1Le département de la Somme concentre un grand nombre de monuments et de cimetières de la Grande Guerre sur son territoire. Dans les villages, les forêts ou les champs, il est fréquent de croiser des visiteurs venant du Canada, d’Australie ou de Grande-Bretagne arpentant les anciens champs de bataille le long du « Circuit du Souvenir ». Cet article étudie l’attractivité croissante du cimetière chinois situé à Nolette, petit hameau de la commune de Noyelles-sur-Mer, qui regroupe 843 tombes de travailleurs chinois inhumés durant la guerre ou l’immédiat après-guerre. Pourquoi s’intéresser à un cimetière rural regroupant les corps de travailleurs engagés par les puissances alliées pour soutenir l’effort de guerre ?
2Dans le champ des Memory Studies, la mémoire comme construction sociale est devenue un objet privilégié de la géographie, qui en étudie les dimensions spatiales [Chevalier & Hertzog 2018]. De quelles mémoires le cimetière est-il le lieu ? Cette question permet d’envisager les multiples manières dont ce lieu est socialement construit et approprié, révélant des dynamiques multiscalaires et des jeux d’acteurs complexes. L’article met ainsi en lumière le processus de « sinisation » d’un lieu qui demeure longtemps, à bien des égards, plus « britannique » que « chinois », dans sa matérialité et ses représentations symboliques. Cette « sinisation » repose sur de nouvelles formes d’appropriation du lieu à la fois par les autorités chinoises et par les acteurs issus de la diaspora chinoise en France, révélant des dynamiques géopolitiques, politiques et sociales multiscalaires. La relation entre mémoire et diasporas est étudiée depuis longtemps par les géographes qui s’intéressent aux liens entre identités collectives et territoires (trans)nationaux [Bruneau 2006] ; elle questionne également la relation des diasporas au politique, et plus particulièrement à la nation [Bordes-Benayoun & Schnapper 2006] ; elle réinterroge aussi les échelles et les circulations mémorielles et envisage la mémoire comme phénomène dynamique dans une perspective transnationale [De Cesari & Rigney 2014, Erll & Rigney 2018].
3Cette étude s’inscrit dans le développement, depuis le début des années 2000, des recherches sur l’histoire des travailleurs chinois [Guoqi 2005, 2011, Ma 2012], longtemps considérée comme un « chapitre non écrit de l’histoire mondiale » [Guoqi 2011]. Parfois influencée par les Postcolonial Studies, la multiplication de ces travaux constitue en soi un indicateur de profondes recompositions mémorielles, et participe au renouvellement de l’historiographie du conflit [Prost & Winter 2004], l’une des dimensions du « retour » de la Grande Guerre dans les sociétés contemporaines [Offenstadt 2010] depuis la fin des années 1990. Nous avons croisé ces travaux scientifiques avec d’autres types de récits, produits par une pluralité d’acteurs dans la sphère publique (site internet, brochures, guides touristiques, littérature grise ou institutionnelle). Des entretiens ont été menés, avec différents types d’acteurs : acteurs institutionnels (chercheurs, conservateurs, médiateurs…), habitants et acteurs de la diaspora chinoise entre 2013 et 2017. Plusieurs enquêtes de terrains (entre 2013 et 2016) ont permis des observations in situ.
4Nous montrons que le processus de « sinisation » du cimetière croise d’autres dynamiques d’appropriation, qui se déploient localement et traduisent la territorialisation de pratiques mémorielles et patrimoniales par une grande pluralité d’acteurs. Aussi, cet article présente-t-il le cimetière comme ressource mémorielle différemment mobilisée par des acteurs qui entrent en interaction, contribuant à questionner le lieu de mémoire et l’espace commémoratif comme un « espace public » [Berdoulay 1997] caractérisé par la co-présence.
