoup plus impressionnants et édifiants que du côté Sud. L’auteure met en perspective cette idée de cloisonnement total, d’une frontière imperméable, inscrite dans le sol et la durée. On ne voit pas à travers, ni par-dessus : on souhaite ici entériner la division physique par ce bâti. Il marque la séparation formelle entre ces deux entités. On retrouve presque systématiquement des panneaux militaires anxiogènes qui invitent à rester loin du mur et qui interdisent les photographies, ce qui ne permet que très peu de tentatives de transgression pour voir au-dessus de cette cloison. Matthieu Petithomme revient notamment sur la militarisation du territoire septentrional : « la militarisation de l’espace n’est pas seulement une réalité physique tangible, elle affecte aussi les représentations et le ressenti des Chypriotes turcs. » [Petithomme 2020a, p. 140].
21L’auteur fait également référence à un élément qui fait écho au « musée à ciel ouvert » défini par un de nos interviewés : « Yael Navaro-Yashin évoque ainsi les « sentiments de suffocation » ressentis par les Chypriotes turcs, qui se traduisent par un certain nombre d’expressions populaires et de métaphores synthétisant leurs expériences quotidiennes de la militarisation et du confinement : ils disent ainsi souvent vivre dans « une prison à ciel ouvert » (açik hava hapishanesi) » [ibid. p. 144].
22Au-delà des murs qui séparent les communautés encore aujourd’hui, il faut rappeler que cette frontière hermétique s’est entrouverte, depuis 2003 seulement, permettant le passage transfrontalier d’un côté à l’autre. Mais ces points de passage sont limités (seulement neuf à ce jour). Les checkpoints sont des matérialisations physiques du passage d’une entité à l’autre, par les postes douaniers, les formalités, les langues inscrites et les drapeaux présents. C’est une marque physique d’un conflit gelé qui rappelle en permanence que l’on se trouve dans une contrée ni réellement en paix, ni vraiment en guerre, un entre deux suffocant qui empêche une véritable libre circulation des personnes et des biens sur ce territoire. Après avoir cartographié et illustré les traces mémorielles conflictuelles dans l’espace public « ouvert », nous pouvons à présent réduire notre focale pour nous intéresser aux éléments présents dans l’espace public « clos » dans le Sud du pays, puis le Nord, et enfin mettre en avant les initiatives de dépassement des clivages mémoriels.
23L’analyse de plusieurs musées consacrés à l’histoire conflictuelle du pays permet d’examiner les messages délivrés aux visiteurs, qu’ils soient « locaux » ou « étrangers ». On commémore, comme dans l’espace public, l’histoire conflictuelle de l’île. Quels sont les discours et les narrations qui émanent de ces espaces publics clos ? Le musée de la Lutte dans la vieille ville de Nicosie Sud, à deux pas de l’archevêché, délivre un récit unilatéral sur la guerre d’indépendance contre le Royaume-Uni. On retrouve peu de textes explicatifs, mais beaucoup de photographies, d’objets appartenant à des soldats ou figures symboliques de la lutte (figure 6). Yiannis Papadakis explique que deux ennemis sont clairement identifiés dans ce musée : tout d’abord les Britanniques, mais aussi subsidiairement les Turcs [Papadakis 1994]. L’auteur décrit des encarts « vandalisme Anglo-turc et vandalisme turc / actions turques » accompagnés de photos qui sont accrochés aux murs. Lors de notre visite en octobre 2018, deux encarts sont mis côte à côte : celui du vandalisme britannique et du vandalisme turc pour bien établir le parallèle entre les deux opposants au combat indépendantiste. Papadakis explique également que les Turcs sont représentés comme des collaborateurs [p.405,406]. Ce musée semble identifier et surtout inscrire dans les murs les ennemis battus lors de la guerre d’indépendance tout en illustrant en filigrane les adversaires actuels. Les héros-martyrs sont mis en exergue dans cet établissement ressemblant plus à un patchwork de photographies d’époque qu’à un musée à visée historique avec un fondement scientifique et nuancé.
