- 1 Pensons par exemple à l’haussmannisation parisienne.
1Terme relativement récent [Glass 1964] pour désigner un phénomène ancien1, la gentrification correspond à une transformation sociale des espaces urbains et plus précisément à un embourgeoisement de quartiers historiquement populaires. Cette dynamique se réalise par étapes successives, parfois sur des temporalités de longues durées. Les gentrifications sont plurielles et dépendent de leurs contextes d’apparition et de déploiement [Chabrol & al. 2017] : évolution du peuplement à travers le remplacement de populations peu favorisées par des classes moyennes ou supérieures, changement commercial caractérisé par une montée en gamme, aménagements urbains initiés par les collectivités dans l’objectif d’améliorer le cadre de vie, hausse des prix fonciers et immobiliers, appropriation des espaces publics via de nouveaux usages, valorisation patrimoniale et mise en tourisme des lieux. Stimulée par l’offre et la demande, la gentrification traduit donc à la fois un mouvement de population, avec le retour en ville des classes moyennes et supérieures [Ley 1986] et un mouvement du capital lié notamment au mécanisme de « différentiel de loyer » [Smith 1979]. À la suite de travaux anglo-saxons, de premières recherches vont s’emparer du sujet de la gentrification dans le contexte français [Bidou-Zachariasen 2003, Donzelot 2004], avant que la notion ne connaisse un grand succès et que des études soient consacrées à la ville de Lyon [Authier 2004, Collet 2010].
- 2 C’est sur cette place qu’arrivait le premier pont, construit au xiie s pour franchir le Rhône entre (...)
2Le présent article porte sur la place et l’évolution des commerces dits ethniques dans le quartier lyonnais de La Guillotière, quartier populaire saisi par une dynamique de gentrification et caractérisé par un enchevêtrement mémoriel lié à une riche histoire migratoire. Principalement situé autour de la place Gabriel Péri, souvent désignée comme « Place du Pont2 », le quartier a accueilli de nombreuses vagues migratoires depuis la fin du xixe s. Quartier commercial de centre-ville, il a subi de lourdes transformations ces trente dernières années. Dans les années 1980, une expansion du métro a été décidée, avec une station « Guillotière » précisément sur la Place du Pont. Dès lors, la dimension « trop » populaire et « trop » ethnicisée du quartier a progressivement été érigée en problème, en particulier par les pouvoirs publics locaux [Bentayou 1998, 2007]. Plusieurs opérations d’urbanisme ont été menées, avec l’édification d’un imposant immeuble mixte bureaux-logements (le CLIP pour Centre Liberté Péri), en vue de normaliser progressivement le quartier pour faciliter « un retour au centre du capital » [Smith 1979, op. cit.]. De nombreux immeubles insalubres ont été démolis afin d’« assainir le quartier », tant physiquement que socialement. Ainsi en moins de trente ans, le quartier a été doté d’éléments structurants de mobilité urbaine, parmi lesquelles un tramway en 2002, et de quelques éléments standards censés accompagner la ville dans le mouvement mondial de compétition entre les métropoles tertiarisées ou en voie de l’être [Garnier 2010].
- 3 Le terme est polysémique et peut prêter à confusion. Nous retiendrons ici que l’informalité échappe (...)
3S’agissant des commerces, leur transformation peut constituer un facteur de gentrification et ne pas se limiter à en être le résultat [Van Criekingen & Fleury 2006]. Suivant cette logique, la gentrification peut se traduire soit par une réhabilitation du patrimoine, soit par des processus de destruction-reconstruction de l’héritage bâti. Enfin, l’existence d’un degré élevé d’ethnicité et d’un legs mémoriel issu d’un passé migratoire peut à la fois faire l’objet d’un mécanisme de valorisation dans le cadre de la gentrification et engendrer des résistances habitantes [Giroud 2007]. C’est précisément dans l’intrication de ces diverses circonstances de gentrifications possibles que se situe notre principale hypothèse concernant ce quartier populaire « ethnicisé » de centre-ville. Si, depuis plusieurs années, on constate en effet des formes de gentrification, celles-ci se déroulent principalement par les étages (par l’habitat), tandis que la Guillotière reste un quartier de fréquentation et de déambulation populaire cosmopolite. Dans ce contexte, comment les commerces, situés à l’interface entre la rue et les étages, s’adaptent-ils (ou non) aux évolutions sociologiques et culturelles corrélatives ? L’attractivité de cet espace commercial n’est-elle pas à considérer aussi dans une dynamique de ressources mémorielles, en particulier pour des mobilités culturelles autant que sociales des personnes issues de l’immigration asiatique, maghrébine, d’Afrique subsaharienne et d’Europe de l’Est qui le fréquentent [Battegay 2003] ? Nous souhaitons en effet interroger ces processus, en nous penchant plus particulièrement sur trois sous-espaces commerciaux de la Guillotière, le quartier asiatique (au Sud), les commerces maghrébins et méditerranéens (au Nord) et le marché « informel3 » (sur la place).
- 4 Il s’agit d’une recherche en cours.
