- 1 Nous avons pris ces notes sur un panneau d’exposition dans la Maison des Esclaves de Gorée, avril 2 (...)
- 2 Nous avons pris ces statistiques dans les archives de la commune de Gorée, mars 2017.
1Située à 3,5 kilomètres au large de Dakar et vingt minutes par la chaloupe, Gorée rappelle l’histoire douloureuse de la traite négrière transatlantique qui aura duré trois cent ans, pendant lesquels 12 à 15 millions1 de personnes ont été extirpées de leurs familles, leurs terres, et soumises à des conditions de vie et de traversée inhumaines. Elle s’étend sur 900 mètres de long du Nord au Sud et 300 mètres de large de l’Est à l’Ouest, avec une population estimée à 1680 habitants2 en 2015.
Figure 1 – La carte de Gorée
Source : http://senegaldates.com/lieux-historique/ile-de-goree, consulté le 5 mai 2018
2Cette île fut un espace géostratégique de succession entre Portugais, Hollandais, Français et Anglais depuis sa découverte par les Portugais au XVème siècle jusqu’en 1960, année de l’indépendance du Sénégal [Sinou 1993]. En effet, Gorée est pour la conscience universelle le symbole de l’esclavage, avec ses stigmates qui redessinent temporairement l’histoire des peuples africains dans le monde. Elle est devenue à la fois un haut mémoriel et touristique, où convergent une élite de personnalités mondialement connues et de nombreux touristes en quête de partage et d’expériences. Inscrite sur la Liste du patrimoine mondial de l’humanité depuis 1978, Gorée révèle une géostratégie plus ou moins ostentatoire ou voilée dans le processus de patrimonialisation de ses mémoires plurielles.
3Depuis les travaux de Pierre Nora sur les lieux de mémoire, le concept de mémoire s’est démocratisé dans l’espace public modifiant quelque peu les relations entretenues avec le passé. La mémoire, qu’elle soit collective ou individuelle [Halbwachs 1950] est devenue un enjeu contemporain majeur. Elle a émergé dans le domaine touristique grâce à la notion de « tourisme de mémoire » qui s’est imposée dans le champ institutionnel et scientifique au cours des années 1990 [Hertzog 2017]. En effet, le tourisme est un « producteur de patrimoines » pour reprendre l’expression d’Olivier Lazzarotti [Lazzarotti 2011]. Il joue un rôle crucial dans la patrimonialisation de ces mémoires, en donnant un sens et une valeur à l’héritage, l’objet, l’élément ou l’espace patrimonialisé [Veschambre 2007]. Selon Jean Davallon, « la patrimonialisation est le processus par lequel un collectif reconnaît le statut de patrimoine à des objets matériels ou immatériels, de sorte que ce collectif se trouve devenir l’héritier de ceux qui les ont produits et qu’à ce titre, il a l’obligation de les garder afin de les transmettre. » [Davallon 2014]. Ce mécanisme évoqué par l’auteur, engendre des formes de mise en valeur économique, sociale et culturelle du patrimoine reconnu comme bien collectif par les populations locales.
4Au Sénégal, notamment à Gorée, la patrimonialisation et la mise en tourisme des traumatismes de l’esclavage constituent un renouveau pour ce lieu symbolique, où les habitants sont souvent marginalisés dans les projets de développement local. Elles permettent d’analyser les rapports de force existant sur leurs héritages à travers les jeux d’acteurs. À ce titre, l’article cherche à examiner les politiques mémorielles dans un contexte où elles provoquent souvent des polémiques. Il s’interroge également sur les revendications identitaires qui peuvent s’ensuivre et le développement du tourisme mémoriel et identitaire. Ce travail s’inscrit dans le cadre de notre thèse de doctorat portant sur les interactions entre tourisme et patrimoine à l’île de Gorée. Il se construit autour de trois hypothèses. La première repose sur la patrimonialisation (par des acteurs nationaux et des institutions internationales) qui correspond à une nouvelle forme de légitimation et d’appropriation des richesses patrimoniales. La deuxième s’appuie sur l’approche mémorielle selon laquelle Gorée peut être appréhendée comme un lieu de mémoire parmi tant d’autres. La troisième suppose que le tourisme est une nouvelle forme d’exploitation des ressources locales, permettant de créer des emplois, des émotions et des expériences.