5Situé hors de la zone des champs de bataille de la Somme, à l’arrière de l’ancien front, le cimetière se trouve en périphérie de l’espace qui concentre les grands monuments et mémoriaux érigés en hommage aux soldats de la Grande Guerre, localisé dans le Nord Est du département [Audoin-Rouzeau 1998]. Au sein d’un système mémoriel qui a valorisé avant tout les lieux et les mémoires de l’expérience combattante, les non combattants – civils des territoires occupés et travailleurs engagés pour soutenir l’effort de guerre – demeurent longtemps invisibilisés. Annette Becker évoque ainsi « la mémoire centrée sur une expérience exclusive – celle des combattants des tranchées – tendant à rejeter dans l’oubli les douleurs exceptionnelles et minoritaires […] » [Becker 2000]. Les travailleurs chinois relèvent d’une catégorie marginale dans le système commémoratif de la Première Guerre Mondiale : non « nationaux », ils sont exclus de la commémoration nationale ; non coloniaux, ils sont exclus de la commémoration impériale ; non combattants, ils sont exclus de la commémoration militaire alliée ; non européens, ils sont exclus de la commémoration « partagée » qui se développe dans les années 1960. Pour des raisons politiques et géopolitiques, l’État chinois ne participe pas à la fièvre commémorative qui s’empare des Européens durant l’après-guerre et n’érige aucun monument national à l’étranger en hommage aux travailleurs partis sur le front européen [Ma 2012].
- 1 Pour des précisions sur l’architecture des cimetières et mémoriaux, voir les principes énoncés par (...)
6Le cimetière est géré depuis 1922 par l’Imperial War Grave Commission, devenue la Commonwealth War Grave Commission (CWGC), chargée de l’entretien de tous les mémoriaux et cimetières des nations du Commmonwealth dispersés dans le monde. En raison du non-rapatriement des corps après la guerre, cette organisation finance la construction de milliers de cimetières dans l’ensemble des régions de l’ancien front de l’Ouest. Tous les cimetières sont aménagés selon certains principes communs, conformes aux valeurs défendues par l’organisation, comme celle de l’égalité dans la mort (usage de la pierre blanche, inscriptions standardisées, alignement géométrique des tombes, livre du souvenir et registre, engazonnement et fleurissement)1. Leur diversité paysagère traduit cependant le respect des différences culturelles, mais aussi l’influence de certaines représentations coloniales. À Nolette, les idéogrammes chinois, le choix d’essences végétales spécifiques (cèdres) ainsi que la présence d’un portique d’entrée donne au site un caractère « chinois », souvent perçue comme « exotique » (Fig. 1) La tradition veut que les « travailleurs eux-mêmes aient choisi son emplacement selon les principes Feng-Shui » et qu’il ait été approuvé par l’ambassadeur de Chine [CWGC, n.d.].
Figure 1 – Vue du cimetière chinois de Nolette
Source : photo A. Hertzog 2014
7Cependant, le cimetière s’inscrit dans le modèle des nécropoles du Commonwealth, dont la construction a été supervisée par l’un des grands architectes britanniques de l’Empire, Sir Edwin Lutyens. Il est un espace où s’expose la mémoire combattante britannique. Sur la plaque gravée installée dans son enceinte quelques lignes seulement évoquent la présence des travailleurs chinois : « Noyelles sur Mer Chinese cemetery. The Base depot and Hospital of the Chinese Labor Corps were at Noyelles. This cemetery contains the graves of 842 men of the Corps and a memorial bearing the names of 42 men whose graves are unknown ». En revanche, un long texte en français et en anglais (sans traduction chinoise), accompagné d’une carte du front de l’Ouest, explique le rôle des divisions des British Expeditionary Forces et détaille les pertes militaires (Fig. 2). Ce discours, expression de la mémoire dominante militaire britannique révèle les rapports de domination des Européens à l’égard de la Chine au moment de la guerre, lorsque celle-ci était perçue comme une « semi-colonie » par les grandes puissances occidentales [Guoqi 2011].
Figure 2 – La plaque du cimetière chinois de Nolette
Source : photo A. Hertzog 2014
- 2 Cette délégation, accompagnée de représentants d’associations chinoises de Paris, laisse des cadeau (...)
8Les cérémonies commémoratives organisées au cimetière de Nolette mobilisent les représentants des autorités chinoises de manière très irrégulière jusqu’à une période récente. Les évolutions géopolitiques de la seconde partie du XXe siècle rendent complexe l’appropriation « nationale » du cimetière par l’État chinois. En 1983, dans un contexte de forte tension avec la République Populaire de Chine et de guerre froide, une délégation de Taïwan est reçue par le maire et visite le site2. Au cours des années 2000, la question du Tibet compromet certaines cérémonies officielles.
