1« Transformation de l’unité de production agricole : d’une exploitation sectorielle à une exploitation agricole territoriale ». Ce titre interpelant a été fondateur d’un travail de thèse conduit de 2007 à 2013 [Vandenbroucke 2013]. Les notions d’exploitations sectorielles et territoriales renvoient à une représentation duale des logiques des exploitations agricoles, avec d’une part une logique sectorielle de grandes exploitations, d’agrandissement, de compétitivité sur des marchés et d’autre part, une logique territoriale de petites exploitations, pluriactives ou diversifiées, et multifonctionnelles. Mais peut-on catégoriser de manière aussi triviale les exploitations agricoles et leurs logiques socio-économiques ? De toute évidence, la question apparaît plus complexe. Pour certains, l’exploitation territoriale est un oxymore. Pour J-L. Mayaud et P. Cornu, ce dualisme entre agriculture performante sectorielle et l’invocation de l’agriculture territoriale est le produit d’une instrumentation agrarienne de l’opposition artificielle entre l’agricole et le rural [Cornu & Mayaud 2007]. Il convient donc de réinterroger la construction sociale d’un tel questionnement au fil des soixante dernières années. Ainsi, nous nous proposons de revenir dans cet article, non pas sur la dialectique qui a animé les débats scientifiques et professionnels sur le caractère familial, paysan ou entrepreneurial de l’exploitation agricole, mais plus spécifiquement sur son rapport au territoire. Car les débats sur l’exploitation familiale sont aussi largement traversés par une histoire d’enracinement et de déracinement, d’autonomie ou « d’hétéronomie » [Müller et al. 1989], de déterritorialisation et de reterritorialisation [Rieutort 2009]. Ces débats s’inscrivent dans la longue durée des 19ème et 20ème siècles où le discours agrarien de l’enracinement d’une civilisation paysanne masque les pratiques migratoires d’une petite et moyenne paysannerie, et les rapports qu’elle entretient avec les villes voisines et leurs marchés [Cornu & Mayaud 2007]. Nous proposons donc ici une analyse géo-historique rétrospective des enjeux actuels portés par l’exploitation territoriale. Nous organisons cette lecture autour de trois périodes en partie superposées qui nous semblent structurantes de manières différentes de poser le débat. La première période, est celle des années 1960-1970 d’institutionnalisation d’un modèle d’exploitation agricole sectorielle, est celle où l’agricole supplante le rural. Nous nous intéressons pour la seconde période des années 1970-1980 à la remise en cause de ce modèle, et à la caractérisation de modèles d’exploitations alternatifs dont le rapport au « local » est redéfini. La troisième période, qui démarre en 1990, est traversée par les débats sur la multifonctionnalité et l’affirmation d’une composante territoriale des exploitations. Ces différentes phases sont-elles les marqueurs d’une transformation effective de l’exploitation familiale ?
2La notion d’exploitation agricole émerge progressivement dans la statistique et le projet politique républicain au cours des 19ème et 20ème siècles dans un mouvement de dissociation progressive entre l’exploitation et la propriété foncière [Cornu & Mayaud 2007]. Les lois relatives au statut de la famille paysanne et au statut des baux ruraux préfigurent déjà un idéal d’exploitation centré sur l’activité agricole et dont la forme préférentielle est familiale. Mais c’est dans le contexte de reconstruction d’après-guerre, que l’exploitation familiale » à deux Unités de Travail Humain (UTH) » est définie comme modèle canonique de la réalisation d’un projet politique de modernisation de l’agriculture français et européen (Traité de Rome, 1957, Lois d’orientation agricoles 1960 et 1962). L’exploitation agricole est ainsi instituée dans les lois d’orientation de 1960-1962 comme une construction sociale et politique inscrite au sein du projet global d’organisation de la « production » agricole, c’est-à-dire comme maillon d’un modèle fordiste de rationalisation des capitaux et des techniques et d’organisation verticale du processus de production. Ce modèle d’exploitation familiale spécialisée marque une rupture majeure avec le modèle de la petite exploitation rurale prédominant sous la troisième république, et s’impose, dans un compromis entre planistes et conservateurs, mais non sans tensions et frottements avec une réalité socio-économique qui en reste éloignée.