- 3 Lettre d’André Villard au gouverneur général de l’AOF, le 21 octobre 1937, Archives IFAN-C2/1, Daka (...)
- 4 Arrêté du 15 novembre 1944 relatif à l’inscription de Gorée toute entière sur la liste des monument (...)
5Depuis l’abolition de l’esclavage, la fin de la colonisation et l’indépendance du Sénégal, le patrimoine de Gorée a fait l’objet d’un intérêt majeur à cause des enjeux qui y sont rattachés. Il a mobilisé l’ancien colonisateur (la France), l’État du Sénégal, l’Unesco et la Banque Mondiale dans de nombreux projets de protection du patrimoine et d’aménagement touristique. Ainsi, Gorée a bénéficié d’importants dispositifs juridiques comme, par exemple la loi du 31 décembre 1913, portant sur le classement et la protection des monuments historiques, appliquée dans les colonies françaises. Cette législation fut consolidée par le décret du 25 août 1937, relatif à la protection des monuments naturels et des sites de caractère historique, légendaire ou pittoresque des colonies, pays de protectorats et territoires sous mandat relevant du ministère des colonies [Bocoum & Toulier 2013]. Dès 1937, André Villard, bibliothécaire et archiviste au gouverneur général de l’Afrique Occidentale Française (AOF), propose le classement de Gorée. Dans cette suggestion, les bases militaires et certains bâtiments historiques ne sont pas inclus, parce qu’ils étaient occupés par l’armée française. De plus, l’aménagement des espaces tels que « le jardin, la maison dite des Esclaves, l’église, la maison Boufflers, la maison des Donjons, le quartier de la pointe Nord et la rue Bambara3 » sont également exclus en raison de leur statut de propriété privée. Sa proposition est adoptée par l’arrêté du 15 novembre 19444 et le classement est étendu sur l’ensemble de l’île de Gorée.
6En déficit de logements et soucieuses d’effacer rapidement les traces des affrontements avec leurs ennemis britanniques et hollandais, les autorités coloniales de la marine française lancent la première campagne de restauration et de réhabilitation des bâtiments historiques de Gorée entre 1940 et 1952. Dans une lettre adressée au gouverneur général de Dakar en 1942, Théodore Monod, directeur de l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN), préconise également la sauvegarde de Gorée qui était entièrement détruite par les bombardements de 1940, comme en témoignent ses propos : « On ne saurait en effet envisager de gaieté de cœur la destruction, ou même une mutilation trop poussée d’un ensemble légué par le passé et dont il est notre devoir de conserver au moins les parties les plus typiques ou les plus curieuses, pour l’instruction ou le déduit de nos successeurs qui nous en voudront, à juste titre, si nous ne leur abandonnons qu’une île de Gorée dépouillée de ce qui fait son cachet et définitivement ‘‘banalisée’’« [cité dans Camara & de Benoist 2003]. À cet effet, à l’occasion de la commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage en 1948, Raymond Mauny, historien et collaborateur de Théodore Monod, plaide aussi en faveur de la construction d’un musée de l’esclavage à Gorée. Il soutient la mise en valeur de l’un des bâtiments dans lesquels des esclaves étaient séquestrés et enchaînés.
- 5 Source : Le Soleil, 7 et 8 octobre 1978, cité par Hamady Bocoum et Bernard Toulier [2013].