9En Chine, la place des travailleurs chinois dans la mémoire officielle demeure longtemps teintée d’ambiguïté, car elle renvoie à deux questions sensibles : la perception de la Grande Guerre (longtemps considérée comme une guerre « coloniale ») et les relations à la diaspora chinoise dispersée dans le monde. Les cartels d’une exposition organisée en 2000 en Chine traduisent bien la persistance d’une représentation idéologisée de la figure du travailleur : « ces photographies montrent un grand nombre de travailleurs chinois trompés par l’impérialisme japonais, partis pour le Front de l’Ouest afin d’être utilisés comme coolies et chair à canon » [cité par Bailey 2012]. Pourtant, comme le montre l’historien Xu Guoqi, dès l’entre-deux guerre, émergent des interprétations positives de la figure des travailleurs chinois, comme symboles de l’entrée de la Chine dans la modernité et de sa contribution à la lutte pour la démocratie [Guoqi 2011].
- 3 Production télévisuelle chinoise en 10 épisodes. Intitulée « New Frontiers », Chinese TV, CCTV 9 ht (...)
10Depuis 2005 ces représentations semblent prévaloir, inséparables de l’ouverture économique du pays, de sa mondialisation accélérée, et de sa volonté de nouer des liens étroits à la diaspora dispersée dans le monde [Pina-Guerassimoff 2012]. La figure du travailleur chinois est perçue comme un symbole de l’expansionnisme global de la Chine. Dans le discours national chinois, il passe du statut de victime à celui d’agent transnational de l’internationalisation croissante du pays [Ma 2012, 2019]. Cet intérêt croissant en Chine se manifeste par l’organisation en 2008 du premier colloque international aux Archives de la ville de Wei Hai (port de départ de nombreux travailleurs chinois) ; suivie l’année suivante de la diffusion d’une série documentaire grand public3. Durant le centenaire de la guerre, qui a été pour de nombreux États l’occasion de s’affirmer sur la scène internationale à travers le déploiement des pratiques commémoratives, les représentants des autorités chinoises ont activement participé aux cérémonies aux côtés des acteurs de la CWGC et des acteurs institutionnels français. La commémoration, instrument de relations diplomatiques, est aussi devenue un moyen de renforcer les liens avec la diaspora chinoise en France. L’espace cérémoniel est également un lieu où l’ensemble des participants, parmi lesquels habitants et édiles locaux, se confrontent à l’altérité.
- 4 Ces citations sont extraites des entretiens menés avec des habitants, essentiellement des personnes (...)
- 5 Lors de la même phase de l’enquête de terrain, nous avons mené deux entretiens avec le maire de l’é (...)
11La mémoire de la présence des travailleurs chinois s’est transmise localement. Le cimetière est perçu par les villageois, à la fois comme un lieu familier et étranger : « J’y allais souvent me promener, faire mes leçons au pied de l’arbre, …c’était tranquille, serein… », « on allait s’y promener », « c’était un but de promenade le dimanche », « c’est un cimetière, mais ce n’est pas le cimetière du village »4. Les récits recueillis en 2013 témoignent d’une connaissance de l’arrivée de travailleurs chinois durant la guerre ; certains évoquent le camp, d’autres la « reconstruction du pont et de l’école par les Chinois », même si de l’avis du maire « tout le monde a oublié dans le village »5. Certaines familles conservent des objets d’artisanat de tranchée chinois, renvoyant à des pratiques populaires assez ordinaires dans les régions du front, où la conservation d’objets de guerre constitue l’une des modalités de transmission mémorielle au sein des familles [Filippucci 2010]. (Fig. 3)
Figure 3 – Artisanat de tranchée chinois exposé dans un intérieur de Noyelles-Sur- Mer
Source : photo A. Hertzog 2013
12Les récits traduisent aussi des représentations profondément inscrites dans l’imaginaire collectif. Les travailleurs sont souvent qualifiés de « prisonniers » (ce qu’ils n’étaient pas), constamment maltraités par les autorités et interdits de tout contact avec les villageois. Certains récits sont empreints de violence, comme cette histoire transmise de génération en génération, rapportée par une habitante âgée et sa fille, de l’assassinat d’un membre de la famille par un Chinois… La transmission locale de cette mémoire s’apparente à un processus d’altérisation, voire de racialisation des travailleurs chinois, qui caractérise l’ensemble des régions du front [Nivet 2012]. La transmission de cette mémoire est familiale, mais repose aussi sur d’autres modalités : par exemple, certains récits faisant « autorité » localement, à force d’être reproduits, et auxquels les acteurs réfèrent lorsque surgit la question de l’histoire des travailleurs chinois. Le témoignage de Joseph de Valicourt, qui publie ses souvenirs dans le bulletin de la société d’histoire locale en 1984, devient l’un de ces récits de référence, contribuant à forger la mémoire collective locale.