3Par la fusion des identités professionnelle, personnelle et sociale, ce modèle canonique de l’exploitation agricole spécialisée à deux unités de travail humain joue un rôle intégrateur définissant les conditions d’insertion des exploitations agricoles dans le système économique et social [Lémery 2003]. En effet, ce modèle sectoriel redéfinit à la fois les formes de concurrence et d’organisation des marchés, l’identité paysanne, les rapports socio-professionnels, et le rapport à l’espace [Laurent 1992]. Les conditions de la rationalisation ainsi à l’œuvre sont d’une part le financement par l’État de la modernisation et de la fixation des prix, et d’autre part l’encadrement social de la modernisation pour accompagner une évolution des compétences, du rapport au travail, des identités sociales. En effet, alors même que le caractère familial est central dans le discours de la profession agricole, l’institutionnalisation de l’exploitation agricole est étroitement adossée et à une progressive dissociation entre la famille et l’exploitation et à la constitution d’un groupe socio-professionnel [Rémy 1986].
4Dans un mouvement planiste et centralisé de partition « fonctionnelle » de l’espace, l’espace rural est assimilé à l’espace agricole. La profession agricole est instituée comme garante de la gestion de cet espace rural et des arbitrages relatifs à sa redistribution entre les exploitations. S’impose ainsi une redéfinition sectorielle et nationale de la répartition des droits sur l’espace qui se substitue à la pluralité des régimes de répartition familiaux et territoriaux [Laurent 1992]. La consolidation d’un « corps » professionnel est couplée à un démantèlement des sociabilités en local. Néanmoins la structuration multi-scalaire de l’organisation professionnelle contribue à entretenir une hybridation dans les rapports de pouvoir entre élections locales et professionnelles, dans les rapports d’engagement et d’appartenance des agriculteurs [Maresca 1984].
5Dans le champ scientifique, la période est traversée par l’affirmation d’une approche gestionnaire de l’exploitation agricole visant à rompre avec la figure de l’exploitation paysanne, et par d’importants débats entre les économistes sur l’optimum économique le mieux à même d’assurer la production. Les plus libéraux prônent l’affranchissement du lien à la famille considéré comme un frein à la productivité et la concentration de la production dans les exploitations « économiquement viables » [Bergmann 1959]. En écho à un courant américain qui croise approches micro-économiques et gestionnaires, d’autres s’attachent à montrer les facteurs de performance de l’exploitation familiale désignée comme « optimum économique », plus flexible dans l’organisation du travail et dans l’adaptation aux aléas économiques, biologiques et climatiques de l’activité agricole [Petit 1975]. Enfin, les économistes se revendiquant d’un héritage marxiste préfigurent d’abord la mise en place d’ateliers de production spécialisés et de grande dimension, sous l’effet d’un ajustement entre progrès technique et taille des structures. Tentant plus tard d’expliquer ce processus de « concentration inéluctable », mais « sans cesse retardée », C. Servolin montre en fait la stabilisation de petites exploitations individuelles néanmoins aliénées, « absorbées » dans le système capitaliste par l’augmentation du capital fixe et le recours au crédit, l’accroissement continu de la productivité du travail, et par la limitation du revenu du producteur dans le jeu des filières et de l’endettement croissant [Servolin 1972].
6Le travail de caractérisation du rapport des hommes à leur milieu, conduit par les géographes ruraux dans le cadre des monographies régionales, produit des études fines des manières d’occuper l’espace et des combinaisons techniques mises en œuvre à cet effet. La recherche d’une généralisation de l’étude des cas locaux passe par l’introduction progressive de l’approche systémique. Les géographes introduisent les notions de « système agraire » [Cholley 1946], « système agricole » ou « système familial » pour décrire la complexité des éléments en interaction nécessaires à la caractérisation de l’activité agricole [Bonnamour 1973]. Alors que les géographes ruraux abandonnent au milieu des années 1970 ces approches monographiques et systémiques à l’échelle de « petites régions » ou de l’exploitation, elles ont un écho chez les agronomes qui les développent. R. Dumont se saisit de l’entrée monographique qui selon lui « doit servir d’infrastructure à toute bonne généralisation » [Dumont 1951]. J-P. Deffontaines s’inspire des géographes en développement l’analyse paysagère comme clef d’analyse des systèmes agricoles [Deffontaines 1973]. Enfin, ces approches systémiques inspirent ceux qui participeront à la fondation du département SAD de l’INRA [Cornu 2014], ainsi que les travaux de la chaire d’agriculture comparée [Cochet 2011]. Géographes et agronomes mènent ainsi un travail de caractérisation compréhensif des mécanismes de différenciation spatiale des exploitations agricoles avec une approche avant tout structuraliste sur les déterminants géographiques, physiques, et économiques.