7Dans cette politique mémorielle, l’État du Sénégal sous l’ère de son premier président, Léopold Sédar Senghor, entreprend une opération de valorisation et de promotion des mémoires de l’esclavage à Gorée. L’objectif de cette mission était de façonner celle-ci en un carrefour des cultures, un lieu de mémoire et d’échanges interculturels ainsi qu’un haut lieu touristique. Cette prise de conscience collective a permis de « fabriquer » la Maison des Esclaves de Gorée comme espace patrimonialisé, avec la nomination de Boubacar Joseph N’diaye comme conservateur en 1962. Ce dernier fait partie du corps des tirailleurs sénégalais ayant participé à la fois à la deuxième guerre mondiale et à la guerre d’Indochine, sous les couleurs du drapeau français. À son retour au Sénégal après ces guerres, il s’engage dans la lutte anticoloniale et œuvre dans une bataille de dénonciation des pratiques esclavagistes, comme en attestent ses paroles : « Je suis revenu des guerres européennes et indochinoises profondément marqué par les choses que j’avais vues là-bas. Je suis devenu un nationaliste… Un nationaliste engagé… »5. Son engagement et la vigueur de ses discours ont largement contribué à la fabrication des mémoires douloureuses de l’esclavage, avec une mise en scène alliant paroles, gestes et démonstrations à l’aide des chaînes en fer reconstituées avec lesquelles les esclaves étaient attachés [Bocoum & Toulier 2013]. Boubacar Joseph N’diaye faisait (re)vivre l’expérience d’une communauté africaine malmenée à une période particulièrement sauvage pendant laquelle les droits humains n’étaient pas reconnus à l’échelle mondiale.
8La patrimonialisation des mémoires de l’esclavage se déploie dans l’espace artistique et l’univers touristique, avec l’organisation du premier Festival Mondial des Arts Nègres à Dakar en 1966, dont Gorée fut choisie comme lieu d’inauguration. Le choix porté sur celle-ci permet de la positionner au cœur des lieux de mémoire et des destinations du tourisme mémoriel et culturel. Plusieurs bâtiments (Maison des Esclaves, Musée Historique, Musée de la Mer, Université des Mutants) ont été restaurés pour accueillir les festivaliers. Des personnalités du monde politique, culturel et artistique, notamment André Malraux, Jean-Prince Mars et Aimé Césaire furent présents à cet événement. Ce dernier engendre une dynamique de reconnaissance, de légitimation et d’appropriation des ressources patrimoniales à l’échelle africaine et internationale. Depuis lors, Gorée représente un des lieux de convergence d’une élite de touristes cosmopolites. Des agences de voyages et des tours opérateurs américains y organisent des « Black History Tours », permettant aux touristes afro-américains de partager l’expérience tragique de leurs ancêtres. Cette initiative consiste à alimenter le processus de patrimonialisation et de touristification des mémoires de l’esclavage perçues comme artefacts et substances du patrimoine mondial.
9Les mémoires occupent une place centrale dans les politiques de développement local, mais leur mise en valeur touristique entraîne souvent des revendications identitaires et territoriales [Hoffmann 2001]. À cet égard, Élodie Salin souligne que : « Dans les pays du Sud, les enjeux identitaires inhérents à la notion de patrimoine mettent aussi en avant les revendications des communautés indigènes. Celles-ci, au-delà du risque réel d’être marginalisées et spoliées de leur territoire, voire de leur identité, sont également au cœur de processus d’appropriation. » [Salin 2007]. Au Sénégal, ce phénomène est omniprésent et crée des tensions entre sociétés locales et populations étrangères, souvent mises en cause par la valorisation de ressources locales. Dans le cas des mémoires de l’esclavage, Gorée se situe au cœur des débats qui alimentent le champ politique. Elle est appréhendée à la fois comme lieu symbolique et géopolitique pour se faire entendre et exprimer ses doléances dans cette lutte contre l’exploitation humaine.