Figure 6 – Une des salles du musée de la Lutte à Nicosie Sud, constituée d’une sculpture grandeur nature, de photographies et d’objets appartenant aux soldats indépendantistes
Source : Photo Marie Pouillès Garonzi 2018
24C’est le cas également du musée de la prison de Nicosie (au Sud toujours) qui accueille le visiteur avec des statues en hommage au combat pour l’indépendance et aux victimes des évènements de 1974. Dès l’ouverture de la barrière de sécurité, le visiteur peut apercevoir ces deux statues de part et d’autre de la voie qui mène aux bâtiments administratifs et au petit local-musée, rempli de livres, drapeaux et portraits de figures illustres du conflit, tenu par d’anciens combattants. En face de ce petit baraquement se trouve le cimetière dédié à plusieurs soldats pendus dans les locaux lors du conflit indépendantiste. Le spectateur peut observer la potence et les anciennes cellules tout en entendant les voix des prisonniers actuels résonner. Là encore, très peu de texte, mais beaucoup d’éléments visuels chargés en émotion plutôt qu’en matériel scientifique ou pédagogique. Ces exemples de musées dans le Sud retraçant l’histoire conflictuelle de l’île se réitèrent dans la partie Nord du pays avec les mêmes procédés iconographiques et idéologiques.
- 11 EOKA: « Organisation nationale des combattants chypriotes » pro-rattachement à la Grèce (Enosis). E (...)
25Le musée de la Barbarie quant à lui se trouve dans le centre-ville de Nicosie Nord, à l’intérieur d’une maison et relate l’assassinat d’une famille chypriote turque par la milice chypriote grecque EOKA11 pendant les évènements violents de décembre 1963. Le visiteur retrouve également de nombreuses photographies dans des salles dédiées aux hommes mutilés, aux réfugiés, aux destructions de quartiers et de villages, comme dans le musée de la Lutte dans le Sud, et encore une fois très peu de texte à part des coupures de presse et des encarts victimistes (figure 7).
Figure 7 – Exposition des biens des défunts dans le décor sanguinolant du musée de la Barbarie à Nicosie Nord.
Source : Photo Marie Pouillès Garonzi 2018
26Une stèle dédiée aux victimes trône dans le jardin de la maison, espace de recueillement en souvenir des défunts. L’image du Grec comme tortionnaire et ennemi est clairement mise en lumière dans chaque pièce de cet espace intime, maisonnée de centre-ville, transformée en espace public clos. Ce musée qui s’apparente à une maison hantée (car il est possible de visualiser les lieux du crime restés intacts selon les dires des encarts explicatifs) tente de retracer le calvaire enduré par les Chypriotes turcs pendant les années 1960 en assénant la faute sur les Chypriotes grecs et les Grecs pour les maux vécus par la communauté.
- 12 TMT : « Organisation turque de résistance » pro-séparation (Taksim). En turc : Türk Mukavemet Teski (...)
- 13 Sener Levent, “We still not find out who committed the “crime of the bathroom”, Cypriot Puzzle, 01/ (...)
27Derrière le vernis de blâme perpétuel, des recherches ont mis en évidence le caractère confus de ce musée et de l’histoire qui s’y raccroche. Des chercheurs et journalistes apportent d’autres arguments. La famille assassinée l’aurait été avec la complicité de la milice chypriote turque (la TMT12) et non pas par l’EOKA pour attiser le désir de vengeance de la communauté.13 Devant le manque de rigueur scientifique, on peut apparenter ces musées à des objets de propagande plutôt qu’à des lieux de savoir.
28Comme l’énonce Anne Gaugue, « silences et falsifications historiques permettent de gommer tout ce qui pourrait aller à l’encontre de l’objectif unitaire. (…) les événements historiques exposés sont sélectionnés en fonction des enjeux du présent » [Gaugue 2007, p. 70]. Et les enjeux du présent se réunissent ici autour d’une vision victimaire, partiale et sectaire du passé. Nous reprenons les mots d’Olivier Lazzarotti pour dire que « l’identité (…) n’est pas une notion éternelle, immuable ou donnée, mais l’une des manières que se donnent les sociétés contemporaines (…) de se dire et, plus ou moins explicitement, de dire les autres » [Lazzarotti 2011, p. 6]. En effet, sur le terrain chypriote, on représente une certaine vision identitaire de sa communauté, mais aussi de « l’ennemi », par ces monuments, ces objets et ces musées dans l’espace public et les discours qui leur sont associés. C’est toutefois dans d’autres espaces qu’une lecture différente de l’histoire conflictuelle peut advenir.