7Mais les travaux des géographes restent en marge du débat politique et économique sur l’évolution des exploitations agricoles. Dans le cadre d’une démarche internationale portée par J. Kostrowicki, l’équipe de géographie rurale de l’ENS de Fontenay s’attèle à un travail de typologie des agricultures et des exploitations agricoles aux différentes échelles (locales, régionales, nationales et internationales), dont l’objectif est de fournir des outils d’aide à la décision dans le cadre d’une gestion technocratique de la production agricole [Bonnamour et al. 1976]. La question des spécificités agricoles régionales n’est pas ignorée. N. Mathieu souligne ainsi la difficulté pour le géographe à établir des typologies compte tenu de la persistance « de critères au pouvoir discriminateur proprement géographique ». Néanmoins, pour être audibles dans le débat public sur l’exploitation agricole, les années 1970 sont traversées dans leurs travaux par une recherche de systématisation des typologies établies et de dépassement d’un facteur de différenciation régionale des exploitations agricoles.
8L’exploitation familiale est ainsi instituée comme agricole au cours de cette période des années 1960-1970, au point que les géographes eux-mêmes l’affranchissent de son ancrage spatial. La question des spécificités agricoles territoriales revient cependant déjà dans le débat politique, avec une logique d’abord compensatoire de prise en considération des spécificités des zones de montagne.
9Les années 1970-1980 se présentent comme une période charnière au cours de laquelle s’opère une remise en cause économique, sociale et politique du modèle de l’exploitation agricole sectorielle. Elles sont marquées par des luttes internes au monde agricole pour la reconnaissance « d’agricultures différentes » [Jollivet 1988]. La critique sociale du productivisme est plus large et questionne le rapport de ces exploitations au « local ».
- 1 Vedel G. et Mansholt S., 1969. Le Plan Mansholt. Le Rapport Vedel : Rapport général de la Commissio (...)
10Dans un contexte de fin des 30 glorieuses, la crise économique, la surproduction agricole, la remise en cause de la politique agricole européenne fragilisent l’économie des exploitations : augmentation de l’endettement, hausse de la sensibilité des exploitations à la conjoncture économique, faibles augmentations des revenus en dépit de l’exode rural, perte d’initiative des agriculteurs dans le système agro-industriel dans le cadre des regroupements de coopératives [Müller et al. 1989]. La période est traversée par un éclatement important des systèmes de régulation de la concurrence en fonction des types de production. La mise en place des quotas laitiers par exemple, assure aux producteurs laitiers une régulation forte de la concurrence, alors que des secteurs comme la production porcine ou la production houblonnière sont davantage bousculés par la concurrence internationale. De plus, le système fordiste de répartition spatiale de la production sur le principe des avantages comparatifs ricardiens, contribue à l’accroissement des inégalités régionales suscitant l’inquiétude et des discours alarmistes sur la déprise [Laurent 1992]. Dans un contexte de questionnements interministériels sur l’aménagement rural, la loi pastorale de 1972 acte un principe de « compensation » des inégalités de développement agricole. Cette logique de modernisation/compensation est fondatrice d’un processus de partition de l’espace agricole entre les régions où « la situation des exploitations est plutôt satisfaisante », et celles « frappées par des handicaps généraux » assumé par les politiciens1.
11Sur le plan politique, l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 avec de nouveaux objectifs de stabilisation de l’exode rural et de limitation des inégalités régionales, participe à une inflexion du mécanisme de cogestion. L’organisation professionnelle agricole, dont l’unité syndicale constituait un socle, est fragilisée par la progressive consolidation du mouvement des paysans travailleurs et la reconnaissance du pluralisme syndical. Dans un contexte également marqué par la concentration des filières agro-alimentaires et la transformation des espaces ruraux, la période des années 1980 est traversée par un mouvement critique du productivisme, schématiquement incarné dans la dénonciation du modèle d’exploitation hors-sol. L’« hétéronomie » de l’exploitation agricole est ainsi réinterrogée alors que s’affirme a contrario un mouvement social, politique et scientifique autour du développement local [Alphandéry 2001]. Les expériences connues et médiatisées du développement local de quelques territoires, celle du Diois, du pays du Mené ou de l’Isthme du Cotentin mettent en évidence la capacité du milieu à créer de la valeur ajoutée, de l’innovation, à générer une dynamique endogène de développement [Houée 1989]. De plus, le renversement des dynamiques démographiques à partir du milieu des années 1970 est caractérisé par la réaffirmation de la « paysannerie » dans un espace rural désormais « convoité », « annexé » par les urbains comme « campagne réinventée » [Mathieu 1990]. Le réinvestissement symbolique de cette figure, en partie mystifiée comme personnage symbole d’un enracinement, « homme du pays » renvoie à la fois au mythe agrarien d’enracinement d’une civilisation paysanne, à une revendication d’autonomie sociale et aux rapports d’attachement au lieu des nouveaux ruraux [Alphandéry 2001].