« Des hommes dont beaucoup n’avaient jamais vu un avion (dont ils firent au front la connaissance brutale) et qui marchaient en trottinant... tels étaient les arrivants »
« Heureusement ils étaient étroitement encadrés par des sous-officiers et des soldats anglais ; solides gaillards munis de gourdins et qui, tels des chiens de berger, allaient et venaient le long des colonnes de coolies ».
« L’air libre, la terre ferme au terme de ce terrible voyage, étaient salués par des cris de joie, ou plutôt des hurlements sauvages, qui terrorisaient les enfants et inquiétaient les adultes. Qu’allaient être les relations, la co-existence continuelle avec ces hommes ? »
« Dès 1918 ils avaient fort bien assimilé la valeur de l’argent et surtout de l’or. Et les plus évolués – car ils le devinrent assez vite – achetaient des pièces d’or à 4 ou 5 fois leur valeur nominale. Cette cupidité amena le drame. Plutôt que d’acheter : voler et s’ils étaient surpris : tuer. »
Bulletin de la Société d’Émulation d’Abbeville - Tome XXV, fascicule 4 - 1984 .
- 6 La famille de Valicourt, propriétaire d’un domaine dans le village de Noyelles est l’une des ancien (...)
- 7 Terme utilisé par l’agence chargée du projet Troisième Pôle, spécialisée dans l’ingénierie et l’évé (...)
- 8 Il s’agit du Syndicat Mixte d’Aménagement de la Côte Picarde, devenu Syndicat Mixte Baie de Somme G (...)
- 9 L’échec du projet est lié à plusieurs facteurs où interviennent la méfiance de la CWGC, les enjeux (...)
13À partir des années 1980/1990, les maires de Noyelles deviennent des acteurs importants dans l’exhumation d’une mémoire locale des travailleurs chinois. Claude de Valicourt6, maire en 1984, reçoit la première délégation d’associations chinoises de Paris. Au-delà de ce rôle d’« accueillants », certains deviennent d’actifs « entrepreneurs mémoriels » [Michel 2010]. En 2005, le successeur de Valicourt, Michel Létocart soutient un projet de mise en valeur du site, considéré comme un « musée à ciel ouvert »7 en partenariat avec le conseil général de la Somme et le SMACOPI8. L’échec du projet9 le conduira à opter pour une valorisation plus modeste - l’installation d’une signalétique à l’extérieur du cimetière - révélatrice du changement de regard sur le cimetière ; celui-ci est considéré comme un « patrimoine du village » et une ressource touristique. (fig. 4)
Figure 4 – Le panneau installé par la municipalité
Source : photo A. Hertzog 2013
- 10 Un article du Courrier Picard souvent cité évoque par exemple dès 1970 l’« Enfer de Nolette ». R. P (...)
14Cette microgéographie de la signalétique perd son caractère anecdotique dès lors qu’on la considère comme révélatrice de la lutte pour imposer dans l’espace public des versions du passé souhaitées par différents acteurs manifestant des formes d’appropriation symbolique de l’espace. Ainsi, le panneau du maire est-il l’instrument d’un « contre-récit », dont l’implantation « sur le territoire communal » fut obtenue de haute lutte. La Commonwealth War Grave Commission se montre, en effet, peu encline à accepter aux abords de ses cimetières, des médiations touristiques alternatives. La signalétique est néanmoins justifiée par le maire par la nécessité d’expliquer un site « méconnu », tout en valorisant l’histoire locale. Si le discours produit par la municipalité retrace largement les différentes étapes de l’arrivée des travailleurs en France et décrit leurs conditions de vie extrêmement difficiles sur le front, il reste cependant plus modéré au sujet des violences subies par les Chinois, de la folie dans laquelle beaucoup tombèrent ou encore des phénomènes de racisme (à la différence d’autres récits locaux)10.
15Ainsi cette mise en tourisme, a contribué à l’occultation de certaines violences, connues mais tues, ce qui peut être interprété comme une forme d’oubli [Connerton 1990]. Il reste difficile, dans un territoire comme la Somme, d’évoquer certains thèmes comme le racisme colonial ou la brutalité des troupes alliées, qui n’ont jamais eu une grande visibilité dans le système touristico-mémoriel développé depuis l’entre-deux guerre. Le « tourisme de mémoire » britannique (et plus largement des anciens Dominions) reste dominé par la célébration de l’esprit de sacrifice, de courage et de patriotisme, au sein d’une terre érigée au rang de véritable mythe [Gueissaz 2001].