29Quelques musées d’art permettent parfois de supplanter cette vision dichotomique du passé en proposant aux visiteurs une lecture plus nuancée sur les mémoires et identités des insulaires. C’est le cas par exemple de la galerie Leventis et la fondation Severis (CVAR), toutes deux à Nicosie Sud, où sont exposées des œuvres chypriotes mettant en scène les évènements conflictuels certes, mais aussi des tableaux représentant la vie partagée des communautés avant les heurts séparatistes. Ces quelques exemples permettent une meilleure lisibilité de l’histoire, avec plus de profondeur et de pondération.
30En outre, il existe des « contre-mémoires » qui émergent dans les discours et la matérialité.
31Nico Carpentier fait par exemple référence à la mise en valeur de statues d’Ihsan Ali à Paphos et de Kavazoglu & Misiaoulis à Athienou (dans le Sud du pays). Elles sont accompagnées de texte en grec et turc : « pionnier de la coexistence pacifique » pour la première et de « martyrs héroïques de l’amitié gréco-turque » pour la seconde [Carpentier 2018, p. 47]. Pour l’auteur, « les statues de Paphos et d’Athienou disloquent le discours hégémonique car elles introduisent des représentations de Chypriotes turcs dans la communauté chypriote grecque et son territoire ». Cependant, ces monuments « n’occupent pas une position centrale dans le paysage » et ont subi des profanations ce qui « sape la signification contre-hégémonique » [ibid, p. 48]. Les exemples mis en évidence par Carpentier montrent une nouvelle prospective commémorative mise en place pour exposer les figures fédératrices, même si elles sont ultra-minoritaires à ce jour et peu mises en avant, sans compter les cas de dégradations qui limitent également la portée du message et de la mémoire que ces statues invoquent. Pour l’auteur : « le temps est venu d’intensifier cette réarticulation, en se basant sur deux stratégies principales : la recontextualisation des mémoriaux existants, (…) et deuxièmement, le développement de nouveaux mémoriaux, qui, entre autres, célèbrent les héros de la paix. » [ibid. p. 49]
32Les discours et les mentalités face aux mémoriaux et commémorations en place se montrent critiques. Matthieu Petithomme évoque ainsi comment la population chypriote turque délaisse de plus en plus les commémorations et les parades militaires dans le Nord de l’île [Petithomme 2015, 2020a]. Alexandre Lapierre fait également référence à des « minorités agissantes » [Lapierre 2020, p. 119] : associations issues de la société civile comme celles d’enseignants chypriotes qui s’interrogent ainsi sur la question des monuments : « quel rôle attribuer aux monuments historiques ? Faut-il les restaurer ou les détruire ? Sont-ils « historiques » pour tout le monde ? » [ibid, p. 116]. Cette société civile qui entreprend des travaux critiques dans le cadre de la résolution des conflits, est aussi citée par Gilles Bertrand qui y voit l’espoir d’une réunification et réconciliation de l’île à long terme, à l’heure où les négociations au sommet échouent perpétuellement [Bertrand 2020, p. 204].
33Un autre attrait phare de Chypre réside également dans son offre de thanatourisme. Bien que le patrimoine hérité des troubles du XXème siècle soit un élément mémoriel et identitaire douloureux très présent encore aujourd’hui, il est utilisé à des fins lucratives par plusieurs acteurs. Diverses attractions touristiques visant à explorer « la face cachée de l’île d’Aphrodite » : excursions pour visiter la Ligne Verte ou encore la ville fantôme de Varosha/Maras près de Famagouste sont ainsi proposées dans différentes formules. Certains chercheurs actent cependant l’apport socio-politique du tourisme macabre. Dans son article « Le tourisme noir : l’étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde », Taïka Baillargeon explicite la pensée de Debbie Lisle : « quant à Lisle, qui s’oppose farouchement à la critique morale de cette pratique, elle affirme que le tourisme noir peut participer à créer un pont entre ennemis. Dans un chapitre sur l’île de Chypre, la chercheure raconte que certains touristes intéressés par l’histoire de la guerre civile de Chypre ont poussé les institutions touristiques à réévaluer leur passé de façon critique. En voyageant d’un côté à l’autre de cette île divisée, les touristes ont également participé à tisser des liens entre les deux parties de l’île. » [Baillargeon 2016, p. 9]. Il serait intéressant de quantifier ces résultats à l’aune d’une nouvelle décennie d’ouverture de la Ligne Verte.