12Dans ce contexte, tant parmi les scientifiques qu’au sein de la profession agricole, les modèles de production sont mis en débat. Alors que de plus en plus de conjointes d’agriculteurs partent travailler hors des exploitations, la forme sociale « familiale » à deux UTH, mari et femme, est remise en cause. Quels arbitrages s’opèrent entre agriculture « d’entreprise » et agriculture familiale ? Quelle place accorder à la pluriactivité dont les économistes et les organisations professionnelles agricoles prédisaient la disparition et qui pourtant concerne en 1979 un cinquième des exploitations agricoles [Association des Ruralistes Français 1984] ? Par l’image « discordante » qu’elle présente au regard du modèle de l’exploitation familiale précédemment illustrée, la pluriactivité fait l’objet d’âpres débats. Elle est inacceptable pour les défenseurs d’une parité de revenus, d’une spécialisation du travail, et d’une pureté professionnelle. Sa reconnaissance est en revanche revendiquée par ceux qui y voient l’opportunité d’un maintien d’activités en milieu rural, et qui, soulignant sa permanence dans la longue durée, révèle les rapports étroits entre l’économie formelle et informelle dans un modèle d’économie paysanne.
13C’est dans les zones de montagne en particulier que se révèle l’urgence de définir d’autres modèles d’exploitation agricole. Plusieurs réseaux fédérant chercheurs, agriculteurs, organisations et associations de développement local s’organisent autour de cette problématique de maintien de la petite agriculture de montagne, notamment à Toulouse (publication de la revue Nouvelles campagnes) et à Grenoble (création du Comité d’Études et de Proposition de l’Isère créé en 1979, et publication de la revue Alternatives paysannes à partir de 1981). S’intéressant aux trajectoires d’exploitations « résistantes », F. Pernet souligne l’importance d’une rationalité fondée sur « l’autonomie » et « le génie du lieu », qu’il oppose à l’intégration de l’agriculture à des échelles nationales et internationales [Pernet 1982]. Son approche du lieu comme potentiel de ressources, de « solutions » non activées préfigure les travaux ultérieurs et la formalisation de l’économie du développement local. Ses travaux répondent en écho à la figure des « agriculteurs intermédiaires » développée par P. Alphandéry, P. Bitoun et Y. Dupont, qui soulignent l’importance d’une rationalité reproductive « encastrée » dans un tissu local vivant par des rapports non marchands [Alphandéry et al. 1989]. Dans la continuité des travaux de F. Pernet, P. Müller cherche à montrer que ces pratiques « marginales » ou « déviantes » représentent une forme d’innovation, de modernité et une alternative à la crise économique. Il s’engage ainsi dans la définition de l’exploitation rurale, puis du référentiel de métier de l’entrepreneur rural caractérisé par la gestion systémique de la complexité, la production de produits et services ruraux et l’articulation forte autour de la fonction commerciale [Müller et al. 1989].
- 2 Voir sur ce point la tenue de plusieurs colloques, Séminaire européen organisé par la coordination (...)
14Au cours des années 1980, puis des décennies qui suivent, se consolide un réseau d’organisations qui se retrouvent dans la contestation d’un modèle unique d’agriculture et la promotion de ces agricultures « alternatives ». Ce mouvement fédère progressivement différentes structures syndicales et associatives, notamment la Confédération paysanne, syndicat créé en 1987 dans la continuité du mouvement de luttes syndicales des paysans travailleurs, ainsi que les Centres d’Initiatives pour Valoriser l’Agriculture et le Milieu rural (CIVAM) et les mouvements d’action catholique tel le Mouvement Rural des Jeunesses Chrétiennes (MRJC) qui se rallient à cette mouvance critique de la modernisation. Sont également associés des groupes de chercheurs engagés dans la reconnaissance sociale et politique des « petites fermes »2. Néanmoins, ce mouvement autour des agricultures alternatives peine à affirmer un modèle d’exploitation qui fasse consensus dans la tension entre identité paysanne des agriculteurs concernés et le modèle entrepreneurial.