4Notre recherche4 s’appuie à la fois sur des travaux d’étudiants que nous avons encadrés au cours des années 2018 et 2019, des observations et des veilles régulières et parfois anciennes (au-delà de la décennie). Et dans le courant de l’été 2019, nous avons mené dix entretiens semi-directifs avec des commerçants asiatiques, arméniens, français et maghrébins du quartier, ainsi qu’avec des représentants associatifs de la communauté asiatique.
- 5 Selon plusieurs sources : presse, associations et institution consulaire.
5Les relations entre Lyon et la Chine remontent au début du xxe siècle, avec la création en 1913 de la première chaire universitaire de chinois en France, puis celle en 1921 de l’institut franco-chinois, qui ont entraîné une première vague migratoire. En 2007, la Chine a ouvert un consulat à Lyon. On estime aujourd’hui entre 15 000 et 20 0005 le nombre de Chinois résidant dans l’agglomération lyonnaise, dont 3 000 étudiants, hors personnes naturalisées. À partir du milieu des années 1970, les populations asiatiques sont à l’origine de l’apparition d’une centralité immigrée, commerçante et populaire. Rendu visible par des commerces spécialisés et une présence déambulatoire, le caractère ethnique de cette centralité immigrée a évolué, notamment en lien avec la dynamique de gentrification qui touche plus largement La Guillotière. Dans ce contexte de changement social et urbain, qui concerne de nombreuses « Chinatowns » [Acolin & Vitiello 2017], l’ethnicité du quartier asiatique représente-t-elle un obstacle ou un facteur d’accompagnement de la gentrification ? Et comment les dimensions patrimoniales et mémorielles s’intègrent-elles à cette évolution ?
6Avec l’arrivée de réfugiés et de boat-people en provenance d’Asie du Sud-Est, une centralité immigrée asiatique s’est progressivement constituée au sud du quartier. Elle est généralement présentée comme quartier « chinois », mais la vague migratoire des années 1970 et 1980 concerne en fait majoritairement des Chinois d’outre-mer, qui ne détiennent donc pas la nationalité chinoise, mais se revendiquent Chinois par leurs origines. Ceux-ci ont d’abord émigré dans des pays d’Asie du Sud-Est (Vietnam, Cambodge, Laos) pour fuir le régime de Mao, avant d’être chassés de ces pays lors des révolutions communistes.
7Les raisons de l’installation de la communauté asiatique à La Guillotière dans les années 1970 sont d’abord économiques : certes à l’abandon, le quartier est toutefois central et l’immobilier reste très peu cher. Une première épicerie est ouverte rue Passet par une Cambodgienne d’origine chinoise en 1977. Elle permet aux ressortissants de la communauté asiatique de se fournir en produits de leurs régions et entraîne la création de plusieurs restaurants. Le restaurant est alors considéré comme le commerce le plus accessible financièrement et comme un moyen de subsistance pour toute la famille, qui vit souvent sur place, tout en permettant à la communauté de préserver ses traditions culinaires et à ses membres de s’intégrer dans la société d’accueil.
- 6 On dénombre une vingtaine de commerces au début des années 1980 et une quarantaine à la fin des ann (...)
8Ces restaurants, tout comme les épiceries ou supermarchés et d’autres types de commerces (coiffeurs, agences de voyage, ongleries, artisans, magasins de vêtements et d’objets traditionnels, …) essentiellement tenus par des Chinois d’Outre-Mer6, présentent un degré élevé d’ethnicité [Guillon & Tabaoda-Leonetti 1986], marquant la présence spatiale de la communauté. À travers les noms des établissements (épicerie Hiep Hung, restaurant Phnom Pich, entreprise d’artisanat Duong, …), les enseignes rouges aux lettres d’or, les objets typiques (bouddhas, lampions), l’utilisation d’inscriptions en mandarin et la cuisine traditionnelle proposée, ils fonctionnent comme des « théâtres de mises en scène, de présentation de soi de la communauté » [Ma Mung 1999]. Représentant également des lieux de sociabilités, leur clientèle est majoritairement asiatique et leur création est souvent liée à des pratiques de solidarité en réseau [Sanjuan 2000], comme le système de tontine ou de « hui ». L’Association des Chinois d’Outre-Mer (ACOM), créée en 1983 dans le quartier asiatique, propose ainsi des cours de chinois, de danse à l’éventail et des activités de loisir (mah-jong, échecs, karaoké).
9Enfin, si les Asiatiques étaient plus nombreux à résider dans le quartier par le passé qu’aujourd’hui, celui-ci a toujours été d’abord une polarité commerciale, alors que les lieux de résidence des membres de la communauté sont disséminés dans l’ensemble de l’agglomération. Cela s’explique notamment par le fait que les Chinois ont, dès qu’ils en ont eu la capacité financière, cherché à acheter leur logement, perspective complexe dans le quartier.
- 7 La hausse des prix immobiliers a été de + 60 % en 10 ans sur l’ensemble de la ville de Lyon (source (...)