34Au terme de cet article nous avons voulu mettre en avant les premiers éléments d’enquêtes qui permettent de spatialiser les traces mémorielles conflictuelles à Chypre dans différents espaces politiques et sociaux. L’espace public, ouvert ou clos appartient à tous, mais se trouve pris en otage par le passé et ses traces matérielles comme les monuments, les édifices de la Ligne Verte et tous les autres objets mémoriels omniprésents. Il l’est aussi idéologiquement grâce à la profusion d’ostensifs qui enracinent dans le sol du territoire des marques de l’Histoire douloureuse. Dans un article de 2008, Gabriel Koureas fait l’examen des musées de la Lutte et de la Barbarie [Koureas 2008, pp. 315-316]. À la lecture de celui-ci, nous notons la similarité des expériences vécues par Papadakis en 1994, Koureas en 2008 et nous-mêmes en 2018. La formation et l’inertie de ce patrimoine conflictuel restent actuellement une problématique « socialement vive » au sens où l’entend Chevallard à Chypre [Chevallard 1988]. Finalement, comme le dit Olivier Lazzarotti : « la question patrimoniale, au sens strict du terme, n’est que l’une des manifestations, l’une des modalités d’une thématique englobante, les mémoires » [Lazzarotti 2017, p. 12]. Ces mémoires patrimoniales, fabriquées politiquement et socialement prennent racines dans un certain « cadre social », et nous citons à nouveau Olivier Lazzarotti pour préciser que : « travailler sur la question des mémoires, c’est d’abord reconnaître qu’il n’y a pas de mémoire en soi, mais que toute mémoire est associée à un « cadre social » (Halbwachs, 1994), quitte à ce que celui-ci prenne la forme d’une localité, mieux, d’une localisation. » [ibid, p. 27] . La localisation des mémoires conflictuelles dans l’espace public semble être un prisme d’analyse opportun concernant l’étude de la question chypriote.
- 14 En faisant référence aux travaux de Pierre Nora (1996) General Introduction, Between history and me (...)
- 15 La situation actuelle définit ici le statu quo de la Question Chypriote
35Pour Marie-Claire Lavabre « tout est « mémoire », c’est-à-dire « présent du passé » » [Lavabre 2000, p. 48]. C’est notamment l’articulation de ce « présent du passé » dans l’espace insulaire chypriote qui a motivé notre réflexion dans cet article. De plus, les travaux de Papadakis sur Nicosie, qui situe la capitale divisée « inconfortablement entre lieux de mémoire et milieux de mémoire14 puisque de nombreuses personnes ont une mémoire vivante des événements (historiques) récents qui ont conduit à la situation actuelle15 » [Papadakis 1998, p. 321], peuvent, à notre sens, se vérifier à l’échelle nationale. La ville semble cristalliser cette problématique du territoire divisé, empreint de traces des mémoires conflictuelles contestées. Même si Petithomme rappelle les limites des avancées sociétales sur l’île concernant la Question Chypriote : « malgré la paix en pratique au quotidien sur l’île, on voit bien comment l’absence de résolution politique du conflit chypriote impacte encore directement ou indirectement de nombreux enjeux. » [Petithomme 2020b, p. 24], Joëlle Dalègre soutient quant à elle qu’« au‑delà de l’image d’un « conflit gelé », de nombreuses évolutions éminemment positives ont eu lieu au cours des dernières décennies » à Chypre [Dalègre 2020]. Nous souhaitons ainsi conclure cet article en fondant l’hypothèse du développement d’une pensée critique émise par la société civile concernant la matérialisation des traces du conflit dans le territoire insulaire. Puisse-t-elle être (ré)examinée par les Chypriotes, et soumise à l’étude dans de prochaines enquêtes par les chercheurs.