15La reconnaissance de ces agricultures marginales par l’institution professionnelle, politique, juridique et scientifique reste problématique. Sur le plan juridique, la pluriactivité acquiert une visibilité institutionnelle dès 1975 dans le cadre de la politique de la montagne ; elle est alors reconnue comme nécessité fonctionnelle pour le maintien d’une agriculture dans ces espaces. Dans les années 1980, le débat sur la pluriactivité prend plus d’ampleur et le système juridique est partiellement ajusté afin d’assurer la reconnaissance de l’exercice d’autres activités dans les exploitations, telles que l’agritourisme. La pluriactivité est intégrée par le législateur au titre de la « théorie de l’accessoire », c’est-à-dire comme « prolongement des activités agricoles » (Article 2, L. n° 88-1202, 30 décembre 1988), mais l’entreprise rurale peine à être reconnue dans la traduction juridique française de division du droit en branches d’activités [Bodiguel 2005].
- 3 Citations issues de la revue Chambre d’agriculture, n° 720, 1985, citées dans [Rémy, 1986).
16En matière de reconnaissance sociale et politique, les États Généraux du Développement Agricole sont précurseurs en impulsant la mise en débat des modèles d’agriculture en 1982-1983, mais restent un « rendez-vous manqué », en matière d’inflexion majeure de la politique agricole [Alphandéry 2001]. Dans un contexte où l’agriculture professionnelle prend le tournant de se définir comme une « agriculture d’entreprises », cette mise en tension de la norme professionnelle de compétitivité par les formes « résistantes » conduit la profession à requalifier la théorie d’une agriculture à deux vitesses entre modernité et archaïsme. Une nouvelle forme de dualité s’affirme entre les exploitations relevant d’une agriculture d’entreprise et celles qui sont alors associées à des formes d’« agricultures utiles », « par leur rôle dans l’entretien de la nature et leur apport au tissu rural, mais également par les impératifs de lutte contre le chômage »3. La reconnaissance de ces exploitations passe essentiellement par le registre de leur utilité sociale dans le débat émergent au niveau européen autour de la multifonctionnalité de l’agriculture. Le développement de ces formes alternatives trouve un relais à l’échelle régionale et territoriale dans le cadre des dispositifs émergents de développement rural. Le modèle de l’exploitation agricole spécialisée n’est pas remis en cause, mais se renforce dans une partition symbolique entre les exploitations professionnelles et les autres. S’ébauche ainsi une mise en tension de l’exploitation familiale, entre un modèle de développement agricole d’une part et un modèle de développement rural de l’autre, une dualité autour de laquelle se construisent les légitimités et qui reste encore très présente dans les débats actuels.
17Dans le champ scientifique, on distingue une inflexion plus marquée des modèles d’analyse de l’exploitation agricole que reflètent les travaux du comité DMDR « Diversification des Modèles de Développement Rural » [Jollivet 1988]. Ainsi, au sein de l’INRA, les réactions aux critiques émergentes sur le « productivisme » et les controverses autour du rapport Poly, les tensions entre micro-économistes et macro-économistes sur l’analyse des systèmes de production, et la dissidence d’un petit groupe de chercheurs, qui s’associent pour créer le département SAD (systèmes agraires et développement, 1981), mettent en évidence la vigueur du débat scientifique [Cornu, 2014]. Le renouvellement scientifique alors à l’œuvre est traversé par la prise en considération du fait technique et de la rationalité de l’agriculteur, l’affirmation de l’approche systémique et le développement de la pluridisciplinarité, et par l’émergence d’approches analytiques avec l’introduction de nouvelles dimensions : parcours de vie, milieu social de proximité [R.-M. Lagrave, dans Jollivet 1988].