10C’est cependant, avec l’abolition de la traite négrière que des voix se sont levées partout dans le monde pour dénoncer cet acte inhumain [Chivallon 2005]. Ces dénonciations ont favorisé la mise en place de stratégies mémorielles au service de la reconfiguration des idéaux de réconciliation, de pardon et de paix. Ainsi, on assiste à la création de mouvements mémoriels à travers le monde. Parmi ces initiatives, figurent l’Association des Descendants d’Esclaves, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage et l’Association Mémoire de l’Outre-Mer. Leur hétérogénéité permet de défendre les causes légitimes des victimes de l’esclavage et de réclamer leur hommage public. Elle se déploie vers une dimension institutionnelle que Johann Michel appelle « la mémoire publique officielle » [Michel 2010]. Ces organisations ont non seulement pour objectif de rassembler un groupe d’individus et de commémorer des souvenirs, mais aussi d’exiger la reconnaissance publique des crimes. Cette légitimation se traduit parfois par des actes concrets pouvant faire l’objet d’intégration de l’esclavage dans les programmes scolaires, de rituels commémoratifs, de création de musées et d’événements artistiques.
11Par ailleurs, Renaud Hourcade explique que : « Dans le cas de l’esclavage, […], la mobilisation mémorielle est possible parce qu’elle repose sur un cadre d’expérience et de pensée sujet à un travail collectif d’interprétation : d’une part, l’expérience du mépris, dans le présent, sous la forme du racisme, d’autre part, l’idée que ce racisme est une conséquence directe des constructions identitaires issues de l’esclavage. Du fait d’être assignés à une identité raciale dévalorisée, les militants mémoriels sont amenés à percevoir comme des victimes contemporaines du passé. »6 [Hourcade 2013]. Ces perceptions soulèvent des altérités dans les lieux de mémoires, surtout à Gorée pendant les commémorations et les festivités comme, par exemple la visite des autorités publiques, la fête de l’indépendance du Sénégal (4 avril) et les festivals. La patrimonialisation des mémoires collectives est un exemple particulièrement intéressant à saisir dans le cadre de l’émergence des fronts populaires contemporains et des revendications identitaires. Elle obéit à l’exigence de la réparation, de la création des territoires et de la reconstruction de l’histoire des peuples et des identités, mais aussi à la montée en puissance de la haine et du racisme. En effet, comme le stipule la géographe Christine Chivallon, la mémoire « est le lieu par excellence où se densifient les symboles de la représentation communautaire et par conséquence celui depuis lequel il est possible de contrôler la destinée collective. Elle se révèle alors éminemment politique. » [Chivallon 2005]. Cette politisation engendre son instrumentalisation, s’inscrivant dans le sillage médiatique qui constitue une face paradoxalement figée dans une sorte de présent absolu et éphémère, radicalement opposé à la pérennité et à l’enracinement dans l’histoire et le passé.
12Le 9 mai 2018, l’inauguration de la nouvelle « Place de l’Europe » à Gorée par les autorités sénégalaises et l’ambassadeur de l’Union Européenne au Sénégal a provoqué de nombreuses réactions indignées et virulentes. Beaucoup de mouvements de la société civile, d’activistes et de panafricains se sont opposés à cette cérémonie solennelle. Pour ces antagonistes, une place dédiée à l’Europe n’a pas sa raison d’être sur cette île, vue le manque de reconnaissance des mémoires de la traite négrière transatlantique par les pays occidentaux concernés. Leurs mécontentements s’appuient également sur les catastrophes humaines commises par les Européens en Afrique, mais aussi sur le fait que, seule la France a reconnu la traite et l’esclavage comme crime contre l’Humanité depuis 2001 [Vergès 2001]. Sur la presse sénégalaise et les réseaux sociaux, les dénonciations et les critiques se sont multipliées : « Montrez-nous la place d’Hitler en France ! ; cette place c’est comme tatouer l’effigie de son violeur sur son corps »7 . De même, l’économiste sénégalais, Felwine Sarr confie sur sa page Facebook : « À ce double titre, je le répète cette Europe-là ne peut y être célébrée. Elle y fut prédatrice et négatrice de notre humanité. Il n’est pas possible d’être dans une telle haine de soi et de viol de sa propre mémoire. »8 À cet effet, les mémoires de l’esclavage peuvent devenir des enjeux de conflits d’intérêts ou de légitimation territoriale. Elles résultent de « l’évidence mémorielle », se déclinant dans les discours politiques contemporains sous forme d’accusation, d’exigence et d’imploration [Poulot 2006]. Ces mémoires s’inscrivent à l’horizon des différents événements du passé, engagent dans le présent des pratiques mémorielles et se projettent dans des projets de construction de l’avenir des sociétés. Elles traduisent leur entrée en jeu dans le système éducatif sénégalais, les productions artistiques et le monde social, lesquels construisent les registres, les représentations sociales, les imaginaires touristiques et les identités culturelles.