10Comme pour l’ensemble de La Guillotière, une dynamique de gentrification touche le quartier asiatique depuis une décennie environ, à travers une augmentation des loyers résidentiels et commerciaux7, un aménagement des espaces publics et un renouvellement de la population et des pratiques sociales. Marqueurs classiques de la gentrification, de nouveaux commerces sont apparus. Aux côtés d’agences d’architecture ou de design, de boutiques d’artisanat ou de galeries d’art et de lieux « branchés » (coffee shop, bars à vins, slow café …), on trouve également une nouvelle génération de commerces asiatiques qui se caractérise par un affaiblissement du degré d’ethnicité. Restaurants de cuisine fusion et de street food, traiteur japonais et karaoké moderne contrastent avec les commerces ouverts par les membres de la première vague migratoire, qui se sont pour la plupart maintenus et qui répondent toujours à la demande de la clientèle asiatique. Ainsi, la gentrification n’empêche pas la continuité d’une offre commerciale ethnicisée.
11Dans ces nouveaux établissements, les ambiances épurées remplacent la décoration ethnique, et les pratiques de consommation traditionnelle, comme le buffet à volonté, cèdent leur place à de nouvelles tendances alimentaires (brunch ou repas végétariens). Souvent ouverts par les descendants des migrants des années 1970, ces établissements proposent également des prix plus élevés. L’offre gastronomique, fréquemment inspirée de la cuisine japonaise et mélangeant produits exotiques et locaux, doit répondre aux attentes d’une clientèle occidentale urbaine, et notamment à celle des étudiants, nombreux à La Guillotière. L’atténuation du caractère ethnique traduit donc une stratégie commerciale tenant compte de l’environnement social.
- 8 Entretien réalisé en avril 2019.
12Ainsi, un restaurateur, fils d’un couple de réfugiés politiques vietnamiens des années 1970, décrit sa cuisine comme « multiculturelle : halal, tofu, porc type asiatique etc. Je voulais m’adapter à chaque population. Les Asiatiques ne sont pas mes clients. Les habitants non plus. Le midi ce sont des étudiants, des commerçants, des gens qui travaillent dans le quartier. Rien à voir avec la clientèle de mes parents. Ceux-ci sont attachés aux restaurants asiatiques à l’ancienne. Il y en a encore. Mais heureusement, à La Guillotière il n’y a pas que des buffets à volonté !8 ».
- 9 Entretien réalisé en juin 2019.
13Cette opposition entre anciens et nouveaux commerces illustre la rupture intergénérationnelle qui sépare les Chinois d’outre-mer, arrivés dans les années 1970 et 1980, de leurs enfants. Ces derniers ne parlent que très peu la langue chinoise, rejettent souvent la culture traditionnelle de leurs parents, ne partagent pas les mêmes pratiques sociales et de loisirs, et se sentent complètement français, comme en témoigne le président de l’ACOM : « les jeunes ont adopté la culture française, ils sont devenus Français, ils ne sont pas Chinois. Moi je suis très triste qu’ils n’acceptent pas la culture chinoise, par contre ils sont bien intégrés dans la société française, qui n’a rien à voir avec la nôtre […] mais ça s’est fait au prix de l’abandon de la culture chinoise9 ». La plupart des enfants des réfugiés qui se sont installés à Lyon ont d’ailleurs fait des études supérieures et se sont orientés vers des métiers tertiaires, ne reprenant pas les affaires commerciales familiales. Cette trajectoire d’ascension sociale s’est faite au prix d’une mise à distance des racines culturelles communautaires, qui peut également se lire dans la part grandissante de mariages mixtes.
14La dynamique commerciale du quartier asiatique semble donc s’adapter au mouvement de gentrification qui touche La Guillotière dans son ensemble. Cette évolution montre que, comme « les entrepreneurs migrants », les membres de la seconde génération de la communauté asiatique lyonnaise « jouent un rôle particulièrement actif dans la définition du goût à l’heure de la gentrification » [Stock & Schmiz 2018], et ne font pas que subir celle-ci. Cette adaptation aux évolution sociales et économiques du quartier passe donc par une offre commerciale moins ethnicisée, qui joue néanmoins sur les codes du cosmopolitisme selon une logique d’hybridation du folklore ethnique et de la culture urbaine contemporaine.
15Plusieurs Chinatowns dans le monde sont aujourd’hui vues comme des produits touristiques qui mettent la diversité ethnique et culturelle au service de l’attractivité urbaine. Pourtant, mise en tourisme et gentrification ont tendance à remettre en cause les fonctions communautaires de ces espaces. La trajectoire de plusieurs Chinatowns révèle ce processus de « dé-sinisation » qui entraîne un déplacement des populations ethniques et une perte de leurs usages spécifiques.
16À Lyon, la communauté asiatique est à l’origine de manifestations qui visibilisent sa présence spatiale et font la promotion de son patrimoine. La plus importante est la fête du nouvel an lunaire qui rassemble plusieurs milliers de personnes dans le cadre d’animations culturelles valorisant l’identité communautaire : installation de lanternes sur les commerces, stands de spécialités culinaires, présentation des activités associatives, démonstrations d’arts martiaux et défilé traditionnel de la danse du dragon.