18Dans les travaux des géographes, les années 1970 sont caractérisées par le passage d’une approche régionaliste qui questionne le rapport des hommes à leurs milieux, à une mise en perspective de l’insertion des systèmes agraires dans un système englobant : rapport à l’urbain, mobilité des individus, insertion dans une économie marchande. L’élargissement des dimensions de l’échange, des flux de matières, des réseaux d’approvisionnement et de commercialisation sont perçus comme les facteurs d’une déterritorialisation de l’agriculture productiviste. La concurrence accrue génère un processus de concentration des industries, coopératives ou privées. C’est analysé par J.-P. Diry comme un affaiblissement du lien au territoire, conséquence inéluctable d’une organisation spatiale de la production fondée sur l’exploitation de ressources génériques [Diry 1987]. Incarnant les effets d’une « verticalisation » économique, la notion de « bassin de production » alors introduite révèle l’emprise d’une organisation fonctionnelle de l’espace par la production tout en soulignant l’importance du culturel, l’inscription de ces aires fonctionnelles dans un territoire vécu, tissé de réseaux denses [Margetic 2005]. Parallèlement à ces travaux sur les filières, les géographes ruraux abandonnent progressivement les recherches sur l’exploitation pour se saisir de nouveaux objets tels que la ruralité, l’environnement, ou encore les rapports villes-campagnes [Mathieu 1990]. C’est à l’aune de ces enjeux territoriaux émergents que le rapport de l’exploitation familiale au territoire est plus systématiquement réinterrogé à partir de 1990.
19Le débat sur la multifonctionnalité, à partir du début des années 1990, introduit les termes d’un profond renouvellement du contrat social qui lie les agriculteurs à la société illustré par l’emblématique projet du « Contrat Territorial d’Exploitation » (CTE). Au gré des réformes successives de la politique agricole commune, nous assistons à un découplage avec les enjeux productifs et de re-couplage avec les enjeux environnementaux, de qualité et de développement rural. De plus, l’inversion démographique dans les espaces ruraux (1975) génère un renouvellement social et politique des espaces ruraux, et replace au cœur du débat la légitimité et les droits des différents acteurs sur l’espace et sur les ressources. Dans les espaces périurbains, l’agriculture est mise en scène comme cadre de vie, convoquée dans un processus de mise en patrimoine généralisé, avec de nouveaux rapports de pouvoir par exemple autour des normes paysagères [Poulot 2008]. De moins en moins la préoccupation des seuls agriculteurs, la question agricole est saisie par différents acteurs parties prenantes qui participent à sa publicisation, à sa mise en scène, à sa patrimonialisation. Or, tant en matière de développement économique, d’urbanisme que de gestion des ressources naturelles, la période est traversée par un mouvement de territorialisation de l’action publique. Censé mieux prendre en charge les spécificités locales et l’articulation entre enjeux économiques et environnementaux, le territoire s’affirme ainsi dans l’organisation sociale et spatiale comme l’instance de définition d’un « projet » [Berriet-Solliec et al. 2008]. Cela contribue à l’émergence de nouvelles scènes de négociation entre les agriculteurs et d’autres acteurs par exemple autour des dispositifs agro-environnementaux.
20Parallèlement, l’économie de la qualité s’impose comme le marqueur d’une transformation majeure des formes de régulation de l’agriculture. En réaction aux crises écologiques et alimentaires, les consommateurs expriment de nouvelles attentes de qualité et de proximité, et contribuent à une réorganisation des systèmes alimentaires autour des circuits courts, de formes de consommation engagées, éthiques et solidaires. Le développement de systèmes agro-alimentaires localisés (SYAL), coordinations territoriales visant à consolider les ressorts d’une compétitivité qui s’inscrit en marge d’une concurrence sur les prix, suscitent l’émergence de nouvelles configurations réinterrogées dans leur capacité à territorialiser les systèmes de production, comme par exemple dans le cas des produits de terroirs [Delfosse et Letablier 1995].