13Gorée, « mémoire collective » et « lieu de mémoire », sont devenus des vocabulaires et des expressions patrimoniales couramment utilisés dans le champ scientifique et la société civile pour symboliser l’île à travers ses mémoires de l’esclavage. La notion de mémoire, définie dans sa dimension collective [Halbwachs 1950], renvoie à la question du principe de cohésion sociale, des représentations mémorielles et des pensées liées à une expérience commune ou individuelle. Elle s’affilie dans une approche temporelle qui ne se réduit pas uniquement à des souvenirs dramatiques, ni à la définition d’artefacts en rapport avec des phénomènes anciens. Elle intègre aussi la dimension positive (commémorations d’un artiste ou d’une personnalité politique) et la relation entre histoire et mémoire. De surcroît, ce concept est appréhendé comme identité et trace du passé dans le présent qui doivent être sauvegardées et transmises aux nouvelles et futures générations pour échapper à l’oubli [Lavabre 2016].
14Dans ses travaux sur la mémoire collective, Maurice Halbwachs s’appuie sur les fondements du souvenir et de l’amnistie pour analyser les facultés mentales qu’un individu ou une communauté peut avoir de son historicité. L’auteur fait deux lectures sur la notion de mémoire. La première renvoie à l’idée que l’individu isolé, c’est-à-dire la mémoire individuelle, est fortement influencé par les cadres sociaux de la mémoire dans lesquels il s’insère. La deuxième prend un sens plus radicalement commun et fait référence à la mémoire du groupe dans son rapport avec le passé. Au regard de la théorie d’Halbwachs, la mémoire collective révèle les représentations sociales qu’un groupe d’individus ou une communauté partage de son histoire à l’échelle spatiale et temporelle.
15Le concept de « lieux de mémoire » de Pierre Nora [Nora 1984, 1992], repris par de nombreux auteurs [Garcia 2000, Ricœur 2000] se situe dans l’analyse de « la spatialité des mémoires » [Chevalier & Hertzog 2018]. Il met en évidence la place de la mémoire dans les émotions, les expériences et les imaginaires sociaux, et dans la construction des identités territoriales d’une nation ou d’un peuple. Selon Pierre Nora, « un lieu de mémoire dans tous les sens du mot va de l’objet le plus matériel et concret, éventuellement géographiquement situé, à l’objet le plus abstrait et intellectuellement construit. » [Nora 1984]. Cet espace devient un marqueur spatial et identitaire lorsqu’il sert de repère, par exemple avec l’apposition de plaques commémoratives et la construction de mémorial, et quand un groupe d’individus le réinvestit de ses épreuves et de ses sentiments. Il constitue le « géosymbole » [Bonnemaison 1997], c’est-à-dire l’empreinte locale d’une histoire chargée de sens, de valeur et de mémoire. Dans les sites de transit et de déportation d’esclaves durant la traite négrière transatlantique, les lieux de mémoire semblent devenir des objets géopolitiques, permettant de comprendre les ancrages géographiques des mémoires douloureuses de l’esclavage qui lient l’Afrique, l’Europe et l’Amérique.