- 11 Certains guides édités pour le centenaire de la Grande Guerre les mentionnent, par exemple l’éditio (...)
16Au cours des années 2000, la volonté de valoriser des mémoires minorées comme celles des troupes coloniales, des civils ou des minorités (Afro-Américains, Amérindiens…) est cependant perceptible dans les pratiques de médiation et de patrimonialisation des champs de bataille, à l’échelle locale mais aussi nationale et européenne. Guides touristiques11, expositions muséographiques, événements culturels ou encore itinéraires de visite des champs de bataille intègrent ces mémoires longtemps invisibilisées. Ces évolutions sont liées à des renouvellements historiographiques, aux modalités de coopérations entre acteurs culturels à de nouvelles échelles, et à la circulation accélérée des savoirs. Elles s’inscrivent dans des recompositions politiques (affirmation des minorités dans le débat public) et géopolitiques (dynamiques postcoloniales et européenne) et des transformations économiques. À travers la valorisation des mémoires de nations, hier dominées, aujourd’hui devenues des puissances émergentes, émettrices de touristes (Inde, Chine…), c’est une « clientèle » qui est également ciblée. Les politiques de développement du « tourisme de mémoire » articulent de plus en plus étroitement les enjeux mémoriels et les enjeux économiques et de développement des territoires [Hertzog 2018]. Dans ce contexte, le cimetière de Nolette, acquiert une visibilité nouvelle dans les politiques publiques de valorisation patrimoniale de la Grande Guerre qui se déploient selon différentes logiques scalaires.
17Il figure ainsi comme l’une des étapes incontournables du Circuit du Souvenir de la Somme dans l’édition 2012 du Guide des champs de bataille diffusé par le conseil général. L’intégration de ce site excentré par rapport à l’itinéraire valorisé depuis les années 1980, répond à des impératifs de planification touristique ; elle participe aussi d’une stratégie de promotion de la Somme comme champ de bataille « mondial » et destination touristique « globale » [Hertzog, 2018]. (Fig. 5)
Figure 5 – Extrait du guide des champs de bataille, édition 2012.
Source : Conseil général de la Somme
- 12 Portée par un grand nombre d’acteurs, cette candidature binationale a été reportée à 2021 par l’Une (...)
18Considéré pour son caractère « exceptionnel », le cimetière fait l’objet d’une protection au titre des Monuments Historiques à partir de 2016, étape qui prépare la candidature franco-belge des 139 « sites funéraires et mémoriels de la Première Guerre mondiale » au patrimoine mondial de l’Humanité auprès de l’Unesco en 201812.
19Le cimetière figure également sur les itinéraires transfrontaliers « Mémoires de la Grande Guerre » et dans l’exposition virtuelle « Sur les Chemins de la Grande Guerre », deux actions financées par le programme Interreg IV France-Wallonie-Vlaanderen (2008-2012). Impliquant la coopération d’acteurs culturels français et belges (2 collectivités territoriales et 4 musées d’histoire), ce programme illustre l’émergence de constructions mémorielles transnationales dans le cadre européen, en rupture avec des approches nationalo-centrées. L’exposition « Sur les Chemins de la Grande Guerre »13 consacrée aux effets de la guerre sur les brassages et mouvements de populations contribue ainsi à construire le cimetière comme un patrimoine transnational au sein des sociétés européennes multiculturelles.
- 14 Dominiek Deendoven, Musée In Flanders Fields, Ypres, entretien octobre 2013.
20Ces approches renvoient notamment au renouvellement d’une historiographie de la Grande Guerre questionnant les chocs culturels provoqués par l’internationalisation du conflit dans les régions du front, et les phénomènes de confrontations à l’altérité caractérisant les sociétés en guerre dans ces territoires. L’exposition organisée en 2008 au sein du musée d’Ypres In Flanders Fields Museum « Des Bras parmi les fusils », l’une des premières du genre, est également révélatrice de cette approche. Son commissaire justifie sa pertinence en ce début du XXIe siècle par son intérêt historique mais aussi pour son utilité sociale : « c’est une partie d’histoire qu’on peut juger très pertinente pour notre société d’aujourd’hui où il y a des "problèmes" relatifs au multiculturalisme…Pendant la guerre, l’arrière du front était déjà une société multiculturelle, avant même que l’on utilise le terme…Mon point de départ est souvent celui des populations locales. On peut peut-être considérer de tels événements [l’arrivée des travailleurs pour soutenir l’effort de guerre] comme de vraies "rencontres" entre nos populations autochtones et allochtones. [Il] s’agit de porter à la connaissance de notre population des cultures inconnues d’eux »14. L’histoire et la mémoire des travailleurs chinois sont ainsi resituées dans l’histoire d’une Europe multiculturelle, un enjeu particulièrement sensible dans un contexte politique marqué par la montée des nationalismes d’extrême droite (notamment en Flandres).