17La mise en tourisme des Chinatowns, notamment aux États-Unis et au Japon, a également entraîné l’implantation d’arches marquant les limites de ces quartiers ethniques. À La Guillotière, une initiative semblable a émergé au début des années 2010. L’objectif était d’inscrire le quartier asiatique lyonnais sur la carte mondiale des Chinatowns et d’en faire un produit touristique. Mais ce projet, soutenu par les élus locaux, n’a finalement pas abouti en raison de sa complexité et du refus d’une copropriété sur laquelle devait être apposée une extrémité de l’arche.
- 10 Entretien réalisé en mai 2019.
18Aujourd’hui, cette volonté de transformer le quartier en site touristique est toujours présente, comme le déclare le président de l’Association des Chinois de Lyon et Région Auvergne-Rhône-Alpes « L’idée c’était de mettre en place un site touristique. C’est un projet à moyen terme, de bien cadrer tous ces commerçants, de travailler sur la propreté, sur les façades, pour que ce soit homogène10 ». Les propos de cette personnalité centrale de la communauté asiatique lyonnaise, également élu municipal, traduisent la recherche d’une « fabrique de l’exotisme ». Si le quartier asiatique semble avoir perdu son caractère populaire initial, le maintien et la mise en valeur d’un marquage ethnique doivent permettre la préservation d’une mémoire communautaire, inscrite dans cet espace depuis quatre décennies, tout en s’adaptant aux évolutions sociales et urbaines récentes. La valorisation patrimoniale et mémorielle à travers une mise en tourisme pourrait alors être un levier de préservation de l’identité des quartiers asiatiques face aux dynamiques de gentrification, le risque de ces stratégies étant de transformer la mémoire sociale et ethnique en produit destiné à la consommation culturelle des gentrifieurs et des touristes.
- 11 Le quartier est situé entre le centre historique ancien classé par l’UNESCO et le centre directionn (...)
19Longtemps surnommé « la médina lyonnaise » [Vant 1989, Belbakri 1989], le nord du quartier a développé, à partir des années 1950, une structure commerciale de type ethnique spécialisée et destinée à une clientèle immigrée de l’ensemble de l’agglomération lyonnaise. Dès les années 1970, cette spécificité a constitué à la fois une force contribuant à nourrir l’image d’une ville internationale marquée par des flux d’échanges entre la France et le Maghreb, mais aussi une faiblesse dès lors que cette présence maghrébine, à proximité de l’hyper-centre, pouvait être considérée comme trop visible11. À ce titre, les commerces constituent de puissants marqueurs et vecteurs du changement social en œuvre dans les espaces urbains. Dans les quartiers centraux et péricentraux, ils accompagnent ou retardent le processus de gentrification. Généralement ils en pâtissent. Dans pratiquement toutes les métropoles européennes, et de manière concomitante, la lente expulsion du commerce alimentaire hors des centres historiques a été un processus inéluctable.
20Dès 1989, dans un article consacré aux commerces ethniques de la Place du Pont, Michel Rautenberg appréhendait que le caractère populaire et cosmopolite du quartier ne disparaisse [Rautenberg 1989]. En effet, les nombreux travaux de rénovation et de réhabilitation (habitat et voierie), les expropriations et l’arrivée du métro auraient pu menacer rapidement cet espace des « sans-voix, sans-pouvoirs », pour reprendre la formule de Saskia Sassen [Deroubaix 2013]. Cette crainte est encore exprimée, en 2003, par Alain Battegay [op. cit.], lorsqu’il évoque combien l’idée d’une fin probable de la Place comme centralité commerçante immigrée était alors un sentiment partagé.
21Comment le quartier arabe de la Guillotière résiste-t-il à l’ensemble des changements urbanistiques, sociaux et économiques de l’agglomération lyonnaise ? Les mémoires de ce quartier d’immigration sont-elles encore présentes et sous quelles formes ? Pour répondre à ces questions, nous nous sommes intéressés à deux grands bazars orientaux : l’épicerie arménienne Bahadourian, « cœur vivant du quartier » [Rautenberg 1989, op.cit.], première grande épicerie orientale installée dans le quartier, et le « Dubaï Center » dont le patron de ce centre commercial dédié à l’islam se réfère volontiers à la réussite du premier et le prend comme « modèle ». Conscients de leur réussite, l’un et l’autre racontent leur histoire et la création de leur commerce à la manière d’une épopée.
- 12 En 1915, les Bahadourian fuient le génocide arménien perpétré par les Turcs et s’installent en Jord (...)
- 13 Entretien réalisé en juillet 2019. Avant de mourir, en janvier 1991, Djebraïl Bahadourian est retou (...)