16À Gorée, il s’agit d’une mémoire collective et individuelle traduite sous forme de commémorations, de musées, de monuments et de l’évocation de souvenirs de la traite négrière transatlantique. Si on s’appuie sur les travaux de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective et ceux de Pierre Nora sur les lieux de mémoire, on peut confirmer l’hypothèse selon laquelle cette île représente bel et bien une mémoire collective et un lieu de mémoire parmi tant d’autres. Celle-ci demeure indéfectiblement attachée à la fois aux traumatismes culturels liés à l’esclavage et à l’objet géographique qui rapproche l’Afrique de sa diaspora. Elle constitue un outil de mise en scène politique des lieux de mémoire à travers le jumelage de Gorée avec des villes comme Drancy (Shoah), Lamentin en Guadeloupe (esclavage), Robben Island en Afrique du Sud (Apartheid) et Sainte-Anne en Martinique (colonisation). Cette stratégie permet en même temps de démocratiser, de mondialiser et de mettre en réseau ces espaces dans une démarche de convergence des luttes contre l’atteinte à la dignité humaine.
17En revanche, le nombre d’esclaves déportés de Gorée vers l’Europe et le Nouveau Monde, n’est pas aussi conséquent que dans d’autres esclaveries comme, par exemple à Ouidah (Bénin) et Elmina (Ghana) [Becker 1986]. Ces lieux traumatiques, transformés aujourd’hui en musées ouverts, constituent des objets d’apprentissage de l’histoire de l’esclavage et des sites de recueillement pour toute personne qui vient les visiter [Chevalier 2016]. Ils associent des expositions permanentes, des visites pédagogiques et des témoignages consignés dans leur livre d’or, et se livrent une bataille politique et concurrentielle en Afrique subsaharienne. Au Bénin, entre 2011 et 2015, le nombre de touristes est passé de 209 000 à 250 000, selon l’Organisation Mondiale du Tourisme (2016)9. À Gorée, la Maison des Esclaves accueille au moins 700 visiteurs10 par jour. Ainsi, des agences de voyages américaines telles que Ebony Heritage Travel, African Heritage Tour et African Travel Seminar organisent des circuits touristiques dans ces territoires. Selon la directrice de cette dernière, Georgina Lorencz, « le Sénégal et le Ghana représentent aujourd’hui 25 % de notre chiffre d’affaires annuel. »11 Ces pays cherchent à inciter les Afro-américains à découvrir leurs racines, voire à s’installer de manière permanente, avec des initiatives telles que « l’Année du retour » et Gorée Diaspora Festival, permettant de développer le tourisme mémoriel et identitaire.
18L’observation géographique et ethnographique des touristes afro-américains, afro-européens et africains permet de s’interroger sur les représentations sociales : celles d’un espace géographique et d’une identité culturelle africaine. Elle révèle les motivations et les mobilités touristiques qui définissent le lieu de départ et le retour à la terre d’origine [Fourcade 2010]. La majorité de ces touristes ne se rend pas à Gorée pour une question de généalogie ni pour un « un retour au bled », mais pour s’imprégner de la mémoire collective de l’esclavage qu’incarne cette île à travers ses valeurs historiques et identitaires. En réalité, les esclaves de la Sénégambie qui ont transité de Gorée vers les Amériques et l’océan indien n’ont laissé aucune trace dans ces territoires, pouvant faire référence aux pratiques culturelles et religieuses des ethnies du Sénégal et de la Gambie [Curtin 1975], contrairement à celles d’origine béninoise, ghanéenne et angolaise dont on retrouve les identités culturelles à travers le vodou et le créole, au Brésil et dans les Caraïbes [Araujo 2007]. Par conséquent, parler de roots tourism ou de Gateway to roots pour désigner les déplacements des descendants d’esclaves à Gorée semble parfois complexe pour déterminer leurs motivations. Il peut s’agir alors d’un identity tourism pour ces touristes qui revendiquent leur appartenance et leur identité culturelle d’Afrique.