21Au même moment, émerge du côté français, la construction sociale du cimetière comme un « lieu de mémoire de l’immigration ». Elle mobilise une grande variété d’acteurs, tandis que s’affirment les pratiques mémorielles communautaires, au sein de la diaspora chinoise [Ma Mung 2014].
22Dès 1991, le sociologue Yu Sion Live, spécialiste de la diaspora chinoise, évoque une « immigration de guerre » qui « a jeté les bases de l’implantation de cette communauté en France » [Live 1991]. L’histoire des travailleurs chinois est ainsi resituée dans une histoire de la diaspora ou de l’immigration chinoise en France, même si certains précisent que jamais cette catégorie ne fut utilisée du temps de la guerre [Szlingier 2012, p. 369]. Dans le contexte du début des années 2000, la patrimonialisation des migrations s’affirme à l’échelle nationale en France avec l’aboutissement, en 2007, du musée de l’histoire de l’immigration [Blanc-Chaléard 2006]. Réseaux militants et acteurs institutionnels produisent des réflexions foisonnantes (souvent en débat) sur les approches patrimoniales des traces de l’immigration. Le rapport produit en 2007 par l’ethnologue Bernard Dinh pour la mission Ethnologie du Ministère de la Culture et de la Communication en constitue un bon exemple, présentant le cimetière de Nolette comme un « patrimoine de l’immigration chinoise » [Dinh 2007]. La construction sociale du cimetière en lieu de mémoire de l’immigration fait intervenir des acteurs divers, et d’abord des acteurs institutionnels.
- 15 Document de planification des actions de l’ACSE Picardie, 2005-2007. ACSE.
- 16 La politique de promotion du « tourisme de mémoire » se développe avec la signature d’une Conventio (...)
23À partir de 2005, le site est intégré au « Plan d’Action du Programme Régional d’Intégration des Populations Immigrées » pour la Picardie développé par l’Agence Nationale pour la Cohésion Nationale et l’Égalité des Chances (ACSE) afin de « contribuer à la valorisation des mémoires, des histoires et des patrimoines culturels issus de la diversité »15. Institution d’État créée au lendemain des émeutes urbaines de 2005, l’ACSE est chargée de la prévention des discriminations en France et met en place des actions en faveur de l’intégration des populations immigrées. En réponse à la menace de la fragmentation socio-spatiale, il s’agit de promouvoir la « diversité » et rendre visible l’apport des différentes vagues d’immigration à l’histoire nationale. Les initiatives publiques ou militantes visant à construire de nouveaux patrimoines de l’immigration [Rautenberg 2007, Barbe & Chauliac 2014] s’accompagnent d’une véritable pédagogie de l’intégration. Le plan d’action de l’ACSE pour la Picardie (région où le Front National progresse rapidement depuis les années 1990) prévoit ainsi l’organisation de visites du cimetière spécifiquement dédiées au public scolaire. Entre 2005 et 2009, son directeur régional, Yassine Chaib, ethnologue spécialiste des questions migratoires, encourage le développement d’un « tourisme des mémoires »16 permettant la reconnaissance de la « diversité » des mémoires des minorités. Ses nombreuses interventions publiques et ses publications [Chaib 2009] contribuent à diffuser une représentation nouvelle du cimetière comme patrimoine de l’immigration, symbole d’intégration, au-delà d’une conception strictement communautaire de la mémoire.