22En 1928, Djebraïl Bahadourian quitte l’Arménie12 et rend visite à l’un de ses frères, Sahag, immigré en France comme une partie de la diaspora arménienne. Il décide de rester, et vit quelques temps en clandestin. Son fils, Armand, 78 ans en 2019, raconte son installation en ces termes : « Puis un jour, au bout de trois ans, il fait un courrier au président de la République : ”Je suis émigré arménien. Mes deux frères et ma sœur sont à Lyon, j’aimerais une autorisation pour continuer à vivre ici avec ma famille”. Et après enquête, il a eu une autorisation. Du coup il a pu rester ici et faire venir la maman13 ». Il ouvre une petite épicerie arménienne à La Guillotière en 1938. Armand Bahadourian reprend l’affaire en 1962 : « Après mon service militaire, on a déménagé. Donc mon père me confie le magasin rue Villeroy. C’était la maman qui tenait. Et il me dit : ”tu dis à la maman qu’elle monte et tu bouges pas d’là”. Et ça fait 65 ans maintenant que j’ai pas bougé d’la ! ». À ce moment-là l’entreprise occupait soixante mètres carrés. Peu après, ils ont acheté le local qui jouxtait l’épicerie. « On a appelé une entreprise de décoration qui nous a fait une petite supérette, de 250 m2. Deux ans plus tard on achetait la librairie qui était à côté. Donc on est passé à 350 m2. Après on s’est retrouvé avec une cour. On avait un joli magasin. À l’angle de la rue Moncey et de la rue Villeroy il y avait un marchand de meubles. Eux aussi ils sont partis à la retraite et ils nous ont vendu le magasin. Alors on s’est retrouvé avec deux magasins et la cour au milieu. Louis Pradel était maire à l’époque, et les deux immeubles appartenaient à la ville de Lyon. Mon père est allé voir le maire et lui a dit ”voilà on a ces deux magasins, est-ce qu’on peut les réunir par la cour ?”. Il lui a répondu ”dis à ton fils que je viendrai le voir”. Puis un jour quelqu’un vient et me tape sur l’épaule, j’étais en train de travailler et me dit ”ton père m’a parlé d’un projet montre-moi”. C’était Monsieur Pradel. Je lui ai montré la cour. Il m’a dit ”c’est bon j’ai compris, dis lui que j’suis passé”. Et puis ça s’est fait. On a pu réunir tout ça sur la rue Villeroy. On avait des locaux et on a récupéré les caves en même temps ».
23Au fur et à mesure qu’il achète les caves, il fait forer les murs afin de pouvoir circuler de l’une à l’autre. Aujourd’hui, ces sous-sols constituent un véritable dédale voûté, débordant d’épices, de semoules, de condiments et de céramiques, organisé à l’image des souks, avec leurs quartiers dédiés dans lesquels les plaques indiquant le nom des rues en surface constituent de précieux indices de repérages. L’extension spatiale et commerciale n’est pas encore achevée puisqu’un nouveau projet prévoit de couvrir la cour intérieure, d’ouvrir une brasserie-restaurant spécialisée dans la gastronomie arménienne et méditerranéenne et d’agrandir, encore, le magasin. De père en fils les Bahadourian ont une devise qui, selon Armand, est à l’origine de leur succès : « Ne jamais dire ”y en a pas” à un client ». Au contraire, il faut dire ”Y en a pas aujourd’hui, mais venez demain vous l’aurez”, et se débrouiller pour avoir le produit demandé. C’est comme ça que j’ai réussi à avoir douze mille références dans les produits du monde ». C’est dans la satisfaction du client, quelle que soit sa richesse, que se niche le succès : « Il suffit de prendre le cœur du client et vous voyez ses dents blanches ».
- 14 Véritable temple de la gastronomie lyonnaise, les Halles hébergent de nombreux MOF (Meilleur·e Ouvr (...)
- 15 Extrait de l’entretien, juillet 2019.
24L’épicerie Bahadourian est devenue une véritable institution dans le quartier et plus généralement dans la ville de Lyon. La place située en face du magasin a d’ailleurs été renommée « place Djebrail-Bahadourian », en 2003. En 1996, alors que le quartier connaît une période de délinquance, les clients rechignent à venir à la Guillotière, par crainte des « voyous ». En revanche, les produits continuent de plaire et certains commerçants des Halles Paul Bocuse14, marché couvert gastronomique de 13.500m2, passent commande aux Bahadourian pour les vendre dans leurs propres étals. Insatisfait, Armand Bahadourian décide de s’implanter au cœur des Halles pour commercialiser lui-même ses produits. Cette installation suscite de profondes réticences, certains commerçants redoutant que cette arrivée ne dévalorise la notoriété des Halles et « attirent les tchadors »15, comme si l’insertion d’un fragment de quartier populaire et cosmopolite dans les espaces de la bourgeoisie lyonnaise menaçait d’être contagieuse.
- 16 Le quartier de la Croix Rousse est assez représentatif des quartiers gentrifiés : en 1975, les ouvr (...)
25Aujourd’hui l’étal Bahadourian des Halles est référencé dans les guides touristiques, et de nombreux étrangers se prennent en photos devant la vitrine. Signe de cette « boboïsation » de l’enseigne, une succursale s’est également implantée dans le quartier de la Croix Rousse16, en 2001.
- 17 Le chiffre d'affaires de la société en 2018 s'élève à 2 574 146 €.
26En raison de son dynamisme économique17, de son ancienneté et de la notoriété de son fondateur, l’épicerie Bahadourian constitue aujourd’hui un haut-lieu de La Guillotière. La clientèle est essentiellement étrangère au quartier et vient chercher là de nombreux produits qu’elle ne trouve pas ailleurs, dans un décorum de « souk -supermarché » qui expose tout à la fois douze mille références de produits et des photographies témoignant de l’épopée familiale.
- 18 Entretien réalisé en juillet 2019.