- 12 Extrait de notre entretien avec une touriste haïtienne à l’île de Gorée, le 15 mars 2016.
19En outre, les voyages des personnes dans le contexte de la traite négrière transatlantique ne peuvent pas être qualifiés de migrations, mais plutôt d’exils déshumanisés pour un besoin purement économique en faveur des bénéficiaires : les Occidentaux. Pour certains touristes issus de la diaspora africaine, le fait de visiter Gorée est un acte symbolique pour tous les lieux de mémoire liés à l’esclavage. D’autres ont parfois du mal à s’identifier à partir d’un territoire, comme en témoignent les propos de cette haïtienne : « Je ne peux pas revendiquer mes origines sénégalaises, parce que je ne sais pas si mes parents sont originaires du Sénégal ou pas. Mais je défends toujours mes identités africaines car mes ancêtres sont venus d’Afrique. Donc je suis très contente de visiter ce continent, surtout Gorée qui représente un lieu symbolique de l’histoire de l’esclavage. »12 Ces paroles expliquent les raisons pour lesquelles autant d’individus déracinés de leur terre ancestrale prennent la route en quête de leurs racines. « Elles permettent également de mesurer le potentiel de réflexion que ces voyages initiatiques proposent » [Fourcade 2010 op. cit.]. Il s’agit de mobilités touristiques qui se déroulent dans le temps et dans l’espace, et s’inscrivent dans une logique de confrontation entre histoire et mémoire, imaginaire et réalité, objectivité et subjectivité, art et science. Loin d’être considérés comme de simples déplacements, ces voyages constituent un véritable moyen de ressourcement pour les touristes issus de la diaspora africaine.
Figure 2 – Plaque témoignant les visites des touristes afro-américains à Gorée
Source : cliché : Auteur, avril 2016
20Le tourisme de mémoire révèle les valeurs historiques et les sentiments d’appartenance à une identité culturelle à travers lesquels se construit une cohésion sociale entre les sociétés. Il concilie à la fois les loisirs et les enjeux identitaires auxquels Gorée trouve ses repères géographiques à l’échelle nationale et internationale. Ce tourisme lié à la mémoire de l’esclavage suscite des émotions mémorielles, créant ainsi des expériences touristiques [Bachimon & al. 2016]. Il permet de rapprocher l’Afrique de sa diaspora et de raffermir les liens sociaux qui unissent ces peuples, aboutissant parfois à des projets de développement culturel, éducatif et économique. En effet, la visite de Gorée s’apparente à une démarche religieuse dans un sanctuaire africain, suscitant le recueillement, le repli communautaire ou d’entre soi [Hertzog 2017 op. cit.], et parfois le besoin de rituels à travers des prières ou des offrandes. Elle construit des identités humaines pour les Afro-américains, les Afro-européens et les descendants d’esclaves, pour qui le périple en Afrique constitue bien souvent une expérience unique et exceptionnelle [Fourcade 2010 op. cit.]. Cette pratique engendre une dynamique sociale globale, permettant de repenser à la fois le rapport et l’attachement de l’individu à son territoire d’appartenance, et de redéfinir en même temps les motivations et les représentations touristiques, dans une mondialisation qui favorise les déplacements et l’ouverture à l’Autre.