24Les travaux qui se développent sur l’histoire des travailleurs coloniaux (et les travailleurs chinois en particulier) dans les décennies 1990/2000 mettent peu à peu en lumière la dure exploitation de cette main d’œuvre par les puissances alliées, aspect particulièrement sensible de cette mémoire. La figure du « forçat » est notamment mobilisée par certains acteurs militants au tout début des années 2000 dans le contexte de la lutte pour les travailleurs sans papiers. Avec la création en 1996 du Troisième Collectif des sans-papiers, organisation regroupant 35 nationalités, pour la première fois des sans-papiers chinois s’engagent dans la lutte [Terray 2012]. Au cours de l’été 2000, le collectif organise une visite du cimetière de Nolette, accompagné d’Emmanuel Terray et Elisabeth Allès, chercheurs en sciences sociales et membres de la Ligue des Droits de l’Homme, engagés aux côtés des sans-papiers. Sur l’initiative des activistes, un hommage est rendu aux travailleurs chinois sur le modèle des contre-commémorations. Une banderole relie notamment l’histoire des travailleurs à la condition de la main d’œuvre chinoise de la fin du XXème siècle : « 14 juillet 2000. Aux travailleurs chinois 1917 – 1920 morts pour la France. Les travailleurs chinois 1997-2000 rejetés par la France ».
25Cette actualisation de la figure du travailleur chinois comme celle de l’immigré exclu et exploité, confère une nouvelle signification au cimetière : il devient temporairement le lieu de mémoire de l’exclusion de catégories de migrants “invisibles” mais aussi un lieu de résistance, comme le suggère Bernard Dinh dans son analyse de l’événement : « le cimetière chinois, écrit-il, devient donc […] un site de mémoire résistant contre la politique de l’immigration en France aujourd’hui » [Dinh 2007]. Le chercheur suggère que cet épisode constitue une étape importante dans la construction du cimetière en lieu de mémoire de l’immigration au sein de la diaspora chinoise, contribuant, selon lui, à « politiser les récits et les pratiques concernant l’héritage de la guerre » [Dinh 2007]. Théâtre d’une mobilisation politique, il devient un espace de revendication des droits des travailleurs sans papier. Cependant, cet usage du lieu semble s’être effacé sous l’effet des pratiques mémorielles dominantes déployées par les réseaux de la diaspora chinoise, contribuant à l’ancrer dans un autre régime de signification.
26Le cimetière de Nolette, approprié par l’élite économique de la diaspora chinoise, se construit depuis la fin des années 1990, comme un lieu symbolique de l’intégration réussie, un lieu d’une nouvelle « mémoire dominante ».
- 17 Certains acteurs font remonter la tradition au milieu des années 1980, avec les premières visites d (...)
- 18 Entretien avec Serge Barcellini, en charge des politiques mémorielles du ministère de la Défense da (...)
27Lieu symbole de l’immigration où est annuellement célébré une fête religieuse chinoise, c’est ainsi qu’est présenté le cimetière sur le panneau installé par la municipalité. La célébration du Qing Ming (fête des morts), pratiquée depuis quelques décennies sur le site, est vue comme le signe par excellence de son appropriation communautaire. Si l’origine de cette pratique commémorative reste un peu floue17, il est certain que la volonté de rendre hommage à la mémoire des travailleurs existe depuis longtemps au sein de la communauté chinoise. Dès 1925, parmi les 2000 et 3000 Chinois restés en France, certains sollicitent une reconnaissance officielle de l’État français [Dinh 2007, Ma 2012]. Elle ne viendra que tardivement, à la faveur du rapprochement voulu par l’Etat avec la diaspora chinoise, traduisant un nouvel usage politique et géopolitique de la commémoration dans les années 198018. Une plaque commémorative est apposée en 1988 par le Ministère de la Défense dans la capitale, à proximité de la Gare de Lyon, suivie de l’édification d’une stèle en 1998 dans le square Baudricourt, au cœur du Triangle de Choisy, au sein de deux « quartiers chinois de Paris » [Guillon & Taboada-Leonetti 1986]. (fig.6)
Figure 6 – La stèle installée dans le 13e arrondissement,
Source : photo. A. Hertzog 2015
28À Nolette, l’organisation des cérémonies du Qing Ming a également impliqué les acteurs publics (de l’État) et mobilise tout particulièrement certains réseaux de la diaspora chinoise, notamment les grandes associations comme le Conseil pour les Intégrations des Communautés Chinoises (CICOC) ou l’Association des Chinois de France. Ces dernières portent des intérêts économiques, développent des actions de valorisation de la culture chinoise et œuvrent au rapprochement franco-chinois. Reposant sur des réseaux étendus fonctionnant sur des logiques d’appartenance familiale ou communautaire (mêmes origines géographiques, histoire migratoire commune) et des relations d’affaire [Ma Mung 2014], ces associations sont des relais efficaces dans l’organisation des pratiques mémorielles et commémoratives. Le Qing Ming incarne ainsi un type de commémoration hybride (pratique rituelle chinoise organisée au printemps mêlant rituels républicains comme les discours, le dépôt de gerbe ou les porte-drapeaux) à forte signification sociale (supposant un ensemble de pratiques concertées entre différents acteurs), et politique (rassemblant les membres des réseaux diasporiques, les représentants des autorités chinoises et les autorités municipales). (fig. 7)
Figure 7 – La cérémonie du Qing Ming 2018
Source : site internet de la municipalité de Noyelles-sur-Mer
https://www.mairie-de-noyelles-sur-mer.fr/tourisme-et-patrimoine/le-cimetiere-chinois-de-noyelles-sur-mer-de-la-cwgc/ (consulté le 12 mai 2020)
- 19 Béatrice Pujebet, « En mémoire du sang versé en 14-18 », in Le Figaro en date du vendredi 4 avril 2 (...)