27À quelques encablures (220 mètres) de l’épicerie Bahadourian, dans la rue Paul Bert, le Dubaï Center, vaste galerie marchande musulmane, a ouvert ses portes en 2007. Au cours de l’entretien, le patron insiste longuement sur ses débuts difficiles, et se remémore les moments où il allait chercher des chapelets musulmans à Paris dans de grands sacs Tati. Alors qu’il possédait un petit magasin dans la rue, l’opportunité d’acheter un garage qui tombait en ruine s’est présentée, et sur cet emplacement, il a fait construire le Dubaï Center : « On a travaillé comme si on travaillait au marché aux puces, avec des parasols, des lits de camps, parce qu’il y avait la pluie qui tombait. Ça n’avait rien à voir avec ce que vous voyez là !18 », c’est-à-dire une longue galerie marchande bien achalandée en rez-de-chaussée et une salle de prière à l’étage. Une partie du magasin est aménagée en coin librairie : les livres sont essentiellement composés de Corans, de livres religieux de conseils pour vivre selon la foi, notamment pendant le mariage, de livres pour enfants qui racontent la vie du prophète. Mais les livres restent assez marginaux parmi les produits vendus : « On vend un peu de tout. Les livres, c’est pas tellement demandé. Sauf pour les gens qui sont pratiquants ». Un peu de tout, c’est-à-dire des objets liés aux pratiques religieuses et à l’exercice du culte, des vêtements portés par des personnes musulmanes (hijabs, burkini, mais aussi des vêtements pour hommes), des épices, de l’encens, des produits de beauté, des produits alimentaires et notamment du lait de chamelle provenant d’une grande ferme localisée aux Pays Bas, et de l’eau de Zamzam, réputée miraculeuse et symbole de soumission et de confiance en Allah, arrivant régulièrement de la Mecque.
28Le patron décrit son commerce comme un « bazar un peu spécial ». Selon lui, c’est essentiellement le décor très oriental, avec des sourates psalmodiées en fond sonore, qui le distingue des autres bazars du quartier. Le style de la décoration et de l’aménagement rappelle les Kissaria au Maroc, son pays d’origine. Le nom de « Dubaï Center », alors que les agencements et la décoration dénotent plutôt d’un style marocain, a été choisi pour des raisons commerciales et de marketing. « C’est un joli nom. Les gens parlent toujours de Dubaï Dubaï Dubaï… On a eu l’idée de mettre ce nom. Les gens, ils voyagent beaucoup à Dubaï. Et bien on leur a fait un petit voyage ici ». On peut se demander si ce « voyage » proposé à tout visiteur de la boutique ne répond pas finalement à une volonté d’association de mise en scène du « savoir-vivre » marocain -via la décoration- et de référence implicite au business et à la réussite commerciale et économique de la cité marchande des Émirats arabes. Au-delà de la séduction et de l’attractivité que cette cité peut représenter, Dubaï apparaît aussi comme « l’eldorado des oubliés et des exclus de la mondialisation » [Lavergne 2009].
- 19 Les deux exemples ne sont toutefois pas comparables point par point.
29Dans ces deux success stories, la narration démarre avec des débuts difficiles et se termine par une réussite19. Ces deux magasins spécialisés à leur manière dans le commerce oriental, dont le premier sert de modèle au second, sont aujourd’hui en plein essor. Tous deux partagent le fait d’avoir une clientèle extérieure au quartier, voire extérieure à Lyon. Nous faisons l’hypothèse que leur succès correspond, de diverses façons, à une adaptation au processus de gentrification qui touche le quartier, entre valorisation de l’exotisme de l’Orient et lutte contre la déqualification du quartier, mais aussi entre valorisation de la nouveauté et lutte contre la gentrification (blanche) du quartier, notamment dans le cas du Dubaï Center, dans une tension qui cherche à faire tenir ensemble vertus traditionnelles et grandeurs d’innovations.
30La transformation urbaine projetée dans les années 1980 n’aura pas eu raison, sur la Place même, des regroupements de populations issues de l’immigration, réguliers ou opportunistes, par petits groupes ou par vagues. Depuis l’après-guerre, vestige d’un temps où le quartier était peuplé de garnis abritant des hommes célibataires fuyant les foyers de travailleurs migrants [Massard-Guilbaud 1995], des Chibanis, vieux Magrébins généralement retraités, s’installent comme ils le peuvent sur la Place, qui debout, qui assis sur des marches, au soleil en hiver et à l’ombre en été. L’absence de bancs a contribué à la dénommer la place des hommes debout [Begag 2011]. Lorsqu’il existait encore un emblématique Prisunic, qu’a remplacé le CLIP, c’est devant ce magasin que les hommes se regroupaient le plus volontiers. Là se sont rencontrées « des générations d’Algériens qui venaient chaque samedi, chaque dimanche, de toute l’agglomération, de plus loin aussi, de la Loire, de l’Isère, retrouver des compatriotes, une ambiance, palabrer, faire des emplettes » [Videlier & Daeninckx 2003, p. 79]. La tradition de se retrouver sur la Place s’est perpétuée, et de jeunes gens d’origine maghrébine habitant les banlieues de la ville la peuplent tout aussi régulièrement aujourd’hui, venant chercher des rencontres, faisant des achats ou se donnant rendez-vous simplement pour aller « en ville ».