21L’analyse des mémoires de l’esclavage à Gorée permet de saisir les politiques de fabrication du patrimoine [Heinich 2009]. Elle doit prendre en considération les différentes composantes du patrimoine : le capital physique, technique, économique et naturel [Dalmas & al. 2012], et le capital culturel, humain et social [Bourdieu 1986]. En effet, la conjoncture des ressources locales peut être considérée comme une situation dans laquelle les effets d’entraînement ne permettent pas de garantir la soutenabilité. Les populations ne bénéficient pas assez des retombées économiques du tourisme, parce que ce dernier reste sur le monopole des agences de voyages et des tours opérateurs étrangers [Quashie 2009]. Elles doivent être impliquées davantage dans les projets de patrimoine et de tourisme afin d’assurer de façon endogène et durable la gestion de leurs biens patrimoniaux. Dès lors, la configuration de leur héritage pourrait être analysée sur trois scénarios : patrimonialisation contrariée, patrimonialisation autocentrée et appropriée, et patrimonialisation extravertie, faiblement appropriée [Vernières 2012].
22Dans le premier cas de figure, l’implication de la population locale, de la mairie de Gorée, de l’État du Sénégal et des institutions internationales (Unesco, Banque Mondiale, Organisation Mondiale du Tourisme) demeure largement insuffisante pour empêcher la dégradation continue du patrimoine architectural dans ses multiples dimensions. L’environnement naturel et les ressources culturelles sont soumis à de fortes pressions liées à l’érosion maritime, aux déchets et à l’occupation anarchique des espaces publics et des bâtiments historiques par les habitants. Les enjeux d’un projet de réhabilitation du patrimoine architectural, d’un plan de lutte contre l’érosion maritime et d’un programme de gestion des déchets résident dans leur capacité à dépasser les contraintes et les menaces qui pèsent sur le développement local.
23Dans le deuxième scénario, il y a une maximisation des effets de gestion de l’environnement et de diffusion économique de la réhabilitation du patrimoine architectural. On assiste à une mobilisation réussie des financements privés. Les populations sont stabilisées sur l’île dans une relation de diversité avec les résidents étrangers. Les risques environnementaux sont réduits, mais les enjeux sont les pertes de qualité associées à la réinterprétation de ce qu’est le patrimoine et la mémoire dans leur caractère universel et leur dimension collective.
24Enfin, la troisième hypothèse repose « sur la mobilisation de financements des bailleurs de fonds, avec une faible mobilisation des financements privés. Les effets d’entraînement sont limités, et la gentrification accélérée autour d’une élite locale restreinte » [Dalmas & al. 2012 op. cit.]. Le départ des classes moyennes pourrait conduire à une bipolarisation des habitants locaux entre très riches et très pauvres. Le développement économique reste limité autour des pratiques touristiques, culturelles et artistiques, avec le risque de disparition des activités traditionnelles comme, par exemple la pêche, le commerce et l’élevage de poules. De plus, les difficultés de gestion touristique du patrimoine sont dues au seuil de pauvreté de la population locale : les revenus de celle-ci sont trop faibles pour pouvoir assurer le financement endogène de son patrimoine et maîtriser les impacts environnementaux.
25Cependant, la patrimonialisation des mémoires collectives de l’esclavage dans l’espace atlantique est liée au contexte géopolitique de la traite négrière transatlantique dans la mondialisation qui, selon Christine Chivallon, relève de rapports sociaux qui forment le substrat même de l’historicité des sociétés africaines et leur diaspora, « alors que pour les nations européennes, l’évacuation de ‘‘l’épisode esclavagiste’’ est la contrepartie d’une sélection de faits puisant dans une histoire bien plus glorieuse. » [Chivallon 2005]. Si l’histoire et la mémoire forment bien un couple, il s’agit de deux approches distinctes aux relations structurellement tumultueuses. La fabrication des mémoires de l’esclavage à Gorée dominée par la Maison des Esclaves, est une excellente illustration de l’analyse des stratégies territoriales dans la mise en valeur touristique optimale du patrimoine et dans l’ancrage spatial complexe de ses mémoires plurielles. Elle permet de s’interroger sur la gestion de ces héritages douloureux, menacés par le délabrement des bâtiments historiques, l’érosion maritime et l’occupation illégale des espaces publics par leurs habitants.