- 20 Interview avec le Vice President du Centre Economique et Culturel Franco-Chinois, Paris, Juin 2013
29Bernard Dinh décrypte ce phénomène commémoratif comme « un effort pour projeter la diaspora chinoise en France comme une communauté unie et bien intégrée dans son pays d’accueil » [Dinh 2007], à rebours du lieu de résistance à la politique d’immigration tel qu’il s’invente à travers la mobilisation du Troisième Collectif en 2000. Les pratiques mémorielles structurées par les associations mobilisent les acteurs dominants de la diaspora chinoise, disposant d’un fort capital économique, social et politique. Dans un article du Figaro de 2003, Bounmy Rattanavan, vice-président du CICOC, et acteur particulièrement investi dans les commémorations, soulignait « Pour bien s’intégrer, il faut connaître ses racines. Notre communauté doit savoir que son histoire n’a pas commencé dans les années soixante-dix mais pendant la Première Guerre mondiale »19. Le cimetière de Nolette s’invente alors comme un lieu de mémoire de l’immigration réussie, ce qui suppose des modalités particulières de (dé)politisation de la figure du travailleurs chinois. Sa patrimonialisation mobilise plus volontiers la figure du « migrant volontaire » que celle du « coolie » ou du « forçat sacrifié », permettant la valorisation d’une mémoire pacifiée plutôt qu’une mémoire clivante. Ainsi que le rappelait l’un de nos enquêtés en 2014, entrepreneur, investi dans l’organisation de visites du cimetière de Nolette : « insister sur les choses qui fâchent est inutile si cela ternit les relations »20, une remarque qui renvoie à une forme d’oubli justifié par la défense d’un intérêt général dans le présent [Connerton 2008].
30Le déploiement des pratiques mémorielles de la part de certains acteurs de la diaspora chinoise leur permet d’affirmer une double appartenance culturelle et citoyenne, de même qu’une forme d’empowerment dans la sphère publique.
31Cette contribution met en lumière la multiplicité des significations données à un cimetière où sont inhumés des travailleurs chinois engagés durant la Première Guerre Mondiale par les puissances alliées. Le cimetière devient le support de récits multiples, parfois antagoniques, articulés à une large palette de pratiques qui s’inscrivent dans des logiques scalaires différentes : commémorations, mobilisations, visites touristiques, médiations culturelles. La figure du travailleur chinois est alternativement perçue comme archétype de l’immigré exploité, figure originelle d’une diaspora chinoise « qui réussit », symbole de l’internationalisation de la Chine ou d’une Europe multiculturelle. Au sein même des groupes revendiquant une appartenance à la « diaspora chinoise » le lieu a été utilisé comme lieu de résistance au cours de certaines luttes sociales, mais il s’impose avant tout comme un espace cérémoniel, permettant à « la » communauté de se retrouver, d’affirmer sa visibilité et ses relations avec l’État Chinois.
32Questionnant l’imbrication des échelles des pratiques mémorielles, patrimoniales et touristiques, cet article a permis d’explorer l’hypothèse de la dénationalisation des mémoires. Au-delà, le cimetière chinois en tant qu’espace cérémoniel et commémoratif suscite interactions et co-présences ; implique hybridité et mobilités ; conduit à la confrontation à l’altérité et l’ouverture à la différence. Cela incite à poursuivre la réflexion sur la construction sociale et politique des lieux de mémoire, comme espace d’invention et d’expérience d’une nouvelle forme de cosmopolitisme.