21Ce contexte de réappropriation de l’espace rural, de ses paysages ou de son patrimoine conduit géographes et sociologues à réinvestir la question des liens de l’agriculture et des agriculteurs au territoire. Pour L. Rieutort, une dynamique de re-» territorialisation » de l’agriculture est à l’œuvre, sous l’effet conjoint de plusieurs leviers : durabilité, origine des produits et patrimonialisation [Rieutort 2009]. L’analyse des relations entre agriculteurs et résidents dans les pratiques quotidiennes de leur espace, les pratiques de vente ou les rapports de voisinage soulignent que ces rapports sociaux en local sont le lieu de transactions sociales dans l’espace public où se composent les règles et normes de la grammaire du « vivre-ensemble » ; et de transactions sociales entre l’« accueillant » et le « visiteur », « l’agriculteur » et le « client » où se négocient la légitimité, l’acceptabilité des pratiques agricoles [Le Caro 2002]. Ceci modifie le rapport au métier, les formes de reconnaissance sociale, et le rapport aux autres acteurs du territoire : élus, autres entrepreneurs locaux, résidents. Dans les liens qu’ils tissent avec leur voisinage, dans leur contribution à l’animation des espaces ruraux, l’agriculteur et sa famille, en tant qu’habitants et acteurs ruraux, développent des liens renouvelés à leur territoire. Ces travaux soulignent la mutation identitaire que cela représente pour les agriculteurs, ainsi interpelés dans leur « responsabilité civique » [Lémery 2003].
22En matière d’interprétation des liens au territoire, les travaux des géographes sont ainsi traversés par le passage d’une géographie structuraliste à une géographie sociale. L’objet d’étude « exploitation » est en retrait. Le débat sur la multifonctionnalité suscite néanmoins un renouvellement des cadres d’analyse et des modèles politiques et sociaux de l’exploitation autour de la figure de l’exploitation rurale, multifonctionnelle ou territoriale. La prise en compte des enjeux associés à la multifonctionnalité réinterroge la manière dont chaque exploitation organise sa stratégie à l’interface entre dynamiques territoriales et logiques de filières [Pluvinage 2008]. Au travers du prisme du « système foncier », les travaux de N. Croix avaient en ce sens été précurseurs, montrant cette recomposition de l’exploitation dans un système imbriqué d’éléments d’histoire agraire, de discontinuités spatiales, des procédures d’action publique et d’action collective [Croix 1993]. Cette dimension territoriale de l’exploitation suscite également des inflexions scientifiques chez les agronomes et gestionnaires qui élargissent leurs cadres d’analyse de l’exploitation pour intégrer la complexité croissante de l’environnement écologique, social, institutionnel et spatial des exploitations agricoles [Caron 2005, Gafsi 2006]. L’insertion de l’exploitation dans des construits territoriaux très divers, d’action collective et d’action publique s’affirme ainsi comme une dimension autour de laquelle se multiplient et se diversifient les espaces de référence des agriculteurs [Vandenbroucke 2013]. Les logiques des agriculteurs ne sauraient toutefois être appréhendées selon cette seule optique. En effet, la période de 1990 à 2010 est également caractérisée par le renforcement des mécanismes de coordinations et de réduction de l’incertitude au sein de l’organisation agro-industrielle [Margetic 2005], avec donc un registre de normes et de contraintes liées à l’insertion dans le système alimentaire qui s’accroit pour les exploitations, de manière variable selon les filières et les circuits (ex : global gap, certifications ISO 14001). De plus, un ensemble de chercheurs, avec l’objectif de resituer l’activité agricole comme composante d’une combinaison d’activités, de ressources et d’acteurs, développent le concept de système d’activité, échelle à laquelle s’établit et s’interprète le champ de rationalité de l’agriculteur [Gasselin et al., 2015]. Ces travaux resituent l’analyse de l’entité sociale « exploitation » dans l’ensemble des activités du ménage, des ressources sociales, patrimoniales de la famille. Ainsi, tels que le proposent C. Laurent et J. Rémy, c’est au regard des trois dimensions du ménage, de la production et du territoire que se recompose l’analyse de l’exploitation agricole [Laurent & Rémy 2000].
- 4 Séronie J.-M., 2007, Centres d’économie rurale, L’exploitation agricole flexible, Paris, 36 p.
- 5 Ce débat s’est en particulier révélé structurant lors du colloque SFER» Structures d’exploitation e (...)