31Le Ramadan constitue sur la Place et dans les rues alentour un temps particulier de la ville. Pendant le mois de jeûne, les pâtisseries débordent de gâteaux orientaux, les épiceries vendent en quantité des boissons gazeuses et autres produits « du bled ». Un marché du Ramadan, légal, s’installe tous les après-midis sur la place Bahadourian. Au Café d’Algérie, aux pieds du CLIP, des hommes s’installent en terrasse et attendent la nuit et la possibilité de consommer. Le soir venu, sur la Place et alentour, les petits groupes s’agglutinent et se densifient, les retardataires font leurs achats précipitamment, les klaxons retentissent dans les rues commerçantes congestionnées, l’air s’emplit progressivement d’une excitation palpable à mesure que l’heure de rupture du jeûne approche.
32Les moments d’événements exceptionnels constituent aussi autant de temps de rassemblement, comme les manifestations chaque samedi pendant le « printemps algérien » ou encore les après-matchs victorieux de la Coupe d’Afrique des nations de l’été 2019. La Place du Pont continue de constituer un point de repère, spatial comme temporel, pour une nombreuse population lyonnaise issue de l’immigration. Elle occupe aussi cette même fonction pour de nouveaux arrivants, en situation d’urgence ou de clandestinité, qui viennent y chercher relations et ressources [Battegay, op. cit.].
33L’offre commerciale diversifiée des pas-de-porte du quartier est renforcée par l’existence, sur la place elle-même, d’un commerce informel, et à ce titre réprimé par la police parce que non autorisé. Des hommes, généralement jeunes et issus de l’immigration maghrébine, vendent des cigarettes de contrebande aux principaux points de passage piéton de la place, escaliers des bouches du métro et station du tramway. Ils interpellent discrètement les passants en chuchotant « 5 €, Marlboro du bled ». D’autres vendeurs sont installés en bordure des trottoirs pour pouvoir servir les habitués qui viennent acheter leurs cigarettes en voiture, sans même en descendre, comme dans les drive-in. Le long des terrasses des kébabs qui bordent le sud de la Place, il est fréquent de trouver, dans l’après-midi et la soirée, des vendeurs d’autres drogues illicites, interpellant leur clientèle potentielle avec des « pssst » ou des « tu veux quelque chose ? ». Leur transaction se fait généralement dans les rues avoisinantes, davantage à l’abri de la vidéosurveillance.
Figure 1 – Marché informel, place du Pont.
Source : Photo Bekaddour, 2019
34Ces ventes mobiles et fluctuantes prennent place autour d’un marché informel d’objets de récupération, dont les vendeurs sont installés à même le sol. Ce « marché aux puces » a longtemps occupé la partie nord de la place. Paradoxalement, la construction de l’immeuble du CLIP à la place de l’ancien Prisunic a plutôt renforcé le marché informel, du fait de l’aménagement d’importants espaces publics à ses pieds. Les vendeurs, d’origine maghrébine pour l’essentiel, ont continué d’exposer chaussures, vêtements usagés, montres, ustensiles de maison ; ils y pratiquaient aussi la revente de matériels informatiques et téléphoniques. Au fil des années 2000, des commerçants Roms venus d’Europe de l’Est ont pris place dans les interstices de ce « marché de la misère », perpétuant la tradition du commerce informel des vagues migratoires antérieures. Les samedis et dimanches, en particulier, le marché informel s’étalait sur tout le nord de la place, faisant réagir plusieurs associations de quartier constituées pour la circonstance.
35La municipalité PS élue à la mairie du 3e arrondissement de Lyon en 2008 a très vite envoyé des signaux à ces associations qui l’avaient soutenue. Elle n’a pas tardé à implanter de gros « bacs à fleurs » en béton, longtemps restés vides, mais dont la fonction était avant tout de constituer des obstacles rédhibitoires pour le marché informel. Ce dernier a diminué en taille et s’est déplacé progressivement vers le sud de la place, sur le territoire du 7e arrondissement. Il se situe désormais sur une bande étroite, entre une bouche du métro et l’arrêt du tramway. Les élus du 7e arrondissement, à majorité socialiste eux-aussi, après avoir installé pendant plusieurs mois des chantiers fictifs sur l’espace du marché pour le rendre impossible, ont progressivement abandonné cette démarche de prévention situationnelle. Leur intervention privilégie aujourd’hui une présence des policiers municipaux, souvent passive et dissuasive, parfois active contre les vendeurs en arrachant et confisquant la marchandise des moins rapides ou moins chanceux d’entre eux. La vente bat toutefois son plein les soirs de la semaine, lorsque ces fonctionnaires municipaux arrêtent leur travail autour de 19h.
36La Place est parfois perçue par certains habitants comme un lieu d’insécurité, et le marché informel comme les transactions illicites cristallisent plus spécifiquement ce ressenti. La police y arrête régulièrement des pickpockets qui profitent de la foule amassée autour des étals pour agir. Pour autant, on y observe peu de réactions vives et émotionnelles directes. Un collectif d’habitants, « La Guillotière en colère », s’est toutefois constitué dans le courant de l’automne 2019, dans le droit fil de collectifs riverains d’autres quartiers centraux lyonnais, afin de peser sur le débat des élections municipales de 2020. Il se présente comme étant composé avant tout de riverains, agit principalement sur les réseaux sociaux et très peu dans l’espace public. Sa principale revendication concerne la propreté : ses adhérents constatent, à travers de nombreuses photos postées sur leur compte twitter, des tas d’ordures et immondices non ramassés par les services de la propreté. Le lieu où se tient le marché n’est d’ailleurs pas le seul à être visé, plusieurs commerçants ayant pignon sur rue le sont aussi.
- 20 Entretien réalisé en octobre 2019
37Le marché informel cristallise toutefois les mécontentements de ses détracteurs. Certaines enseignes pâtissent particulièrement de sa présence. C’est le cas de la moyenne surface Casino, située sur le point d’ancrage actuel du marché. Sentant l’évolution sociologique du quartier, l’enseigne, plutôt bien située sur la Place face à une bouche de métro et devant l’arrêt du tramway, avait doublé sa surface de vente au début des années 2010. Elle souhaitait aussi monter en gamme et s’était dotée, pour ce faire, d’un rayon de poisson frais à demeure, de plusieurs rayons de « produits bio » ou encore d’une cave étendue. L’implantation progressive du marché à ses portes a fait chuter le chiffre d’affaire du magasin. Son gérant constate que la clientèle visée par son enseigne a déserté : « ma clientèle, aujourd’hui, ce sont des voleurs, des vendeurs de cigarettes, et une clientèle de passage en gros de 17h30 à 20h15. C’est à cette période de la journée que le magasin fait son chiffre20 ». Or c’est aussi en toute fin de journée que le marché informel bat son plein. Le gérant montre des photos de ce dernier prises avec son téléphone : sur l’une, les vendeurs sont installés contre sa devanture, sur une autre, l’une de ses portes d’entrée est cassée et condamnée, et des vendeurs sont aussi installés devant. Pour le personnel de la moyenne surface, principalement composé d’étudiants compte-tenu de l’important turn-over, le travail le soir est difficile « en particulier aux caisses et à l’entrée. C’est difficile aussi pour les vigiles », dit-il. Il ajoute : « je ne cherche plus à avoir une clientèle familiale, c’est fini ! ». L’ouverture de nouvelles enseignes « bio » dans le quartier attestent bien l’arrivée progressive d’une population plus aisée, mais dont les commerces situés aux abords immédiats du marché aux puces ne profitent pas.
38Ainsi par ses « hommes debout » tout au long de l’année, par ses manifestations bruyantes, par ses vendeurs et son marché illicite qui se déploie et se replie au rythme de la présence policière sur la place, par ces petits bouts d’espace-temps qui résistent, constatons que les espaces publics de La Guillotière – à défaut de ses logements – conservent encore une fonction d’accueil de migrants modestes ou démunis. Pour autant, cette présence concentre et oppose parfois droit d’usage de la ville, droit de subsistance et droit de propriété [Millot 2013]. Et, sans se constituer en mouvement organisé de résistance au renouvellement sociologique des habitants du quartier, ces pratiques populaires d’occupation de l’espace public constituent probablement de fait un frein à la gentrification [Clerval 2011].
39Depuis près de deux ans, deux collectifs de La Guillotière s’opposent à la gentrification du quartier. Le premier a investi la thématique patrimoniale et mémorielle en réclamant la préservation de l’héritage bâti, vu comme le cadre matériel d’une urbanité singulière garante de la mixité sociale et du vivre-ensemble du quartier. Le second collectif a lui clairement identifié le maintien de l’ethnicité du quartier comme un rempart à la gentrification, associant particulièrement cette dernière à l’exclusion des catégories les plus précaires et des populations issues de l’immigration. L’un comme l’autre en appellent à la mémoire et l’identité plurielles de ce quartier, c’est-à-dire résistantes, populaires, cosmopolites et mondialisées, afin de revaloriser l’image du quartier et de contrer celle d’un ghetto ethnique marqué par des problèmes, véhiculée par les milieux politiques et médiatiques.
- 21 Van Criekingen cité par Garnier, [op. cit. p.19].
40S’agissant des politiques de requalification, de revalorisation ou de reconstruction après démolition, Mathieu Van Criekingen écrit ceci : « Tous ces termes qui commencent par “re” sont a priori positifs pour la ville, mais élaguent complètement la question sociale. Quand un quartier devient branché et à la mode, cela implique également qu’une série d’habitants en sont chassés. Le quartier va donc ”mieux”, mais pas pour les mêmes personnes21 ». La Guillotière se trouve à cette croisée des chemins, et s’il ne s’agit pas (encore) d’un quartier branché et à la mode, le processus de gentrification résidentielle est en cours, ralenti par ses transactions informelles et, pour une part, illicites et par l’occupation et les déambulations populaires de ses espaces publics où se met en scène une mémoire sociale vivante et sans cesse renouvelée de l’immigration lyonnaise.