23La période de 1990 à 2010 est aussi traversée par l’affirmation du modèle entrepreneurial. Dans le cadre de la LOA de 2006 (Loi d’Orientation Agricole n° 2006-11 du 5 janvier 2006), la notion d’« entreprise agricole et rurale » remplace la notion d’exploitation agricole dans le Code rural. Central dans les débats lors des élections professionnelles, le modèle entrepreneurial semble faire l’objet de convergences identitaires qui restent cependant fondées sur des adhésions à des modèles très différents. L’entrepreneuriat crée en effet de nouvelles convergences identitaires entre agriculteurs « compétitifs » et « territoriaux » sur fond de rapports entre engagement professionnel et civique, entre vie personnelle et professionnelle, d’adaptation à la demande sociale, de réactivité et de modernité. Étant cependant fondées sur des approches très distinctes de la compétitivité, de la performance et de la qualité, ces représentations se retrouvent en concurrence dans les organisations professionnelles [Lémery 2003]. Les travaux sur la multifonctionnalité dressent le tableau d’un modèle schumpétérien de l’entrepreneur rural, innovant, flexible et inscrit dans une démarche « partenariale » et contractuelle avec les autres acteurs du développement territorial. Toutefois là encore, l’adhésion à un tel modèle reste fragile pour des raisons identitaires, et car ces notions caractérisent mal les termes des hybridations qui se font entre les sphères professionnelles, familiales, sociales et territoriales dans ces exploitations agricoles. Mais le modèle entrepreneurial est surtout l’expression d’une dissociation progressive de l’unité terre-travail-capital fondatrice du modèle de l’exploitation familiale, vers l’affirmation d’un modèle entrepreneurial. En créant le bail cessible et le fonds agricole, la LOA de 2006 acte la reconnaissance juridique des pas-de-porte. Ainsi, dans le droit rural, les spécificités du régime juridique agricole tendent donc à s’affaiblir dans une évolution vers ce que L. Bodiguel désigne comme une « ère de l’entreprise agricole » [Bodiguel 2005]. Le conseil de gestion renouvelle également son cadre d’analyse en proposant le modèle de l’« exploitation agricole flexible » dans laquelle les trois projets patrimonial, technique et entrepreneurial sont dissociés4. Cette évolution remet en discussion de manière fondamentale les modèles d’exploitation, entre l’exploitation familiale, qui a fait l’objet d’un réinvestissement symbolique majeur à l’occasion de l’année de l’agriculture familiale (2014), et une agriculture de firmes dont plusieurs signaux soulignent l’émergence progressive en France5.
24Cette relecture des débats politiques et scientifiques met en perspective plusieurs figures de l’exploitation qui se succèdent et s’opposent, de l’exploitation agricole, sectorielle, professionnelle à l’exploitation puis l’entreprise diversifiée, rurale, multifonctionnelle ou territoriale. L’exploitation familiale apparaît ainsi saisie et requalifiée au gré des projets politiques et sociaux, miroir des modèles de développement agricole et des orientations en matière d’aménagement et de développement des territoires. Dans un contexte d’affirmation d’un modèle de développement métropolitain, le réinvestissement de l’agriculture urbaine préfigure-t-il ainsi l’avènement du modèle de l’exploitation urbaine [Mundler & alii 2014] ? Ces approches fonctionnelles se révèlent déterminantes de l’objet lui-même et soulignent la grande porosité de cette forme sociale en redéfinition permanente. Tant dans les postures expertes de justification du modèle dominant, dans les postures militantes de contestation et de militance pour la reconnaissance sociale et politique de formes alternatives, que dans les postures compréhensives des mutations en cours ; économistes, sociologues et géographes sont parties prenantes de ce mouvement de requalification de l’exploitation. Ils le valident, l’accompagnent, voire parfois l’encouragent ou le suscitent. En ce sens, ils sont acteurs du processus d’élaboration des modèles de développement agricole et rural car c’est bien autour de ces désignations multiples que se construisent les légitimités sociales et politiques.
25Cette analyse géo-historique des travaux sur l’exploitation révèle aussi un élargissement des cadres d’analyse quant aux dimensions à prendre en compte pour saisir les logiques des agriculteurs. C’est effectivement bien à l’interface de cet environnement socio-économique complexe, marchés, territoires, collectifs d’agriculteurs et de citoyens multiformes, dispositifs et normes et d’action publique que s’effectuent les choix et les prises de décisions, dans une logique d’adaptation à un jeu de contraintes multi-scalaire en permanente redéfinition. En revanche, ces désignations multiples et concurrentielles de l’entité sociale que constitue l’exploitation familiale prêtent à confondre l’objet et le projet politique et social. Or, s’il est un projet dans lequel s’inscrit l’exploitation, c’est d’abord celui de l’agriculteur et de sa famille, qui est à la fois un projet de vie, un projet professionnel et un projet patrimonial.